C
p. 46-89
Texte intégral
CLASSIFICATION
1 ■ Distribution des éléments d’un ensemble dans un certain nombre de catégories homogènes au regard des critères différentiels choisis.
2Une classification répond à un désir d’inventaire et d’organisation, à une recherche d’intelligibilité face à une collection d’objets ou de phénomènes. Toute discipline consacre ses premiers efforts à des recensements classificatoires.
LES CLASSIFICATIONS EN QUESTION
3Il semble parfois de bon ton de dauber les classifications, de les considérer comme des productions mineures et subalternes, voire stérilisantes. Cette critique est déconcertante dans la mesure où l’on ne peut éviter de percevoir les choses de façon catégorielle, où l’on ne peut manquer d’utiliser le langage. Or, l’appréhension catégorielle et l’usage de la langue véhiculent des typologies sous-jacentes, implicites et peut-être inavouées. En réalité, l’activité de classification est un moment épistémologique capital de la construction scientifique. Toute recherche scientifique repose sur des choix, se fonde sur la construction de son objet, s’accompagne d’abstraction et de généralisation, s’appuie ainsi sur une perception nécessairement catégorielle des phénomènes (cette appréhension est à la base même de la notion de loi).
Un révélateur
4Il est frappant de constater combien les typologies proposées par les différentes disciplines traduisent, sinon trahissent, les conceptions qui les sous-tendent. Une classification constitue un véritable révélateur. Celle de Georges Hébert qui répartit toutes les activités en familles d’exercices naturels et utilitaires (marche, course, saut, lancer...), celles des gymnastiques de maintien qui distribuent les pratiques en exercices analytiques à l’aide de critères anatomo-physiologiques (exercices abdominaux, dorsaux, vertébro-thoraciques), celle de la psycho-cinétique* de Jean Le Boulch qui envisage des exercices de structuration du schéma corporel, d’ajustement postural ou de perception temporelle, toutes ces taxinomies sont révélatrices d’orientations théoriques fondamentales dont la disparité même prête à réflexion et souligne la nécessité d’une mise à distance critique.
5Les grandes classifications biologiques du XVIIIe et du XIXe siècle avec Linné, Lamarck, Cuvier ou Geoffroy Saint-Hilaire en sont aussi de remarquables témoignages : on y décèle aisément les conceptions régnantes. Pour des raisons analogues, après Darwin, les systématiques ne peuvent plus être les mêmes. L’argument de discrédit que l’on porte souvent à l’encontre des classifications en prétendant qu’elles emprisonnent prématurément les faits dans un carcan rigide s’effondre dans le cas darwinien : ce sont précisément les individus litigieux et déroutants, porteurs de caractères insolites, bref les cas apparemment « inclassables » qui sont les plus intéressants dans la mesure où ils suggèrent des filiations jusqu’ici insoupçonnées.
6Aujourd’hui, et depuis peu, des zoologistes avancent des taxinomies qui ne reposent plus exclusivement sur des données anatomo-physiologiques mais qui font aussi appel à des traits de comportement : c’est ainsi que des éthologues choisissent, comme critère de différenciation des espèces animales, les rituels comportementaux (rituels de parade, signaux acoustiques de communication par exemple). On voit bien que toute classification est associée à une philosophie, à une théorie sous-jacente, à un cadre de recherche. Elle ne traduit pas l’enregistrement d’une réalité extérieure préexistante mais témoigne d’une construction du chercheur.
7Comme une langue, une classification n’est pas une simple nomenclature : elle est déjà une interprétation, un support d’analyse et d’intervention. Classer c’est agir, c’est aussi pré-expérimenter, et la valeur d’une taxinomie sera fonction de sa fécondité scientifique.
L'aspect logico-mathématique
8La structure logique d’une classification n’est pas indifférente : il s’agit habituellement d’une partition*, souvent munie d’une relation d’ordre, partielle ou totale (cf. partition). Dans un lexique, il semble opportun de rappeler que le célèbre modèle de définition des concepts qui a régné pendant des siècles, la définition par le « genre prochain » et la « différence spécifique », s’appuie directement sur une classification en arbre (« l’arbre » de Porphyre) ; le genre prochain est la classe immédiatement supérieure, et la différence spécifique le trait différentiel qui oppose la classe du concept considéré aux autres classes du même niveau. Cette remarque souligne combien est important ce problème de classification, souvent perçu comme mineur.
Les typologies empiriques
9Le cas des activités physiques et sportives est étonnant à cet égard : on y trouve en effet un fantastique embrouillamini, un enchevêtrement inextricable de pratiques dont les appellations offrent de véritables pièges à l’analyse. L’alpinisme, la spéléologie et la plongée sous-marine sont appelés des sports* « de plein air » alors qu’on y respire parfois des mélanges gazeux en bouteille ; avec le ski, le canoë ou l’aviron, ils sont aussi dénommés sports de « pleine nature », alors que leurs conditions de pratique très sophistiquées sont telles (espace souvent artificiel, appareillage complexe, matériaux synthétiques...) qu’ils mériteraient mieux l’appellation de sports de pleine culture ! L’escrime et les sports de combat sont dits sports « individuels » alors qu’ils ne prennent réalité que par l’interaction entre deux protagonistes. « Le » tennis ou « le » ping-pong, « le » canoë-kayak ou « la » voile... ne représentent pas, chacun dans son secteur, une pratique unique, comme pourrait le laisser croire la présence de l’article défini, mais plusieurs spécialités profondément dissemblables les unes des autres : en simple ou en double, en couloir ou en descente, en solitaire ou en équipage... Dans le cas « du » canoë-kayak par exemple, il peut s’agir d’une pratique en isolé (Cl ou Kl) ou en équipe (encore plus accentuée dans les courses en patrouille) ; sur un autre plan, il peut s’agir d’une activité qui suscite une incertitude* très variable : parfois celle-ci est quasiment nulle (course en ligne), parfois encore, tout en étant présente, elle tend à se réduire fortement (compétition* de descente après de nombreuses reconnaissances préalables), parfois enfin, elle est très élevée (raid en pleine nature) (cf. domestication/sauvagerie*). N’existe donc pas « le » canoë-kayak mais différentes catégories de situations bien typées qu’il est capital de définir soigneusement : en dernier ressort, ce sont toujours l’observation et l’analyse des phénomènes de terrain qui permettront de trancher.
10Les divisions populaires, qui s’appuient sur les apparences et s’accordent aux usages, présentent une utilité évidente dans la pratique, mais ne peuvent prétendre fonder une analyse soutenue. À côté de ces indispensables catégorisations empiriques, il convient donc de construire des réseaux de concepts et de situations – c’est-à-dire des classifications – plus rigoureux et qui tentent d’appréhender les situations motrices* dans leur logique interne* et leur dynamisme profond.
UNE CLASSIFICATION DES JEUX SPORTIFS
Un système d'interaction global : critères pertinents
11Le principe qui préside à l’élaboration de la classification que nous proposons consiste à considérer toute situation motrice comme un système d’interaction global entre un sujet agissant, l’environnement physique et d’autres participants éventuels. Le pratiquant n’est donc pas envisagé comme un individu isolé d’un contexte : les critères de type anatomique ou purement descriptifs deviennent caducs. Le critère pertinent est celui qui témoigne d’une mise en relation du sujet agissant, d’une part avec le milieu (critère : incertitude d’information issue de l’environnement), d’autre part avec autrui (critère : interaction motrice*). Le facteur-clef présent en toute situation est la notion d’incertitude : la dimension informationnelle prend donc une importance de premier plan.
