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p. 90-116
Texte intégral
DÉCENTRATION SOCIOMOTRICE
1 ■ Processus par lequel une personne agissante adopte le point de vue d’un autre participant en essayant de « se mettre à sa place ».
2C’est en essayant de prendre la position de cet autre participant (champ visuel, distances d’intervention, angle de tir, risques courus, possibilité de charge violente...) que le joueur se décentre et saisit alors la situation motrice*.
3La décentration, qui sous-tend l’empathie*, joue un rôle capital dans les actions coordonnées entre équipiers et face aux adversaires (combinaisons collectives d’attaque, feintes de connivence, esquive...) ; elle est à la racine des conduites d’interaction* qu’on retrouve dans tous les jeux sportifs* collectifs (hand-ball, Balle au but, Chandelle, Sept cailloux...). Ses manifestations, timides chez le jeune enfant (trop ego-centré), deviennent de plus en plus observables au fur et à mesure que l’enfant grandit, qu’il accède à une maturité affective et à une maîtrise cognitive plus affermies.
4Les situations d’antagonisme obligent à tenir compte du point de vue d’autrui sous peine de sanction immédiate. Aussi peut-on penser que la décentration sera sollicitée et son développement particulièrement favorisé dans les situations qui font appel à la contre-communication motrice* (sports collectifs, jeux sportifs traditionnels*...).
5 ► Empathie sociomotrice, interaction motrice, situation motrice, préaction, intelligence sociomotrice.
DÉCISION MOTRICE
6 ■ Conduite motrice* manifestant dans son accomplissement un choix lié à l’incertitude* d’une situation *. Cette décision présente l’originalité de prendre corps dans un comportement moteur*, au cours du flux même de l’action, et de participer sur le champ à la résolution d’une tâche motrice*.
7Un gardien de but qui sort subitement de sa cage pour renvoyer du poing la balle qu’un adversaire tente de reprendre de la tête, un kayakiste qui, face à un chaos de « cailloux », improvise tout à trac sa trajectoire, un joueur de Barres qui démarre à toute vitesse de sa ligne de camp afin de toucher le poursuivant de son partenaire menacé, toutes ces conduites manifestent des décisions motrices, prises en situation d’incertitude. À vrai dire, on ne peut parler de décision qu’en présence d’incertitude. Celle-ci peut être due aux initiatives d’autrui (situations sociomotrices*) ou aux réactions du milieu physique (notamment certaines situations psychomotrices*).
8Le propre de ce type de décision est de prendre corps dans un comportement moteur et, plus encore, de se définir par les caractéristiques mêmes de ce comportement moteur. Très souvent, une décision est en réalité une pré-décision, répondant à une pré-perception, qui déclenche des actes d’anticipation motrice*. Tous ces comportements appellent une activité sémiotrice* qui assure un décodage continuel de l’environnement et qui rend signifiants, avec un risque d’erreur non négligeable, des faisceaux de stimuli identifiés comme des indices*. Ces données informationnelles sont constamment traitées en termes d’actes à entreprendre, en termes de préactions*. Le footballeur, par exemple, décide d’envoyer la balle là où ne se trouve actuellement aucun joueur : il a perçu la course de son ailier, son changement de pied et sa brutale accélération comme un praxème* d’appel de passe vers l’intervalle libre dans lequel justement il lance le ballon. Bien avant la porte de slalom, le skieur amorce une prise de carres et engage son virage, non pas essentiellement pour franchir cette porte, mais pour se mettre dans les conditions favorables à l’enchaînement ultérieur de la prochaine chicane. Là encore, la décision motrice s’inscrit dans l’espace et dans le temps, dans des manifestations corporelles d’accomplissement de la tâche motrice. Les différentes décisions prises sur le champ déterminent des séquences comportementales qui définissent une stratégie motrice*.
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9La pratique d’une activité sportive appelle de nombreuses décisions qui ne sont pas des décisions motrices. Un pilote automobile, par exemple pour s’adapter aux conditions atmosphériques, peut décider, en cours de compétition*, de changer de pneumatiques. Cette option sera peut-être déterminante pour l’issue de la course : elle résulte d’une évaluation des multiples éléments de l’épreuve, de ses aspects techniques et tactiques. Cependant, elle ne se caractérise pas par un comportement moteur décisoire comme on pourrait l’observer dans un comportement de prise de virage ou de contre-braquage ; dans le cas limite du changement de pneumatiques, ce seront d’ailleurs souvent des mécaniciens – et non le pilote lui-même – qui effectueront l’opération ! De telles décisions, de type cognitif, sont fréquentes dans les activités ludosportives associées à des engins ou des appareils, dans les pratiques qui demandent des choix d’itinéraires (pilotage de véhicule, voile, plongée sous-marine, spéléologie, vol à voile, vol libre, montgolfière, randonnées, course d’orientation...).
10Bien que n’étant pas à proprement parler « motrices », ces conduites de choix de type cognitif entraînent bien entendu d’importantes répercussions sur la dimension motrice. Complémentairement, les décisions motrices engagent une dimension cognitive déterminante : appréciation des intervalles, des vitesses, des distances ; évaluation des durées, des accélérations, des décélérations ; estimation des rencontres, des convergences, des dépassements ; décodage des stimuli en tant qu’indices prenant leur signification au sein d’un système de signes*. Le pratiquant apprécie les éléments en termes de probabilité subjective et leur accorde un degré de confiance variable qui engage la prise d’un risque (et la dimension affective, toujours présente, resurgit ici en pleine lumière). Cette part de subjectivité lie très étroitement les données cognitives et les données affectives à la compétence motrice ; elle est indissociable de l’action corporelle originale qui fonde toute décision motrice.
11On peut considérer que, pour une grande part, l’éducation physique* est une éducation des conduites de décision motrice.
12 ► Incertitude, indice, préaction, décodage sémioteur, stratégie motrice.
DÉCODAGE SÉMIOTEUR
13 ■ Processus d’interprétation de l’environnement et/ou du comportement* d’autrui à l’aide de codes acquis lors d’expériences antérieures, et qui se manifeste au cours même de l’action motrice* du pratiquant.
14De prime abord, dans l’action en solitaire (ski, kayak, escalade, moto verte...), cette reconnaissance d’indices*, ce décodage apparaissent comme une banale « lecture » du milieu. En réalité, le phénomène est un peu plus complexe. Ce décodage dépend profondément de la qualité de l’action motrice du sujet agissant, de son niveau de pratique, de ses réactions émotives, du rapport qu’il entretient avec son corps. Il ne représente pas une réponse abstraite : son originalité est de s’inscrire dans une conduite motrice* d’ajustement à la situation, à la neige, à l’eau, à la paroi, au relief du terrain.
15Dans les situations sociomotrices* (sports collectifs, tennis, les Barres, les Trois camps...), chaque joueur se livre à une « lecture » d’autrui. Il décèle spontanément les gestèmes* et cherche plus subtilement à reconnaître les praxèmes* selon un code sémioteur* rarement conscient. Mais ici encore, on assiste à bien autre chose qu’à une simple lecture ; en effet, le décodage est toujours à replacer dans la perspective de la stratégie* d’autrui, qui accorde souvent une place éminente à la feinte et rend par là ce décodage irréductible à un simple déchiffrement conventionnel. D’autre part, le comportement de l’autre est influencé par ma propre action, par mon propre encodage corporel ; le protagoniste tient compte de ce qu’il pense que je pense de son comportement : il anticipe mes propres anticipations*.
16Ces phénomènes très complexes, touchant à la préaction*, fonctionnent au second degré, selon un incessant va-et-vient dans lequel l’empathie sociomotrice* tient une grande place. Ils révèlent qu’il n’y a pas simple lecture mais interprétation subjective liée à des références apparemment objectives ; ils montrent surtout que le propre encodage comportemental du « lecteur » est un élément-clef de sa « lecture ». Autrement dit, il ne s’agit pas d’une simple opération de réception, mais d’un processus d’émission-réception, de décodage-encodage, lors duquel l’action du décodeur est cruciale. Toutes ces remarques soulignent le caractère parfois très élaboré des opérations sémiotrices* et des capacités cognitives qu’elles mettent à l’épreuve.
17 ► Sémiotricité, indice, décision motrice, code sémioteur, préaction.
DÉFINITION OPÉRATIONNELLE❀
18 ■ Définition à dominante descriptive, énoncée en termes concrets d’opérations ou d’actions observables, avec le souci de dégager les traits pertinents identifiables, susceptibles d’être soumis à contrôle et éventuellement mesurés.
