Chapitre 1. Consommation et rapports de générations
p. 21-36
Texte intégral
1Les sports de me permettent de penser les liens entre générations. Ces rapports sont déterminants dans la construction de lʹidentité des futurs adultes à travers les modèles dʹidentification aux parents. Cette affirmation, longtemps vérifiée, est aujourdʹhui contestée par les jeunes qui se socialisent surtout par le jeu dʹexpériences autonomes. Le modèle de lʹidentification parentale ne demeure fortement présent que pour la jeunesse traditionnelle, quand le groupe de référence coïncide avec le groupe dʹappartenance, ce qui est loin dʹêtre le cas pour la jeunesse en difficulté. La jeunesse est donc aujourdʹhui une catégorie aux contours incertains. Elle peut se définir très généralement comme une phase de transition entre lʹenfance et lʹinstallation familiale et professionnelle. Cette évolution sʹeffectue donc sur deux axes :
un axe scolaire / professionnel normé par la fin de la scolarité et le début de la vie professionnelle ;
un axe parental / conjugal, marqué par deux seuils principaux : le départ du domicile et la formation du couple stable.
2Les bornes dʹentrée dans la vie adulte ne sont pas les mêmes pour tous. Moins quʹune catégorie unifiée, la jeunesse présente une définition plurielle. Dans ce chapitre, nous allons voir comment ces bornes se déplacent, traçant ainsi les contours de trois types de jeunesse. Pour donner corps à cette démonstration, nous montrerons comment, pour chacune dʹentre elles, les modes dʹacquisition du matériel sportif objectivent des rapports de générations spécifiques.
les trois jeunesses
3Les sociologues de la jeunesse (Boulier, 1987 ; Galland, 1991) ont clairement défini trois formes de jeunesse.
• La jeunesse traditionnelle
4Cette jeunesse est caractérisée par la concordance de trois bornes décisives : départ de la famille dʹorigine, mise en couple, entrée dans la carrière. Cette simultanéité touche essentiellement les milieux situés au bas de lʹespace social. Le modèle ouvrier de lʹinstallation dans la vie en est le meilleur exemple. La reproduction sociale y est alors vécue comme une préservation des normes familiales.
• La jeunesse prolongée
5A lʹopposé du modèle précédent, la prolongation des études, le dilettantisme estudiantin, lʹerrance dans plusieurs filières de formation offrent un moratoire à lʹentrée définitive dans lʹâge adulte. Ce modèle tend donc à repousser toujours plus tard lʹâge dʹaccès au plein statut dʹadulte. Lʹespérance de mobilité sociale portée par les ambitions scolaires pousse à accroître la distance entre le groupe dʹappartenance et le groupe de référence.
6Ces jeunes entretiennent nécessairement un double jeu, conciliant une indépendance (relative) vis-à-vis des parents et un manque dʹautonomie. Les parents renoncent en partie à leurs préséances1 mais conservent leur statut, fondé - au nom de la citoyenneté familiale - davantage sur la valeur personnelle des individus que sur lʹâge. La multiplication des expériences préprofessionnelles et sentimentales accroît le délai entre le seuil de sortie de lʹadolescence et celui de lʹentrée dans la vie adulte. Cette tendance devient majoritaire et se diffuse dans lʹensemble de lʹespace social.
• La jeunesse en difficulté
7Les malaises sociaux de cette dernière reposent sur un cumul de précarités :
familiale (absence de référence même conflictuelle au père) ;
économique (désadaptation de la formation et de lʹemploi) ;
géographique (isolement des cités) ;
démographique (familles nombreuses) ;
sociologique (population stigmatisée, déconsidérée).
8Pour ces jeunes, la ségrégation sʹest substituée à lʹexploitation ; ils ne sont pas dominés mais exclus. Leurs problèmes ne sont pas ceux de la condition ouvrière mais ceux de la marginalisation. Cette jeunesse grandit dans les cités qui, à la périphérie des villes, constituent des continents entiers sʹéloignant de la société intégrée et de ses normes.