1- L’incertitude due à l’environnement physique
12L’environnement peut être source d’incertitude ; ce point est capital : toute la structure motrice en dépend. Si l’incertitude est nulle ou proche de l’être, le comportement qui se déroule alors dans un milieu immobilisé peut s’automatiser ; il tend à prendre les caractéristiques très fortes du stéréotype moteur* (saut à la perche, barre fixe, course de haies, patinage, danse classique...). Sinon, à des degrés divers (et il serait intéressant de pouvoir les quantifier), le pratiquant doit constamment prélever de l’information, supputer et décider sur le champ ; il scrute le milieu qui l’entoure, recherche les indices* pertinents, et son décodage sémioteur* le conduit à adopter une stratégie* dynamique de préaction* assortie d’une part d’improvisation plus ou moins grande selon la place de la situation dans l’échelle domestication/sauvagerie (ski, surf à voile, canoë-kayak de raid...).
13Face à l’aléatoire, le pratiquant est un stratège qui prend des décisions motrices* lestées de risque. Mais ici, cette incertitude n’est pas liée à d’autres centres de décision : dans le cas envisagé, le sportif affronte les forces du monde inanimé, il affronte la « nature » (résistance des matériaux, pesanteur, inertie, frottement...). Le sujet agissant est le seul centre de décision concerné. La tentation sera d’ailleurs grande de diminuer cette incertitude issue d’un environnement déterministe et donc prévisible : dans de nombreux cas, la reconnaissance du terrain et un apprentissage du milieu peuvent considérablement réduire l’aléa et faire évoluer le caractère de la pratique (voile, conduite automobile, canoë-kayak de descente, ski de slalom et de descente...). Dans les conditions actuelles de pratique, les situations à haute incertitude correspondent aux activités de pleine nature.
2- L’incertitude due à autrui
14Les autres intervenants eux aussi sont source d’incertitude, et leur intrusion fait basculer la situation motrice dans un nouvel univers : les traits de la relation avec autrui sont sans commune mesure avec ceux du rapport au milieu physique. L’autre est aussi centre de décision, il est détenteur de signification et de projet. De plus, l’autre sait que je sais ; l’autre sait que je sais qu’il sait. Tout en est transformé : ma propre action va influencer son action, et je vais tenir compte de ses intentions supposées, de la façon dont je crois qu’il tiendra compte de la perception que j’ai de ses projets. En football ou au tennis, le joueur anticipe des anticipations ; il fait des hypothèses sur les hypothèses qu’il prête aux autres. Un réseau de décisions se greffe sur un réseau d’interactions. Chaque joueur tente de déceler les indices pertinents qui lui permettront de préagir* à bon escient. L’activité sémiotrice d’interaction est tout à fait différente de celle qui caractérise les situations en solitaire : l’incertitude y est d’une tout autre nature et suscite des stratégies originales, au second degré.
15L’interaction motrice bouleverse en effet les conduites à un point tel qu’on peut, en se référant à elle, séparer le champ des situations motrices en deux sous-ensembles : celui des situations dénuées d’interaction ou situations psychomotrices*, dans lesquelles le sujet agit en solitaire (lancer de javelot, barres parallèles, ski, surf, haltérophilie...) et celui des situations douées d’interaction ou situations sociomotrices*, dans lesquelles les participants ne peuvent accomplir leur tâche* qu’en mettant en œuvre une co-motricité*, une co-praxis (sports collectifs, escrime, sports de combat, tennis...). Cependant, cette interaction praxique peut revêtir deux aspects franchement distincts : elle peut se nouer soit avec un partenaire dans le sens d’une coopération, soit contre un adversaire dans le sens d’une opposition. Dans le premier cas, on parlera de communication motrice* : chaque participant tend à minimiser l’incertitude vis-à-vis de son partenaire de façon à devenir transparent et à faciliter la coopération (ce qui peut être remarquablement réussi, en patinage artistique ou en aviron par exemple). Dans le second cas, on parlera de contre-communication motrice* : chaque pratiquant tend à maximiser l’incertitude vis-à-vis de l’adversaire de façon à devenir le plus opaque possible (ou éventuellement d’une fausse transparence) afin de créer une opposition efficace (rugby, boxe, squash, fleuret, Balle au chasseur, Béret...). La contre-communication est un facteur essentiel de perturbation : elle déclenche une situation de conflit, ce qui provoque des conduites de dissimulation, de subterfuge ou de feinte. Tous les phénomènes d’anticipation, de préaction, de décision et de stratégie en sont transformés.
16Cette interaction génératrice d’incertitude va donner lieu à deux critères classificatoires : la communication motrice – avec partenaire(s) – et la contre-communication motrice – contre adversaire(s) –.
3- Une partition à trois critères
17Les trois facteurs ainsi retenus traduisent les relations du pratiquant à l’environnement physique et à l’entourage humain dans lequel il agit ; or ce rapport varie considérablement selon la familiarité avec la situation, l’âge ou le degré d’entraînement du pratiquant. Ces variations, qui traduisent entre autres l’évolution de l’apprentissage et du transfert*, sont très intéressantes au point de vue psychologique et pédagogique ; mais, dans le cas précis d’une classification des situations, il convient de les neutraliser au profit des traits majeurs de la logique interne des pratiques. Aussi devra-t-on rapporter chaque situation au cas de sa définition, aux conditions sociales habituelles de sa pratique, aux données de l’observation empirique : par exemple, dans le cas du sport, c’est-à-dire des situations rigoureusement institutionnalisées, on s’intéressera à des pratiquants avertis, ce qui correspond à la réalité systématique des compétiteurs.
Figure 1
Classification en arbre de l’ensemble des situations motrices.
La classification prend en compte les trois critères de différenciation : I, P et A traités de façon binaire (un symbole surligné signale la non-présence du critère correspondant). Chacun des huit chemins de l’arbre définit une classe d’équivalence (le contenu de ces classes est illustré par la figure 3).
18Cette analyse retient donc finalement trois critères : l’incertitude issue de l’environnement physique (I), l’interaction praxique avec partenaire(s) (P) ou communication motrice, et l’interaction praxique contre adversaire(s) (A) ou contre-communication motrice. Chaque situation peut être caractérisée par le fait qu’elle possède ou non chacun de ces trois paramètres. La combinatoire de ces trois facteurs traités de façon binaire en termes de présence ou d’absence conduit à huit catégories différentes (figure 1 ; quand un facteur est non présent, son symbole est surligné). Cette procédure effectue une partition de l’ensemble des situations motrices en huit classes d’équivalence. Celles-ci ne sont pas hiérarchisées entre elles. Elles peuvent être présentées sous forme d’un arbre exponentiel (figure 1) ou d’un simplexe S (figure 2) : ce dernier établit un ordre partiel sur l’ensemble des parties d’un ensemble à trois éléments, à l’aide de la relation d’inclusion (mais cette relation d’inclusion, qui joue sur les sous-ensembles de paramètres, n’intervient évidemment pas sur les situations motrices elles-mêmes).
Les huit classes de la partition
19Examinons brièvement chacune des classes ainsi définies (figure 3) :
20 (1) La classe : pas d’incertitude et pas d’interaction avec autrui. Le pratiquant agit en isolé dans un milieu standardisé et constant. Cette normalisation de l’environnement autorise des comportements extraordinairement performants. Ceux-ci ne peuvent généralement être atteints qu’à condition de se soumettre à un entraînement de grande dépense énergétique, très astreignant, fondé pour une grande part sur la répétition. Dans un souci d’efficacité, la pratique va tendre en effet vers le stéréotype moteur : lancers, sauts et courses d’athlétisme, barre fixe, barres parallèles, poutre de gymnastique, haltérophilie, natation en couloir, aviron, patinage, trampoline, plongeon...
