Introduction
p. 11-17
Texte intégral
De lʹombre à la lumière
1Flambées de violence, multiplication des manifestations, médiatisation des événements ont, en une dizaine dʹannées, propulsé sur le devant de la scène politique les banlieues jusque-là oubliées. En effet, elles sont devenues le point dʹattraction de nombreux regards, lʹendroit de tous les clichés aussi. Comment ces cités délaissées ontelles pu se transformer en lieux de construction sociale de lʹexemplarité ? Isolées de tout, elles devenaient par élection le lieu consacré de la glorification des politiques destinées à renforcer le lien social. Hauts lieux paradoxaux qui ne fonctionnent ni comme des lieux de mémoire (camps de concentration), ni comme des lieux de sens (monuments), ni même comme des lieux de reconnaissance (où lʹon associe, comme à Solutré, la singularité dʹune colline au prestige dʹun homme illustre), elles sʹappuient sur la dialectique sociale de lʹexclusion / élection ce qui en fait de véritables exemples dans tous les sens du terme.
- Exemplaires, les banlieues le sont dʹabord par ce quʹelles illustrent : la menace de la perte de citoyenneté. Les commentaires sur lʹétat des banlieues valent alors comme autant dʹavertissements à la France dans son ensemble, et servent à renforcer la cohésion sociale face à un danger. Le discours sur le chaos des banlieues vient sʹajouter à tous ceux alimentant des peurs consensuelles (le trou dans la couche dʹozone, Tchernobyl, ou le Sida) pour rassembler les Français. Ainsi, la société responsable de ce phénomène, puisquʹil se déroule en son sein, essaie de sʹen défendre en le tenant pour exogène.
- Exemplaires, elles le sont ensuite par leur particularité, comme autant de spécimens. Chacun des événements qui les parcourent nous apprend quelque chose de nouveau.
- Exemplaires, elles le sont enfin au sens commun du qualificatif, dans la mesure où les actions qui y sont engagées souhaitent être dignes dʹimitation.
Critique de la notion de ʺjeune en difficultéʺ
2Le thème de la lutte contre lʹexclusion caractérise dʹautant mieux lʹidéal humaniste quʹil concerne la jeunesse. Cʹest-à-dire ce qui, dans nos sociétés démocratiques vieillissantes, fait figure dʹultime et suprême ressource. Certaines caractéristiques de la population des cités (familles nombreuses, absence du père, etc.) ont favorisé lʹamalgame entre banlieue et jeunesse. Dʹoù lʹomniprésence de lʹimage du jeune en difficulté dans le paysage urbain, alors quʹil nʹest, le plus souvent, que lʹarbre médiatisé cachant la forêt. Du jeune en difficulté, il ne faudrait jamais parler au singulier tant les cas de figure rencontrés sont multiples1. De là vient la réelle complexité à vouloir circonscrire lʹétendue épidémiologique de ce nouveau mal, car les figures de lʹexclusion ont proliféré.
3La crise des banlieues sʹinscrit dans un déplacement des valeurs et des normes de conduite dʹune société qui pensait ses inégalités sociales en termes de haut et de bas, et qui doit les penser aujourdʹhui en termes dʹin et dʹout (Touraine, 1992). Jusque dans les années quatre-vingt, le modèle de la lutte des classes offrait un système global qui dessinait les contours de la question sociale (Dubet, Lapeyronnie, 1992). Le pauvre, perçu comme un exploité et non comme un exclu, avait sa culture, ses héros quʹil pouvait ériger en contre-modèles culturels. Mais en à peine plus dʹune décennie, lʹaccroissement du chômage, du travail intérimaire et du travail au noir (LAE, 1990) entraîna une crise de la condition ouvrière. La pacification de la question sociale sʹest opérée au prix dʹune dualisation de la société : dʹun côté les insérés, de lʹautre les exclus. Trois frontières séparent aujourdʹhui les in des out. La première est celle du décrochage social, vécu par des pans entiers de population que le chômage installe dans un état de dépendance grandissante. La seconde est dʹordre culturel : les out peuvent vivre seulement par procuration la consommation des in. A ce titre, la télévision fonctionne comme la vitrine du spectacle des plaisirs de la vie dont les out seront durablement exclus. La troisième est celle de lʹaccès à la parole et aux réseaux de pouvoir.