les rapports de generations
9Le constat dʹautonomisation progressive de la culture jeune semble aller de pair avec le recul des identifications comme modèles de socialisation. Les modèles viennent à sʹinverser. Aujourdʹhui, ce ne sont plus les enfants qui veulent imiter les parents mais précisément lʹinverse ; à lʹenvie de grandir sʹest substituée la peur de vieillir. Cette panne des identifications accentue lʹincompréhension entre générations, qui culmine avec lʹadolescence. Encore faut-il ajouter que cette sorte de deuil réciproque entre générations, fait de silence, dʹabsence et dʹincommunicabilité, est nécessaire au jeune pour se structurer, lʹépreuve du contact du vide étant la condition même de lʹhomme. Lʹadolescent est non seulement loin des adultes, mais cʹest également un étranger à lui même. Il sʹexpérimente, il teste de multiples rôles sociaux, souvent provisoires, qui le rendent insatisfait et renforcent son étrangeté vis-à-vis de lui même et des autres. Psychologues et analystes ont montré combien était nécessaire cet apprentissage confus des rôles avant la fixation sur une identité. Lʹadaptation parentale à cette nouvelle situation est dʹautant plus dure à vivre que le fils ou la fille prétendent sʹinstaller en étranger au sein de lʹunivers familial2.
10Dʹun point de vue sociologique, cette incompréhension peut se résumer à une opposition bipolaire. Dʹun côté, une société faite exclusivement par lʹadulte et pour lui (celui-ci refuse en particulier de voir dans le jeune un partenaire ou même un héritier). Symétriquement, le jeune rejette les savoirs de lʹadulte, ce qui aboutit par le chemin inverse au même résultat : renoncer à lʹhéritage culturel revient à renoncer à sa position dʹhéritier. La conservation maniaque des pouvoirs (civique, économique, politique) par les adultes entraîne, en retour, une destruction systématique de leurs productions par les jeunes. Ce schéma classique sʹaccompagne de tentatives infructueuses de la part de chaque génération pour appréhender lʹautre. Lorsque lʹadulte croit connaître et tenir la jeunesse à travers ses consommations, en réalité celle-ci lui échappe encore plus. En effet, il ne suffit pas de montrer que les jeunes sont soumis par les lois dʹairain du marché économique plus sûrement que par les normes familiales ou scolaires ; encore faut-il relier ce qui est consommé à la manière dont lʹargent dépensé est gagné (argent de poche, petits boulots, travail saisonnier, « étrennes de Mamie »...). De leur côté, les jeunes croient connaître les adultes en généralisant leurs rapports familiaux et scolaires. En confinant lʹadulte dans les instances traditionnelles de socialisation, ils sʹinterdisent de le connaître autrement que comme parent ou professeur. On peut visualiser sur un tableau lʹanalyse du rapport de générations.
Adultes | Jeunes | |
Énoncés de lʹincompréhension intergénérationnelle | Notre société est notre construction ; elle vous dépasse. | Notre culture est notre construction ; vous nʹy avez pas accès. |
Tentative de compréhension de lʹautre | Vous êtes des consommateurs, comme tels nous connaissons parfaitement votre culture. | Nous vous connaissons par cœur comme parents ou comme enseignants. |
Refus des tentatives de compréhension | Bien que nous soyons des parents ou des enseignants, nous ne sommes pas que ça. | Bien que vous construisiez nos consommations, nous nous les approprions et du coup elles sont nôtres. |
11Le système du don et de la dette constitue la clé de voûte du rapport de générations. Les parents donnent, les enfant sʹendettent. Les jeunes, pour produire leur propre histoire, ne doivent-ils pas sʹacquitter de la dette contractée envers leurs parents ? Inversement, nʹest-ce pas lorsque les parents admettent ne plus revendiquer leur rôle de créancier que les jeunes accèdent au statut de personne à part entière ? La transformation du rapport parent / enfant tend vers une réciprocité qui suppose que les parents reconnaissent leurs enfants comme des adultes et que les enfants ne voient plus dans leurs parents de sempiternels donateurs à sens unique. Tendre vers la réciprocité implique comme impératif pour lʹenfant - avant même de songer à tuer le père - de tuer le fils, étemel bénéficiaire. La contrainte ne saurait expliquer cette propriété spécifiquement sociale de lʹâge adulte qui fait quʹon se sent obligé de rendre3. Pour établir de nouveaux rapports, les parents doivent renoncer avant tout à leur rôle de créanciers absolus. En effet, la dette condensée dans les formules « on tʹa donné la vie », « tu as vu tout ce quʹon a fait pour toi » est tellement énorme que la réclamer rend impossible le contre-don de lʹenfant. Passer de la dette absolue à la dette relative est une première nécessité. Mais diminuer la dette est aussi pour les parents lʹoccasion des plus beaux chantages affectifs. Dans les meilleures familles, les jeunes connaissent bien le ton pathétique que prennent les parents pour décrire leur affliction extrême : « Mon fils (ma fille), cʹest sur toi que reposent nos derniers espoirs, je ne te demande même pas dʹavoir de bonnes notes en maths, mais essaie dʹapprocher de la moyenne ». La plupart du temps, il y a très peu de chances pour que les destinataires de ces voeux les exaucent. Les rapports ne sont guère plus simples quand les pères4 abdiquent, démissionnent, renoncent à fournir à lʹenfant quelques principes qui lui résistent.