21 (2) La classe : aucune interaction avec autrui mais le milieu n’est pas figé. Plus ou moins codifié et balisé, l’environnement est fluctuant et peut présenter de l’imprévu. Selon leur degré d’aménagement, ces situations s’étagent le long de la dimension « domestication/sauvagerie ». Plus l’espace est aménagé et standardisé, plus le comportement moteur évolue vers un montage d’automatismes (pôle « domestication ») ; à l’opposé, quand le milieu reste « naturel », la part du décodage sémioteur et de la décision motrice improvisée à brûle-pourpoint est capitale (pôle « sauvagerie »). Cette classe qui accueille de nombreuses pratiques sauvages connaît un grand essor depuis quelques décennies : l’innovation et de nouvelles attitudes s’y manifestent avec éclat. Le sport tente de reprendre ces pratiques à son compte en les « disciplinant », en les réinsérant dans un cadre de compétition : il stabilise alors leurs conditions d’exécution et en réduit l’aléatoire. On y trouve toutes les activités dites de pleine nature pratiquées en solitaire : ski alpin, ski nordique, surf, planche à voile, plongée sous-marine, descente de rivière à la nage, vol libre, spéléologie, alpinisme, vol à voile, montgolfière, randonnées de pleine nature...
Figure 2
Classification en simplexe S3 de l’ensemble des situation motrices.
Les trois critères choisis définissent un ensemble à trois éléments {I, P, A} dont tous les sous-ensembles sont organisés entre eux par la relation d’inclusion qui définit l’ordre partiel ou treillis du simplexe S3 (la relation d’inclusion joue sur les critères et non sur les situation motrices elles-mêmes). Les huit classes d’équivalence exhibent ainsi, par présence ou absence des facteurs, leurs traits différentiels.
22Ces deux premières catégories (1) et (2) définissent les situations psychomotrices* ; les six autres font partie des situations sociomotrices*.
23 (3) La classe ĪPĀ : dans un environnement immobilisé, c’est l’interaction avec un partenaire qui devient source d’imprévu et qui impose d’incessants réajustements perturbateurs dans l’accomplissement de la tâche commune. Aussi les partenaires vont-ils tenter de réduire le plus possible cet aléa ; ils orientent leur entraînement et leur pratique vers la suppression de cette incertitude d’interaction, suppression qui favorise une action motrice efficace et raffinée. Là encore, les conduites motrices tendent vers le stéréotype moteur, stéréotype sociomoteur dans ce cas qui nécessite une délicate coordination gestuelle : patinage artistique en duo, danse classique, ballets, gymnastique rythmique sportive, trapèze et exercices acrobatiques du cirque, aviron, canoë-kayak en ligne, luge et bobsleigh...
24C’est dans les situations des rubriques (1) et (3) que l’activité sémiotrice est la plus réduite.
25 (4) La classe IPĀ : un milieu aléatoire est affronté en situation de coopération motrice. L’incertitude issue de l’environnement renvoie aux difficultés déjà évoquées à la classe (2) ; elle interdit à la co-action des partenaires d’aboutir à l’extraordinaire synchronisation gestuelle parfois observée dans la catégorie (3). Chaque participant essaie d’être transparent pour ses co-équipiers et de favoriser leurs anticipations ; une longue pratique commune est souvent nécessaire pour que cette communication praxique* soit bien déchiffrée et devienne efficace. Ces situations qui se déroulent fréquemment dans un milieu agreste et ressenti comme dangereux peuvent provoquer d’importants retentissements affectifs et relationnels, qui suscitent souvent une solidarité agissante et chaleureuse, riche en potentialités éducatives. Nombre de ces activités sont pratiquées en dehors de toute codification et de toute compétition ; les pratiques de sport proprement dit n’y sont pas très nombreuses (alpinisme en cordée, voile en équipage, canoë-kayak d’équipe en slalom, en descente, en patrouille ou à l’aventure, course d’orientation, descente de rivière en radeau, plongée sous-marine en palanquée, cyclotourisme, randonnées multiples de pleine nature...).
26 (5) La classe : c’est l’affrontement d’adversaires dans un monde stable et, en ce qui concerne le sport, soigneusement standardisé. L’interaction est dominée par l’antagonisme, le piège et la feinte. Afin de prendre l’adversaire en défaut, il est capital de mettre en œuvre une stratégie de préaction ; le décodage sémioteur du comportement adverse est primordial pour déceler les subterfuges et les faux-semblants. Complémentairement, chaque pratiquant offre de ses propres intentions l’image la plus trompeuse. L’immobilité de l’environnement favorise des échanges praxiques hautement élaborés : tennis, badminton, squash et ping-pong en simple, lutte, judo, boxe française, boxe anglaise, karaté, aïkido, fleuret, épée, sabre, canne... (figure 3).
27 (6) La classe : l’affrontement entre adversaires a lieu cette fois-ci dans un milieu fluctuant. Paradoxalement, alors qu’on est en présence des deux sources fondamentales d’incertitude qui pourraient se combiner de façon originale, on n’observe pas, dans cette classe, de situations sportives neuves ; refusant les activités inspirées de la catégorie (5), cette classe ne fait guère que reprendre de façon collective certaines pratiques de la rubrique (2) : voile de régate en mono, planche à voile, cyclo-cross, ski de fond...
28 (7) La classe ĪPA : par contre, voilà une classe originale où s’entremêlent l’interaction qui noue des partenaires et l’interaction qui dénoue des adversaires, le tout dans un espace codifié et constant. L’activité sémiotrice qui sous-tend les stratégies collectives joue ici un rôle capital tant au niveau de la communication qu'à celui de la contre-communication motrices. L’incertitude du milieu étant neutralisée, l’affrontement devient un conflit de coalitions, d’alliances et de contre-alliances et suscite une dynamique de groupe sociomotrice qui peut devenir extrêmement subtile et très perfectionnée. Les formules d’antagonisme sont a priori en très grand nombre ; en fait, le sport en propose une et une seule : celle du duel*. Par contre, les modèles sont très diversifiés dans le cas des jeux traditionnels*.
Figure 3 — Illustration de la classification : rappel des caractéristiques majeures des classes, accompagné d’un échantillon des pratiques correspondantes.
29Cette classe est très riche : on y trouve tous les sports collectifs : hand-ball, basket-ball, football, rugby, volley-ball, hockey, water-polo..., les joutes nautiques, le badminton, le tennis et le ping-pong en double, ainsi qu’un nombre impressionnant de jeux traditionnels : la Balle au prisonnier, le Drapeau, la Galoche, les Barres, la Balle à sucre, la Porte, les Quatre coins, l’Épervier, les Trois camps, la Balle au chasseur, la Balle assise...
30 (8) La classe IPA : elle propose des situations où communication et contre-communication motrices s’entrecroisent dans un environnement incertain. Ces pratiques se déroulent communément dans un espace vaste, peu balisé et très peu codifié. Dans ce type de situation, l’incertitude du milieu n’est que très rarement exploitée par le sport ; les jeux traditionnels y accordent une place beaucoup plus importante (voile en équipage, course cycliste, cross... et de nombreux jeux de pleine nature : Prises de drapeaux, Sagamore, Course au trésor, Prises de foulards, Jeux de piste, Jeux d’approche...).