19L’ensemble des sciences humaines et sociales s’est délibérément orienté vers des définitions dites opérationnelles. Une telle attitude ne se limite pas à un problème de vocabulaire mais engage une conception et une méthodologie fondamentalement nouvelles relativement aux anciennes théories.
20S’il est vrai que le behaviorisme a joué un rôle éminent dans cette prééminence du comportemental et de l’observable, cette orientation est aujourd’hui un acquis qui déborde largement ses origines. Les conceptions cognitivistes par exemple, de type mentaliste, qui condamnaient férocement le behaviorisme, l’ont adoptée elles aussi : les comportements observables deviennent alors les indicateurs d’opérations mentales dont on fait l’hypothèse.
UNE EXIGENCE MÉTHODOLOGIQUE
21Une définition opérationnelle peut se présenter comme le résumé des conditions permettant de produire, d’observer et de décrire le phénomène observé. Ainsi définira-t-on l’ascendant d’un membre d’une équipe par le nombre de choix de leadership adressés à cette personne par ses camarades de groupe au cours d’une enquête sociométrique. De même, l’endurance d’un coureur sera-t-elle définie par les résultats enregistrés lors d’un test physiologique dans des conditions de passation rigoureusement standardisées. L’exigence méthodologique et la perspective expérimentale président à ce type de définition qui accepte bien entendu, selon le cas, des degrés d’opérationnalisation* plus ou moins prononcés.
Les universaux
22Dans l’arsenal des procédures opérationnelles, figure en bonne place l’élaboration de modèles*. Par construction même, un modèle se veut une mise en forme – ou en formule – des opérations pertinentes qui caractérisent la situation étudiée. Ainsi, les universaux* des jeux sportifs* présentés dans ce Lexique sont-ils définis à partir d’éléments objectivement repérables qui se combinent selon des opérations précises. Ce souci de démarche et de définition opérationnelles explique que l’on débouche sur des représentations du fonctionnement ludosportif sous forme de graphes, de matrices ou de réseaux, configurations qui autorisent une vérification rigoureuse des propositions avancées (réseau des communications motrices, support de marque, système des scores, réseau des rôles sociomoteurs...). La modélisation* est à coup sûr une des voies royales de l’opérationnalisation dans le domaine de la recherche.
23Il est vrai que, portés par cet élan, des excès peuvent être commis, rendant la définition franchement réductrice. On connaît la célèbre formule d’Alfred Binet qui, mi-sérieux, mi-ironique, à la question : « Qu’est-ce que l'intelligence ? » répondit : « C’est ce que mesure mon test ! » Le risque de plier indûment les faits à l’outillage d’observation et d’évaluation n’est pas négligeable, et tout chercheur doit être vigilant sur ce point. Mais il ne faut pas non plus que ce risque rende pusillanime et empêche d’avancer.
Le cas du transfert
24À titre d’exemple, portons notre attention sur une entrée de ce Lexique qui a donné lieu à une définition opérationnelle typique : le « transfert » d’apprentissage*. Cette définition n’a pas cherché à proposer une interprétation du phénomène et de ses mécanismes supposés, en liaison avec telle ou telle théorie particulière (d’autant que le débat scientifique sur ce sujet reste aujourd’hui toujours ouvert). Dans une perspective expérimentale classique, le transfert a été caractérisé par des effets observables, en précisant les conditions globales qui permettent de les mettre en évidence et de les mesurer. Le critère décisif est la possibilité de traduire la définition en une procédure expérimentale effective. Ici, la définition du transfert a pu être transcrite en plans expérimentaux qui illustrent les conditions de mise à découvert du phénomène et les résultats susceptibles d’être obtenus.
ÉVITER LA CONFUSION
Les concepts fondateurs
25Tous les concepts ne peuvent bénéficier d’une définition opérationnelle. Certains d’entre eux proposent une orientation de la réflexion, ouvrent un champ à explorer, dégagent une nouvelle façon de poser le problème. Le terme « action motrice »* par exemple, fait partie de ces concepts fondateurs qui ouvrent des perspectives plus qu’ils n’assignent de limites objectives. On pourrait s’étonner de la difficulté à circonscrire avec précision les notions d’action motrice et de praxéologie motrice* ; mais serait-on plus heureux avec la définition de termes aussi essentiels que vie, fondant la biologie, ou que psyché fondant la psychologie ? Les concepts-phares qui permettent d’identifier des champs ou des phénomènes marquants, jouent un rôle capital dans le développement théorique, mais ils doivent rapidement être relayés par d’autres termes opérationnels en prise directe sur une méthodologie d’observation. Ainsi action motrice est-il immédiatement relayé par le concept de logique interne* qui va s’appuyer sur des traits praxiques* pertinents, parfaitement identifiables : rapports à l’espace, au temps, aux engins, à autrui.
Psychomotricité et sociomotricité
26Traditionnellement, dans le domaine de l’éducation physique* et du sport*, la réflexion s’est située aux antipodes des exigences des définitions opérationnelles. Ce secteur, dont on se plaît pourtant à souligner les aspects concrets et objectifs liés au terrain, a paradoxalement donné naissance à une surabondance de discours passionnels, spéculatifs à l’excès, dégagés de toute vérification. Comment ne pas être étonné par exemple devant l’inconsistance des définitions du terme sport ?
27La réticence à raisonner en termes de définition opérationnelle apparaît devant les difficultés parfois soulevées par la distinction proposée entre psychomotricité* et sociomotricité*. Ces deux termes font souvent surgir des discours très généraux où se mêlent des considérations psychologiques, sociologiques ou philosophiques, alors qu’il s’agit simplement de faire une différenciation entre les pratiques accomplies en solo et celles effectuées en interaction motrice* avec autrui. Ces définitions ne dépendent d’aucune théorie psychologique ou culturaliste particulière. De type opérationnel, elles ne visent qu’à éviter la confusion entre deux types de situations motrices* radicalement dissemblables. Le trait distinctif utilisé – l’interaction motrice – est observable et clairement identifiable, donnant lieu ainsi à des définitions contrôlables. Il convient de ne pas s’égarer : les origines sociales de ces pratiques, l’influence des spectateurs sur leur déroulement, le rôle des enjeux économiques ou politiques, relèvent de problèmes passionnants mais d’un tout autre ordre. Le but d’une définition est d’identifier les traits distinctifs conférant son identité au phénomène étudié, et non de proposer une analyse approfondie de ce phénomène et des variables qui peuvent l’influencer.
28La distinction précédente, entre psychomotricité et sociomotricité, ne préjuge pas des multiples processus pouvant se faire jour dans l’infinie variété des situations motrices. Le problème reste ouvert à de multiples interprétations, éventuellement opposées. S’il en est besoin, de nouvelles distinctions opérationnelles plus fines pourront être proposées, afin de respecter les originalités du terrain. Si l’interaction motrice témoigne d’un antagonisme, on parlera de contre-communication motrice* (judo, escrime, tennis), et l’on pourra distinguer, au sein des situations sociomotrices*, les activités de coopération et les activités d’opposition. Parallèlement, dans les situations psychomotrices*, on fera une place aux situations de co-motricité* qui s’accomplissent en co-présence ; à côté des pratiques de pur solo, on distinguera en effet les pratiques certes effectuées en compagnie, mais qui n’impliquent pas d’interaction motrice nécessaire à l’accomplissement de la tâche (certaines activités de loisir : jogging, natation, vélo...). Il s’agit donc, tout banalement, de soumettre l’investigation des pratiques corporelles aux règles classiques d’une démarche rigoureuse.
29S’il ne veut pas se cantonner dans les discours emphatiques, idéologiques ou naïvement angéliques, le champ des activités physiques et sportives doit accepter de se plier aux contraintes de la recherche scientifique. Et l’une de ces contraintes, parmi d’autres, est de s’appuyer, autant que faire se pourra, sur des définitions opérationnelles.
30 ► Logique interne, transfert d’apprentissage, modèle, universaux, sociomotricité.
DÉSPORTIFICATION❀
31 ■ Processus par lequel un sport* perd son statut officiel, parce qu’il apparaît désormais désuet ou parce qu’il est pratiqué selon des règles non reconnues par les instances officielles.
32Des spécialités sportives qui avaient donné lieu à des championnats ou qui avaient été promues sports olympiques ont parfois subi un brutal déclin et ont disparu de la scène : la course de roulage de tonneaux, les courses cyclistes en tandem, le saut en hauteur et en longueur sans élan, le hand-ball à onze... L’influence de la mode, les enjeux économiques, le privilège accordé au pays d’accueil des compétitions, l’évolution de la sensibilité collective jouent un grand rôle dans ces fluctuations. Telle logique interne* qui rit vendredi, dimanche pleurera.
