E
p. 117-148
Texte intégral
ÉCO-JEU❀
1 ■ Jeu sportif* qui se déroule dam un environnement non transformé artificiellement et dont les accessoires éventuels sont empruntés au milieu.
2L’éco-jeu est un jeu « écologique » dans la mesure où il se marie harmonieusement avec l’environnement dit « naturel » (terrain, pleine nature, matériel) sans tenter de le domestiquer outrageusement ou de lui substituer une haute technologie. Caractéristiques des époques non industrielles, ces éco-jeux se retrouvent à loisir au Moyen-Âge et à la Renaissance, et une grande partie d’entre eux ont fait les beaux jours des divertissements d’adultes et des récréations d’enfants jusqu’au XXe siècle.
3La plupart des jeux sportifs traditionnels*, surtout parmi les plus anciens, sont des éco-jeux, tels les jeux de billes ou de boules, les Barres, la Galoche, la Cachette gamolle, le Cheval fondu, la Sardine, l’Épervier, les jeux de Cache-cache, parmi beaucoup d’autres. Ils ne requièrent aucun espace spécifique et n’engendrent pas de cadre bâti tels les stades, piscines ou gymnases : on joue sur la place du village, dans une clairière, dans un pré ou sur une allée de jardin, dans un bois ou sur les berges d’une rivière. Parfois, quelques petits aménagements de l’espace sont indispensables : on trace alors quelques frontières sur le sol et l’on creuse quelques trous (jeux de billes, le Gouret, la Balle au Pot, les Provinces...), mais la caractéristique de ces jeux est de se fondre dans le paysage. Ils n’utilisent pas d’accessoires sophistiqués : leurs instruments sont empruntés au milieu naturel (bâton, feuillage, caillou, galet, noyau, coquillage...) ou au milieu domestique et artisanal (cordelette, foulard, anneau et disque de métal, jeton, balle, planche, œuf dur, astragale...). On joue aux billes avec des noyaux glanés dans un verger proche, à la Galoche avec des pierres ramassées sur le chemin et au Quinet avec des bâtonnets empruntés au buisson voisin et affûtés avec son couteau. À ce titre, les éco-jeux s’opposent aux techno-jeux* qui, eux, se pratiquent sur des espaces réservés, créés expressément, parfois totalement artificiels (gymnases, palais des sports, patinoires, stades...) et qui font appel à des instruments de technologie avancée.
4Les éco-jeux, notamment lorsqu’ils étaient pratiqués par les adultes, étaient traditionnellement liés aux saisons, aux travaux des champs et aux fêtes religieuses, mais cette dépendance est devenue de plus en plus lâche au cours des siècles. Quant aux enfants, la répartition temporelle de leurs éco-jeux n’est pas aussi rigoureuse qu’on le prétend parfois : elle dépend du calendrier des adultes, du climat, mais encore du contexte local et des engouements propres aux groupes concernés. Dans son étude sur Le jeu de l’enfant qui a donné lieu à des relevés méticuleux des jeux observés dans les cours de récréation d’écoles de la Gironde et du Nord, Jean Chateau conclut qu’« il n’y a pas un cadre temporel propre au jeu ». Il reconnaît que la pratique de chaque jeu se distribue selon des périodes plus ou moins concentrées, s’étalant sur deux, trois jours à un mois, mais, observe-t-il : « la plupart des jeux traditionnels sont pratiqués à n’importe quelle époque de l’année ». La temporalité des éco-jeux obéit essentiellement à des particularités de type local.
5Les techno-jeux suivent ce qu’on appelle un calendrier des compétitions à temporalité internationale, ponctué de saisons correspondant au découpage rationalisé du temps qui permet entre autres d’optimiser les profits (coordination des grands spectacles sportifs, choix des jours et des heures de grande écoute...).
6Cependant, les traits différentiels les plus apparents des éco-jeux en cachent d’autres, non moins dignes d’intérêt : codification locale et non planétaire, variable selon le lieu ; absence de contraintes de durée ; mixité des joueurs acceptée et souvent encouragée ; structures de communication extrêmement variées ne se limitant pas au réseau de coalitions* ; hiérarchisation et classement présents ou non. En outre, la logique interne des éco-jeux n’est pas conçue pour attirer et maintenir à l’entour de ces pratiques une foule de spectateurs. Les éco-jeux ne sont pas des sports. Certains d’entre eux se sont sportifiés : canoë-kayak, lutte, voile, ski, natation, patinage, soule, soule à la crosse..., mais cette sportification* les a fait basculer dans un autre univers, l’univers du spectacle de masse. Des activités sous le même qualificatif correspondent en réalité à des pratiques franchement différentes, parfois même d’esprit totalement opposé : ski de slalom et ski de loisir, canoë-kayak de championnat et canoë-kayak de tourisme, course olympique et jogging, football et soule ou encore course de Formule 1 et promenade automobile. Il s’agit d’activités divergentes aux logiques internes nettement distinctes, mais que les habitudes langagières dénomment de la même façon de manière trompeuse. Ce sera la source de maints malentendus et de maintes polémiques.
7Les traits des éco-jeux, tout comme ceux des techno-jeux d’ailleurs, sont fortement liés aux caractéristiques de leur moment d’apparition : on ne comprend leur véritable signification qu’en les replaçant dans leur contexte historique. C’est là une manifestation patente de l’ethnomotricité* : les façons de se mouvoir, de mettre son corps en jeu ou d’utiliser les objets représentent des traits culturels qui sont le reflet de leur temps. Notre époque qui connaît le triomphe de la rationalité et de la technologie, qui s’ingénie à vouloir domestiquer l’espace et le temps, s’est forgé des jeux à son image : les sports. L’éclipse des éco-jeux est corrélative de la montée en puissance des techno-jeux. Ceux-ci se substituent peu à peu à ceux-là. Les sports représentent la forme prévalante de l’ethnomotricité d’aujourd’hui. Mais la forme dominante d’une culture n’épuise pas celle-ci et ne préjuge pas nécessairement de son avenir.
8Témoins d’une culture ancienne qui persiste dans les gestes du corps, les éco-jeux sont une expression du patrimoine culturel ; ce sont des jeux de mémoire. Mais leur intérêt essentiel n’est pas de type nostalgique. Ces jeux de longue tradition sont comme les fables de La Fontaine ou les contes de Perrault : bien que nés dans une société donnée, ils sont capables de traverser les siècles en faisant vivre avec une spontanéité renouvelée la richesse des rapports avec l’environnement et avec autrui exaltés aujourd’hui dans les jeux de rôle.
9 ► Techno-jeu, jeu sportif traditionnel, ethnomotricité, domestication/sauvagerie, ludomotricité.
BIBLIOGRAPHIE
10(1) Chateau (J).- Le jeu de l’enfant après trois ans, sa nature, sa discipline. Introduction à la pédagogie. Paris : J. Vrin, 1967.
ÉDUCATION PHYSIQUE
11 ■ Pédagogie* des conduites motrices*.
12L’éducation physique est une pratique d’intervention qui exerce une influence sur les conduites motrices des participants en fonction de normes éducatives implicites ou explicites. L’exercice de cette influence normative provoque généralement une transformation des conduites motrices, processus qui place la question du transfert d’apprentissage* au cœur des préoccupations du motricien*.
UNE PERTINENCE : LA CONDUITE MOTRICE
13Les finalités générales poursuivies, qui dépendent de la politique de la Cité, présentent de fortes divergences selon les époques et selon les pays : en fonction des circonstances, on souhaitera former de bons soldats, de solides travailleurs, des citoyens en bonne santé, des personnes épanouies corporellement et disponibles pour leurs loisirs. Ces différences, constitutives des disparités culturelles et sociopolitiques, sont inéluctables et aucun décret épistémologique ne saurait prétendre les niveler. La recherche d’une identité de l’éducation physique sur le plan des finalités générales est manifestement un leurre. En revanche elle peut aboutir au niveau de l’objet.
14C’est la raison pour laquelle l’enjeu de la définition est d’importance. Ainsi que le souligne avec force Jacques Ulmann : « C’est pourtant cette légitimité [de l’éducation physique] qui est en cause, ce droit à l’existence. Et il en va ainsi parce qu’on n’a pas vu ou pas osé voir le problème majeur de l’éducation physique : qu’est-ce que l’éducation physique ? » ((2), p. 406). Quel contenu reconnaître en effet à cette discipline ? Les tentatives qui la posent en l’opposant au sport*, celles qui, à l’inverse, l’assimilent à ce dernier, celles qui la confinent dans les pratiques parcellisées d’une « méthode », fut-elle très ingénieuse, font certainement fausse route. Elles restent à la surface des choses et des finalités générales, perpétuent de très anciens schémas et persévèrent à leur insu dans une conception du passé. Il convient de poser le problème différemment.
15Toutes les techniques corporelles, quelles qu’elles soient, peuvent être analysées en termes de conduite motrice : aussi bien les situations d’Épervier ou de Balle au chasseur que de lancer du disque, de ski ou d’expression corporelle. Dans cette perspective, ce n’est plus le mouvement qui est central, mais la personne qui se meut, la personne agissante, ses décisions motrices*, ses élans affectifs, son goût du risque, ses stratégies* corporelles, son décodage sémioteur*... La notion de conduite motrice représente le dénominateur commun de toutes les activités physiques et sportives. Quels que soient le lieu et l’époque, chaque pratique d’éducation physique met en œuvre une intervention visant à influencer les conduites motrices des participants. Voilà la pierre angulaire de l’éducation physique : dans tous les cas, il s’agit bien d’une pédagogie des conduites motrices.
16L’identification de la conduite motrice comme objet spécifique dote l’éducation physique d’une pertinence* qui lui permet de se distinguer des autres disciplines et de trouver ainsi son identité. Il y a là une fondamentale exigence d’intelligibilité, tant sur le plan de la réflexion que sur celui de l’action (1).
ÉDUCATION PHYSIQUE ET SCIENCE
17L’éducation physique, en tant que telle, n’est pas une science, mais une pratique ; elle peut cependant, d’une part s’inspirer de résultats scientifiques et, d’autre part, susciter elle-même des recherches expérimentales ou cliniques.
18En premier lieu, les recherches en sciences de l’homme ont abondamment montré que les conduites motrices engagent massivement l’individu agissant dans ses dimensions biologique, affective, cognitive et relationnelle. Aussi, l’éducation physique, qui intervient électivement sur ces conduites, semble-t-elle en mesure, de par sa nature même, de jouer un rôle non négligeable dans l’épanouissement de la personnalité de l’enfant et de l’adolescent. Il ne semble pas déraisonnable de penser par exemple que la dynamique interindividuelle qui s’exprime sur le champ de jeu, les stratégies* d’affrontement de la pente neigeuse ou de la rivière et tous les processus de préaction* et d’engagement affectif qui leur font cortège exercent une influence sur le développement de l’enfant.
19En second lieu, les situations d’éducation physique peuvent susciter une recherche en vraie grandeur. Elles relèvent en effet de la praxéologie motrice* dont le propos est d’étudier l’action motrice* dans ses différentes modalités et transformations. On retrouve alors un schéma d’investigation classique : s’étant donné un objet, toute discipline scientifique observe et analyse les modifications de cet objet en fonction des facteurs et conditions qui jouent sur lui. Dans ce droit fil, la praxéologie motrice se propose d’étudier l’action motrice dans les relations qu’elle entretient avec ses facteurs d’influence (conditions biologiques, matérielles, organisationnelles, sociales...). Il semble difficile de nier que les facteurs d’influence de type pédagogique entrent de plain-pied dans cette problématique.