Perspectives d’approfondissement
31Ce travail taxinomique tente de répondre à des objectifs concrets et non à une simple coquetterie de présentation. Il peut en effet guider des choix pédagogiques, offrir un cadre à une recherche expérimentale sur le terrain, proposer un support favorisant l’interprétation. Dans la mesure où il est fondé sur des critères spécifiques de l’action motrice*, il est effectivement propice à la définition d’objectifs pédagogiques (notamment en liaison avec le transfert* d’apprentissage). Cependant, il est bien évident qu’une telle classification ne peut prétendre épuiser l’intelligibilité des situations motrices. Afin d’approfondir l’étude, on pourra analyser plus minutieusement le contenu de certaines classes en se fondant sur l’organisation de l’espace, les distances d’interaction ou les systèmes de réussite. On pourra explorer la notion d’incertitude et distribuer les pratiques selon la dimension domestication/sauvagerie ; on pourra sonder le facteur interaction praxique et différencier les jeux sportifs à partir des caractéristiques de leur réseau de communication* et de la nature des métacommunications motrices* qu’ils suscitent. Affiner et approfondir, mais aussi changer de perspective : il sera intéressant par exemple de prendre en compte le facteur risque et danger qui affecte les pratiques ; il sera aussi possible de distinguer les situations au cours desquelles le participant en déplacement n’est pas lui-même le véritable agent moteur de ce déplacement : voile, vol libre, sports automobile et motocycliste, équitation... De très nombreux choix sont possibles en fonction des interrogations que l’on se pose.
32La classification précédente peut éventuellement devenir un support de recherche. Le traitement binaire des facteurs I, P et A confère aux classes un caractère différentiel propice à l’expérimentation et à l’analyse : chaque critère pouvant être neutralisé, par construction même, on peut comparer sur le terrain les situations selon qu’elles présentent ou non de l’incertitude, selon qu’elles provoquent ou non des contre-communications motrices... Il ne faudra pas en rester là : l’analyse plus précise des différentes modalités d’intervention de chaque facteur s’imposera (dimension domestication/sauvagerie, réseaux de communication…). Il reste qu’une classification peut proposer un bon point de départ.
Pourcentages d’épreuves correspondant aux huit catégories de la classification
Comparaison deux à deux des faces du simplexe selon la présence ou non d’incertitude (I), d’adversaire (A), de partenaire (P). Un constat est frappant : 88 % des compétitions sont dénuées d’incertitude.
CLASSIFICATION ET INSTITUTION
33On peut tenter de confronter cette analyse effectuée du point de vue de l’action motrice à une approche d’un autre type. Dans une perspective sociologique, par exemple, on peut s’interroger sur l’importance institutionnelle accordée aux pratiques de chacune des classes précédentes. Cette interrogation invite à comparer, à l’aide d’indicateurs pertinents, soit des classes, soit des regroupements de classes : on peut ainsi comparer deux à deux les « faces » du simplexe, ce qui mettra en lumière l’importance relative d’un facteur, partout présent sur une face et partout absent sur l’autre (figure 4).
34À titre de rapide illustration, choisissons trois indicateurs socio-institutionnels successifs.
Les Jeux Olympiques
35Considérons d’abord le pourcentage d’épreuves ayant donné lieu à classement aux Jeux Olympiques de Montréal (1976). Quelques constats sont frappants : 94 % des épreuves sont concentrées sur la « face » dénuée d’incertitude (I). Si l’on ajoute les compétitions des Jeux Olympiques d’hiver d’Innsbruck, sur un total de près de 240 épreuves (figure 4), les résultats restent assez stables : 88 % des pratiques se déroulent dans un milieu standardisé et constant (avec une nette prédilection pour les situations où le sportif agit en isolé : 42 %) ; toutes choses égales par ailleurs, on observe trois fois plus de pratiques opposant des adversaires (classes et ) que de pratiques unissant des partenaires (classes ĀPĪ et ĀIP) ; les deux classes psychomotrices réunissent à elles seules près de la moitié des épreuves (46,5 %).
Figure 4
Jeux Olympiques d’été et d’hiver 1976 : distribution de toutes les épreuves olympiques dans les catégories de la classification.
Les subventions aux Fédérations
36Afin de tester le caractère de généralisation de ces constatations, utilisons un second indicateur : le montant des subventions accordées par le gouvernement français, en 1978, aux différentes Fédérations sportives olympiques, non olympiques et diverses (hormis les Fédérations affinitaires ou multisports qui ne sont pas utilisables dans ce décompte par pratiques précises). Sur un total voisin de 43 millions de francs (figure 5), la face « incertitude » du simplexe cumule 83,5 % des subventions, avec, ici encore, une prédilection pour les pratiques en isolé (40,5 % ; les crédits affectés aux pratiques d’opposition stricte sont trois fois supérieurs à ceux accordés aux pratiques de coopération stricte ; enfin, 49 % des subventions sont mobilisées par les deux classes psychomotrices.
L'effectif des licenciés
37Dans un dernier temps, recourons à un troisième indicateur : le nombre de licenciés des Fédérations françaises unisports, olympiques et non olympiques, toujours en 1978 (figure 6). On observe alors que sur un effectif voisin de 5 140 000 licenciés, 81 % d’entre eux se répartissent dans les quatre classes de situations dénuées d’incertitude, avec cette fois-ci un net renversement en faveur des affrontements d’équipes (48,5 %) et d’individu à individu (21,5 %) ; le nombre de licenciés engagés dans des pratiques qui ne sollicitent que des adversaires est six fois supérieur à celui des pratiques qui ne mettent en jeu que des partenaires ; le taux des activités psychomotrices (22,5 %) est ici nettement inférieur à celui des activités sociomotrices (77,5 %). Nous remarquons ainsi que, face à l’offre de l’institution sportive, les pratiquants qui prennent licence sont relativement peu attirés par les spécialités qui se déroulent en solitaire dans un milieu standardisé (dans ce cas d’intervention en isolé, ils préfèrent même alors agir dans un environnement fluctuant) ; leur faveur se porte nettement sur les duels interindividuels et plus encore sur les duels entre équipes. Ces différences entre les constats associés aux deux premiers indicateurs d’une part, et au troisième indicateur d’autre part, semblent montrer un certain décalage entre l’offre de l’institution sportive et la demande des pratiquants, décalage qui apparaîtrait certainement beaucoup plus important si l’on prenait aussi en compte toutes les pratiques « libres », non recensées.
Des modèles sociaux privilégiés
38La caractéristique première de toutes ces situations, c’est qu’il s’agit de compétitions. Et au-delà des différences évoquées précédemment, un fait commun s’impose : dans les trois schémas, les pratiques à incertitude dépassent 80 % du total. Plus précisément encore, trois catégories sont toujours classées dans les quatre premières : , et ĪPA qui accumulent plus de 77 % des effectifs dans tous les cas.
39Il apparaît ainsi que l’institution sportive favorise massivement certains modèles privilégiés de la rencontre sportive. Elle magnifie le combat de l’homme seul qui prouve son excellence face à un milieu stable, codifié et donc comparable ; elle exalte le duel de deux adversaires ou de deux équipes qui, grâce à la normalisation de l’environnement en champ clos, peuvent se consacrer à un affrontement équitable, absolu et ostentatoire. Tous ces constats appelleraient des examens complémentaires plus approfondis. Remarquons simplement ici que la classification proposée révèle la prééminence de modèles sportifs épurés qui témoignent d’une éthique sociale très orientée de la rencontre motrice.
Subventions consenties (en pourcentage) en fonction des catégories de sport.
Figure 5
Subventions accordées aux Fédérations sportives françaises en 1978 : leur répartition selon les types de pratique.
Pourcentages de licenciés associés à chaque classe
Figure 6
Nombre de licenciés des Fédérations sportives françaises (uni-sport) en 1978 : leur répartition (en pourcentage) dans les différentes classes de pratiques.
40► Partition, incertitude, interaction motrice, communication motrice, contre-communication motrice.
BIBLIOGRAPHIE
41(1) Bouet (M.).- Signification du sport. Paris : Éditions universitaires, 1968.
42(2) Enault (G.), Enguehard (J.-L.), Lorin (A.), Vanderchmitt (G.).- Le sport en France. Bilan et perspectives. Berger-Levrault. 1979.
43(3) Sport palmarès. 1979. Société d’Éditions Voudiez, 1979.