4Comme la vie quotidienne des jeunes et les politiques dʹinsertion engagées en leur faveur ne peuvent être considérées comme des phénomènes isolés, cet ouvrage se propose de les mettre en rapport. La première partie analysera les modes de vie des jeunes dans leurs interactions avec leur famille et leurs groupes de pairs. Les formes qui servaient à marquer lʹaccession à la vie adulte et à ses rôles sociaux ne constituent plus aujourdʹhui des points fixes. Ainsi, la fin de la scolarité, lʹentrée dans le processus de carrière, le départ de la famille dʹorigine, la formation du couple, constituent certes des étapes incontournables vers lʹautonomie, mais elles peuvent largement être différées et sʹétaler sur une période indéterminée. La consommation dʹéquipements sportifs, les rapports à lʹautre sexe et les réactions à la violence urbaine seront susceptibles de rendre compte des variations de ce processus en fonction des différents types de jeunesses. On comparera, dans le sport, les modes de sociabilité de la jeunesse en difficulté à ceux des autres jeunesses. Pour ce faire, notre étude portera sur trois pratiques : la moto, le skateboard et le football pied dʹimmeuble. Pourquoi un tel choix ? En dépit des critiques qui pèsent sur les analyses parlant en termes de catégories sociales, il permet un premier repérage social. Malgré lʹexotisme du Paris-Dakar, la moto se pratique essentiellement en milieu ouvrier. Plusieurs sociologues (Portet, 1986 ; Duret, 1986) ont vu dans ce sport un conservatoire de ce quʹon appelait hier encore les valeurs des classes populaires. La pratique du football pied dʹimmeuble est manifestement bien souvent lʹapanage des jeunes exclus. Quant au skate, les études de M. Fize (1991, 1992) offrent des résultats familiers : ceux dʹun sport pratiqué par une jeunesse plus aisée. Cet usage des catégorisations, hérité de la tradition holiste, se heurte à un évident problème de transposition quand on en vient à parler des différentes formes de jeunesse. En effet, on ne prétendra pas que tous les jeunes ouvriers font de la moto, ni que le skate est réservé à une jeunesse dorée et prolongée, encore moins que la pratique du football pied dʹimmeuble est le signe dʹune jeunesse en difficulté. En lʹétat actuel des sciences sociales, lʹintérêt dʹune telle démarche est, au contraire, de montrer que les différents types de jeunesse (traditionnelle, prolongée et en difficulté) ne se satisfont pas dʹune analyse en termes de classes sociales et nécessitent que lʹon se penche sur les moments clefs de la transformation des rapports entre enfants et adultes. Sʹimpose, en particulier, lʹexploration de la période où, après la crise de lʹadolescence, se définit un nouveau contrat entre générations.
5Penser le sport comme un outil de socialisation constituera la deuxième partie de cet ouvrage. On adopte souvent lʹidée faisant du sport un remède miracle face à un objet extraordinairement composite. Cet antidote réputé pour lutter contre la délinquance tient tout entier dans le fameux « pendant quʹil fait du sport, il ne fait pas de bêtises ». Mais la formule doit être repensée à deux niveaux. Au niveau théorique dʹabord, il faut sʹinterroger sur lʹefficacité des modèles de socialisation auxquels se réfère le sport. Au niveau plus pratique du vécu, il faut analyser le rôle quʹil tient dans la constitution du lien social. Il est nécessaire de poser ces questions qui, habituellement, ne sont guère prises en compte tant on est sûr à lʹavance que le sport représente la solution infaillible au problème de lʹinsertion sociale, ce qui dispense dʹen justifier lʹemploi. Faute de quoi, on risque de transformer un outil précieux en « réponse universelle » (Irlinger, 1992).
6Enfin, la troisième partie de lʹouvrage sera consacrée à lʹanalyse des actions ministérielles (Opérations Prévention Eté, équipements de proximité, Tickets sports...). Décrire leurs caractéristiques (types dʹactivités proposées, publics touchés, etc.) permettra de clarifier la relation entre les buts recherchés et les moyens mis en oeuvre. Confronter les actions à la spécificité des jeunes auxquels elles sʹadressent permettra de déterminer des priorités dʹobjectifs. Face à la demande, ces actions ont encouragé le développement dans la rue de nouvelles formes de pratiques sportives ; il sʹagit maintenant de dégager les conditions du passage du sport de rue au sport en club.
Question de méthode
7Le monde des exclus désarçonne le sociologue à plusieurs titres :
- tout dʹabord, il le prive de lʹintérêt quʹil pourrait éprouver, comme chercheur, à voir les laissés-pour-compte de la réussite sociale sʹengager dans une résistance organisée contre les déterminismes de la domination. Contre toute attente, en effet, les exclus, les out, ne demandent rien de traditionnel. Ils ne parlent pas comme des citoyens faisant valoir un droit, ni comme des travailleurs privés dʹemploi, ni même comme les jeunes de 1968 ou de 19862 ; au mieux se font-ils les défenseurs dʹun territoire. En se bornant à ce type de revendications, ils ne protestent plus, au sens où lʹentendaient les théoriciens des conflits politiques. En perdant la trace des aspirations des jeunes, le chercheur perd du même coup une certaine faculté dʹimaginer lʹavenir ;
- penser les nouvelles formes de sociabilité mises en jeu par les jeunes oblige par ailleurs le sociologue à reconsidérer ses outils dʹobservation. Désireux de trouver les bonnes méthodes pour enregistrer ce réel singulier, tiraillé entre la fascination pour lʹentretien miracle et la mise en algorithme du sens sur ordinateur, le chercheur doit compléter ses analyses statistiques par une démarche proche de lʹethnologie. Disparu le temps de lʹemploi massif des questionnaires ; aujourdʹhui, pour traquer un lien fluide, mouvant et fugitif (le fameux « bonjour-bonsoir » dans la cage dʹascenseur), le sociologue est obligé dʹaller longuement observer sur le terrain. Les propos du jeune exclu et les commentaires des animateurs seront traités au même titre, dans un souci de parité visant à battre en brèche lʹopposition entre le sens commun et le discours savant des intermédiaires.