20Il serait naïf de prétendre que le champ pédagogique est incompatible avec un statut scientifique sous prétexte qu’il représente un lieu où pèse la norme. Comme si tout champ social quel qu’il fût (celui par exemple de la sociologie, de l’histoire, de l’ethnologie...) n’était pas constitutivement l’enjeu de multiples valeurs ! Il y a belle lurette que la psychologie sociale, avec Elton Mayo, Jean-Louis Moreno, Kurt Lewin et Musafer Sherif, pour ne citer que quelques pionniers, a précisément pris comme objet, et sur le mode expérimental, l’influence des normes sur la modification des conduites. Dans cette lignée, les situations d’éducation motrice, indissociables de leur faisceau de normes et de contraintes (logique interne* des jeux sportifs*, conditions matérielles, finalités recherchées...) ressortissent à la praxéologie motrice. L’éducation physique est et restera une pratique ; mais lui est-il interdit d’éclairer rationnellement ses démarches ?
LES GRANDES CATÉGORIES DE SITUATIONS MOTRICES
21On peut schématiquement regrouper les différentes situations motrices* relevant de l’éducation physique en quatre grands sous-ensembles dont l’union restitue l’ensemble des possibles (figure 12) :
- le sous-ensemble des situations motrices où règnent la compétition* et l’institutionnalisation (c’est-à-dire le sport*) ;
- la classe des pratiques codifiées compétitives mais non institutionnalisées (jeux sportifs traditionnels*, grands jeux de pleine nature) ;
Figure 12
Les différentes classes de situations motrices qui relèvent de l’éducation physique.
- la catégorie des situations didactiques cadrées par des consignes, des conseils, des suggestions : exercices-problèmes, situations aménagées, exercices préparatoires, « éducatifs » divers, séances d’exercices à orientation variée (relaxation, yoga, expression corporelle, eutonie...) ;
- la classe des situations motrices non compétitives et non institutionnalisées dans lesquelles le pratiquant agit « librement », sans contraintes codifiées. C’est le champ des activités « libres », notamment des pratiques nouvelles de pleine nature où l’on bénéficie de certains acquis dus au développement du sport (particulièrement en ce qui concerne le matériel) mais où la compétition n’est plus la règle (randonnées, parcours à l’aventure). Il y a ludisation* des pratiques sportives. Dans certaines de celles-ci, dites « sauvages », l’affrontement du milieu peut parfois être plus intense et même plus risqué que l’affrontement proposé par le sport (canoë-kayak, ski, alpinisme, nage en rivière, deltaplane...). Ce dernier cas répond à ce qu’on peut appeler un tourisme ou un loisir « de performance » non compétitif.
22Les méthodes d’éducation physique se caractérisent notamment par l’attitude qu’elles adoptent vis-à-vis des quatre classes de situations motrices précédentes. La méthode sportive valorise à outrance le premier sous-ensemble et n’accorde crédit aux autres que dans la mesure où ils ont une valeur de préparation à ce sous-ensemble ; les méthodes « construites » (méthodes hygiéniques, médicales, psychomotrices, techniques d’apaisement) donnent le primat à la classe didactique (situations et exercices sur consigne) ; le courant d’éducation nouvelle met l’accent sur l’importance du jeu traditionnel et des nouvelles pratiques de pleine nature non compétitives. Ces choix renvoient à des normes sous-jacentes. Les passions suscitées par ces conflits d’options sont certainement le signe que la pédagogie des pratiques corporelles engage profondément les systèmes de valeurs politiques et idéologiques.
23Se fondant sur la conduite motrice qui définit la pertinence de l’éducation physique, on démasque le caractère arbitraire de certaines affirmations péremptoires. On constate par exemple clairement que la classe des sports est en réalité partie constitutive des situations d’éducation physique, au même titre d’ailleurs que plusieurs autres sous-ensembles. Exclure le sport de l’éducation physique ou réduire celle-ci à celui-là n’est pas justifiable de façon interne et spécifique : pourquoi faudrait-il rejeter toutes ces pratiques motrices favorisées par l’institution ou, à l’opposé, pourquoi faudrait-il restreindre les immenses possibilités d’expression motrice de l’individu aux seules situations consacrées par les instances sociales ?
24Privilégier ou récuser le sous-ensemble « sport » n’est pas une opinion qui va de soi ; aucun de ces deux choix n’est innocent. La place qu’on accorde au sport n’est pas issue d’une évidence scientifique mais d’un système de valeurs souvent inavoué et des liaisons présumées entre la pratique sportive et l’actualisation de ces valeurs.
★
25Afin d’éclairer les choix pédagogiques, il semble souhaitable d’analyser avec sérénité les grandes classes de situations motrices, de mettre à découvert la logique propre de leur fonctionnement, de dévoiler l’influence qu’elles exercent sur les conduites motrices des participants. En dernière analyse, toute pratique pédagogique est à replonger dans le système de valeurs qui lui assigne ses finalités. Les choix pédagogiques correspondant à ces finalités précises ne méritent-ils pas d’être effectués en toute connaissance de cause et en toute connaissance d’effet ? L’approfondissement de la logique interne des différentes situations motrices permettra d’apprécier avec plus de lucidité dans quelle mesure chacune de celles-ci peut satisfaire aux finalités retenues.
26L’éducation physique trouvera sans doute grand bénéfice à assortir ses pratiques de terrain des procédures d’investigation méthodologiques et critiques qui caractérisent la démarche scientifique.
27 ► Pédagogie, conduite motrice, pertinence, praxéologie motrice, action motrice.
BIBLIOGRAPHIE
28(1) During (B.).- Des gymnastiques à une éducation motrice. 1945-1980. Thèse pour le doctorat de IIIe cycle. Université de Paris I, 1980.
29(2) Ulmann (J.).- De la gymnastique aux sports modernes. Paris : Vrin, 1977.
EFFETS ATTENDUS❀
30 ■ Effets pédagogiques que la mise en jeu d’une pratique, dans certaines conditions de réalisation, invite à prévoir.
31Ces attentes dépendent de ce que l’on sait de la situation d’apprentissage et des activités déjà vécues par les participants. Tout motricien* est un expert dont les connaissances et l’expérience autorisent une certaine prédiction quant aux effets pédagogiques* des situations qu’il met en place.
32Dans de nombreux cas, les effets attendus s’alignent sur les effets voulus* par le motricien : maîtrise d’un temps de bascule aux agrès, réussite du franchissement de la barre au saut en hauteur, déclenchement opportun du démarquage en sport collectif, amélioration des relations socio-affectives dans le groupe après une randonnée en pleine nature. Les effets attendus coïncident ici avec les objectifs que s’est fixés l’éducateur.
33Dans d’autres cas, l’effet attendu peut être le désarroi de l’élève devant une difficulté insolite, l’enseignant ayant proposé une situation-problème qui oblige cet élève à reconsidérer la tâche sous un nouvel angle. C’est cet effet attendu de décalage que le motricien utilisera pour provoquer un rebond stimulant dans l’apprentissage. Les effets attendus sont souvent organisés en une cascade d’étapes successives, enchaînées selon ce qu’on appelle une « progression » permettant d’aboutir à un objectif final (l’effet voulu).
34Parfois, enfin, l’effet attendu peut être partiellement négatif. D’une saison de rugby ou de ski par exemple, on pourra « attendre », c’est-à-dire ici craindre, un certain nombre de blessés ; à la suite d’un cycle d’apprentissage d’agrès, d’athlétisme ou de natation, on pourra s’attendre à un certain pourcentage d’échecs selon les critères retenus. Pour l’éducateur, il est important d’envisager les effets attendus sous toutes leurs facettes (dangerosité, inhibition, agressivité, échec...) et ne pas se contenter de considérer seulement les plus flatteuses ; une bonne décision pédagogique sera à ce prix.
35Une pédagogie lucide impose de confronter en permanence les effets obtenus* aux effets attendus, afin de réajuster la démarche adoptée à l’égard des caractéristiques du comportement des élèves. Quelque riche qu’elle soit, l’expérience personnelle du motricien est insuffisante pour connaître tous les possibles et toutes les subtiles interférences des différents facteurs entrant en jeu dans ces effets. Aussi pourrait-on penser que la recherche expérimentale en ce domaine offrirait de solides appuis à l’action quotidienne des motriciens.
36 ► Effets pédagogiques, effets obtenus, effets voulus, transfert d’apprentissage, principe d’action.
EFFETS OBTENUS❀
37 ■ Effets pédagogiques constatés de façon objective, au terme d’une étape convenue.
38Les effets obtenus, en définitive, ce sont les résultats du processus éducatif. Ils apparaissent comme le verdict de la réalité du terrain, verdict parfois bien différent des intentions pédagogiques proclamées.
39La confrontation entre les effets voulus* et les effets obtenus s’impose. Il semble de simple bon sens de tirer de cette comparaison quelques fermes conclusions quant à la qualité des procédures pédagogiques employées. C’est à ce moment que les difficultés surgissent. Car quels effets retenir parmi la multitude qui s’offre ? Quels critères choisir ?
40Les effets obtenus sont habituellement appréciés à l’aide d’indicateurs censés être pertinents (échec ou réussite, performance brute, respect des consignes techniques, progrès manifesté...). Mais la validité des indicateurs sera souvent remise en cause : chacun voit midi à sa porte.
41Bien naïfs furent les évaluateurs persuadés qu’il suffisait d’être équipé de grilles, d’abaques et de quelques formules statistiques pour apprécier de façon indiscutable les résultats d’un enseignement d’éducation physique*. L’avalanche évaluatrice qui s’est abattue sur l’éducation physique des vingt dernières années n’a pas été très concluante. Car que mesure-t-on ? Et quelles significations peut-on accorder à ces mesures ?
42En commentant les effets voulus, nous avons constaté qu’ils acceptent trois niveaux différenciés ; la même distinction surgit ici. Une partie des polémiques nées de l’évaluation provient souvent d’une confusion entre ces trois niveaux, avec passage non avoué de l’un à l’autre. Envisageons-les en quelques mots.
LE PREMIER NIVEAU DES EFFETS OBTENUS
43Il est le plus net et le plus aisé à satisfaire. Il s’agit de la performance chiffrée obtenue à l’épreuve considérée : la hauteur de la barre franchie, le temps mis à la course de 400 mètres, la note remportée aux barres parallèles... Ce premier niveau, la performance technique réalisée dans le cadre d’une spécialité, est principalement atteint par un transfert d’apprentissage qui s’accomplit à l’intérieur même de cette spécialité, par répétition et entraînement. On parle alors d’un transfert intra-spécifique.
44Dans le secteur technique et sportif, la forme royale de l’effet obtenu, c’est la valeur objective de la performance accomplie. Application en sera faite en éducation physique sous la forme des barèmes de notation, par le recours, par exemple, aux Tables Letessier. La logique du sport* trouve sa consécration dans la performance. On peut discuter cette logique et sa valeur éducative, surtout si elle est rendue systématique, mais c’est une logique qui a le mérite de la clarté et du réalisme.