12Les modes dʹacquisition du matériel indispensable aux pratiques sportives de rue (ballons, skates, motos) constituent un moment privilégié pour permettre dʹéclairer les différents rapports entre générations.
les modes dʹacquisition du materiel sportif comme analyseur des rapports de generations
13A partir des modes dʹacquisition du matériel sportif et de la façon dont les jeunes vont obtenir de lʹargent, il devient possible dʹanalyser comment ils organisent leurs relations avec leurs parents. Certes, les trois pratiques étudiées (skate, moto, football) ne requièrent pas le même investissement économique. Le coût dʹun ballon pour une 26 dizaine de joueurs revient à environ vingt francs par personne ; un pas est franchi avec le skate dont les prix ne descendent guère en dessous de cinq cents francs ; enfin, inutile dʹespérer devenir motard si vous ne possédez pas au moins 7 000 francs (cʹest le prix des toutes premières occasions), auxquels sʹajoutent les frais de passage du permis et ceux de lʹéquipement vestimentaire. La disparité de ces dépenses ne peut expliquer les représentations quʹont les jeunes de cet investissement : certains le vivent comme lʹavènement du statut de personne à part entière tandis que, pour dʹautres, il sʹinscrit dans la continuité de leurs rapports parentaux.
14Une étude des moyens utilisés pour obtenir lʹargent nécessaire à lʹachat de matériel sportif nous a permis de repérer trois conduites : celle de la dépendance prolongée, celle de la rébellion, et celle de lʹautonomie forcée.
La dépendance prolongée : « Il y a plus de plaisir à recevoir quʹà donner »
15Le cas de Guillaume5 (alias Axel) va nous permettre de repérer un premier type de relations aux parents. En livrant de larges extraits de notre entretien, nous espérons permettre au lecteur de mieux pénétrer dans lʹambiance familiale ; nous procéderons ensuite à leur analyse.
16La discussion se passe dans la maison de Guillaume. Je monte à son étage, sous lʹoeil bienveillant de ses parents à qui jʹai promis de glisser dans lʹentretien quelques conseils dʹorientation scolaire. La pagaille de sa chambre contraste avec lʹordre du reste de la maison ; je trouve un bout de moquette libre pour mʹasseoir par terre :
17Pascal : « Jʹai vu un skate dans lʹentrée, un autre ici ; ils sont tous les deux à toi ? »
18Axel : « Non, celui dʹen bas est à mon frère. Il est naze son skate, moi jʹen ai dʹautres, des vieux, ils sont au garage, tu veux les voir ? »
19Pascal : « On ira après, mais comment tu fais pour les acheter ? »
20Axel : « Pour me les payer, et bien euh... jʹemprunte... à mes parents. Mon frère pourrait me passer de lʹargent mais il est trop rat ! »
21Pascal : « Tu tʹy prends jamais autrement ? »
22Axel : « Yʹa bien les anniversaires, les Noëls, mais cʹest une fois par an. Sinon yʹa aussi les visites chez mémé, mais elle nʹest pas très au courant des cours. Au moment de se quitter, elle va me chercher cinquante francs comme si cʹétait un trésor ! Tʹas quʹà voir, ça rapporte pas terrible, cʹest pas avec ça que tu peux tʹacheter grand chose. »
23Pascal : « Si tʹempruntes, comment tu fais pour rendre ? »
24Axel : « Pour rembourser tu veux dire ? Ben alors là, mes parents ils sont pas pressés. Ça tombe bien... toutes façons ça les gêne pas, tiens tʹas quʹà voir le magnétoscope quʹils ont acheté à mon frère (...). Lui, quand il mʹa piqué mon skate, il lʹa esquinté ; ça, jʹai pas avalé ! Il aurait pu attendre que je sois là pour me le demander. »
25Pascal : « Et entre copains vous vous les passez ? »
26Axel : « Oui, mais jʹessaie de ne pas me faire avoir, yʹen a qui te disent ʺje fais un tour avec, passe-le moi une heureʺ et tu le vois plus dʹune semaine ! Tiens Daniel est là, on entend la télé ; si tu veux, on va le voir dans sa chambre... ! »
27Pascal : « Allons-y ! »
28Axel et moi faisons irruption dans la chambre de Daniel qui regarde ʺSubwayʺ ; il en est au passage où Anglade ʺle patineurʺ sʹéchappe en sautant par dessus les rails du métro grâce à ses rollers.