33Actuellement, un grand nombre d’activités se désportifient, notamment certains sports collectifs : ainsi sont nés certains sports de rue (basket, football, hockey, volley-ball de plage...) qui connaissent aujourd’hui une pratique intense sous de nouvelles conventions, certes inspirées du sport de référence, mais dont les modalités de mise en pratique sont indiscutablement nouvelles (moindre effectif, espace transformé, durée modifiée, scores d’un autre type, absence d’arbitre, notion d’équipe différente...). Ces activités retrouvent ainsi longtemps après, dans un contexte nouveau, leur ancien statut de jeu sportif traditionnel* qu’elles avaient abandonné pour devenir des sports. Et la chaîne des transformations peut parfois se prolonger encore par une nouvelle mutation : ainsi, le volley-ball de plage, qui s’était résolument démarqué du sport officiel de salle, a-t-il étonnamment reconquis un statut de sport en devenant sport olympique aux Jeux d’Atlanta, avec les règles originales du jeu de plage de type 2 x 2 qui se sont imposées. Cette resportification témoigne des évolutions tourmentées de la société d’accueil et des conflits qui opposent les détenteurs de la légitimité sportive aux adeptes d’une pratique plus informelle, davantage accordée à leur plaisir d’acteur libre.
34Ces transformations des activités physiques, illustrables par un recueil de données empiriques abondantes, représentent des indicateurs intéressants de certains conflits qui traversent la société. Les choix des formes d’action motrice* dominante deviennent les révélateurs de tensions collectives et d’une modification des aspirations sociales.
35 ► Sport, sportification, jeu sport institutionnel, jeu sport traditionnel, logique interne.
DIDACTIQUE❀
36 ■ Organisation des contenus et des procédures d’enseignement qui prend corps dans des situations d’apprentissage éventuellement hiérarchisées, tout en étant dépendante des objectifs et des stratégies pédagogiques adoptées.
37Les propositions didactiques sont liées aux orientations pédagogiques choisies. Elles se traduisent par des séquences d’enseignement respectant certaines progressions, par des programmations et des programmes. La didactique n’est pas une science mais une technologie opératoire qui détermine l’agencement des situations d’enseignement soumises aux exigences du projet pédagogique.
38En éducation physique, a su s’imposer une tradition didactique ancienne qui a connu de nombreuses heures de gloire avec de remarquables travaux, tels ceux de la Méthode naturelle de Georges Hébert, de la Méthode française de Georges Demeny, des méthodes de maintien, de la Méthode psycho-cinétique de Jean Le Boulch ou des différentes méthodes sportives. L’originalité de certaines tentatives didactiques modernes est d’envisager une démarche expérimentale, afin d’analyser les situations d’enseignement et leurs effets auprès des apprenants.
39La didactique est relativement à l’abri des remises en cause normatives puisqu’elle intervient sur le « comment » et non sur le « pourquoi » (qui est de la responsabilité de la pédagogie). En s’appuyant sur un jeu d’hypothèses contrôlées et de résultats expérimentaux, elle peut offrir des dispositifs précis, et en principe opérationnels, au service des stratégies pédagogiques.
40La didactique de l’éducation physique est une branche de mise en œuvre d’une pédagogie* des conduites motrices*. Elle est liée à une analyse de la logique interne* des situations motrices* et à la mise à découvert des mécanismes d’influence qui s’exercent sur ces conduites motrices. Elle débouchera nécessairement sur une identification des grands domaines* d’action motrice qui deviendront les référents parmi lesquels l’éducation pourra choisir en fonction des finalités retenues et de son projet pédagogique.
41 ► Pédagogie, éducation physique, domaine d’action motrice, logique interne, conduite motrice.
BIBLIOGRAPHIE
42(1) Arnaud (P.).- La didactique de l’éducation physique. In : La psychopédagogie des activités physiques et sportives. Toulouse : Privat, 1985, pp. 214-277.
43(2) Chevallard (Y.).- La transposition didactique. Du savoir savant au savoir enseigné. Grenoble : La Pensée sauvage, 1985.
44(3) Parlebas (P.).- Didactique et logique interne des APS. Éducation Physique et Sport, no 228, mars-avril 1991, pp. 9-14.
DISTANCE D’AFFRONTEMENT MOTEUR
45 ■ Distance codifiée (moyenne) qui sépare deux adversaires d’un jeu sportif* au moment de leur affrontement direct.
46Réglementée par le code de jeu, cette distance est liée au mode de « contact » autorisé : possibilités de frappe ou d’empoignade, utilisation d’engins ou d’« armes » (épée, canne...). Elle participe de la codification de la contre-communication motrice*, obligeant les manifestations de l’agressivité et de la violence à se couler dans le moule de la ritualisation compétitive.
LES ÉCHELLES DE DISTANCES INVERSÉES
47La distance d’affrontement moteur revêt deux formes caractéristiques selon le type de pratique :
- la distance de garde* : dans les duels* sociomoteurs à deux adversaires en face à face : sports de combat, escrime, tennis ;
- la distance de charge* : dans les jeux d’équipes, jeux sportifs traditionnels* (Drapeau, Balle au but, Prises de foulards...) ou jeux sportifs institutionnels* (sports collectifs : rugby, hand-ball, basket-ball...).
48On peut observer un phénomène étonnant : la violence de l’affrontement croît avec l’augmentation de la distance de garde dans les sports de combat alors qu’à l’inverse, cette violence décroît avec l’augmentation de la distance de charge dans les sports collectifs. Ce renversement tient à la logique interne* de ces deux catégories de pratique.
49En sport de combat, l’espace-cible n’est autre que le corps de l’adversaire : l’objectif de chaque combattant est bel et bien une cible humaine ; prendre du champ accorde la possibilité de se donner de l’élan, de devenir plus percutant et plus efficace. La mise hors de combat de l’adversaire (« knock-out » de la boxe, « ippon » du judo ou « tomber » de la lutte) sanctionne la victoire du combattant qui a porté l’action.
50En sport collectif, le facteur pertinent n’est plus l’espace-cible, en l’occurrence toujours extérieur au corps de l’opposant (« cage » de football, « panier » du basket-ball), mais la facilité permise de maîtrise du ballon, notamment en déplacement. Plus le joueur a la tâche facilitée par le règlement, plus son adversaire est autorisé à le charger de près (cf. figure 15). Ainsi, à l’une des extrémités de l’échelle, le joueur de rugby qui peut contrôler la balle de la main ou du pied et se déplacer avec elle à son gré est-il le plus exposé à la violence de la charge ? Et, à l’autre extrémité, le volleyeur dont le délicat contrôle du ballon est strictement limité à la fugacité d’une frappe, est-il totalement protégé de son opposant par le filet et les interdits de contact ?
51La distribution graduée de ces distances d’affrontement moteur, ordonnées à l’intérieur d’une catégorie de pratiques, et inversement ordonnées d’une catégorie à l’autre, semble bien montrer que les spécialités sportives fonctionnent comme des systèmes. Les valeurs réglementées de ces distances peuvent être considérées, au sein de chaque système, comme un indicateur de la violence autorisée.
VIOLENCE PHYSIQUE ET SOCIÉTÉ
52Il semble souhaitable de réinsérer ces pratiques dans le contexte sociologique et historique qui en constitue la matrice. À chaque société, on peut ainsi indexer un degré de violence des pratiques ludomotrices, lié à coup sûr à des traits sociopolitiques profonds : limite des pouvoirs de l’individu face à la loi, valeur accordée à l’antagonisme et à la compétition*, légitimité de la violence sur autrui, contrôle social des dépenses énergétiques improductives... Les pratiques s’éclairent et prennent sens quand on les replace dans le cadre d’accueil des communautés qui les enfantent.
53C’est dans cette perspective que la notion d’ethnomotricité* prend sa pleine signification. La codification de la contre-communication motrice fonctionne comme une domestication institutionnelle des rapports humains et de la violence. L’institution sportive tend à domestiquer de très près la sauvagerie du milieu (cf. domestication/sauvagerie*) ; mais elle tient encore plus à domestiquer la sauvagerie potentielle des rapports inter-individuels, la sauvagerie du combat physique et des chocs corporels. La ritualisation de l’affrontement sportif favorise de la part des pratiquants l’intériorisation des normes d’antagonisme édictées par la société et développe le « poliçage » souhaité des comportements. Aux combats sauvages, sanglants et jonchés de cadavres des jeux de l’Antiquité ou des jeux médiévaux, s’opposent les combats policés et très édulcorés du sport* moderne.