45Il est cependant des cas où l’évaluation ne sera pas aussi simple : cette difficulté est illustrée par de nombreuses situations sociomotrices*, notamment de sports collectifs. Pendant longtemps par exemple, on a jugé les capacités d’un joueur de football à l’aide d’un « parcours du footballeur » au cours duquel le candidat effectuait un itinéraire d’habileté parsemé de difficultés, balle au pied. On a ainsi substitué une activité psychomotrice à une activité sociomotrice ! Les effets obtenus (un comportement d’habileté individuelle) étaient franchement éloignés des effets voulus (un comportement de communication collective). On voit bien sur cet exemple que l’évaluation, elle aussi, dépend d’une théorie sous-jacente de la motricité (ici, en l’occurrence, on a tout bonnement oublié, dans une situation interactive, l’importance de l’interaction !). L’évaluation des effets obtenus relatifs à un jeu sportif collectif requiert en réalité la prise en compte d’une foule de données comportementales de type relationnel (rapports à autrui, à l’espace, au ballon, au temps : décodage des comportements des partenaires et des adversaires, anticipation*, préaction*, feinte de désinformation...). Une telle estimation méticuleuse se révèle très complexe et est encore l’objet de débat de la part des chercheurs ; aussi semble-t-il bien abusif de la demander au motricien* devant faire face aux contraintes de son groupe d’élèves dans l’urgence.
LE SECOND NIVEAU DES EFFETS OBTENUS
46Les savoir-agir acquis dans une pratique peuvent-ils être transférés dans une autre ? Les effets obtenus témoignent-ils d’une telle transposition correspondant à un transfert de type inter-spécifique ?
47Si les théories affirmant une telle transversalité sont foisonnantes, les données démonstratives paraissent précaires. Il faut convenir que ce thème est truffé de difficultés, compte tenu de la myriade de facteurs qui interviennent simultanément et qui s’inter-influencent. Les données de l’expérience pédagogique offrent, il est vrai, une floraison de résultats encourageants et de pistes stimulantes ; mais il semble bien que seules des recherches expérimentales assorties d’une méthodologie contrôlée permettront d’avancer dans un tel maquis théorique. Les résultats obtenus ne pourront être identifiés, en termes de transfert spécifié, que si les précautions méthodologiques indispensables ont été soigneusement respectées (groupes équivalents, neutralisation des variables parasites, groupe-témoin, procédure en double aveugle...).
48Des affirmations péremptoires se voulant indiscutables pourront alors voler en éclat. Il est ainsi régulièrement répété que l’athlétisme est un sport de base qui serait à ce titre au fondement, à la base des autres activités. Au moyen d’une étude expérimentale de terrain, nous avons pu montrer que les effets obtenus sont non significatifs : les élèves qui ont pratiqué un cycle d’athlétisme ne progressent pas dans leurs résultats en sports collectifs et en jeux sportifs traditionnels*. En revanche, les effets obtenus révèlent la présence significative d’un transfert réciproque entre les conduites de sports collectifs et les conduites de jeux traditionnels : si les jeux traditionnels sont unilatéralement préparatoires aux sports collectifs comme le prétendent les Instructions Officielles, on peut donc tout autant affirmer que les sports collectifs sont préparatoires aux jeux sportifs traditionnels ! Lorsque les effets obtenus sont soigneusement contrôlés, les surprises ne manquent pas et bien des idées reçues sont alors mises à mal.
49Remarquons que toutes les grandes méthodes d’éducation physique* qui, depuis un siècle et demi, ont eu pignon sur rue en France, se sont fondées sur l’hypothèse du transfert des effets obtenus : la méthode Amoros, les gymnastiques construites, la méthode française aussi bien que la méthode naturelle, la psychocinétique* de Le Boulch ou la méthode sportive. Toutes se sont donné pour objectif déclaré de préparer leurs adeptes à s’adapter à n’importe quelle situation motrice*, donc à utiliser ce qui était appris pour le transposer dans une quelconque situation nouvelle. Aussi est-il troublant que ce rôle central du transfert (quelle que soit sa dénomination : transfert, transposition, réinvestissement...) soit si peu étudié et en définitive si peu reconnu. Peut-être est-ce le signe qu’en éducation physique les discours idéologiques n’ont pas encore cédé la place à des théories fondées sur des recherches contrôlables et reproductibles ?
LE TROISIÈME NIVEAU DES EFFETS OBTENUS
50L’expérience acquise au cours des activités motrices peut-elle être transférée dans les conduites de la vie quotidienne ? Les comptes rendus traitant aujourd’hui des effets obtenus ne permettent guère de trancher, malgré de lyriques professions de foi en faveur de cette influence bénéfique.
51Il est en effet très difficile d’établir une relation de cause à effet dans ce domaine, tellement sont nombreuses les variables susceptibles d’intervenir et de s’entrecroiser. S’y ajoutent le rôle des contextes, des représentations et l’intervention de différents types de durée. Il n’est pas rare d’associer et d’attribuer telle conduite ou tel résultat obtenu à telle pratique physique antérieure. Mais cette association n’est-elle pas purement fortuite et ne dépend-t-elle pas de motifs extérieurs ? Corrélation n’est pas causation.
52Prenons par exemple un aspect sensible de l’univers des activités physiques et sportives : l’agressivité. Voilà typiquement l’une des dimensions des conduites humaines, omniprésente à la fois dans les pratiques sportives et dans la vie relationnelle de la cité. Le sport apaise-t-il les pulsions agressives ou au contraire en renforce-t-il la manifestation ? Force est de reconnaître que s’opposent radicalement deux conceptions antinomiques. La thèse la plus académique affirme que l’activité sportive joue un rôle d’exutoire libérateur, canalise l’agressivité et favorise une sublimation des pulsions, approuvée par la société. La conception opposée proclame que la pratique sportive encourage les conduites violentes, donne une prime à la domination d’autrui et stimule les comportements excessifs et brutaux. À vrai dire, ces positions sont souvent empruntées à des théories issues de disciplines ayant chacune leur logique et leur point de vue propres : sociologie, physiologie, éthologie, psychologie, ethnologie... Très peu de recherches ont réellement soumis à expérimentation le rôle des activités physiques et sportives et exhibé des résultats obtenus susceptibles d’étayer les affirmations avancées.
53Innovant dans ce domaine, Richard Pfister, après avoir présenté les différentes thèses en présence, met lui-même en place une situation expérimentale inspirée des recherches de A. Buss puis de S. Milgram et de leur « machine à agresser ». Les résultats obtenus auprès d’enfants qui se sont livrés à un sport de combat (la lutte) vont dans le sens d’une augmentation de l’agressivité. Dans ce cas, la pratique d’un sport de combat ne diminue pas la manifestation de l’agressivité mais au contraire la renforce. Cependant, R. Pfister montre que les effets obtenus varient considérablement selon la personnalité de l’enfant et les conditions du contexte. Toujours est-il qu’une saine prudence serait de mise avant de proclamer comme il est souvent fait aujourd’hui que les pratiques sportives représentent le remède idéal aux explosions de violence dans les banlieues. Dans l’état actuel des connaissances, il ne nous semble pas possible de conclure de façon univoque. Une multiplicité de variables propres aux activités motrices ou aux données externes peuvent intervenir et influencer les résultats. Il n’en est que plus urgent de prendre le taureau par les cornes et d’étudier les effets obtenus en liaison avec la logique interne* des pratiques et les caractéristiques du contexte.
54Les mêmes interrogations se posent au sujet du rôle de l’éducation physique sur le développement de la personnalité de l’enfant, sur l’épanouissement de sa santé, sur l’enrichissement de sa sociabilité et sur son adhésion aux règles sociales. Les effets obtenus sont-ils, et seront-ils, à la hauteur des ambitions affichées ?
55 ► Effets pédagogiques, effets attendus, effets voulus, transfert d’apprentissage, logique interne.
BIBLIOGRAPHIE
56(1) Milgram (S.).- La soumission à l’autorité. Paris : Calmann-Lévy, 1974.
57(2) Pfister (R.).- Agressivité et pratique sportive. Étude expérimentale de la fonction cathartique du sport chez les enfants. Thèse de IIIe cycle. Aix-en-Provence, 1978.
EFFETS PÉDAGOGIQUES❀
58 ■ Conséquences entraînées, auprès des conduites des élèves, par les situations motrices* éducatives, notamment par les pratiques d’apprentissage, préalablement mises en place dans certaines conditions.
59Ces conséquences peuvent toucher les différentes dimensions de la personnalité : dimensions organique, affective, cognitive ou relationnelle. Elles peuvent s’exercer sur la dynamique d’un groupe en transformant ses liaisons socio-affectives et son réseau de circulation de l’information ; d’éventuelles modifications des perceptions et des représentations collectives entraînent alors de profondes répercussions sur le plan individuel.
60On peut globalement distinguer trois types d’effets : les effets attendus*, les effets obtenus* et les effets voulus*. Il est capital d’éviter toute confusion entre eux. Or, en éducation physique*, les enseignants adoptent souvent une démarche performative : ils semblent croire que le fait même d’affirmer qu’une activité produit tel effet éducatif suffit à en assurer la réalisation. Ils négligent de tenir compte des écarts, parfois vertigineux, séparant les objectifs poursuivis (les effets voulus) des objectifs atteints (les effets obtenus). On prend pour argent comptant les conséquences prédites par la théorie, sans sérieuse vérification. Le filtre idéologique opère comme un philtre magique. Les effets obtenus sont considérés ipso facto comme conformes aux effets voulus, par la grâce d’une conviction. On affirme, par exemple, à longueur de texte que les sports collectifs développent la solidarité et la socialisation ou que l’athlétisme est un sport de base, autrement dit qu’il sollicite des capacités nécessaires à l’accomplissement des autres sports. Mais on oublie de soumettre ces affirmations à l’administration de la preuve : où sont les résultats expérimentaux, contrôlés, qui confirmeraient de telles propositions ?
61On devine que cette thématique fait surgir la question cruciale du transfert d’apprentissage*. Toute pédagogie* postule que les activités qu’elle fait vivre aux élèves seront en partie généralisables et réinvesties dans des activités ultérieures. Sans cette possibilité de transposition, la notion même d’apprentissage s’évanouirait. Il revient donc au pédagogue de choisir les pratiques d’apprentissage les plus propices au développement des capacités recherchées et à leur transfert potentiel.
62Comment effectuer de tels choix à bon escient ? Comment intervenir en connaissance de cause... et d’effets ? Pour éviter d’agir à l’aveuglette, la prise en compte de la logique interne* de chaque pratique s’avère impérative ; la cohérence invite alors à regrouper les activités dans de grandes classes d’équivalence en fonction des similitudes de leur logique interne et des effets pédagogiques observés. Les grands domaines d’action motrice* ainsi identifiés autorisent une classification* de toutes les activités et une programmation de l’éducation physique appuyée sur une connaissance contrôlée des effets obtenus. La pierre de touche de l’efficacité de l’éducation physique est bien là : dans l’obtention d’une coïncidence entre les effets obtenus et les effets voulus.
63 ► Pédagogie, transfert d’apprentissage, domaine d’action motrice, logique interne, principe d’action.
EFFET PERVERS LUDIQUE
64 ■ Effet collectif qui, au cours du déroulement de certains jeux sportifs*, apparaît irrationnel ou aberrant et qui, bien que non explicitement recherché par tous les individus agissants, résulte cependant de la composition de leurs conduites motrices* individuellement rationnelles. Cet effet illogique est lié à la logique interne* du jeu, à sa structure d’interaction, notamment à son réseau des communications motrices*.