29Daniel : « Fermez-la les mecs ! »
30Axel : « Ça va, tu vas pas chialer, tu le connais par cœur. »
31Daniel (à mon intention) : « Jʹadore Subway, je lʹai vu cinquante fois, mais ça fait rien, jʹadore. »
32Pascal : « Vous savez où ça a été tourné cette poursuite dans le métro ? »
33Daniel : « A Châtelet, quand tu prends le tapis roulant pour aller vers lʹOpéra. Jʹai essayé dʹy aller en skate, cʹest là où tu vois que cʹest un film ; avec le monde quʹil y a, en vrai tu peux rien faire. »
34Axel : « Auber, cʹest à Auber, tʹes con ou tu le fais exprès ! »
35Que pensent les parents de lʹattitude des intéressés ?
36Lʹéchange se déroule sur le pas de la porte. Jʹai lʹhabitude de garder une question embarrassante pour le moment du départ. Cette technique, dite ʺà la Colomboʺ, permet de réduire la gêne parce que le sujet, du fait même de la situation, ne se sent pas obligé de répondre longuement6.
37Pascal : « Alors, au revoir. Au fait, juste un dernier truc. Guillaume mʹa laissé entendre que vous nʹétiez pas pressés quʹil vous rembourse ses skates ? »
38Le père : « Ah ! dʹaccord, il vous a présenté ça comme ça. Cʹest une manière de voir les choses, mais disons alors que cʹest lui qui est pas pressé. Je crois plutôt quʹil sait très bien quʹon lui demande rien dʹautre que de réussir à lʹécole. »
39Ces entretiens mettent en avant lʹétat de dépendance prolongée où le jeune se satisfait dʹune situation de débiteur insolvable. De leur côté, les parents adoptent une stratégie de juvénilisation qui conduit à considérer leurs enfants uniquement sous lʹangle scolaire. Le maintien ostentatoire dans un statut de donataire prolonge lʹétat dʹenfant de leur progéniture. La famille semble vouloir fonctionner autour dʹune division éternelle des rôles. Les enfants justifient leur refus de sʹacquitter de leur dette en déniant les rapports comptables dans la famille. Cependant, ils savent très bien les réintroduire dès que lʹéchange les désavantage, comme dans le cas des prêts aux copains. Il sʹagit là de refuser lʹéchange axé sur le don-obligation.
La rébellion : « Mon pot dʹéchappement, je me le paye moi-même »
40Le cas de Marc7 va nous permettre de repérer une deuxième attitude proche de la rébellion, où le jeune est prêt à tout pour briser le cercle de la dette (Boullier, 1986). Il refuse systématiquement de devoir quoi que ce soit à ses parents. Ici encore, nous livrons lʹessentiel de lʹentretien, puis nous analyserons le type de relations nouées avec les parents.
41Lʹentretien se déroule lors dʹune virée dans les casses de la Nationale 7, à la recherche dʹun pot dʹéchappement.