CODE SÉMIOTEUR
44 ■ Système de signes* et de leurs combinaisons produit et/ou interprété par les sujets agissants.
45Dans les situations psychomotrices*, le pratiquant associe une signification d’action à des indices* extraits de l’environnement physique (ou aux perceptions corporelles liées à ceux-ci) et il « agit » ces liaisons signifiantes en fonction de sa propre interprétation (ski, surf, kayak, planche à voile, plongée sous-marine, alpinisme, spéléologie, vol libre...).
46Au cours des situations sociomotrices*, le pratiquant est conduit d’une part à produire lui-même, d’autre part à déceler chez les autres des indices corporels et moteurs ; identifiés et interprétés, ces indices prennent valeur de signes qui sont ici appelés gestèmes* ou praxèmes*. Ceux-ci sont en prise directe – notamment les praxèmes – sur les comportements tactiques de base, c’est-à-dire sur le réseau des sous-rôles sociomoteurs*. Grâce au décodage* (qui peut être non réfléchi) de ces signes, les joueurs peuvent deviner les projets des autres et anticiper leur action. Ce code sémioteur sous-tend de façon souterraine les interactions* coordonnées des partenaires (passes, ouvertures, courses croisées, écran, ciseaux...) tout autant que les interactions de rupture entre adversaires (feinte, interception, block, parade-riposte, plongeon...).
47On peut ainsi distinguer trois grands types de codes sémioteurs :
48 – les codes psychomoteurs
49Les indices sont extraits de l’environnement physique : neige, eau, milieu terrestre ou aérien... Liés aux règles de la pratique qui définissent des contraintes de comportement, ces indices possèdent un haut caractère subjectif, dépendant des capacités de réponse du pratiquant ; ils varient considérablement avec le niveau d’apprentissage ;
50 – les codes gestémiques
51Les unités de communication ou gestèmes sont des gestes conventionnels surajoutés à l’action en cours. Faisant en général partie de la gestuelle ludomotrice partagée par tous et reconnue intuitivement, ces signes sont aisément identifiables : gestes de la main, de la tête ou des bras pour solliciter la balle, pour désigner un adversaire à « marquer » de plus près, pour « faire signe » de se replier, pour donner une consigne d’accélération ou de temporisation du jeu... Certains d’entre eux, mais pas tous, sont dépendants des règles du jeu collectif envisagé. Quelques-uns sont d’ailleurs ritualisés et font partie du déroulement attendu des actes de jeu (notamment en début de rencontre et dans les reprises après arrêt de l’action : sports de combat, escrime, tennis, les Barres...). Dans certains cas, les unités gestémiques sont soigneusement arrêtées et le code institué ;
52 – les codes praxémiques
53Les unités d’interaction ou praxèmes font corps avec les conduites motrices* d’accomplissement de l’action. Elles portent les indices annonciateurs des sous-rôles sociomoteurs* imminents et jouent un rôle crucial dans les processus d’anticipation motrice*. Ce code dépend étroitement de la logique interne* du jeu, elle-même issue du système des règles ; il est également lié à la subjectivité de chaque joueur, à sa compétence et à la familiarité qu’il entretient avec sa pratique.
54De ces trois types de codes, le second est le plus objectif et le plus aisément identifiable (on peut décrire les gestèmes et même les dénombrer) mais son intérêt reste limité. Les deux autres présentent des propriétés beaucoup moins favorables à l’analyse et rarement observées dans les codes habituellement étudiés : subjectivité, polysémie, inconstance et grande variabilité des unités. Ils n’en sont pas moins au cœur de l’action motrice*.
55 ► Indice, signe, praxème, décodage sémioteur, sémiotricité.
COMMUNICATION MOTRICE
56 ■ Interaction motrice* de coopération, essentielle* et directe*.
57Dans les jeux sportifs, régie par le code ludique, cette opération déclenchée par un ou plusieurs participants favorise directement la réalisation de la tâche* d’un ou plusieurs autres joueurs. Les pratiquants engagés dans cette situation de co-motricité* sont ici des partenaires.
58Cette interaction s’effectue par la transmission d’un objet (ballon, palet, témoin, foulard...), d’un rôle sociomoteur* favorable (joueur délivré par simple toucher aux Gendarmes et aux voleurs par exemple), d’un poste ou d’un espace privilégié (échange de postes aux Quatre coins par exemple). Il peut aussi s’agir d’une action de solidarité « au contact » : mêlée au rugby, chaîne d’attaquants à l’Épervier, chaîne de prisonniers aux Barres... (en sport collectif, c’est la « passe » qui, bien entendu, représente l’acte de communication motrice le plus important).
59La communication motrice n’est donc pas essentiellement une transmission d’information, mais avant tout une inter-action, une production motrice interindividuelle, elle-même porteuse d’information.
60Associée à la contre-communication*, elle permet de définir un graphe* précieux pour l’analyse des jeux sociomoteurs* : le réseau des communications motrices*. Dans certains jeux sportifs traditionnels*, les interactions de marque* se recrutent parmi les communications motrices, exclusivement à la Balle au but, au Ballon-capitaine ou à la Passe à dix, partiellement aux Gendarmes et aux voleurs, aux Barres, à la Délivrance ou aux Trois camps. Par contre, les jeux sportifs institutionnels* n’ont pratiquement jamais retenu la communication motrice à titre d’interaction de marque, c’est-à-dire ne lui ont jamais attribué un statut de critère de réussite (cf. fig. 24), Bien qu’elle tienne un rôle très important dans le fonctionnement du jeu institutionnel, la communication d’altruisme reste toujours soumise au primat de la contre-communication d’antagonisme qui, seule, sanctionne l’échec ou la victoire.
61 ► Interaction motrice, contre-communication, réseau des communications motrices, interaction de marque, jeu sociomoteur.
COMMUNICATION PRAXIQUE
62 ■ Interaction motrice* essentielle*.
63La communication praxique comprend deux grandes catégories : d’une part la communication praxique directe* qui joue un rôle central (communication et contre-communication motrices*), d’autre part la communication praxique indirecte*, subordonnée à la première, qu’elle oriente, facilite et prépare (production de gestèmes* et de praxèmes*).
64La communication praxique représente le trait définitoire des situations sociomotrices*. Son importance est telle qu’elle a été choisie comme critère de classification* des situations motrices*, dans la perspective de deux de ses traits majeurs : la communication et la contre-communication motrices. Ce choix témoigne du point de vue adopté : considérer une action collective non comme une juxtaposition d’actions séparées mais comme une co-motricité*, une inter-motricité. Le comportement* d’un participant ne prend sens que dans le rapport qu’il noue avec ses partenaires et/ou ses adversaires. L’axe d’intelligibilité, c’est l’échange praxique.
Figure 7
La communication dans les situations motrices.
65Ce critère d’interaction permet ainsi de saisir les comportements en tant qu’ils s’insèrent dans une unité globale, dans un système qui donne sens à l’action de chacun.
66 ► Interaction motrice essentielle, sociomotricité, praxème, classification, sémiotricité.
COMMUNICATION PRAXIQUE DIRECTE
67 ► Interaction motrice* essentielle* et directe*.
68Témoignant du caractère sociomoteur de la situation correspondante, elle admet deux modalités : la communication motrice* et la contre-communication motrice*. Celles-ci peuvent éventuellement se combiner et déterminer ainsi schématiquement trois grands types de situations sociomotrices* :
- les situations qui ne mettent en jeu que la communication motrice (entre partenaires) : soutien, appui, aide dans une cordée d’alpinisme ou dans un couple de patineurs, passation d’un témoin dans une équipe de relais...