IMPORTANCE SOCIOLOGIQUE DE L'EFFET PERVERS
65Le cas de l’effet pervers négatif est le plus spectaculaire et le plus intéressant : on se trouve alors face à une contradiction entre le but recherché par l’individu agissant et le résultat obtenu. Cette situation apparaît souvent paradoxale. Une illustration quotidienne en est donnée par les encombrements de la circulation routière : personne n’a l’intention de créer un embouteillage, lequel nuit à tous, et pourtant l’action de chacun contribue régulièrement à créer ce phénomène dont d’ailleurs, et c’est un comble, les manifestations sont localement prévisibles. Ainsi, la juxtaposition des actes individuels des conducteurs provoque un effet non voulu, désagréable pour tous, un effet pervers. Cet événement déconcertant est repérable également dans le monde économique : la chute de Law, de nombreux krachs financiers en sont de spectaculaires illustrations. En échangeant leurs assignats, les déposants qui s’inquiétèrent les premiers ne visaient qu’à recouvrer leur bien. La banque possédait la liquidité nécessaire ; mais, en se propageant, la rumeur de l’insolvabilité de l’établissement incita tous les usagers à se précipiter au guichet. Et la banque qui était solvable devint insolvable. La composition des actions individuelles créa une situation préjudiciable à l’ensemble, situation due au comportement de tous, bien qu’elle n’ait été désirée par personne. Cet exemple de « prédiction créatrice » ((3), p. 140) analysée par Robert Merton est un cas d’effet pervers qui met en évidence les « contradictions de la logique collective » ((3), p. 143) pour reprendre l’expression de cet auteur qui a été le premier à identifier explicitement le phénomène et à en dégager la valeur interprétative.
66Raymond Boudon a récemment montré l’importance sociologique de la notion d’effet pervers (2) ; il en a débusqué les avatars dans de multiples situations d’interdépendance et en a personnellement poussé l’analyse dans les systèmes éducatifs (1) (il en pointe d’ailleurs la manifestation dans l’oeuvre d’auteurs aussi différents que Rousseau, Tocqueville, Marx, Durkheim, Merton ou Crozier). D’un point de vue méthodologique, l’analyse de l’effet pervers confirme Raymond Boudon dans la nécessité de doter l’agent social d’une capacité d’intention, de décision et d’autonomie, en refusant d’en faire le simple produit des structures sociales, le simple exécutant de forces collectives qui lui seraient extérieures. Du point de vue de l’interprétation de fond, cet auteur affirme que les effets pervers « sont omniprésents dans la vie sociale » ((2), p. 5) et il voit en eux une des sources principales de déséquilibres et de changements sociaux.
JEU SPORTIF, EFFET PERVERS ET PARADOXE
67L’observation et l’analyse de certains jeux sportifs mettent en évidence des comportements entachés de contradiction, des interactions groupales frappées d’irrationalité qui, nous semble-t-il, relèvent de l’effet pervers. Un jeu tel les Trois camps est révélateur à cet égard : trois équipes A, B, C s’affrontent de telle sorte que le camp A a droit de prise sur le camp B, B sur C et C sur A (cf. figure 13). Au fur et à mesure du déroulement de la partie, certains participants (les équipiers A par exemple) découvrent que, plus ils font de prisonniers parmi leurs protagonistes désignés (les B), plus ils deviennent vulnérables face à ceux qui ont barre sur eux (les C) : en effet, les joueurs qu’ils capturent (les B) sont leurs seuls protecteurs vis-à-vis des adversaires qui ont droit de prise sur eux (les C). Le même problème
Figure 13
Effet pervers dans un jeu sportif.
68Le réseau des interactions de marque* des Trois camps révèle l’aspect paradoxal de ce jeu : la prise d’adversaire qu’effectue un joueur pour gagner le conduit en réalité à se priver d’un soutien potentiel, bref le mène à sa perte. Ce phénomène de double contrainte ludique est à la source d’un effet paradoxal porté par le système de règles lui-même : la logique interne* peut paraître illogique.
69(Les cercles sont un simple procédé de représentation visant à délimiter les équipes opposées) circulaire se pose bien entendu à toutes les équipes. La situation est paradoxale et lorsque, au cours de l’action, les participants en prennent conscience, ils sont désarçonnés. Le jeu des contraintes est double et le paradoxe est criant : ce sont les actes par lesquels les joueurs pensaient gagner qui précipitent leur perte ! Et l’effet pervers s’inscrit ici dans le respect scrupuleux du code de jeu : c’est le système d’interaction propre au jeu lui-même qui est porteur du paradoxe. L’illogisme est logé dans la logique interne du jeu.
70Cette propriété de certains jeux sportifs est particulièrement originale, dans la mesure où Raymond Boudon souligne que les effets pervers ne s’observent habituellement que dans des situations d’interdépendance, c’est-à-dire des situations dans lesquelles les interactions des individus ne sont pas régies par des statuts et des rôles précis et se déroulent donc hors de tout système codifié. Dans les jeux sportifs concernés, tout au contraire, le paradoxe est au cœur même des règles et du système d’interaction qui mettent en scène des rôles sociomoteurs* précis, organisés en un réseau soigneusement articulé. Autrement dit, dans certains jeux sportifs, l’effet pervers est institué par le contenu du contrat ludique* lui-même.
71Il nous semble possible d’interpréter le phénomène de « double contrainte », décelé par Gregory Bateson, comme un cas particulier d’effet pervers. On y retrouve en effet, sous un biais certes original, les caractéristiques de ce dernier : l’aspect irrationnel et paradoxal de certains aboutissements de l’action, des conséquences non explicitement recherchées, des résultats engendrés par un jeu global d’interactions qui fonctionne en système (Balle assise, Galoche, Gouret, Quatre coins...). Bien entendu, dans le cadre de la microsociété ludique, ces phénomènes se déroulent à échelle réduite, ce qui ne va pas sans affecter leurs caractéristiques. Par jeu paradoxal*, nous entendons ainsi tout jeu sportif qui met en scène la double contrainte, et plus généralement qui provoque des effets pervers.
LE SPORT : SUPPRESSION DES EFFETS PERVERS ?
72Il est frappant de constater que la totalité des jeux sportifs intronisés par l’institution sportive est constituée de jeux non paradoxaux : leur système d’interaction possède généralement une structure de jeu à somme nulle, une structure de duel* (sports collectifs, tennis, ping-pong, escrime, sports de combat...). Les jeux paradoxaux se retrouvent tous dans les jeux traditionnels*, jeux qui sont ignorés, repoussés ou vassalisés par les instances sportives. Or, ces jeux paradoxaux, qui sont des jeux à somme non nulle, où la coopération et l’antagonisme s’entremêlent de façon variable au gré des joueurs, reflètent beaucoup mieux que les pratiques officialisées la réalité ambivalente de la vie sociale. Comment se fait-il alors que les instances institutionnelles les aient récusés ? Il ne semble pas déraisonnable de formuler l’hypothèse selon laquelle l’institution a eu pour fonction de repousser les jeux sportifs qui provoquaient des effets pervers et de ne retenir que ceux qui présentaient le modèle épuré de la stricte opposition symétrique. Les conflits mis en scène sur le terrain par le sport* offrent en effet un système d’interaction exemplaire, système qui aboutit à un résultat exceptionnel en ce qui concerne les rapports humains : la suppression des effets pervers.
73Le problème se pose donc en des termes originaux, comparativement aux situations génératrices d’effets pervers étudiées par les sociologues et notamment par Raymond Boudon. En effet, les conséquences paradoxales analysées par ces derniers sont dues à l’interdépendance de multiples comportements dont la résultante n’est pas le fruit d’une délibération ou d’une volonté. Par contre, le sport est un système de règles dont les prescriptions sont soigneusement arrêtées par des instances de décision officielles. Les choix sont effectués à l’issue d’observations empiriques répétées et en fonction de ce que l’on appelle « l’esprit » du jeu, c’est-à-dire en fonction d’un système de valeurs orienté dont la réputation de neutralité est profondément illusoire. Sans qu’il y ait nécessairement claire conscience du phénomène, tout se passe comme s’il y avait volonté délibérée d’écarter toute situation ludomotrice susceptible de provoquer des effets pervers. Ce constat soulève certainement un problème socio-institutionnel intéressant. Est-ce l’impossible poursuite d’une éthique de la rencontre réputée loyale et transparente, réputée pure et dure ? S’agit-il de la crainte inavouée des aspects subversifs d’un jeu qui, en favorisant des interactions laissées aux seules initiatives individuelles, magnifierait le paradoxe et le désordre social ? Faut-il complémentairement y voir le désir de développer la spectacularité* des rencontres sportives ? Mais comment se fait-il alors que ce paradigme du sport brut et fruste ne se retrouve pas dans les autres manifestations artistiques – roman, cinéma ou théâtre – qui, elles, au contraire, jouent subtilement du paradoxe, de l’irrationnel et de la complexité des situations sociales en suggérant constamment une méta-signification au second degré ?
74Là encore, l’analyse de la logique interne des pratiques motrices permet de dégager des faits qui, d’une part, présentent une indiscutable spécificité* et, d’autre part, renvoient d’une façon nouvelle à un contexte social de plus grande portée.
75 ► Jeu paradoxal, interaction motrice, logique interne, théorie des jeux, duel.
BIBLIOGRAPHIE
76(1) Boudon (R,).- L’inégalité des chances. Paris : Colin, 1973.
77(2) Boudon (R.).- Effet pervers et ordre social. Paris : PUF, 1977.
78(3) Merton (R.).- Éléments de théorie et de méthode sociologique. Paris : Plon, 1965.
EFFETS VOULUS❀
79 ■ Effets pédagogiques explicitement recherchés par l’éducateur et faisant partie de ses objectifs.
80Les résultats désirés, ce sont les objectifs de l’éducateur ; ils illustrent certains aspects des finalités que ce dernier s’est fixées. Ils peuvent évidemment être déclinés sous de multiples aspects (bio-mécaniques, affectifs, relationnels, cognitifs...) et à différents niveaux de réalisation (réussite gestuelle et ponctuelle immédiate, montage d’attitudes favorables, capacité d’adaptation globale, élaboration de principes d’action* généralisables...).
81Ce sont les effets voulus, c’est-à-dire les objectifs poursuivis, qui orientent toute la démarche du motricien* et lui donnent son sens. Une question se fait vite lancinante : les situations pédagogiques adoptées permettent-elles d’aboutir réellement aux objectifs fixés ? Le cœur du débat sera là : les effets voulus sont-ils objectivement obtenus ? L’itinéraire suivi n’a-t-il pas entraîné des effets pervers ? En souhaitant développer l’esprit de solidarité en sports collectifs par exemple, ne déclenche-t-on pas de façon subreptice une hostilité entre équipes plus forte que la coopération de connivence au sein de chaque équipe ?