42Pascal : « Si vous chipotez pour un pot dʹéchappement, quʹest-ce que ça a dû être quand vous vous êtes offert vos bécanes ! »
43Jérôme8 : « Le pot, cʹest la cerise sur le gâteau, cʹest pour ça quʹon discute. Nos bécanes on sait ce quʹelles valent ; tout notre blé y passe. »
44Marc : « On travaille tous, sauf les meufs (femmes). Pas forcément des boulots huit heures-cinq heures. Yʹen a qui commencent lʹaprès midi. Yʹen a même au chomdu, mais ils font des petits boulots, les marchés, les Eléphants bleus (lavage de voitures), les réparations, enfin tu vois. »
45Pascal : « Vous comptez pas un peu sur vos parents pour vous aider ? »
46Jérôme : « Tʹas vu ça où ? Il faut se la payer avec son fric la moto, sinon cʹest bidon. De toutes façons, on peu pas trop les taper, laisse tomber ! Par contre, là où on a besoin dʹeux, cʹest pour se porter garant quand on achète à crédit. Il faut leur caution au cas où, pour couvrir les mensualités. Je te dis pas le deal... »
47Pascal : « Si, au contraire, dis moi comment tu tʹy prends pour les convaincre ? »
48Jérôme : « Dʹabord je leur ai dit que tous les autres parents ont fait ça pour leurs fils, que de toutes façons ça leur coûtera pas une tune, que jʹassure côté fric. Je leur ai même fait le coup de leur présenter un copain dont, comme par hasard, les parents viennent justement de se porter garants. Le choix du copain, là cʹest important, il faut quʹil assure. Sʹil peut aller encore à lʹécole cʹest mieux... mais cʹest plutôt rare. » (rire général).
49Lʹimportant est ici dʹéviter de passer pour un enfant gâté. Il faut donc, quoi quʹil en coûte, refuser de recevoir quelque chose de ses parents pour pouvoir dire « je ne leur dois rien ». Il sʹagit de faire ses preuves en montrant sa capacité dʹautonomie, cʹest à dire son statut de jeune adulte pouvant faire valoir le premier de ses droits, celui de disposer à sa guise de ses revenus. Cette attitude entraîne parfois une riposte des parents qui poussent jusquʹau bout le raisonnement en réclamant du jeune une participation financière à la vie familiale. Ainsi, certains jeunes du groupe reversent une partie de leur gain au chef de famille. On peut voir là soit la première étape vers des liens réciproques, soit lʹultime forme dʹautorité paternelle selon que ce don sʹopère sur le mode de la contrainte ou sur celui du libre choix.
50La circulation en mob puis en moto représente bien davantage quʹun simple accès à lʹautonomie de déplacement. Elle est réellement le signe que lʹon sort de lʹenfance. Lʹinsistance du jeune de moins de quatorze ans implorant « tu me prêtes ta meule, allez, juste pour un tour » montre toute lʹimportance de ce seuil. Les tours dʹhonneur dans la cité mettent en scène publiquement et bruyamment cet accès à la mob comme preuve de changement dʹunivers. Si, à lʹévidence, le vélomoteur marque un nouveau statut, il est aussi le premier maillon dʹune chaîne de distanciation par rapport à lʹenfance, qui va des petites cylindrées aux gros cubes. Marion Brando et sa Triumph, James Dean, les shoppers californiens sont autant de modèles qui reviennent dans la bouche de nos motards. Le modèle, cʹest le style de vie ; la marchandise, la moto. Et si les films américains fonctionnent comme une sorte de conditionnement au style de vie Easy rider, cette promesse dʹart de vivre ne devient potentiellement une réalité que par lʹachat dʹune machine. Du rêve, on passe au plus implacable des réalismes, celui de la consommation et de la concurrence entre firmes (voir tableau ci-contre).
51Dans lʹîlot des Cités-Jardins, la plupart des jeunes ont une mob qui souvent est en panne ou même abandonnée. A peine lʹa-t-on achetée, que déjà lʹon sʹen démarque car elle témoigne alors dʹun statut acquis sur lequel il nʹest pas nécessaire de revenir. Pour ceux qui passent au stade de la moto, la panne prend une tout autre signification ; elle exige une réparation dʹurgence. La compétence technique permet de se mettre en position privilégiée dʹoffrir un service. Dans un premier temps, ce don est présenté sans calcul :
52Jérôme : « Quand on me demande un outil, si je lʹai, je le prête. Quand on me demande des boulons, je les donne. Ça ne me viendrait pas à lʹidée de refuser ou de demander quʹon me les rende. »
53Pascal : « Ça tʹest déjà arrivé ? »
54Jérôme : « Forcément, ça arrive tout le temps ; si tu tiens à revoir tes boulons, il vaut mieux pas les filer. »
55Marc : « Donner un coup de main, ça coûte rien ; en plus cʹest sympa, les gens prennent lʹhabitude de sonner à la porte quand quelque chose ne va pas ».