- les situations qui ne sollicitent que la contre-communication motrice (entre adversaires) : « touche » du fleuret, « frappe » de la boxe, « prise » du judo, « smash » du tennis (en simple)...
- les situations qui mobilisent à la fois des communications et des contrecommunications motrices (en faisant interagir partenaires et adversaires) : passe et soutien, tir et charge en sports collectifs, « touche » de délivrance et « frappe » de prise aux Barres ou à la Délivrance...
69Pour chaque jeu sportif*, il est possible d’identifier les formes autorisées de communication praxique directe. On peut alors dresser le système complet de ces interactions qui définit l’un des universaux* du jeu sportif : le réseau des communications motrices*. Les interactions de marque*, privilégiées par les règles du jeu et qui tiennent un rôle important dans le fonctionnement et l’issue de la rencontre appartiennent toujours à ce réseau.
70 ► Interaction motrice, situation sociomotrice, contre-communication, réseau des communications motrices, interaction de marque.
COMMUNICATION PRAXIQUE INDIRECTE
71 ■ Interaction motrice* essentielle* et indirecte*.
72La communication praxique indirecte est constituée des modes de communication gestémique (à l’aide de gestèmes* : postures, gestes, mimiques...) et surtout praxémique (à l’aide de praxèmes* qui sont des actions tactiques signifiantes : appel de passe, démarrage, course croisée, démarquage...). Dans les jeux sociomoteurs*, elle fonde les conduites de sémiotricité* qui sollicitent de façon plus ou moins consciente un véritable décodage* des comportements d’autrui.
73La communication praxique indirecte est beaucoup moins spectaculaire, et souvent moins remarquée que la communication praxique directe*. Cest pourtant elle qui, par la mise en jeu de l’ensemble de ses actes de préaction* (jeu sans ballon, conduites d’approche ou de détour...), rend possibles et efficaces les comportements directs de communication et de contre-communication motrices* (passe, tir au but, délivrance, prise de fanion...)
74Comme la communication praxique directe, elle peut également comporter, selon les cas, des conduites de connivence (praxèmes de soutien) et/ou des conduites d’antagonisme (praxèmes de feinte).
75 ► Interaction motrice, gestème, praxème, préaction, sémiotricité.
COMOTRICITÉ❀
76 ■ Champ et nature des situations motrices* mettant en co-présence plusieurs individus agissants qui peuvent ainsi se voir et s’influencer , mais sans que l’accomplissement de leurs actions respectives nécessite ou suscite entre eux des interactions motrices* instrumentales.
INDÉPENDANCE INSTRUMENTALE, DÉPENDANCE ÉMOTIVE
77La particularité des situations de comotricité est de mettre ensemble, dans un même espace, plusieurs intervenants, sans que l’action de chacun d’eux soit directement influencée, dans son accomplissement fonctionnel, par le comportement des autres.
78L’aspect intéressant et délicat de ces activités tient au fait que l’indépendance de leur réalisation motrice est susceptible d’être associée à une dépendance de type émotif et stratégique. Ainsi de la course de vitesse sur 100 mètres disputée en couloirs, d’une épreuve de natation en lignes d’eau, ainsi également d’une partie de marelle ou d’osselets. Les joueurs sont agissants et co-présents, mais non inter-agissants sur le plan corporel ; l’accomplissement de la tâche s’effectue sans l’intervention instrumentale de l’autre : il y a co-motricité mais non inter-motricité*. Dépourvues d’interaction motrice, ces activités relèvent des situations psychomotrices*. On les retrouve aussi bien dans les sports* que dans les jeux traditionnels* et dans les quasi-jeux*.
Comotricité de simultanéité
79Un exemple spectaculaire en est fourni par les compétitions de ski parallèle proposant deux slalomeurs qui s’élancent au même instant sur deux parcours identiques, placés côte à côte pour favoriser la comparaison. Au cours de ces actions accomplies en simultanéité, chaque skieur peut observer son concurrent, prendre plus ou moins de risque selon ce qu’il voit, être ainsi stimulé ou inhibé, mais aucune interaction opératoire n’est permise de l’un à l’autre. L’influence est affective ou stratégique, jamais instrumentale.
80De même, lors d’une course de 110 m haies, la comotricité se vit avec intensité. On sait bien que la présence de rivaux de qualité dans les couloirs voisins est hautement stimulante et qu’elle favorise généralement l’amélioration des performances. S’exerce donc bien une influence, mais une influence qui intervient sur la motivation, le désir de s’affirmer, sur l’ajustement tactique à la course des autres et non directement sur les opérations motrices elles-mêmes. Toute interférence instrumentale est bannie ; un coureur qui gênerait un autre athlète, par exemple en le touchant involontairement du bras au moment du franchissement de la haie, serait disqualifié. De la même façon, au cours d’un relais 4 x 100 mètres, si un sprinteur perturbe un concurrent en pénétrant dans son couloir, fût-ce après la passation du témoin, il met son équipe hors-jeu. Toutes les courses en couloir (athlétisme, natation, canoë-kayak...) sollicitent cette comotricité de la non-interaction, sur le mode de la simultanéité.
Comotricité d'alternance
81Parfois, c’est sur le mode de l’alternance que se manifeste la comotricité : ainsi de certaines épreuves d’athlétisme, dans les sauts par exemple où chacun intervient à tour de rôle. Dans le cas de la perche, les athlètes n’interagissent aucunement sur le plan de l’accomplissement moteur ; cependant, ils s’opposent au cours d’une durée et dans un espace partagés ; ils s’observent et peuvent adopter une stratégie de hauteur de barre qui prendra en compte les résultats déjà obtenus par leurs concurrents. Cette influence stratégique peut être décisive dans l’issue du concours, puisque le règlement prévoit notamment de départager les éventuels ex-aequo en fonction du nombre d’essais effectués à la dernière hauteur, puis sur l’ensemble de l’épreuve. Cette comotricité d’alternance, qui fait se succéder les concurrents à tour de rôle, peut s’observer dans des formules variées, aussi bien dans le sport (golf, bowling, ski...) que dans les jeux sportifs traditionnels (marelle, jeu de quilles, tir à l'arc, osselets, balle au mur...).
AGIR EN COMPAGNIE
82Le domaine où la comotricité se manifeste avec le plus d’ampleur est à coup sûr celui des quasi-jeux* : une foule d’activités psychomotrices, bien que susceptibles d’être pratiquées en isolé, sont souvent accomplies en compagnie. Le jogging, la nage, le ski, la bicyclette, mais encore le surf, la planche à voile, la plongée, la planche à roulettes, le kayak offrent l’occasion d’une activité qui, bien qu’étant sous l’empire exclusif de la personne agissante, peut procurer le plaisir de la rencontre et du partage des émotions de l’aventure corporelle (tout en apportant fréquemment une réassurance affective sur le plan de la sécurité).
83Remarquons que la comotricité est la situation la plus courante chez le tout jeune enfant qui, ainsi que l’ont montré les psychologues, joue plutôt à côté des autres qu’avec eux. Un grand nombre de jeux psychomoteurs peuvent ainsi se pratiquer côte-à-côte : jeux de pâtés et de châteaux de sable, cerceau, échasses, corde à sauter, toupie, fléchettes... Au cours d’une enquête approfondie reposant sur l’observation des activités et des jeux d’enfants de 4 à 6 ans dans leur cour de récréation, Marie-Claude Hurtig, Michel Hurtig et Monique Paillard ont révélé la rareté des activités réellement sociomotrices à cet âge. Indicatrice du niveau d’interaction observé, la catégorie coopératif de leur échelle de participation sociale en six points ne recueille guère que 10 % de l’ensemble des unités de comportement ! L’écrasante majorité des actions des enfants de l’école maternelle correspond donc aux autres catégories, à celles qui témoignent d’activités solitaires ou de tentatives frustes et infructueuses d’interaction, c’est-à-dire à des catégories qui sollicitent la comotricité. Pour sa part, la socio-motricité* représente des activités impliquant une coordination et un ajustement interindividuel nettement plus complexes. Ces activités n’apparaissent de façon majoritaire, souligne Marie-Claude Hurtig, que dans les jeux de l’école primaire.