8Nous préférons parler dʹanthropologie de lʹexclusion plutôt que de sociologie. Le terme anthropologie permet de mettre à distance les attentes normatives disciplinaires ; il nʹest pas question, ici, de chercher à inclure tous les petits faits observés au cours dʹune grande inquisition chargée de faire avouer au zonard son appartenance de classe. Aussi espère-t-on du lecteur la même curiosité détachée, la même neutralité vis-à-vis des valeurs repérées que celles adoptées pour la découverte de tribus lointaines. Lʹethnologue du bout du monde sera sans doute pris dʹun vertige épistémologique à lʹidée de considérer le jeune Beur comme un Achuar ou un Arapesh ; pourtant, les banlieues mettent bien lʹautre à nos portes. Ainsi, appliquer les principes de lʹethnologie à la jeunesse urbaine de notre entourage permet une collecte dʹinformations évitant le misérabilisme comme le populisme.
9Travaillant sur différents types de jeunesse, il était nécessaire de choisir des terrains dʹenquête aux caractéristiques contrastées. Nous avons retenu une cité marquée par son histoire ouvrière (la ButteRouge à Châtenay-Malabry)3 où les jeunes sont susceptibles dʹobéir aux règles traditionnelles dʹentrée dans la vie adulte. Cʹest dans une cité à fort taux de chômage (le Bois-lʹAbbé à Champigny)4, entourée dʹune zone pavillonnaire, que nous avons rencontré des jeunes exclus. Enfin, une cité récente accueillant des ressortissants dʹAfrique noire (Cité de lʹEspoir à Montreuil)5 a permis dʹétudier des jeunes de culture étrangère6. Nous avons ainsi établi de multiples contacts dans ces banlieues où nous avons assisté à des rencontres de basket, réparé des motos, participé à la décoration de halls dʹimmeubles, sans avoir à recourir à la moindre supercherie sur notre identité puisque nous nous présentions toujours comme des personnes intéressées à raconter dʹautres vies que la nôtre. Chaque sujet sʹest positionné sur des axes allant de la confidence à la méfiance, de la complicité à la duplicité, de la parole au silence. Nous espérons ainsi avoir désamorcé la double imposture initiale, celle du jeune qui triche en organisant lʹinteraction à partir des représentations quʹil a des attentes du sociologue de passage ; celle du sociologue qui triche avec la réalité sociale en cherchant à la reconstituer dans les failles du discours de son interlocuteur. Cʹest bien cette observation, réputée difficile, des jeunes marginaux ou exclus de tout bord qui a été à lʹorigine de notre appétit dʹenquêter.
Notes de bas de page
1 Quand on parle de toxicomanes, à qui a-t-on affaire : à des consommateurs de drogues douces, à des accro-dépendants des drogues dures ou à des dealers ? De même, les délinquants sont-ils des sans papiers ou des responsables dʹeffractions ?
2 « Si, dans notre système, la jeunesse est hors la loi, alors il faut détruire ce système et ces lois » (D. Cohn-Bendit, 1968). « Nous, on ne veut pas être hors système, on veut être mieux préparés à trouver notre place dans la société » (E. Lamasson, 1986).
3 Cette cité montre une particularité : sa construction sʹest étalée sur une trentaine d'années. On doit les premières tranches à Henri Sellier (1934). La Butte-Rouge est une cité dont la population modeste est implantée de longue date dans le quartier ; plusieurs générations d'ouvriers et d'employés s'y sont succédées. Achevée en 1964, elle est voisine, depuis une quinzaine d'années, d'un campus universitaire.
4 Récemment réhabilitée, la cité du Bois-lʹAbbé n'en reste pas moins un prototype de cité dure. Malgré les efforts des différents services municipaux, il nʹest pas aisé dʹy pénétrer. Les travailleurs sociaux estiment quʹun tiers de la population y bénéficie d'une prestation sociale (chômage, RMI).
5 Construite dans les années quatre-vingt en plein centre ville, derrière la mairie, la cité nʹest pas isolée. Elle servit, à lʹorigine, pour le placement des ressortissants africains arrivant en France. Située en bout de la ligne 9 du métro, elle est un lieu d'échange pour les trafiquants de drogue.
6 Notre recherche se déroule à deux niveaux :
- celui de la sphère privée, pour analyser la place des jeunes dans la cellule familiale ;
- celui de la sphère publique, pour envisager le rôle des jeunes dans la vie de leur quartier.
La première enquête se compose dʹentretiens individuels et familiaux, la seconde étant essentiellement fondée sur lʹobservation directe.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Dopage et performance sportive
Analyse d'une pratique prohibée
Catherine Louveau, Muriel Augustini, Pascal Duret et al.
1995
Nutrition et performance en sport : la science au bout de la fourchette
Christophe Hausswirth (dir.)
2012