54L’auteur qui a proposé l’analyse la plus originale dans cette voie est à coup sûr Norbert Elias. Cet anthropologue défend l’idée-force selon laquelle une des fonctions essentielles du sport serait de permettre à l’État-nation de contrôler et même de monopoliser le droit à la violence physique (1). En réglementant l’affrontement corporel, l’institution sportive se fait le relais de la puissance étatique qui peut ainsi contrôler l’exercice de la brutalité sur les corps et en détenir seule la légitimité. De l’antiquité à nos jours, la violence physique n’a pas augmenté, comme on le croit souvent, mais franchement diminué ; en revanche, la sensibilité à l’agression s’est fortement accrue, le seuil de tolérance considérablement abaissé. L’évolution qui a conduit au contrôle de la violence corporelle s’est associée à un accroissement corrélatif du pouvoir de l’Etat qu’elle a ainsi contribué à affermir.
55La codification institutionnelle des distances d’affrontement moteur traduit un phénomène-clef indiscutable du sport moderne : l’édulcoration de la violence. Sous cet angle, le contrat ludique*, et ici plus particulièrement le contrat proprement sportif, apparaît à nouveau comme un élément essentiel de la socialisation, c’est-à-dire du processus de mise en conformité avec les normes dominantes.
56 ► Distance de charge, distance de garde, duel, sport, contre-communication motrice.
BIBLIOGRAPHIE
57(1) Elias (N.).- Sport et violence. In : Actes de la recherche en sciences sociales, pp. 2-21, no 6, 2e année. Paris : 1976.
DISTANCE D’ATTENTE
58 ■ Distance moyenne qu’un joueur laisse entre lui et le détenteur du droit de prise (dans certains jeux sportifs* le détenteur de la balle).
59Cette distance joue un rôle de premier plan dans de nombreux jeux sportifs traditionnels*, tels la Balle assise ou la Balle au chasseur, dans lesquels la cible visée par le porteur de la balle est le corps d’un autre joueur.
60Cette distance, non réglementée, varie au gré des participants. Elle témoigne des relations d’affinité, d’antagonisme ou d’indifférence qui lient les joueurs entre eux ; elle illustre aussi certains aspects de la personnalité des joueurs : désir d’être le point de mire, conduites de provocation, de prise de risque ou de recherche de sécurité.
61 ► Jeu sportif, proxémie, locogramme, empathie sociomotrice, interaction motrice.
DISTANCE DE CHARGE
62 ■ Distance d'affrontement moteur qui sépare deux adversaires d’un jeu sportif* quand l’un « charge » l’autre qui possède le ballon.
63Cette distance, objectivement observable et qui dépend du code de jeu, est une caractéristique de chaque sport* collectif. On constate que plus elle est faible, plus grande est la violence du contact. On peut ainsi distinguer :
Figure 8
Sports d’équipes ordonnés selon la « distance de charge ».
- des sports dont la distance de charge est quasi nulle : la charge s’effectue au corps à corps, à distance zéro (placage, mêlée au rugby) ;
- des sports dont la distance de charge est faible : le contact est parfois interdit (basket-ball) ou possible tout en étant soumis à de nombreuses restrictions (hand-ball, football). L’affrontement se réalise ici dans « l’espace proche » des joueurs ;
- des sports dont la distance de charge est importante : la présence d’un filet interdit le contact et donne aux joueurs la pleine possession de leur territoire. La distance d’affrontement peut atteindre plusieurs mètres (volley-ball, badminton et aussi tennis de table, tennis).
64On peut répartir de façon précise les sports collectifs selon cette dimension « distance de charge » (figure 8). Cette réglementation de la contre-communication motrice* représente un élément important de la logique interne* de chaque jeu.
65 ► Distance d’affrontement moteur, espace individuel d’interaction, distance de garde, contre-communication motrice, logique interne.
DISTANCE DE GARDE
66 ■ Distance d’affrontement moteur* séparant les deux adversaires d’un duel* ludosportif* au moment qui précède immédiatement l’acte offensif de l’un d’entre eux.
67Réglementée par le code de jeu, la distance de garde caractérise chaque sport* de combat et chaque spécialité d’escrime ; on peut la généraliser au tennis de table et au tennis (en simple). On observe divers cas :
Figure 9
Sports d’affrontement à deux adversaires ordonnés selon la « distance de garde ».
- sports dont la distance de garde est quasi nulle : l’affrontement s’effectue au « contact » permanent, avec une « garde » parfois enveloppante (lutte libre, lutte gréco-romaine), parfois agrippée (judo) ;
- sports dont la distance de garde est réduite : l’affrontement s’effectue dans « l’espace proche » du participant ; les contacts intermittents et violents sont en fait des « coups » portés sur l’adversaire (boxe anglaise, boxe française) ;
- sports dont la distance de garde est de valeur moyenne : les « tireurs » s’affrontent au moyen d’une « arme » (fleuret, épée, sabre, bâton, canne...), ce qui rend plus prononcée la distance qui les sépare (plusieurs mètres). Les « contacts », ici aussi, sont des coups portés à l’adversaire ;
- sports à grande distance de garde : l’adversaire est dans « l’espace lointain » du joueur. Cet éloignement constitutif de l’affrontement est favorisé par l’usage d’un engin (raquette) et souligné par la présence d’un filet qui interdit les empiétements de territoire. Dans ce cas, l’espace-cible n’est pas le corps de l’adversaire mais le territoire que celui-ci défend (tennis de table, tennis).
68Tous ces sports à deux adversaires peuvent être ordonnés de façon précise selon cette dimension « distance de garde » (figure 9).
69Ces différents jeux sociomoteurs* sont tous des duels au sens de la théorie des jeux*. L’interaction motrice* qu’ils suscitent est exclusivement constituée de contre-communications*. Celles-ci revêtent des modalités très variables selon la distance d’affrontement* et les types de contact autorisés. D’une façon générale et pour une sphère homogène de pratiques, la violence du contact varie de façon directement proportionnelle à la distance de garde (de la lutte au karaté pour les sports de combat par exemple, ou du fleuret au sabre pour l’escrime). Ces traits distinctifs, qui caractérisent le contenu moteur de l’affrontement, participent de la logique interne* des pratiques.
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70L’institution sportive moderne a retenu un large éventail de compétitions* valorisant ainsi l’antagonisme réglé à l’état pur. Les prescriptions régissant chaque situation caractérisent ce qu’on appelle « l’esprit » de la spécialité. À ce sujet, on peut formuler l’hypothèse que la distance de garde, qui témoigne pour une grande part de cet « esprit » de l’activité, est en correspondance avec une « distance sociale » associée aux statuts des pratiquants respectifs. On peut en effet remarquer que le pugilat, les sports de corps à corps et les sports brutaux n’ont été pratiqués de façon significative à l’époque moderne que par les classes défavorisées, alors que les duels « à distance » où le contact est amorti, annulé ou assuré de façon indirecte par l’intermédiaire d’un instrument ont été « réservés » à l’aristocratie et aux classes à haut statut socio-économique (escrime, tennis). Ne peut-on pas en ce sens interpréter l’adage : « jeu de main, jeu de « vilain » » ?
71Le sentiment de ce qui est digne ou dégradant varie considérablement selon les classes sociales et leurs systèmes de valeurs respectifs. Ainsi, l’empoignade au corps à corps de la lutte et l’utilisation du pied comme instrument de frappe en boxe française, très prisées du public populaire (pugilat, savate, chausson marseillais...) sont-elles jugées vulgaires par les couches sociales huppées ; complémentairement, l’escrime et sa mise à distance des corps, ses touches au moyen d’une lame, ses courtoisies verbales et posturales, ses traditions de respect et d’étiquette qui apparaissent chichiteuses aux uns sont-elles parées d’une grande noblesse pour les autres. Ces attitudes à l’égard des distances corporelles, des rituels compétitifs et de la violence physique varient notablement selon les époques ; elles trouvent leur origine dans un système de valeurs socio-culturel qui déborde largement le champ proprement sportif.
72La distance de garde manifeste la façon dont on garde ses distances. À chaque communauté son code de violence, à chaque groupe social sa forme de contre-communication et ses rituels d’interaction. Distance de garde, type de contact, modalités du duel sportif témoignent des traits d’ethnomotricité* qui s’accordent à l’habitus* des membres d’une classe ou d’une communauté.
73 ► Distance d’affrontement moteur, duel, contre-communication motrice, logique interne, ethnomotricité.