84Il semble important d’identifier la catégorie des situations comotrices*, dans la mesure où celle-ci représente un pourcentage considérable des pratiques réelles de la vie de loisir des adolescents et des adultes. De nombreuses enquêtes sociologiques le soulignent : les préférences d’une grande partie des individus vont vers des pratiques de type psychomoteur auxquelles ils aiment s’adonner en compagnie de camarades. Ainsi la bicyclette, le jogging, la nage, la randonnée, sont-elles très prisées, mais surtout quand elles sont accomplies en petits groupes de compagnons. Cette co-motricité est une façon de garder son autonomie et son pouvoir d’initiative individuelle sur le plan de l’action motrice tout en bénéficiant du plaisir de l’échange émotif et de la chaleur de l’amitié interpersonnelle.
DE LA PSYCHOMOTRICITÉ A LA SOCIOMOTRICITÉ
85Dans toutes ces situations, l’interaction motrice n’est pas constitutive de l’accomplissement de l’activité : il s’agit donc d’un sous-ensemble des pratiques psychomotrices (et non sociomotrices) ; il est cependant intéressant de constater que le passage à la sociomotricité peut s’effectuer avec facilité dès que changent certaines conditions de la pratique. C’est ainsi le cas, sur le plan institutionnel, lorsque des coureurs de 400 mètres, dont la course se déroule en couloir, décident de s’affronter sur un 800 mètres ; cette épreuve se disputant sur une piste commune, les interactions motrices font alors irruption, avec une certaine brutalité, dans la prise de la corde et ses rudes coude à coude. La situation change de nature : le passage de la co-motricité à la sociomotricité provoque un bouleversement des stratégies d’action, cette fois-ci sur le mode instrumental et pas seulement affectif ; l’interaction peut intervenir sur le mode de la coopération (un coureur jouant le rôle complaisant de lièvre par exemple) ou sur celui de l’opposition (un coureur qui oblige son adversaire à faire l’extérieur du virage en l’empêchant de venir à la corde). Bien entendu, l’intensité des opérations interactives dépendra de la logique interne de l’activité : elle sera beaucoup plus prononcée au rugby ou en boxe par exemple, situations d’affrontement de face à face, que lors d’un 800 mètres, situation de course en côte à côte.
86Ce passage du caractère comoteur d’une situation à son caractère sociomoteur est observable dans de nombreux quasi-jeux dont certains ont donné naissance à des sports confirmés. Ainsi, sur les pentes d’une station de montagne, à un moment de faible fréquentation, les participants peuvent-ils skier sans risquer d’interaction corporelle directe avec quiconque, compte tenu de l’abondance du terrain libre. Ils peuvent certes regarder ce que font les autres, éventuellement même imiter une figure réussie par l’un d’eux, mais sans qu’une quelconque interaction instrumentale intervienne : nous sommes donc dans une situation de comotricité. Attendons une heure d’affluence : l’effectif des skieurs devient tel qu’il est impossible, sous peine de télescopage, de skier sans prendre constamment en compte les comportements et les trajectoires des autres pratiquants. Sous la pression de l’environnement, nous sommes insensiblement passés d’une situation comotrice à une situation sociomotrice. Dans les sports proprement dits, c’est la logique interne* qui pré-organise les possibilités d’interaction motrice de la situation ; dans les quasi-jeux, ce sont les conditions et les contraintes du contexte qui s’imposent directement.
87On sait que le même espace et le même matériel peuvent donner lieu à des situations motrices très dissemblables : selon le nombre des pratiquants et les règles des épreuves, des sports tels que la voile, le canoë-kayak, le cyclisme, l’escalade, les courses ou le parachutisme, peuvent être, soit de type psychomoteur (en isolé ou en compagnie), soit de type sociomoteur (en équipe, en cordée). Dans le même esprit, les cerceaux, les échasses ou les toupies autorisent des formules motrices accordant ou renforçant le rôle d’autrui. Pour revenir à nos cours de récréation précédentes, on observe qu’un même accessoire, une corde à sauter par exemple, offre tout autant l’occasion d’une pratique individuelle en solo que d’une pratique coordonnée à plusieurs, alors agrémentée d’un étonnant éventail de sauts rythmés, de comptines et de formulettes ritualisées.
88Le fait qu’une modification des règles ou qu’un nouvel agencement de la situation permettent le passage de la psychomotricité à la sociomotricité, a entretenu confusément l’idée que ce passage était toujours insensible et qu’il n’entraînait aucun bouleversement fondamental. Or, il en est ici comme des corps pouvant passer de l’état liquide à l’état gazeux ou solide, par une modification progressive de pression ou de température. Le franchissement d’un certain seuil critique transporte brutalement dans un autre univers. Petite différence de degré, grande différence de nature. L’irruption de l’interaction motrice provoque un brusque changement de nature dans l’univers de la motricité.
UNE PLAGE D'ACTIVITÉS INTERMÉDIAIRES
89Entre les traits différentiels très affirmés de la psychomotricité d’une part et ceux de la sociomotricité d’autre part, les situations de comotricité proposent une grande plage d’activités intermédiaires ; leur réalisation praxique est certes individuelle, mais elle est susceptible de susciter entre les pratiquants des relations impliquantes et de faire naître une éventuelle atmosphère groupale. Avec une densité qui varie selon les cas, les situations comotrices accordent une place non négligeable aux phénomènes de communication et de relation interpersonnelle. Les individus agissants peuvent se voir, se parler, s’imiter, se stimuler, bref ils peuvent communiquer.
90Ce n’est pas un hasard si l’on retrouve les pratiques comotrices avec une si grande fréquence dans les activités et les quasi-jeux de loisir. Elles offrent en effet un double avantage : en premier lieu, l’avantage des activités en solo qui ne dépendent pas du bon vouloir d’autrui, que le pratiquant peut donc totalement organiser et doser selon ses propres décisions de lieu, de durée et d’équipement ; l’éventuelle intervention d’autrui n’impose ici aucune contrainte limitante. Elles y ajoutent, en second lieu, l’avantage du partage possible des émotions éprouvées au cours de l’action. Ces activités sont propices à une forme originale et dynamique de convivialité. Ce type de co-action n’impose pas la comparaison chiffrée, le verdict du chronomètre ou l’omniprésence de l’évaluation, comme c’est le cas dans les compétitions sportives. Autrui n’est plus un adversaire ou un juge ; il est devenu un compagnon qui partage une expérience vécue en un côte à côte fraternel. On comprend ainsi que les activités de loisir de l’adolescent et de l’adulte puisent si souvent dans ce champ accueillant et convivial des pratiques comotrices.
91L’apprentissage collectif de pratiques psychomotrices, qu’on retrouve dans les séances d’entraînement et dans les leçons d’éducation physique, relève de la comotricité ; de façon patente, il s’accomplit sous l’influence d’une dynamique de groupe qui, bien que très différente d’une dynamique de réelle intermotricité, n’en est cependant pas moins riche en implication relationnelle : observation des comportements moteurs d’autrui, imitation, encouragement, motivation stimulée ou inhibée, communications verbales et gestuelles multiples. Séances d’entraînement et leçons d’éducation physique peuvent ainsi correspondre à des pratiques psychomotrices enseignées de façon collective, sur un mode comoteur.