82Les effets voulus à dominante technique qui correspondent à des apprentissages instrumentaux classiques (apprendre à nager, à sauter, à lancer...) posent des problèmes réels mais solubles. Ils relèvent d’une didactique*, soucieuse de la logique interne* de la spécialité considérée, qui se doit d’être bien adaptée aux caractéristiques des élèves. L’observation des faits révèle que les enseignants d’éducation physique et les entraîneurs font preuve d’une incontestable réussite en ce domaine. Cependant, en éducation physique*, cet effet voulu immédiat ne se veut que l’indicateur d’un effet plus profond influençant la personnalité du pratiquant et ses capacités de généralisation des acquis à d’autres secteurs. Car à quoi servirait à notre futur adulte de savoir tourner autour d’une barre fixe ou de lancer un boulet de fonte de 7,257 kg le plus loin possible ? Le motricien cherche à développer l’adaptabilité de l’élève (à l’aide d’adaptations ponctuelles), son aisance corporelle, son aptitude à la communication et à l’échange, toutes ses potentialités d’action motrice*. Il n’est pas abusif d’avancer que l’éducateur prétend encore davantage : il soutient l’idée que les acquis d’éducation motrice sont susceptibles de se transférer dans les conduites de la vie courante. L’éducation physique se voit ainsi souvent chargée de communiquer le goût de l’effort, l’esprit de décision, la maîtrise de l’agressivité, l’aisance de la communication, le respect des règles et du concurrent. C’est bien d’ailleurs en partie ce projet qui justifie la présence de l’éducation physique au sein de l’Éducation nationale.
83Très schématiquement, les effets voulus de l’éducation physique s’étagent donc en trois niveaux :
84 – le premier niveau se réfère à l’apprentissage de la technique envisagée pour son propre compte (par exemple, en lutte, l’apprentissage du tour de hanche en tête ou du double ramassement de bras).
85Les transferts sont ici recherchés au sein de la même activité. La pratique répétée des situations de lutte entraîne des progrès manifestes. On améliore les comportements de lutte en s’entraînant à la lutte : il s’agit d’un transfert intra-spécifique ;
86 – le second niveau envisage un transfert autorisant une généralisation des acquis de premier niveau à d’autres activités, notamment à celles du même domaine d’action motrice* (dans notre exemple, la connaissance des savoir-combattre en lutte peuvent-ils favoriser les apprentissages en judo, en boxe, en escrime voire en rugby ?).
87Ici, le transfert est dit inter-spécifique : on recherche une « transversalité » des apprentissages. Celle-ci permet de solliciter des principes d’action motrice semblables au sein d’activités différentes, autorisant ainsi la transposition dans une pratique des acquis obtenus antérieurement dans une autre pratique ;
88– le troisième niveau considère la possibilité d’une transposition de certains aspects des conduites motrices* à des conduites d’un autre ordre, de la vie quotidienne ou professionnelle (toujours dans notre exemple, la pratique de la lutte favorise-t-elle la domination de son agressivité et de la peur de l’autre, une façon sereine d’affronter les rudes contacts de la vie sociale, une saine vision de la défaite et de la victoire, la loyauté dans le respect des règles sociales ?).
89Ces hautes ambitions, notamment du second et troisième niveau, paraissent légitimes et confèrent à l’éducation physique sa noblesse éducative. À condition de n’en pas rester aux vœux pieux. Il semble indispensable de soumettre ces propositions, ces hypothèses stimulantes à une démarche scientifique assortie d’une méthodologie rigoureuse. En bref, il s’agit de vérifier dans quelle mesure les effets obtenus tendent réellement à se rapprocher des effets voulus.
90 ► Effets pédagogiques, effets attendus, effets obtenus, transfert d’apprentissage, domaine d’action motrice.
EMPATHIE SOCIOMOTRICE
91 ■ Processus par lequel un individu interagissant essaie de saisir le point de vue d’un autre co-participant et en tient compte au cours de ses propres conduites motrices* de résolution de la tâche*.
92Les conduites empathiques comportent des aspects cognitifs (appréciation des vitesses, des déplacements et des opérations stratégiques, décodage sémioteur...) et des aspects affectifs (perception des émotions, des peurs et des agressivités, des désirs de réussir à tout prix...). Elles demandent l’abandon de son propre point de vue, et l’adoption d’un autre centre de perspective, bref elles demandent une décentration sociomotrice*.
93Les conduites empathiques se déploient dans les situations motrices* qui déclenchent des interactions* entre partenaires et/ou adversaires : chaque co-acteur agit alors en fonction des attitudes, des intentions et des projets qu’il prête à autrui. Le joueur décèle des indices* regroupés en praxèmes* qui l’incitent à croire que les protagonistes vont agir de telle façon ou vont comprendre de telle manière ce que lui-même a l’intention de faire. Le décodage sémioteur*, dont la mise en œuvre est loin d’être pleinement consciente, s’appuie en permanence sur l’empathie sociomotrice, ce qui entraîne bien entendu une grande part d’aléa.
94Un footballeur qui passe la balle sur l’aile pense que son partenaire a parfaitement compris son projet ; le « distributeur » de balles dont on dit qu’il a le « sens du jeu » est précisément celui qui, en un éclair, saisit les potentialités de ses coéquipiers et qui, de façon efficace, accorde son action au propre sentiment du jeu des autres protagonistes.
95L’empathie sociomotrice oriente directement l’anticipation* et la préaction* ; elle assure la régulation de la communication* et de la contre-communication motrices*.
96 ► Décentration sociomotrice, indice, anticipation motrice, préaction, décodage sémioteur.
ÉPISTÉMOLOGIE
97 ■ Analyse critique des systèmes de connaissance, de leur genèse, de leur structure et de leur fonctionnement.
98La caractéristique essentielle des divers travaux qui se réclament de l’épistémologie est de se placer dans une perspective critique, dans une perspective de remise en cause des savoirs. Mais il n’est pas sûr qu’on soit en présence d’une discipline homogène ; on hésiterait à lui définir son objet, on pourrait même lui en reconnaître plusieurs. Quand on considère l’épistémologie des mathématiques, l’épistémologie de l’histoire ou l’épistémologie de la linguistique, la réflexion ne se disperse-t-elle pas sur une multitude d’objets fort disparates ? Peut-on regrouper aisément ces épistémologies régionales dans une super-discipline centrale ? Les champs d’interrogation sont donc très variables ; ce qu’on y cherche l’est tout autant. Parfois, il s’agit de la logique des démarches scientifiques, parfois de l’influence des déterminants socio-politiques sur le développement et le contenu des connaissances, parfois des fondements philosophiques de telle discipline, parfois encore de l’étude des différents avatars du rationalisme appliqué. Pluralité d’objets et multitude d’approches.
99Une place à part doit être faite à Gaston Bachelard qui a dégagé une perspective particulièrement originale. Cet épistémologue s’est attaché à montrer que le développement des sciences ne correspond pas à un cheminement continu et progressif comme le voudrait le sens commun, mais à une suite de ruptures entre des modes successifs d’explication du réel. Et ces ruptures témoignent du franchissement d’obstacles auxquels se heurte immanquablement l’esprit humain qui essaie de comprendre et d’expliquer le monde qui l’entoure : « C’est en termes d’obstacles qu’il faut poser le problème de la connaissance scientifique » insiste Bachelard ((1), p. 13). Parmi ces obstacles qui freinent le chercheur au cours même de l’acte de connaissance, l’obstacle verbal joue un rôle important, d’autant que le langage est l’intermédiaire obligé du traitement des autres difficultés (métaphores illusoires, généralités mal placées, images naïves et trompeuses). Il est clair que les conquêtes d’une discipline passent aussi par son langage. La mise au point d’un lexique et sa critique représentent un des moments envisageables de cette réflexion.
100Une science de l’action, et notamment une science de l’action motrice est-elle possible ? Voilà la question qui court tout au long de ce lexique. Directement liée à cette problématique, mais engageant un débat plus délicat, se pose la question du statut épistémologique de l’éducation physique*. Non plus simple domaine ouvert à la réflexion et à la recherche, mais champ d’intervention normative auprès d’autrui, l’éducation physique suscite des interrogations aussi délicates que fréquemment esquivées. Dans cette discipline, il est de tradition de remplacer l’analyse et la mise en perspective d’hypothèses par des arguments d’autorité. Une telle attitude est à l’origine des étonnants changements d’orientation successifs imposés par les Instructions Officielles qui régissent cette discipline : c’est ainsi qu’en dix courtes années, de 1958 à 1968, l’enseignant d’éducation physique a dû proposer des contenus de séances obéissant à trois, voire à quatre corps de principes pédagogiques directeurs dont certains parfaitement contradictoires ! (Instructions Officielles de 1945, 1959, 1962, 1967). L’autre attitude consiste à n’aborder ce problème épistémologique que du bout des lèvres, en se réfugiant dans des conceptions anciennes de découpage des disciplines et des connaissances, conceptions qui ignorent les recherches modernes notamment en sciences de l’action.
101Il est sûr qu’une pratique ne peut être complètement définie par la théorie ; il ne semble cependant pas déraisonnable de penser que l’intervention finalisée qui prend comme objet la conduite motrice soit susceptible de bénéficier des démarches critiques de la réflexion scientifique.
★
102En ce qui concerne l’éducation physique, il semble qu’on puisse schématiquement envisager trois axes épistémologiques différents :
103 – un axe méthodologique : il s’agit de l’analyse de la validité des concepts, des démarches et des résultats qui ont cours en éducation physique. Quel est le statut scientifique de ce corps de connaissance ? Peut-on légitimement fonder une praxéologie motrice et quel serait le statut de sa contribution ? Quel rapport y a-t-il entre les pratiques du terrain et les théories proposées ? Ces questions renvoient à une épistémologie interne qui porte sur le contenu même des savoirs considérés ;
104 – un axe socio-historique : sous quelles influences idéologiques et dans quel contexte socio-historique les systèmes d’éducation physique ont-ils été mis en place ? Quels déterminants scientifiques, culturels et politiques peut-on repérer à l’origine des pratiques corporelles et des grandes méthodes d’éducation motrice, tant dans leur mise en œuvre sur le terrain que dans leur élaboration théorique ?
105Il s’agit ici essentiellement d’une analyse externe, d’une analyse des phénomènes institutionnels qui président au développement des pratiques et des théories : insertion sociale des activités physiques, corps de professionnels, statuts reconnus, filières de formation et de qualification, résonance idéologique et politique (l’orientation militaire de l’éducation physique après la défaite de 1870, dans un but de revanche, en est par exemple une illustration massive) ;
106 – un axe génétique : le projet est ici de développer une épistémologie génétique de l’éducation physique. Dans quelle mesure et sous quelles conditions une éducation motrice peut-elle participer de façon active au développement cognitif de l’enfant ? Ce type d’interrogation semble pouvoir s’inscrire dans la voie remarquablement tracée par les travaux précurseurs de Jean Piaget et de son Centre International d’Épistémologie Génétique (2).
107La plupart des psychologues de l’enfance s’accordent à penser que l’intelligence de l’enfant est issue de son expérience motrice : de multiples acquisitions, telles par exemple les notions d’espace, de temps, de causalité, de hasard se forgent à travers l’activité motrice. Cela ne pose-t-il pas de façon nouvelle la question du rôle et du contenu éventuels d’une éducation physique qui prendrait en compte cette genèse des capacités cognitives ? La fonction sémiotrice* qui fait appel de façon originale aux opérations symboliques, notamment au cours des jeux sportifs* collectifs, ne mérite-t-elle pas d’être envisagée sous ce nouveau jour ? Dans cette perspective, on s’aperçoit qu’en interagissant avec ses camarades, en procédant à de continuels codages et décodages comportementaux, l’enfant sollicite une capacité générale à signifier qui participe des processus cognitifs. Ces phénomènes de sémiotricisation* intimement liés aux opérations de jeu donnent à penser que les conduites motrices* peuvent nourrir les acquisitions cognitives de l’enfant ; ils suggèrent d’explorer ces faits de façon plus approfondie en développant une étude génétique de la contribution des conduites motrices à la conquête cognitive.