DOMAINE D’ACTION MOTRICE❀
74 ■ Champ dans lequel toutes les pratiques corporelles d’appartenance sont censées être homogènes au regard de critères précis d’action motrice*.
75Un domaine d’action est donc une classe d’activités ludomotrices*, institutionnalisées ou non, qui possèdent en commun certains traits importants de logique interne* : par exemple, présence d’incertitude* issue de l’environnement, interaction* avec un adversaire...
DOMAINES D’ACTION ET CLASSIFICATION
76L’identification d’un éventail de domaines d’action correspond à un découpage de l’ensemble du champ des activités ludomotrices en catégories pertinentes sous l’angle de l’action motrice. On aboutit ainsi à une classification* des activités physiques et sportives selon les grands traits de leur logique interne. La prise en compte de critères fondés sur l’action motrice elle-même, et non plus sur des critères extérieurs (grand ou petit terrain, avec ou sans raquette, sport coûteux ou bon marché...), représente un facteur décisif pour mettre au jour l’intelligibilité de ce champ.
77Mais quels critères choisir ? C’est là le cœur du débat. Le choix de ces traits dépendra bien entendu de l’analyse des pratiques de terrain et de la théorisation qui en sera proposée. Tout au long de ce lexique, nous avons eu l’occasion de suggérer quelques traits pertinents parmi d’autres possibles : espace d’action stable ou changeant, dépense énergétique, rapport au temps, vertige et risque... Finalement, il convient de choisir soigneusement un petit lot de critères qui vont déterminer des domaines d’action dont le nombre doit être suffisamment important pour offrir la variété désirable, et suffisamment réduit afin de garantir une maniabilité indispensable. Puisqu’il s’agit d’action motrice dont la signification réside dans un rapport noué entre l’individu agissant et son milieu extérieur, ces critères devront être de type interactionnel afin de témoigner de cette relation décisive avec le milieu ou avec autrui.
78En définitive, nous avons retenu ici les trois critères classificatoires dont l’analyse a révélé qu’ils étaient les plus déterminants : l’incertitude due à l’environnement telle que perçue par le pratiquant, l’interaction motrice* nouée avec un ou plusieurs partenaires et l’interaction motrice mise en œuvre contre un ou plusieurs adversaires. Proposés dès 1967, ces facteurs, inhabituels à l’époque, ont déconcerté lors de leur présentation. En réalité, ils sont en harmonie avec les connaissances confirmées depuis en sciences humaines, notamment avec les conceptions cognitivistes : en effet, ces trois traits se réfèrent à l’incertitude, autrement dit à l’information, prélevable sur l’environnement ou sur autrui (partenaire et/ou adversaire). Ce qui est une façon de privilégier les processus de traitement de l’information et de prise de décision, c’est-à-dire une façon de privilégier des compétences cognitives en prise directe sur l’action motrice.
79Les mêmes critères peuvent donner lieu à des domaines différents selon les combinaisons taxinomiques retenues par le chercheur. L’organisation qui nous semble la plus satisfaisante est une partition*, telle que chaque élément fasse partie d’une classe et d’une seule. C’est dans cet esprit que nous avons proposé une classification des activités physiques et sportives en huit domaines d’action, selon les trois critères précités. Ainsi chaque situation ludocorporelle, chaque quasi-jeu*, chaque sport* sera-t-il indexé à une catégorie d’action motrice et à une seule. On évite de la sorte les doubles ou triples appartenances qui provoquent tant d’ambiguïtés et de dérives.
80Il est écrit dans certains textes qu’une classification des activités physiques est purement conventionnelle ; les critères pourraient être modifiés ou multipliés à l’infini, et l’on pourrait retenir un nombre quelconque de domaines d’action sans que cela entraîne de conséquences notables. De telles affirmations apparaissent d’une désarmante naïveté. Toute classification des activités physiques et sportives, quelle qu’elle soit, est la pierre de touche de la conception scientifique et didactique sous-jacente. Dans l’hypothèse où cette classification serait quelconque, la théorie ne pourrait être qu’inconsistante. En revanche, si la théorie fondatrice est solide et bien conçue, la classification sera sans doute alors fortement caractérisée.
81Les classifications sont souvent présentées comme une distribution des éléments considérés en catégories selon des critères pouvant être changeants et fort variables. De telles classifications existent et peuvent même être utiles pour certains usages immédiats (sports de salle et sports d’extérieur ; jeux avec matériel et jeux sans matériel...), mais elles ne prennent en compte que des données superficielles et sont alors sans grande portée. La classification souhaitée doit s’appuyer sur des traits pertinents forts, susceptibles d’engendrer des propriétés déterminantes, comme par exemple le trait d’incertitude issu du milieu, dont l’absence entraîne le montage d’automatismes, et dont la présence provoque la prise de décision motrice face à l’imprévu.
82Il ne s’agit donc pas de plate description, mais de l’identification de traits distinctifs qui engendrent des propriétés praxiques fondamentales. La caractéristique majeure de ces traits sera leur capacité de prédiction. L’interaction avec un adversaire par exemple, ou l’action dans un milieu stable et standardisé, vont entraîner des conséquences praxiques en grande partie prévisibles. Cette prévision n’atteindra certes pas celle que l’on obtient dans les sciences physiques, mais elle pourra orienter avec un degré de confiance prononcé les attentes de l’observateur. Il semble par exemple peu raisonnable de prévoir le développement des capacités d’adaptabilité motrice à l’aide de pratiques accomplies en milieu dépourvu de variabilité (telles que l’athlétisme et la gymnastique), alors qu’on peut l’envisager par l’apport de pratiques qui se dérouleraient en milieu doté d’imprévu et recélant de l’incertitude (activités de pleine nature). Dans le même esprit, si l’on souhaite favoriser la solidarité, il semble judicieux d’organiser des situations où prévaudra la coopération motrice. De même, il apparaît abusif de parler de sport complet, terme pourtant employé souvent avec beaucoup d’insistance ; comment une activité pourrait-elle en effet être complète, posséder tous les traits déterminants, alors que l’absence et la présence du même trait, bien qu’évidemment incompatibles, sont tous deux séparément des facteurs décisifs ?
83Cette organisation en domaines d’action motrice ne suffira pas bien sûr à prédire toutes les conséquences entraînées par la pratique des activités envisagées. Mais elle offrira une base déterminante autorisant un projet pédagogique et proposera des orientations capitales en vue de recherches de toute nature. Dans cette ligne, elle suggérera des travaux expérimentaux qui vérifieront si les effets obtenus correspondent aux effets attendus et aux effets voulus.
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84Disons-le tout net : toute classification peut être considérée comme un révélateur, comme un analyseur de la théorie qui la fonde. Le fait d’adopter des classes dénommées domaines d’action est déjà significatif en ce qu’il souligne que le fondement de cette organisation en familles cohérentes repose sur l’action motrice. Quant aux critères précis retenus, ce sera à la recherche et aux applications didactiques d’en démontrer l’éventuelle fécondité, ou d’en proposer de meilleurs et de plus pertinents le cas échéant.
ET LES DEMANDES SOCIALES ?
85À cette étape d’élaboration de la classification, il serait inopportun de prendre en compte l’importance sociale des pratiques. Il pourrait en effet être tentant de délimiter les domaines d’action en fonction de leur vogue auprès du public. Cette perspective, extérieure à l’action motrice proprement dite, provoquerait un mélange de critères qui ôterait toute rigueur à la construction, et qui hypothéquerait toute interprétation ultérieure. Il convient de ne pas mettre dans les données de départ ce que l’on souhaite y trouver à l’arrivée. Précisément, c’est parce que les domaines d’action auront été conçus uniquement en fonction de leurs caractéristiques motrices que le croisement de celles-ci avec la portée sociale des activités correspondantes prendra tout son relief.
86La répartition de centaines d’activités physiques et sportives en catégories cohérentes sous l’angle de l’action motrice représente un outil de premier plan pour l’enseignant. Face à une avalanche de spécialités, le motricien* est condamné à choisir. Et, avant de se perdre dans des pseudo-raffinements didactiques d’intérêt secondaire, il lui faut retenir les grands types d’activités qui vont pouvoir se mettre au service de son projet pédagogique. Comment déterminer ces types de pratiques sinon par l’analyse de leurs contenus et de leurs effets ? Pour que les effets obtenus* coïncident, ou tout au moins se rapprochent des effets voulus*, il est capital que les choix pédagogiques soient éclairés par la connaissance des conséquences entraînées par les différentes catégories de situations motrices*.