56On cherche ensuite à montrer son autonomie, pour ne pas se trouver à son tour demandeur, lʹimportant étant de rester maître du don.
Le champ de concurrence de la moto : les principaux acteurs
Honda | Yamaha et Suzuki | Kawasaki |
Sʹest imposé le premier dans les années 70 en sʹoctroyant le quasimonopole des motos de route quatre-temps (le marché américain se stabilise à une moto pour trente-cinq)9. | Se définirent contre Honda en se spécialisant dans la diffusion de machines tout terrain. Suzuki sʹattaqua au marché du Cross et Yamaha à celui du Trial. | Le dernier grand groupe dans la place fût obligé de surenchérir en proposant des motos très nerveuses, très endurantes (et aussi très bruyantes). |
57Jérôme : « Moi, jʹai appris à me débrouiller seul. La première fois que jʹai crevé en vélo, jʹai réparé tout seul et depuis, chaque fois quʹil mʹarrive quelque chose, cʹest pareil. »
58Marc : « Il faut être prévoyant et toujours penser à avoir une bonne réserve dʹécrous, de joints, de boulons, sinon tʹes sans arrêt en train dʹen demander. »
59Demander, cʹest bien en quelque sorte être possédé par lʹautre, lui donner une prise sur soi. Se tenir à lʹabri du besoin, cʹest sʹinstaller dans le don et maintenir les autres dans la dette. Pour essayer dʹunifier ces échanges, la plupart des jeunes motards de lʹenquête prennent comme stratégie non pas de refuser le don-obligation mais de sʹen rendre maîtres.
60Plus encore que les pièces détachées, il faut insister sur la circulation du bien hautement symbolique que constitue la moto ellemême. Ce nʹest pas tant la possession dʹun engin, si beau soit-il, qui confère du prestige, mais le fait dʹen changer souvent. Se crée ainsi une chaîne dʹéchanges où les mêmes machines passent de mains en mains. La personnalisation liée aux peintures, aux carénages, aux selles, aux pots dʹéchappement permet parfois au propriétaire initial, dans une sorte de périple digne des meilleures kulas du Pacifique, de retrouver sa machine en bout du cycle dʹéchange.
61Entre jeunes, les motos sont vendues sur le mode de la parole donnée. Les accords oraux sur des crédits de plusieurs traites sont des moyens dʹéprouver la confiance entre deux individus. Dans cette perspective, les vendeurs qui sont aussi des acheteurs potentiels, ne cherchent pas à vendre cash mais préfèrent la vente par traites qui assure des liens prolongés. Accorder son crédit à quelquʹun, cʹest croire en lui et lui accorder sa confiance. Lʹexpérience vient la renforcer et tracer des réseaux sélectifs dʹoù sont progressivement exclus les mauvais payeurs. Recevoir des revenus en plusieurs fois est aussi une manière de maîtriser les dépenses et de se mettre à lʹabri de la tentation « de tout griller dʹun seul coup », dʹéviter les comportements de flambeurs.
Lʹautonomie forcée : « Il faut bien se débrouiller si on veut un ballon »
62Parfois, le jeune ne peut sʹappuyer sur un quelconque créancier et doit se débrouiller tout seul, dans une sorte dʹautonomie forcée.
63La conversation a lieu au pied de la tour où réside Mustapha10. Le risque de me faire rejeter en proposant des entretiens individuels formalisés mʹa conduit à mʹen tenir à des conduites de discussion collective.