108 ► Pertinence, spécificité, praxéologie motrice.
BIBLIOGRAPHIE
109(1) Bachelard (G.).- La formation de l’esprit scientifique. Paris : Vrin, 1977.
110(2) Piaget (J.).- L’épistémologie génétique. Paris : PUF, 1970.
ERGOMOTRICITÉ
111 ■ Champ et nature des pratiques motrices considérées comme un « travail » par les instances sociales et envisagées essentiellement sous l’angle de la mise en jeu corporelle qu’elles suscitent.
112Les comportements professionnels d’un terrassier, d’un fraiseur, d’un grutier ou d’un réparateur de lignes à haute tension correspondent à des pratiques ergomotrices, socialement très différenciées des pratiques ludomotrices (le terme ergomotricité s’oppose linguistiquement à ludomotricité*).
113Pour des raisons économiques et institutionnelles évidentes, la science de l’individu au travail ou ergonomie s’est considérablement développée depuis de nombreuses décennies. Elle a multiplié ses recherches dont certaines sont d’un intérêt majeur pour la connaissance de la motricité* : analyse des tâches*, étude des apprentissages et des transferts* d’habiletés, mise en évidence de l’importance des données informationnelles, analyse des contraintes de temps et d’espace... Manifestement, l’ergonomie est en avance. Peut-on alors envisager d’en « appliquer » les résultats au jeu sportif* ? La ludonomie serait-elle une application de l’ergonomie ?
114Des obstacles surgissent : la logique interne* des pratiques ergomotrices semble d’une tout autre nature que celle des pratiques ludomotrices. Ces dernières sont orientées vers le plaisir de l’action, la prouesse à accomplir, l’atteinte du record, la recherche du risque, la spectacularité* des rencontres, la victoire sur l’autre... La logique ergomotrice relève de critères nettement différents : tâche pré-définie par des impératifs externes, assujettissement à des normes économiques, objectifs recherchés extérieurs à l’accomplissement de l’action elle-même, respect de consignes formelles d’organisation et de sécurité... Appliquer étroitement aux situations ludomotrices les résultats de l’ergonomie et réduire l’étude du jeu sportif à une analyse de tâche ne serait donc guère recevable. Dans le jeu sportif, l’action motrice* est, d’un point de vue opératoire, à la fois fin et moyen : le jeu se définit et s’épuise en elle ; il n’est rien hors d’elle. Dans le travail classique, l’action motrice est soumise à une production qui, bien que liée à elle, lui reste fondamentalement extérieure ; si extérieure qu’à chaque fois que faire se peut, à cette action motrice on substitue avec profit une machine.
115Les différences sont notoires. Cependant l’arbre ne doit pas cacher la forêt. Lorsque Marcel Mauss traitait des « techniques du corps », il envisageait sans différence aucune dans le même flux d’analyse aussi bien les techniques du quotidien et du travail (bêcher, marcher, défiler, porter, techniques alimentaires...) que les techniques du jeu et du loisir (nager, plonger, courir...) (2). Notons également que le rattachement à la sphère de l’ethnomotricité* est encore plus patent dans le cas des pratiques ergomotrices que dans celui des pratiques ludomotrices : reconversion des postes de travail, dépendance vis-à-vis des machines récentes, création fréquente de pratiques professionnelles nouvelles... Les sociologues du loisir ont d’ailleurs toujours buté sur cette irritante opposition jeu-travail dont ils attestaient la validité sur le plan socio-institutionnel (rémunérations, temps libre, dispositions juridiques), mais dont ils perdaient la pertinence sur le plan du contenu des comportements moteurs*. C’est ainsi que Georges Magnane traduisait ses continuelles hésitations en qualifiant le sport* de « jeu travaillé » et de « travail joué » ((1), p. 166). Et quelles différences motrices pointer quand on observe le football, le hockey sur glace ou le tennis pratiqués en professionnel ?
116Au-delà des disparités institutionnelles, sur le plan opératoire, ergomotricité et ludomotricité renvoient toutes deux à un même champ : le champ de l’action motrice. Les points communs abondent : accomplissement d’une tâche motrice, phénomènes de préaction*, de décision* et de stratégie*, aspects informationnels et énergétiques. Elles relèvent toutes deux de la praxéologie motrice*. Dans cette perspective commune, les recherches en ergonomie peuvent être – et sont souvent – d’un apport précieux pour une étude de l’action motrice, fût-elle ludique.
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117De grandes analogies sont donc incontestables au point de vue opératoire. Il n’en demeure pas moins que l’individu agissant attribue des significations fort divergentes à ces deux types d’activité. La ludomotricité présente souvent un caractère excessif et dispendieux, un aspect de fantaisie primesautière, une dimension imaginaire et paradoxale qui déterminent des structures praxiques originales, notamment dans les jeux sportifs traditionnels*. Ceux-ci offrent au pratiquant des choix véritables, accordent le droit à l’humour et à l’absurde ; ils autorisent même le droit suprême : celui de quitter le jeu. Assujetti aux objets extérieurs, le travail tolère difficilement la fantaisie et les préférences personnelles. À ce titre, le sport, basculant dans l’univers du sérieux et de l’institution, s’éloigne du jeu de tradition et se rapproche du travail.
118Marquée par des contraintes extérieures à son propre accomplissement, l’ergomotricité s’inscrit essentiellement dans le cadre d’un contrôle corporel soumis aux exigences de normes rationnelles.
119 ► Ludomotricité, action motrice, ethnomotricité, praxéologie motrice, jeu sportif.
BIBLIOGRAPHIE
120(1) Magnane (G.).- Sociologie du sport. Paris : Gallimard, 1964.
121(2) Mauss (M.).- Les techniques du corps. In : Sociologie et anthropologie, pp. 363-386. Paris : PUF, 1966.
ESPACE INDIVIDUEL D’INTERACTION
122 ■ Dans les jeux sportifs*, valeur de la surface égale au rapport entre la surface totale du terrain et le nombre total de joueurs simultanément en jeu.
123Dans le cas des sports collectifs, qui sont rigoureusement réglementés, on calcule la surface totale en retenant pour chaque dimension la moyenne arithmétique des deux valeurs extrêmes haute et basse autorisées. Ainsi, pour le basket-ball par exemple, il vient :
124On peut calculer cette valeur d’« espace individuel d’interaction » pour chaque sport collectif puis ordonner ceux-ci sur une échelle correspondant à cette dimension (fig. 14).
Figure 14
Sports collectifs ordonnés selon la dimension « espace individuel d’interaction ».
125Il semble intéressant de confronter la distribution des sports collectifs sur cette dimension avec celle que l’on obtient avec d’autres dimensions, qui prennent en compte d’autres paramètres fondamentaux de ces jeux sportifs : rapports avec autrui (« distance de charge* » et « violence de charge »), rapport avec la balle (« facilité du contrôle technique du ballon »). On constate alors la présence de corrélations très fortes, souvent même maximales, entre ces différentes échelles (figure 15). Ce résultat frappant incline à penser que l’ensemble des sports collectifs forme un système doué d’une grande cohérence interne.
Figure 15
Comparaison des cinq sports collectifs ordonnés selon quatre dimensions sociomotrices capitales. Les corrélations sont impressionnantes : trois paires d’échelles corrèlent à + 1 et les trois autres à. 80.
126 ► Proxémie, locogramme, distance de charge, distance d’affrontement moteur, duel.
ETHNOLUDISME❀
127 ■ Concept ion et constat selon lesquels les jeux sont en consonance avec leur culture d’appartenance, notamment dans leurs caractéristiques de logique interne* qui illustrent les valeurs et la symbolique sous-jacentes de cette culture : rapports de pouvoir, rôle de la violence, images de l’homme et de la femme, formes de sociabilité, contact avec l’environnement...
LE MIROIR D'UNE CULTURE
128Les jeux sont l’un des lieux d’expression d’une culture : par l’espace dont ils disposent, par la temporalité qu’ils imposent, par les communications qu’ils proposent, les jeux sont comme le miroir d’une civilisation. Aux singularités ethniques répondent des originalités ludiques. Le « je » de chaque culture se manifeste dans ses jeux.
129La Paume était inséparable de son contexte matériel et culturel : les dimensions du terrain, les instruments utilisés et les modalités d’interaction adoptées étaient étroitement dépendants des particularités locales, de la forme du lieu d’accueil et des normes de la sociabilité régnante. La Paume moderne, c’est-à-dire le tennis, requiert un espace abstrait et impersonnel, un matériel et des règles rigoureusement identiques pour tous. Le jeu y est standardisé, le code uniformisé. Nous sommes dans un autre univers qui répond à d’autres normes éprises de standardisation et de mesure. L’espace et le règlement du saut en hauteur, du judo ou du football sont les mêmes à Atlanta, Paris ou Sydney. C’est dans cette perspective que l’on peut parler d’une ethnomotricité*, au sens où chaque communauté développe sa propre motricité coutumière liée à sa géographie, sa technique et ses valeurs.
130L’un des premiers auteurs ayant souligné avec insistance le rôle du jeu dans la société est sans contexte Johan Huizinga qui, au cours des années trente, n’a pas hésité à affirmer que toutes les grandes créations sociales se sont directement inspirées des principes du jeu (la justice, l’art, la poésie, la philosophie, la guerre...). La position de cet historien est radicale puisqu’elle prétend que toute activité humaine commence par le jeu et que la culture elle-même est jeu. Se plaçant dans ce sillage ethnologique vingt ans après, Roger Caillois montre qu’il existe une véritable complicité entre chaque société et les jeux dont elle favorise l’épanouissement (1). À son tour, vers la fin des années soixante et durant les vingt années qui suivent, Norbert Elias reprend l’idée de Huizinga selon laquelle le jeu est le modèle de la vie sociale, mais en ciblant l’analyse sur le sport* et en essayant de mettre en lumière les conditions socio-historiques favorables à son émergence (2) (3) (on remarquera qu’Elias ne cite ni Huizinga ni Caillois, et qu’il accorde au sport, parmi les jeux, un rôle capital, alors que Huizinga considère le sport comme une forme dégradée de ces jeux qu’il porte au pinacle). Toujours est-il que ces trois grands auteurs peuvent être considérés comme les pionniers du courant ethnoludique qui revendique une place majeure pour le jeu et/ou le sport au sein des phénomènes sociaux et notamment du processus de civilisation.
131La comparaison entre jeux de continents différents illustre ces traits ethnoludiques : par le nombre massif de joueurs qu’ils mobilisent, par le rôle accordé à la femme, par le rapport à l’espace et aux objets, par leurs structures d’interaction, les jeux asiatiques par exemple se révèlent très différents des jeux africains et des jeux européens. Mais, plus encore, la même région peut offrir des panoramas ludiques très variables selon la succession des époques. Ainsi, l’Europe occidentale (France, Belgique, Pays-Bas, Angleterre...) connut-elle des activités ludomotrices fort différenciées au cours des siècles. Les jeux du Moyen-Âge décrits par Froissart et les enlumineurs seront en partie renouvelés à la Renaissance, ainsi que le révèlent Pieter Bruegel ou Guillaume Le Be ; les jeux du Grand Siècle, tels que les illustre Jacques Stella, portent la marque d’une nouvelle organisation sociale qui va tenter de discipliner le désordre ludique en instaurant la comptabilité et la puissance de la règle. L’évolution vers un impeccable ordonnancement culminera dans le sport du XXe siècle qui, en conformité avec les valeurs de son contexte, favorisera à outrance la compétition, la mesure et la spectacularité*.