87Si l’enseignant souhaite développer les capacités d’adaptation, l’intelligence motrice* de ses élèves, doit-il favoriser la pratique de l’athlétisme et de la gymnastique, ainsi que le prônent avec insistance les textes officiels depuis de nombreuses décennies ? Cela semble éminemment douteux, puisqu’il s’agit dans ce cas de stéréotypes moteurs* demandant le déroulement d’un algorithme praxique* préalablement programmé. Sans doute serait-il plus opportun de solliciter les improvisations des élèves dans des situations où l’incertitude de l’environnement les invite à prélever de l’information et à s’ajuster à l’imprévu par des décisions motrices prises sur le vif. Si l’objectif est de promouvoir la solidarité, ainsi que le recommandent explicitement les textes officiels, est-il bien conseillé de multiplier les situations de compétition* où le but de chacun est de dominer les autres ? Les sports collectifs, présentés sempiternellement comme les pratiques sociales idéales pour l’apparition de cette fraternité des stades, exercent-ils une influence favorable aussi incontestable dans les faits ? Des expérimentations menées sur le terrain révèlent qu’il n’en est rien. Les sports collectifs sont des duels d’équipes dont l’un des sous-produits est la collaboration entre équipiers, mais dont le produit majeur est un score consacrant un antagonisme radical institué par la logique interne de la compétition sportive. Dans ces deux grands exemples, athlétisme-gymnastique et sports collectifs, qui occupent actuellement plus des trois quarts de l’emploi du temps d'éducation physique des écoliers français, les effets obtenus risquent fort d’être très différents des effets attendus* et des effets voulus.
88Les domaines d’action ayant été identifiés à l’aide de critères praxiques, c’est alors que les valeurs sociales peuvent intervenir et peser en faveur de telle ou telle activité. En fonction de certaines normes culturelles, il peut être décidé de répartir équitablement les horaires consacrés aux différents domaines d’action ou, à l’opposé, de donner davantage de poids à certains d’entre eux. Au sein d’un domaine d’action donné, l’enseignant, au contact de ses élèves, choisira lui-même parmi une myriade d’activités celle qui apparaît la plus motivante à leurs yeux. Ou bien il valorisera les activités pouvant encore être pratiquées à un âge avancé et qui offriront un bagage ludomoteur susceptible d’accompagner ses élèves dans leur vie de loisir future. C’est ainsi que les textes officiels ont décidé de favoriser l’enseignement de la natation à l’école, décision dont les heureuses conséquences sont utiles à différents âges de la vie, et qui répond à une attente appuyée de la part des parents (élément rarement mentionné mais socialement important). La prise en compte des motivations des élèves et des demandes de la société représente des impératifs constants, mais ne trouve sa pleine justification qu’en s’articulant au projet pédagogique global de l’enseignant, dans le cadre des domaines d’action.
UN RÉFÉRENTIEL DE CHOIX
89La similarité des traits d’action motrice, à l’origine de la constitution des différents domaines, devrait favoriser les transferts d’apprentissage*. Bien entendu, ceux-ci ne sont jamais automatiques, et l’on sait même que, parfois, des analogies gestuelles peuvent être à la source de transferts négatifs, comme c’est le cas par exemple entre le squash et le tennis. Cependant, sur le plan des principes d’action*, sociomoteurs par exemple, l’analyse des contenus des sports collectifs et celle des jeux sportifs traditionnels révèlent des analogies marquantes (rapport à l’espace, préaction, démarquage, décodage des comportements...) : on est invité à postuler des transferts positifs entre ces deux types d’activités, et c’est bien ce que confirme l’expérimentation menée sur le terrain. En revanche, les pratiques psychomotrices d’athlétisme (course de vitesse et d’endurance, course d’obstacles...) n’entraînent aucune transposition significative dans les conduites sociomotrices de hand-ball, de football ou de basket-ball.
90Il reste que les grands domaines d’action exhibés par une classification de niveau général accueillent respectivement des activités qui, bien qu’homogènes au regard de critères globaux, apparaissent très différenciées, sinon disparates, dans certaines de leurs modalités d’accomplissement moteur. Il nous a paru ainsi légitime de regrouper dans la même classe l’ensemble des duels* d’individus, aussi bien la lutte, la boxe ou le judo que l’épée, le kendo, le ping-pong ou le tennis. Leurs caractéristiques partagées sont certes opérationnelles* et indiscutables : interaction d’antagonisme exclusive, affrontement absolu à somme nulle, espace stable et dénué d’incertitude, détermination d’un vainqueur et d’un vaincu ; mais qui s’aviserait de nier les flagrantes distinctions qui opposent ces spécialités : les modes d’interaction (au corps à corps, au moyen d’un engin, à distance...), les types de contact (par enveloppement, agrippement, frappe, touche...), les distances de garde* (à courte, moyenne ou longue distance), les genres d’engins utilisés (fleuret, sabre, canne, raquette...) ? Une analyse plus fine, plus près aussi des impératifs didactiques, conduit à distinguer dans le domaine des duels plusieurs sous-domaines qui regroupent un petit nombre de spécialités proches les unes des autres : les sports de combat (les luttes, les boxes), l’escrime, les duels de raquette... C’est l’objectif poursuivi (objectif de recherche, objectif didactique) qui déterminera le niveau d’analyse des domaines et des sous-domaines.
91Les différences indiscutables opposant les spécialités au sein d’une même classe d’action, ne remettent nullement en cause le rassemblement de ces pratiques en classes majeures homogènes ; celles-ci négligent en effet les aspects secondaires et organisent l’ensemble selon les grandes plages d’intelligibilité des situations d’action motrice. Certains regroupements d’activités ludomotrices, proposés dans cette perspective, ont parfois déconcerté ; le chercheur peut être conduit à prendre le contre-pied des apparences du sens commun, tout comme le zoologiste qui ne classe pas la baleine dans les poissons, malgré l’évidence du terrain, mais dans les mammifères !
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92La distribution des activités physiques et sportives en un certain nombre de domaines d’action pertinents offre un référentiel de base au choix du motricien et constitue la clef de voûte d’une programmation de l’éducation physique. Il est en effet capital de pouvoir ajuster de façon efficace les activités motrices proposées aux objectifs poursuivis. Cette répartition en domaines d’action motrice n’est donc pas une démarche purement conventionnelle ou académique, mais une démarche fondamentale qui organise les situations motrices selon l’intelligibilité de leurs effets attendus et, mieux encore, selon leurs effets obtenus.
93 ► Classification, effets obtenus, logique interne, partition, transfert d’appren-tissage.
DOMESTICATION/SAUVAGERIE
94 ■ Dimension qui prend en compte le degré de codification et de modification que l’homme fait subir au milieu en vue d’accomplir ses pratiques ludosportives, notamment ses pratiques motrices dites de pleine nature.
95À l'une des extrémités de cette échelle, on repère le stade, la patinoire ou la piscine ; à l’autre extrémité, la montagne, la mer ou le torrent dans leur état « naturel » ou « sauvage ». Modeler l’espace sportif, standardiser les matériaux et leurs modes d’utilisation, domestiquer l’environnement, instituer un code de jeu, cela revient à peser profondément sur la logique interne* de la pratique motrice.
UNE DOMESTICATION GRADUELLE DU MILIEU
96Au pôle « domestication » de cette échelle se rassemblent les activités qui se déroulent dans un milieu aménagé, intensément travaillé par l’homme ; l’espace sportif tend à y devenir standardisé, immobilisé et artificiel : pistes en tartan, plans d’eau et bassins industriels, tremplins de saut à ski, pistes hautement sophistiquées de luge et de bobsleigh. Cette transformation du milieu qui tend à substituer un environnement constant et conventionnel à l’environnement fluctuant et primitif est déjà patente dans l’édification classique des stades et des piscines, mais devient encore plus frappante avec le ski sur des matériaux de synthèse ou la construction de « rivières » en béton avec rochers programmés et commandes d’eau à la vanne. À cette acculturation sportive répond une dé-naturation du milieu.
97Au pôle opposé de « rusticité » ou « sauvagerie » se regroupent des activités qui ne sont pas soumises à codification et se déroulent dans une nature aussi peu modifiée que possible : on y trouve les pratiques dites « sauvages » telles les randonnées à l’aventure ou le tourisme « de performance »..
98Entre ces deux pôles s’étagent de nombreuses activités intermédiaires qui recourent à un balisage plus ou moins complet de l’espace à l’aide de « pistes », de « portes », de « passages » ou de « bouées » (figure 10).