64Pascal : « Bon, alors on va jouer mais qui est-ce qui amène le ballon ? »
65Mustapha : « Dʹhabitude yʹa Denis, le fils du boucher qui en a un et qui joue avec nous. »
66Kamel : « Oui, parce que son père joue au foot dans une équipe de vieux. Mais maintenant, Denis vient moins souvent, parce que son père lʹamène dans un club. »
67Mustapha : « On est bien obligé de se démerder, faut bien se débrouiller si on veut un ballon ; on en taxe un à un autre groupe, ou à lʹécole pendant quʹils font sport. Les profs sortent toujours plein de ballons. Sur la vie de ma mère, on choure pas en magasin, on nʹest pas des voleurs ! »
68Pascal : « Jʹimagine que le prof de gym qui se fait tirer des trucs, ça doit lui mettre les boules. »
69Mustapha : « Ça, cʹest son problème. Nous, quand on se fait voler, cʹest pas lui qui vient nous plaindre. Moi je sais ce que cʹest que de se faire dépouiller. Ils mʹont même piqué mon bicross sur le balcon. Relous les 35 keums (lourds les mecs). Si jamais jʹapprends qui cʹest, je lui explose la gueule ! »
70Pascal : « Et vous pouvez pas demander un ballon à vos parents ? »
71Mustapha : « Avec quel fric ? Ça serait plutôt à nous de les aider. »
72Avec la jeunesse en difficulté, on rencontre fréquemment un renversement des droits et des devoirs. Vis-à-vis de leurs parents, ce sont plus souvent des devoirs que les jeunes garçons réclament que des droits.
73Les modes dʹacquisition de lʹengin sportif nous ont permis une première approche des pratiques de me, en les ramenant aux rapports de générations. Le jeune skater prend le parti de continuer à fonctionner sur le modèle de la dette, en banalisant le don des parents considéré comme une action on ne peut plus naturelle. A lʹopposé, le jeune motard refuse de continuer à être redevable. Quand les jeunes « se prennent en charge », ils offrent à voir ce changement comme une rupture, un bouleversement incontournable. Enfin, le jeune footballeur nʹayant pas la possibilité de contracter de dette se débrouille par lui même.
74Les pratiques de me permettent également dʹanalyser les rapports à lʹautre sexe, ainsi que nous allons le voir dans le prochain chapitre.
Notes de bas de page
1 Par exemple, priorité dans la salle de bains, obligation dʹêtre présent aux repas.
2 Reconnaître le jeune en tant que personne à part entière suppose de redéfinir le contrat de générations. Pour quʹil y ait reconnaissance sociale, les nouveaux partenaires doivent sʹattribuer des statuts fondés sur la réciprocité ; ce qui implique, pour les parents, la capacité dʹadmettre quʹun être « issu de leur chair » sʹattribue sa propre origine sociale, cʹest-à-dire nie précisément la filiation biologique.
3 Ce rapport don/dette a permis de mettre en évidence lʹextraordinaire efficacité sociale des contraintes non coercitives. Marcel Mauss a conceptualisé cette obligation dans son Essai sur le don, en en faisant une dette structurelle.
4 Les mères, en travaillant, deviennent lʹélément central de la cellule familiale et exercent une influence croissante dans les familles des cités. Cependant, elles ne peuvent guère fournir un modèle identificatoire satisfaisant aux garçons.
5 Guillaume D... est le cadet de la famille. Il a quinze ans, est en troisième au collège. Son frère, de deux ans son aîné, est lycéen. Son père, transporteur routier international, propriétaire de son camion, a fait construire un pavillon situé à la frontière de la cité de Champigny (le Bois-lʹAbbé), mais faisant partie de la commune de Chennevières-sur-Marne.
6 Elle ne vaut, évidemment, que dans le cas de résidence en maison individuelle. Dans les habitations collectives, on voit mal le sujet faire des confidences dans le couloir, au vu et au su de ses voisins.
7 Marc a 18 ans, il est lʹaîné dʹune famille de trois enfants. Il vient de finir un BEP de mécanique et cherche un emploi à temps plein. Il habite la Butte-Rouge avec sa famille. Ses parents, retraités, y résident depuis vingt ans ; ils ont déménagé une fois à lʹintérieur de la cité.
8 Jérôme habite dans la même cité et a fait sa scolarité avec Marc.
9 DAFSA. Lʹindustrie mondiale des cycles et motocycles. Paris : INSEE, Collection Analyse de secteur, 1988, p. 118.
10 Mustapha, 14 ans, habite la cité du Bois-lʹAbbé à Champigny. Cʹest une terreur du Collège Elsa Triolet où il est en 5e. Son père est employé municipal, sa mère reste au foyer.
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Dopage et performance sportive
Analyse d'une pratique prohibée
Catherine Louveau, Muriel Augustini, Pascal Duret et al.
1995
Nutrition et performance en sport : la science au bout de la fourchette
Christophe Hausswirth (dir.)
2012