132Les contenus et les structures des jeux sont en partie le reflet des modes de relation avec l’environnement et avec autrui que prône chaque époque. C’est en cela que la description des traits d’action motrice* et l’analyse de la logique interne des différents jeux peuvent acquérir une portée sociologique de premier plan.
133Bien que souvent décriés pour leur futilité, les jeux sportifs n’en ont pas moins été parfois mêlés à certains débats de type anthropologique. Nous allons évoquer ces controverses touchant à l’ethnoludisme.
DES JEUX PRIMITIFS AUX JEUX CIVILISÉS ?
134Selon une conception abondamment répandue, les jeux sportifs ont connu une évolution qui, en partant des « petits » jeux de qualité inférieure (les jeux traditionnels*), aurait conduit aux jeux modernes de qualité supérieure (les sports).
135Cette idée reçue s’est imposée de façon massive dans le monde des théoriciens et des praticiens des activités physiques et sportives. De nombreux ouvrages et manuels fondent leur démarche d’apprentissage sur cette conception prétendant aller « du simple au complexe ». Les programmes officiels de formation s’y réfèrent sans l’ombre d’une objection, en proposant des progressions d’enseignement qui commencent par les jeux traditionnels, ces « petits jeux » inférieurs censés être « préparatoires » aux jeux plus élaborés, et qui s’achèvent par les jeux institutionnels*, dits « supérieurs », notamment par leur forme réputée la plus complexe : les sports collectifs.
136On devine là, manifestement, une résurgence du problème qui a secoué l’ethnologie il y a quelques décennies : schématiquement, certains anthropologues considéraient que des cultures « primitives », « inférieures », « prélogiques » avaient précédé les sociétés « civilisées », rationnelles et supérieures des pays industrialisés du monde occidental. Cette position issue des illusions du colonialisme relevait d’un ethnocentrisme flagrant qui a fait long feu.
137Dans le domaine des jeux sportifs, c’est une attitude idéologique de même type – et non dénuée, là non plus, d’arrière-plan politique – qui pousse à opposer les petits jeux des sociétés anciennes, frustes et primitifs, tolérables uniquement avec des débutants, aux jeux plus complexes, supérieurs et civilisés des cultures de haute technologie. Toute analyse sérieuse révèle l’inanité d’une telle position. Les jeux traditionnels et les sports ne sont pas disposés sur une échelle linéaire qui se contenterait d’établir une différence de complexité au bénéfice des seconds. Entre la plupart de ces jeux sportifs, on n’observe d’ailleurs pas une différence de degré, mais plutôt une différence de nature. Cependant, de nombreux éléments possédés en commun rapprochent ces jeux et favorisent des transferts d’apprentissage les uns vers les autres. Par une démarche expérimentale menée auprès de classes d’enfants (5), nous avons ainsi pu montrer que les sports collectifs sont, eux aussi, « préparatoires » (aux jeux traditionnels) ! Et les résultats, statistiquement contrôlés, révèlent qu’un sport habituellement paré de toutes les vertus, en l’occurrence l’athlétisme, ne peut aucunement être considéré comme une activité physique « de base ». Les jeux traditionnels ne sont pas inférieurs aux sports, ils sont autres (et dans certains cas, nous avons d’ailleurs pu montrer qu’ils étaient plus complexes). Dans les jeux institutionnels, certaines dimensions sont à l’évidence remarquablement développées (la mesure et la hiérarchie, la haute technologie, la spectacularité...), mais, dans les jeux traditionnels, ce sont d’autres dimensions, au moins aussi intéressantes, qui connaissent une illustration appuyée (rapport à la nature, subtilité des relations, variété des structures d’interaction...). De toute évidence, le sport représente actuellement le fleuron de l’ethnoludisme de nos sociétés occidentales. Il n’y faut sans doute pas voir l’indice d’une supériorité de ces activités, mais le symptôme de leur remarquable représentativité des normes et des valeurs de notre siècle.
138À ce titre, nous serions quelque peu réticent face aux analyses de Norbert Elias qui fait du sport un témoin, voire un agent du processus de civilisation. La conclusion de l’éminent sociologue du sport est en effet péremptoire : « La sportification, écrit-il, s’est manifestée comme une avancée du procès de civilisation » (3). Cette « civilisation » dont il est ici question, serait-elle la forme achevée de la vie sociale ? Si Norbert Elias a remarquablement montré comment la sportification est étroitement associée à la nature profonde de nos sociétés européennes et, à ce titre, représentative de ses traits fondamentaux, il n’a jamais dévoilé en quoi ces traits seraient supérieurs à d’autres, observables dans les jeux sportifs de cultures différentes. L’idéal de la rencontre sociale « civilisée » serait-il le duel acharné entre adversaires cherchant à se dominer, fût-ce selon des règles acceptées ? Le respect des contraintes et la maîtrise de ses réactions émotives sont à coup sûr des facteurs de civilisation, mais celle-ci se limite-t-elle à ceux-là ? La position de Norbert Elias semble prêter à faiblesse, au moins à ambiguïté. Si le sport a remarquablement épousé les caractéristiques ethnoludiques de son siècle, est-il pour autant l’exemple abouti et souhaitable du jeu civilisé ? Il ne paraît pas interdit d’en douter.
L’UNIVERSALITÉ DU SPORT
139Le sport serait universel ; il serait devenu une activité mondialisée commune à toutes les nations, et il représenterait ainsi la chance d’un langage corporel partagé par tous qu’il convient de développer au maximum : voilà une opinion qui connaît aujourd’hui un grand succès. Que peut-on en dire ?
140Dans la plupart des pays, il est vrai, le spectaculaire développement du sport a entraîné la mise à l’écart des jeux physiques traditionnels. L’ethnoludisme se concentre alors sur une seule frange du spectre ludomoteur. Aux jeux traditionnels localisés qui s’étiolent s’opposent les jeux institutionnels mondialisés qui s’épanouissent. La grande presse est devenue le mode d’expression de la geste sportive. Oubliées les joutes givordines, délaissée la pelote basque, méconnues les pyramides humaines catalanes, dédaignée la lutte sénégalaise, ignoré le buskachi afghan. Ne sont désormais reconnus que les jeux pratiqués au niveau international, et ceux-ci, tels les Jeux olympiques ou la Coupe du monde de football, accèdent désormais à la dimension planétaire.
141Une telle évolution, aussi massive, ne va pas sans soulever quelques interrogations. relatives au devenir des différentes cultures. Une activité physique qui se veut universelle peut-elle encore illustrer l’originalité de chaque culture ? Le paradoxe du sport est bien là : en accédant à la mondialisation, il devient l’activité physique commune à toutes les nations dont les représentants peuvent ainsi aisément se confronter. Il offre un langage corporel partagé. Mais en devenant l’esperanto du corps, le sport ne risque-t-il pas de perdre les particularités des langages corporels propres à chaque culture et d’être en profonde rupture avec eux ?
142En écho, une menace surgit de l’autre bord : en épousant fidèlement les caractéristiques d’un terroir, le jeu traditionnel n’est-il pas voué à rester impénétrable au regard des « étrangers » à ce terroir ? Le risque d’enfermement crispé dans un univers ludique restreint et défensif n’est pas négligeable. Et le paradoxe resurgit sous une autre forme : en souhaitant valoriser et rendre accessibles aux initiés les jeux traditionnels, n’est-on pas exposé à les banaliser afin d’en proposer un spectacle compris de tous ? Chercher à « vulgariser » tel jeu régional, n’est-ce pas le doter d’une logique interne proche de celle du sport, n’est-ce pas finalement risquer de le sportifier ?* Cette perspective ethnoludique soulève des problèmes délicats. Notre société ne peut se figer dans les pratiques ludiques de son passé ; elle se doit d’évoluer en accord avec les tendances de son époque. Sous cet aspect, le sport est manifestement en « consonance » avec les caractéristiques de la culture de masse d’aujourd’hui. Mais une société ne peut pas non plus se mettre en rupture avec sa propre histoire. Le jeu est en quelque sorte la mémoire des gestes du corps, la mémoire des aventures ludomotrices des temps passés. Nous nous préoccupons beaucoup des contes anciens conservés sous forme écrite et orale : peut-être avons-nous trop tendance à oublier les jeux, ces contes accomplis sous forme corporelle ? Les racines d’une culture plongent aussi dans ses jeux. Les rituels ludiques, les modalités de la communication, les multiples formes et formules de jeux, leur imaginaire enfin, constituent un précieux patrimoine culturel qui participe à la définition de cette culture.
★
143Sur le plan restreint de la méthodologie, l’annonce d’une réponse à cette apparente scission entre plusieurs catégories de jeux peut être suggérée en rappelant l’omniprésence des universaux* du jeu sportif ; ceux-ci n’isolent pas telle ou telle catégorie ludique, mais proposent leur canevas fédérateur à tous les jeux quels qu’ils soient, institutionnels ou traditionnels. Ce regroupement de tous les jeux sportifs en un seul ensemble unitaire sous l’égide de l’action motrice offre un évident caractère d’universalité, tout en respectant la multiplicité des variantes culturelles.
144Une unité méthodologique se dégage sur le plan des modèles opératoires, mais il n’en reste pas moins que, sur celui des réalités sociales, la pluralité ethnoludique est patente. Le problème du choix que devront opérer les sociétés face à la diversité ethnoludique reste ouvert.
145► Ethnomotricité, jeu sportif traditionnel, sport, sportification, universaux.
BIBLIOGRAPHIE
146(1) Caillois (R.).- Les jeux et les hommes. Paris : Gallimard, 1958.
147(2) Elias (N.).- La civilisation des mœurs. Paris : Calmann-Lévy, 1973.
148(3) Elias (N.), Dunning (E.).- Sport et civilisation. La violence maîtrisée. Paris : Fayard, 1994.
149(4) Huizinga (J.).- Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu. Paris : Gallimard, 1951.
150(5) Parlebas (P.), Dugas (E.).-Transfert d’apprentissage et domaines d’action motrice. Éducation physique et sport, no 270, mars 1998.
ETHNOMOTRICITÉ
151 ■ Champ et nature des pratiques motrices envisagées sous l’angle de leur rapport à la culture et au milieu social au sein desquels elles se sont développées.
152La grande diversité des caractéristiques présentées par les pratiques corporelles en fonction de l’époque, du lieu et des groupes témoigne de l’influence despotique des normes et des valeurs sociales sur la mise en jeu du corps. Les techniques corporelles sont profondément dépendantes des types de culture : Marcel Mauss (8) semble être l’un des premiers à avoir jeté les bases de ce type de recherche (1934) reprises, sous l’angle socio-historique, par d’autres auteurs tels Norbert Elias (4) et Philippe Ariès (1), et plus récemment par Pierre Bourdieu sous l’angle socio-politique (2), (3).
LE POIDS DES FACTEURS SOCIO-CULTURELS
153Les données ethnomotrices qui mettent en évidence le poids des facteurs socio-culturels sur les pratiques corporelles concernent bien entendu autant les situations psychomotrices* que les situations sociomotrices*. Des conduites* psychomotrices en isolé telles que celles du lancer de poids, de la marche, de la nage ou de la barre fixe correspondent à des comportements, individuels certes, mais intensément façonnés par un rituel social virtuellement toujours présent. Ainsi, la mesure des performances, les classements hiérarchiques, la recherche des records, le degré de violence physique accepté, l’organisation métrique de l’espace, la structure de duel* doivent être considérés comme des particularités ethnomotrices de notre culture sportive actuelle.