99Dans cette perspective, le cas du canoë-kayak est exemplaire : à l’extrémité « domestication », la course en ligne se déroule en couloirs (course de vitesse) ou aux bouées (course de fond), dans un bassin artificiel aux eaux calmes et sans surprise. Le slalom se court en eaux vives mais selon un itinéraire jalonné de portes aux fiches suspendues, dont certaines doivent être obligatoirement franchies en marche arrière, le tout assorti d’un jeu de pénalisations en cas de non respect du code. Puis la descente, dont le règlement officiel impose des contraintes se rapportant au matériel et aux conditions de l’épreuve, se court en rivière naturelle, face à des obstacles respectés dans leur disposition chaotique, et qui participent manifestement de l’attrait du parcours. Enfin, à l’extrémité « rusticité » de cette dimension, la randonnée sauvage en canoë ou tourisme de performance s’effectue dans un milieu non balisé, incertain, en dehors du code et du contrôle. Ces quatre pratiques de canoë-kayak témoignent d’une progression dans la « sauvagerie » (ou dans la domestication) et illustrent une situation que l’on retrouve dans de très nombreuses spécialités (ski, course, nage, voile, planche à voile...).
LOGIQUE INTERNE DE LA DOMESTICATION
100La logique interne des différentes pratiques d’une « même » spécialité entraîne des contenus massivement dissemblables en ce qui concerne les conduites motrices* : résonance émotive, type de motivation et signification symbolique, préaction* et décision motrice*, automatisme et régulation gestuelle, stratégie praxique.
101Comme le suggère la figure 10, on peut schématiquement distinguer trois grandes catégories de pratiques associées à la modification subie par le milieu.
L'espace domestiqué
102À un espace totalement domestiqué répond l’absence d’imprévu et d’incertitude issus de l’environnement. La dimension informationnelle est de ce fait quasiment annulée et le décodage sémioteur* négligeable. L’athlète peut pré-programmer son action notamment en peaufinant des stéréotypes moteurs* à régulation proprioceptive très performants. Ce type de compétition* favorise l’établissement des records.
Le milieu partiellement aménagé
103Lorsque l’environnement est partiellement aménagé, le sportif agit dans un espace balisé mais non immobilisé. Il doit prélever de l’information et l’interpréter, ce qui suscite de sa part un décodage sémioteur* plus ou moins important. Il doit prendre des décisions. Dans ce type de situation, le compétiteur a souvent eu la possibilité de reconnaître les lieux et parfois même la piste ou le slalom. La surprise est réduite : le kayakiste, de descente par exemple, a pu répéter des dizaines de fois les passages difficiles et automatiser ainsi de nombreuses séquences praxiques. En course, le sportif devra ajuster et moduler ces séquences en fonction des conditions particulières de la compétition (niveau d’eau en canoë, état de la neige à ski...). Le descendeur est un stratège qui choisit et essaie de déclencher à bon escient les montages moteurs à sa disposition les mieux adaptés à la situation. Ce n’est plus le stéréotype moteur, ce n’est pas encore l’improvisation motrice.
MILIEU TOTALEMENT DOMESTIQUÉ |
MILIEU AMÉNAGÉ |
MILIEU INTACT, SAUVAGE |
Espace artificiel, quadrillé et balisé, très contraignant. |
Espace balisé et contraignant (parfois artificiel). |
Espace non aménagé. |
Incertitude d’information quasi nulle
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Incertitude toujours présente, plus ou moins réduite. |
Incertitude considérable
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Stéréotype moteur
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Automatismes simples et ajustables
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Improvisation motrice
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Compétitions donnant lieu à des records et à des hiérarchies (dans l’absolu). |
Compétitions donnant lieu à des performances et à des hiérarchies (relatives). |
Absence de compétition
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Pédagogie de l’adaptation
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Répétition et nouveauté. |
Pédagogie de l’adaptabilité
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Figure 10 — La dimension domestication/sauvagerie : ses trois grandes catégories assorties de quelques illustrations.
L’environnement sauvage
104Cette improvisation intervient par contre quand le milieu n’est pas aménagé et reste pour une grande part, inconnu. Dans ce troisième cas, le pratiquant choisit de se plonger dans une situation chargée d’imprévu et de risque (randonnée à ski ou en canoë, spéléologie, plongée sous-marine, vol libre...). Il doit faire face aux aléas et puiser dans son répertoire d’actes moteurs disponibles afin de s’adapter se plonger dans une situation chargée d’imprévu et de risque (randonnée à ski ou en canoë, spéléologie, plongée sous-marine, vol libre...). Il doit faire face auxaux obstacles qui surgissent inopinément. La dimension informationnelle et le de décodage sémioteur jouent ici un rôle capital ; la régulation gestuelle est à dominante extéroceptive. Le participant doit anticiper dans son corps et interpréter un flot d’informations en évitant de se fourvoyer par des perceptions et des jugements erronés. Les conduites motrices du sujet agissant répondent à une stratégie du traitement de l’incertain : hypothèse, pari et probabilité. Les phénomènes de préaction et de décision apparaissent d’importance capitale et sont, dans les faits, toujours sanctionnés (turbulences aériennes, placage contre les parois, chute, drossage, dessalage ou « boussole », engagement dans une impasse...). La capacité de déceler les indices* pertinents d’un milieu fluctuant et de choisir une stratégie praxique efficace, l’improvisation motrice à brûle-pourpoint présupposent une maîtrise technique très élaborée mais aussi très différente de la maîtrise du stéréotype.
L’aventure et le risque
105À ce milieu sauvage est profondément associée l’idée d’aventure. Incontestablement, une forte valeur symbolique est attachée au milieu brut ; le pratiquant recherche une découverte, un contact sensible et direct avec les éléments de la nature, avec l’eau, la neige, la terre, le vent, avec l’arbre et le rocher. Cette nature-là, il n’accepte pas qu’elle soit encadrée de l’extérieur, qu’elle soit mise en code : le souffle de l’aventure ne passe vraiment que si elle reste « sauvage », « intacte », « pure » ou « vierge » diront certains. Il est évident que ces motivations renvoient à une représentation fantasmatique du milieu, représentation qui subit vraisemblablement l’influence des grands mythes relatifs à la nature qui animent notre culture. Cette aventure motrice, cette prise de risque, ce défi corporel ne sont pas ressentis comme de simples dangers rationnels : ils mobilisent profondément l’imaginaire. Cette recherche de la stimulation émotionnelle est souvent vécue, tant sur le terrain qu’après coup, sur le mode euphorisant. Tout en s’ajustant de façon réaliste à un milieu agreste et dangereux, les conduites motrices participent d’un rapport fantasmé à la nature comme l’illustrent bien les propos et le vocabulaire des pratiquants. Et c’est bien cette représentation fantasmée qui, en profondeur, sous-tend, motive et anime ces pratiques motrices de pleine nature. On constate aujourd’hui qu’une demande sociale importante se fait jour à l’égard de ces activités. On peut penser que cette demande en faveur des loisirs physiques dégagés des contraintes codifiées et orientés vers l’aventure motrice en milieu sauvage ira en s’amplifiant.
106Mais cette « sauvagerie » ne signifie pas nécessairement un retour à des activités frustes et un refus des produits manufacturés. Le plongeur sous-marin, qui pénètre dans un monde resté intact et ressenti comme mystérieux, utilise un appareillage particulièrement sophistiqué ; de même, en vol libre, en vol à voile, en spéléologie, en moto verte et en sports de montagne. Le développement de ces pratiques et une partie de leur intérêt sont manifestement liés aux progrès des matériels. Il y a là un paradoxe intéressant.
SAUVAGERIE ET CONTEXTE SOCIAL
107La dimension de « sauvagerie » illustre certains aspects majeurs de la logique interne des situations motrices considérées ; c’est la raison pour laquelle, à titre d’exemple, nous l’avons quelque peu développée. Ces caractères propres à l’action motrice peuvent bien entendu, dans un second temps, être confrontés avec des données psychologiques, économiques ou sociales. On remarquera, par exemple, que les différences observées entre les situations ont des répondants dans les comportements généraux et dans le style de vie : les compétiteurs de course en ligne (canoë-kayak) se déplacent par les moyens de transports collectifs classiques et logent en hôtel alors que les slalomeurs et descendeurs transportent leur embarcation avec eux en automobile, campent au bord de l’eau et vivent en pleine nature (et ce mode de vie est encore plus prononcé avec les randonneurs sauvages). Ces traits de comportement dénotent bien entendu des attitudes profondément différentes vis-à-vis de la pratique et du milieu. Complémentairement, on constate que l’accès à ces différentes spécialités se distribue en fonction du statut socio-économique et du style de préoccupation des participants (l’exemple de la plongée sous-marine principalement pratiquée par les cadres et les professions libérales est frappant à cet égard).