154La comparaison des jeux sportifs* français avec les jeux traditionnels* africains (les jeux dogons ou les jeux sahariens par exemple) met en lumière de notables différences (critères de victoire, rôles sociomoteurs*, espaces de jeu, modes de communication et de contact) qui renvoient aux traits marquants de chaque culture : rites de passage, relations sociales, image de la famille, représentation des rôles masculin et féminin, rapport aux éléments de la nature... finalement conception du monde et de la société (5). Le contrat ludique* est fondamentalement un contrat social ; aussi reflète-t-il la façon dont une société aime à se penser, à se représenter ou à se donner en spectacle.
155À côté de cette approche interculturelle classique, on peut également conduire une étude intraculturelle à l’intérieur même d’une société donnée. Ainsi, l’observation banale révèle-t-elle que, dans un même pays, la distribution des activités physiques varie considérablement en fonction des groupes socio-économiques et de leur mode d’utilisation du corps, lui-même lié à un statut et à une éthique sous-jacentes. De nos jours et en France par exemple, la pratique du golf, de l’équitation et du tennis caractérise en général les classes sociales de haut statut, à l’opposé de la pratique de la boxe, de la lutte ou du football observée principalement dans les classes les moins favorisées. Il s’agit bien de pratiques ethnomotrices qui sont la manifestation de sous-cultures parfois très différenciées. L’analyse de la logique interne* de ces activités témoigne de la façon préférentielle dont les membres d’une classe vivent leur corps et le corps d’autrui dans leurs rapports avec l’espace, les objets et les autres ; elle renvoie à un habitus*. L’étude des pratiques ethnomotrices débouche immanquablement sur une morale, sur une éthique de l’excellence motrice.
156L’ethnomotricité peut également être abordée sous l’aspect diachronique : on peut ainsi s’interroger sur l’évolution des pratiques motrices des individus d’une classe donnée au cours d’une période de longue durée. Les différences relevées témoignent-elles d’un changement dans la façon de vivre son corps, dans les schèmes et les valeurs qui y sont attachés ou révèlent-elles une simple recherche de différenciation et d’originalité ? Dans quelles conditions par exemple, les classes favorisées ont-elles délaissé le vélo et le rugby, dans quelles conditions les classes moyennes et populaires accèdent-elles aujourd’hui au ski, au tennis ou au golf ?
LOGIQUE INTERNE DES PRATIQUES ET NORMES SOCIALES
157Un sport* séculaire tel la lutte est susceptible d’apporter quelques éléments de réponse éclairant les questions précédentes. Sport de combat « au contact », la lutte recrute aujourd’hui l’essentiel de ses effectifs dans les couches populaires. Représentant le degré zéro de la distance de garde*, ce jeu de main semble être perçu de nos jours comme un jeu de « vilain » : le corps à corps, peu digne, apparaît roturier. Certains auteurs n’ont pas hésité à affirmer récemment que la lutte n’avait jamais été un sport aristocratique et ne pouvait l’être de par sa nature même de sport de contact. Une telle affirmation est fort aventurée : les analyses penchent rarement pour une relation aussi mécanique entre les faits et les attitudes.
158Les documents historiques sont d’ailleurs catégoriques. Dans un ouvrage déjà ancien, J.-J. Jusserand révèle en effet qu’à la Renaissance la lutte jouissait de la faveur populaire tout en étant également appréciée comme « exercice royal » et « seigneurial ». Il signale que cette pratique semblait un jeu « si intéressant, si utile jadis, que les chevaliers, et même les rois, ne dédaignent pas de s’y livrer » ((6) p. 169).
159L’anecdote du Camp du Drap d’or est restée célèbre : Henri VIII, roi d’Angleterre, provoqua François Ier à la lutte, le prit « par le collet » et « lui donna une attrape ou deux ». Le roi de France « qui est un fort bon lutteur, lui donna un tour et le jeta par terre, et lui donna un merveilleux saut » ((6), p. 177). La cause est entendue : c’est par la lutte, par l’affrontement au corps à corps que deux rois s’esbaudissent et se mesurent. Il est donc clair que la même pratique peut susciter des attitudes très dissemblables non seulement de la part des différentes classes sociales mais aussi de la part de la même classe à des époques ou dans des lieux différents : « distinguée » en deçà du XVIe siècle, roturière au-delà.
160La relation entre une pratique ludomotrice et les attitudes sociales qu’elle déclenche n’est donc pas mécanique. Comment interpréter de telles fluctuations ? Jusserand lui-même nous met sur la piste : « Rois et princes, écrit-il, prenaient part aux guerres, se battaient de leur personne, et comme on ne se tuait pas alors à grande distance et que c’était même un point d’honneur que de se lancer dans la mêlée (...) il faisait bon avoir les reins solides et le bras musclé » ((6), p. 169). Pour tenir son rang, il fallait entrer en mêlée et se battre au corps à corps ; il y allait de son honneur. À cette époque, reculer était infâme ; plus tard, compte tenu de l’évolution des batailles, reculer deviendra une tactique intelligente. L’historien des jeux a parfaitement perçu le renversement des valeurs : « On a fait, depuis, commente-t-il, intervenir en ces matières des questions de dignité, mais alors rien ne semblait plus noble, plus respectable et plus digne que de donner des preuves de sa force » ((6), p, 169).
161Les avatars de la lutte sont ainsi révélateurs de certaines attitudes d’adhésion ou de rejet à l’égard des pratiques ludomotrices. La logique interne de la situation (distance de garde annulée, duel au corps à corps, grande dépense d’énergie et valorisation de la puissance musculaire dans ce cas) intervient essentiellement dans la relation qu’elle entretient avec les attentes et les valeurs dominantes de la communauté considérée. Si les normes de l’excellence changent, une activité précédemment choyée pourra à son tour être repoussée. Une spécialité sportive n’a de fortes chances de plaire à un groupe que si sa logique interne est conforme à l’habitus de ce groupe.
162C’est dans cette perspective que Pierre Bourdieu développe une théorie de « l’habitus de classe » très approfondie et novatrice sous cet angle : il resitue les préférences sportives dans l’espace des styles de vie, eux-mêmes prédéterminés par le volume et la structure du capital des individus concernés. Le principe qui est à la racine du choix des pratiques sportives, des goûts et des changements de goûts, c’est, ici comme ailleurs, affirme cet auteur, la recherche de la distinction (2), (3).
L’ENRACINEMENT SOCIAL DE LA MOTRICITÉ*
163On devine combien le point de vue sociologique prend le contre-pied de la conception traditionnelle en éducation physique* qui, ignorant superbement le contenu social des pratiques sportives, les considère exclusivement sous l’aspect technique et biomécanique. Une telle remise en cause des données internes apparemment incontournables peut être rapprochée des apports récents et spectaculaires de la sociolinguistique : des chercheurs tels Bernstein et Labov ont montré que les énoncés de l’individu parlant ne peuvent être expliqués uniquement par la structure interne du langage. Ainsi, Labov met-il par exemple en évidence que les unités phonologiques elles-mêmes – unités pourtant réputées pour leur stabilité – peuvent être influencées par les conditions conflictuelles du contexte socio-économique intervenant alors à titre de causalité externe. Beaucoup plus labiles que les phonèmes, les traits internes des pratiques ludomotrices risquent bien davantage d’être modifiés par les déterminants sociaux externes ! Outre la recherche de distinction, on pourra s’interroger sur l’influence de la spectacularité* des rencontres sportives, des mécanismes de centralisation et de diffusion de l’autorité portés par le sport, des perturbations éventuelles causées par les effets pervers ludiques*...
164Si les interprétations du contenu social des pratiques ludosportives varient incontestablement selon les auteurs, un fait majeur est reconnu par tous : les techniques du corps, les conduites motrices sont modelées par le groupe social. Un anthropologue aussi peu suspect de complaisance que Claude Lévi-Strauss l’affirme clairement : « Chaque technique, écrit-il en introduction de l’œuvre de Mauss, chaque conduite, traditionnellement apprise et transmise, se fonde sur certaines synergies nerveuses et musculaires qui constituent de véritables systèmes, solidaires de tout un contexte sociologique » ((7), p. XIII). Prolongeant son propos, il constate que cette solidarité culmine dans « ces grandes constructions à la fois sociales et physiques que sont les différentes gymnastiques » ((7), p. XIII). L’enracinement social de la motricité et de l’éducation physique quitte le domaine de l’allusif pour être ici affirmé sans ambages.
165Le concept d’ethnomotricité s’appuie sur une éclosion récente de travaux en sciences sociales – à peine suggérés dans les lignes précédentes – travaux qui semblent promis à des développements florissants dans les années à venir. Ce point de vue renouvelle l’approche traditionnelle des sports et des jeux et sollicite le praxéologue. À condition pour celui-ci de ne pas s’essouffler en voulant essentiellement indexer et réduire chaque sport à une classe sociale dans une sorte de puzzle un peu trop pré-déterministe. Remplacer l’ancien diktat bio-mécanique par un nouveau primat sociologique, ce ne serait éviter Charybde que pour mieux heurter Scylla. Il semble beaucoup plus intéressant de considérer les incontestables pesées sociales comme un ensemble de contraintes informelles qui s’ajoutent et se mêlent aux contraintes formelles des règles ludiques, puis d’observer de quelle façon l'individu agissant et décidant, plongé dans ce double jeu de contraintes, opère ses choix praxiques et développe ses propres stratégies motrices*.
166En introduisant la dimension culturelle et socio-politique, le concept d’ethnomotricité replace l’action motrice* dans le champ historique et social qui en est l’indéclinable ancrage. Les conduites motrices ne peuvent être séparées de leur contexte d’accomplissement ; cependant, il reste hors de question de les réduire à ce dernier. L’action motrice possède sa propre pertinence* qui n’est pas réductible à cette approche sociologique.
167 ► Habitus, spectacularité sportive, logique interne, action motrice, contrat ludique.
BIBLIOGRAPHIE
168(1) Ariès (Ph.).- L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime. Paris : Seuil, 1973.
169(2) Bourdieu (P.).- Pratiques sportives et pratiques sociales. VIIe Congrès international de l’HISPA, pp. 17-37. Paris : INSEP, mars 1978.
170(3) Bourdieu (P.).- La distinction. Critique sociale du jugement. (Notamment pp. 189-248). Paris : Les Éditions de Minuit, 1979.
171(4) Elias (N.).- La civilisation des mœurs. Paris : Calmann-Lévy, 1973.
172(5) Griaule (M.).- Jeux dogons. Travaux et mémoires de l’Institut d’ethnologie XXXII Paris 1938.
173(6) Jusserand (J.-J.).- Les sports et jeux d’exercice dans l’ancienne France. Paris : Plon, 1901.
174(7) Lévi-Strauss (C.).- Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss. In : Sociologie et anthropologie, pp. IX-LII.- Paris : PUF, 1966.
175(8) Mauss (M.).- Les techniques du corps. In : Sociologie et anthropologie. Paris : PUF, 1966.
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Dopage et performance sportive
Analyse d'une pratique prohibée
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Nutrition et performance en sport : la science au bout de la fourchette
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