108Si l’on se reporte au simplexe de la classification générale (figure 2), on constate que cette dimension relie deux à deux les huit classes qui ne diffèrent que par le facteur incertitude, classes ainsi regroupées en deux « plans » : celui de la « domestication » et celui de la « sauvagerie » du milieu (figure 11). La liaison la plus intéressante concerne sans doute les deux situations psychomotrices () et (), liaison abondamment illustrée par les propos précédents. Il est remarquable que l’institution sportive tende de façon constante à restreindre l’incertitude ; l’évolution des spécialités sportives aboutit régulièrement à en faire glisser un grand nombre, des classes I vers les classes Ī.
109La classification de type binaire proposée traite les situations en termes de présence ou d’absence de chacun des trois facteurs ; cette procédure est ici recevable dans la mesure où de très nombreuses situations motrices tendent effectivement à supprimer tout imprévu (athlétisme, agrès...). Dans un second temps, il est possible de raffiner et de prendre en compte le degré d’incertitude plus ou moins important qui affecte les situations non figées : c’est ce qui a été esquissé dans l’étude de cette dimension domestication/sauvagerie.
110 ► Incertitude, stéréotype moteur, classification, décision motrice, sémiotricité.
Figure 11
Distribution des huit classes de situations motrices (du simplexe de la classification) en deux groupes selon les deux pôles domestication/sauvagerie.
D’un « plan » à l’autre, les classes reliées deux à deux ne diffèrent que par le facteur incertitude. Les figures 4, 5 et 6 ont révélé que l’institution favorise massivement le plan de la « domestication » du milieu, c’est-à-dire la face « sans incertitude » du simplexe (cf. classification*).
DUEL
111 ■ Situation d’affrontement opposant deux adversaires dont les intérêts sont diamétralement opposés : ce que l’un gagne, c’est au détriment de l’autre qui le perd.
112En termes techniques de théorie des jeux*, on nomme duel un jeu à deux joueurs et à somme nulle ; l’expression « somme nulle » indique que la somme algébrique des « paiements » des deux protagonistes est égale à zéro du fait que tout gain de l’un correspond à une perte symétrique de l’autre (le terme duel utilisé en ce sens est dû à Georges Guilbaud). Par « joueur », on entend ici aussi bien un individu unique qu’une équipe aux membres solidaires (qui en fait constitue alors un super-joueur).
LE FOISONNEMENT SPORTIF DU DUEL
113Si l’on considère l’ensemble des compétitions* sportives de type sociomoteur*, on s’aperçoit que quelques-unes d’entre elles seulement ne sont pas des duels : ce sont les compétitions opposant plus de deux adversaires, adversaires qui ne sont pas alors en face à face mais en côte à côte, dans une situation de poursuite ou de courses parallèles, éventuellement en couloirs : régates, aviron, de nombreuses courses, certains relais... Il est frappant de constater que la majorité des compétitions, et notamment les plus représentatives, sont des duels : tous les sports collectifs (hand-ball, football, rugby, volley-ball, basket-ball, water-polo, hockey...), tous les sports de combat (luttes, boxes, judo...), toutes les épreuves d’escrime (fleuret, épée, sabre), le tennis, le ping-pong, le badminton, le squash, la pelote basque... Dans chaque situation de duel, il est possible d’identifier une interaction antagoniste bien caractérisée : la contre-communication motrice*. Les canaux de cette contre-communication représentent les vecteurs privilégiés du réseau des communications motrices* du jeu sportif* correspondant, à telle enseigne que les interactions de marque* intervenant dans le score et sanctionnant le match n’en sont qu’un extrait.
114Le duel est dit « à information complète » quand chaque joueur est constamment au courant des actes accomplis par l’adversaire et des informations ludiques que ce dernier a en sa possession : les échecs et les dames sont des duels à information complète ; le scrabble et la bataille navale sont des duels à information incomplète car, dans ces deux derniers cas, chaque participant cache à son adversaire les données qu’il possède. On dit d’un duel qu’il est « symétrique » quand les deux protagonistes, formellement, sont placés dans des conditions identiques et détiennent des statuts et des attributs ludiques similaires : statuts sociomoteurs*, espaces et territoires correspondants, nombre de joueurs de chaque équipe, engins utilisés... On peut d’ailleurs remarquer que les duels qui jouissent d’une faveur nationale, et a fortiori internationale, sont ceux qui placent les adversaires en face à face, c’est-à-dire dans la disposition spatiale qui rend l’antagonisme immédiatement lisible et massivement présent. Tous ces duels sont ainsi perçus comme des sports « de combat » ; l’impeccable symétrie de rivalité des terrains de sport collectif ou de tennis est très suggestive à cet égard (le squash par exemple, ou les différentes variantes de pelote qui proposent une opposition médiée par un fronton ou par des murs, ne bénéficient pas dans nos sociétés actuelles, du même engouement).
115Un étonnant constat s’impose : la quasi-totalité des rencontres sportives est constituée de duels qui, en outre, sont symétriques et à information complète. Ces deux dernières propriétés pèsent à coup sûr en faveur de l’équité et de la loyale transparence de la confrontation ; elles participent de la spectacularité* des pratiques instituées. Voilà un modèle de stricte compétition exceptionnel et d’une étonnante pureté ! Or le prétendu exceptionnel est devenu innombrable. Cette quasi-exclusivité du duel symétrique à information complète au sein des compétitions sportives est certainement porteuse d’une signification sociale sous-jacente qu’il conviendra d’élucider.
116Les propriétés du duel que nous venons d’envisager acceptent d’être traduites en termes opérationnels et permettent par exemple de modéliser* au plus près les universaux* des jeux sportifs correspondants : ainsi, le réseau des communications motrices, le système des scores* ou le réseau des rôles sociomoteurs* des duels illustrent-ils des structures très caractéristiques et très fortes (qui, en retour d’ailleurs, favoriseront une observation « armée » des situations de terrain). Il est clair que ces traits de duel vont profondément influencer la logique interne* des jeux concernés, vis-à-vis notamment des comportements d’interaction*, des modalités du contact, de l’occupation de l’espace ou de la recherche des points à la marque*.
UNE ÉLIMINATION DES EFFETS PERVERS LUDIQUES ?
117Le foisonnement institutionnel du duel est d’autant plus étonnant que celui-ci n’est qu’un modèle de jeu parmi une multitude de possibles. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que de nombreux jeux sportifs traditionnels*, refoulés par l’institution sportive, possèdent une structure très différente : il peut s’agir de jeux non plus à deux joueurs, mais à trois, à quatre..., à n joueurs (Trois camps, Épervier, jeux de Chat, Quatre coins, Accroche-décroche, Porte, Gouret, Galoche, Balle assise...) ; il peut s’agir de jeux non symétriques et à information non complète (jeux d’approche, jeux de pistes, jeux de prise de foulards, courses d’orientation, rallyes divers...). En outre, nombre de jeux traditionnels sont des jeux « à somme non nulle », ce qui traduit le fait que les intérêts des pratiquants ne sont pas radicalement antagonistes. Dans de tels cas, les joueurs peuvent en effet trouver bénéfice à conjuguer leurs efforts, à forger des ententes, à constituer des contre-coalitions plus ou moins durables : de tels jeux deviennent ainsi des jeux coopératifs ou semi-coopératifs et non plus strictement compétitifs comme les duels (Balle aux pots, Balle assise, Gouret, Galoche, Quatre coins, Accroche-décroche, Chat coupé...). En exhibant une profusion de contre-exemples de duels, les jeux sportifs traditionnels révèlent le caractère insolite, artificiellement privilégié, et à coup sûr très chargé symboliquement, de l’omniprésence de la structure de duel dans les jeux sportifs institutionnels de notre société.
118L’observation et l’analyse suggèrent que cette structure de stricte opposition, claire et sans ombre, a pour effet d’éliminer tout jeu paradoxal* générateur d’ambivalence et de désordre. On peut formuler l’hypothèse que dans les rencontres sociales exemplaires que sont devenues les rencontres sportives, le choix quasi exclusif du duel a pour fonction de supprimer l’apparition perturbante d’effets pervers*.
119 ► Théorie des jeux, compétition, jeu paradoxal, spectacularité sportive, effet pervers ludique.
BIBLIOGRAPHIE
120(1) Guilbaud (G.-Th.).- Leçons sur les éléments principaux de la théorie mathématique des jeux. In : Stratégie et décisions économiques. Études théoriques et application aux entreprises. Paris : Éditions du CNRS. 1954.
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