UNE RADICALE DIFFÉRENCE
92Il convient cependant d’être vigilant : au-delà des situations de lisière proposées par les quasi-jeux ou les séances conventionnelles d’enseignement, c’est une radicale différence qui sépare la psychomotricité* de la sociomotricité. Le réseau d’interactions motrices du rugby par exemple n’est pas réductible à une somme de gestes individuels, fussent-ils accomplis en situation de co-présence. Dans l’apprentissage du tennis, du judo, de l’escrime ou du football, il serait aberrant de remplacer l’interaction praxique réelle par des exercices à blanc, d’une technique apparemment irréprochable mais dépourvus de l’intervention directe d’autres joueurs. La sociomotricité n’est pas une addition de plusieurs motricités individuelles, mais la construction d’une intermotricité* d’ensemble, construction dont l’originalité repose sur un réseau* de liaisons praxiques qui engagent les participants dans des actions, réactions et préactions* où l’invention de chacun ne prend sens et réalité qu’en relation avec celle des autres. Toutes choses qui sont très éloignées de la comotricité au cours de laquelle l’action de chacun reste autonome.
93Les distinctions précédentes engagent des conséquences importantes sur le plan des apprentissages et de la didactique. On doit par exemple s’attendre à ce que des séances collectives d’athlétisme (comotricité) n’entraînent pas d’amélioration significative dans les conduites de sport collectif (sociomotricité), mais que des séances de sport collectif engendrent des progrès dans les pratiques de jeux traditionnels et vice-versa, puisque ces deux types d’activité dont les logiques internes sont assez proches appartiennent à la même sphère de sociomotricité. C’est bel et bien ce que révèlent les données expérimentales recueillies en situation de terrain.
94Il fallait s’y attendre : les effets de transfert* dépendent de très près des caractéristiques motrices des situations sollicitées. Les réinvestissements d’apprentissage se produiront là où les structures d’action présenteront suffisamment d’analogies. C’est bien la raison pour laquelle tout programme* d’éducation physique qui serait conçu en dehors d’une analyse approfondie des pratiques motrices et de leur classification en catégories d’équivalence, c’est-à-dire en domaines d’action*, serait rapidement voué à l’échec à cause de sa non-pertinence : on ne peut faire tenir debout un sac vide.
95► Interaction motrice, intermotricité, psychomotricité, quasi-jeu, sociomotricité.
BIBLIOGRAPHIE
96 Hurtig (M.Cl.), Hurtig (M.). Paillard (M.).- Jeux et activités des enfants de 4 à 6 ans dans la cour de récréation. Enfance, I, no 1-2, p. 79-143 ; II, no 4-5, p. 433-518 - Paris : 1971.
COMPÉTITION MOTRICE
97 ■ Situation objective d’affrontement moteur au cours de laquelle un ou plusieurs individus accomplissent une tâche motrice* soumise impérativement à des règles qui en définissent les contraintes, le fonctionnement et tout particulièrement les critères de réussite ou d’échec.
98En l’absence de règles et de critères de réussite, on ne parlera pas de compétition ; remarquons que ces règles peuvent être totalement explicites comme dans le cas du sport*, ou non formulées comme dans le cas de nombreux jeux de tradition. Le jeu sportif institutionnel* est délibérément orienté vers une organisation compétitive favorisant la spectacularité sportive*.
99La compétition correspond donc à une situation motrice* objective qu’on ne doit pas confondre avec l’émulation qui répond au désir subjectif de dépasser autrui ou d’améliorer ses propres résultats (auto-émulation). L’émulation peut être étroitement liée à la compétition : elle en est d’ailleurs tout à la fois cause et effet. Mais un sentiment très diversement vécu selon les personnes et les groupes sociaux n’est pas à mettre sur le même plan qu’un ensemble de conditions objectives, clairement définissables.
100La compétition peut être institutionnalisée ou non. Dans le cas affirmatif, la consécration officielle en modifie profondément le fonctionnement et la portée. Elle rentre alors dans le système institutionnel du sport (instances dirigeantes centralisatrices, calendrier, arbitres, presse, prestige...) très chargé d’implications psychologiques, sociales, éventuellement politiques. Alors que les formes de compétition sont très riches en possibles, on peut remarquer que, pour les situations sociomotrices*, l’institution n’a pratiquement retenu qu’une seule modalité : celle du duel* (ce qui pourra appeler une interprétation sociologique).
101La compétition représente un trait d’ethnomotricité* qui a envahi les pratiques ludomotrices de nos sociétés modernes après avoir marqué de ses caractéristiques agonales l’antiquité grecque et romaine. En cela, elle manifeste un attribut ethnomoteur contingent et non une essence nécessaire de la rencontre ludique.
102Le conflit exacerbé entre deux adversaires, magnifié dans la compétition du duel sportif, est le témoin d’une conception dichotomique des rapports sociaux antagonistes ; cet affrontement épuré est l’expression du contexte culturel, politique et religieux dans lequel il s’épanouit. C’est à ce titre d’ailleurs que le jeu sportif* et ses différents avatars, agréés ou rejetés par l’institution, possèdent la valeur d’un puissant révélateur des ressorts d’une société.
103 ► Sport, jeu sportif, spectacularité sportive, duel, ethnomotricité.
COMPORTEMENT MOTEUR
104 ■ Ensemble des manifestations motrices observables d’un individu agissant. Le comportement moteur se définit par ce que l’on perçoit de l’extérieur.
105Ses manifestations se présentent sous forme objective : on peut les enregistrer, par exemple les filmer. On pourra décrire un comportement moteur en s’appuyant notamment sur les données corporelles qui se réfèrent à l’espace (appui, orientation, déplacement...), au temps (vitesse, accélération...) ou à autrui (interactions motrices*).
106Dans le domaine de l’éducation physique*, les comportements moteurs représentent le matériau privilégié (mais non exclusif) de l’observation pédagogique et scientifique. C’est en s’appuyant sur ces comportements qu’on essaiera d’appréhender des capacités, et plus généralement de saisir la dynamique des conduites motrices* des sujets agissants. Dans le cas des jeux sportifs*, l’analyse incitera fréquemment à segmenter le flux ininterrompu des comportements moteurs observés en unités d’analyse ou praxies* plus ou moins étendues selon l’objectif du chercheur. Le sous-rôle sociomoteur* correspond à une de ces unités de base de l’action ludomotrice. Le comportement moteur d’un joueur est alors représenté par la trajectoire de ses sous-rôles successivement endossés ; cette trajectoire constitue un ludogramme* que l’observateur tentera d’interpréter en termes de conduite motrice.
★
107Les comportements sont observables et objectifs : voilà qui semble rassurer. Cependant, que faut-il observer et avec quels outils ? Comment mettre en rapport les micro-comportements recueillis ? De quelle façon les interpréter ? Toutes ces questions, qui sous-tendent des démarches concrètes, renvoient à des positions théoriques et à des gerbes d’hypothèses.
108Un motricien* enregistre les comportements moteurs de cet enfant qui joue au rugby, de cet autre qui nage dans la piscine ; il parle alors de « confiance », de « peur », de « motivation », de l’« affectivité », de « pensée tactique » : en réalité, même dans le meilleur des cas où il contrôle parfaitement sa subjectivité, il parle de choses qu’il ne voit pas ! Il infère la présence de ces émotions et de ces significations à partir de sa propre interprétation des comportements corporels observés. Comme l’acteur et le spectateur, le pédagogue et le chercheur effectuent eux aussi de continuels décodages : le problème est pour eux de fabriquer du sens, le sens le plus compatible avec toutes les données de la situation.
109L’irrécusable objectivité du comportement moteur n’impose donc pas une signification évidente et univoque ; elle ne dispense pas l’observateur, qui se veut lucide, de sévères précautions méthodologiques et d’un important travail de conceptualisation.
110 ► Conduite motrice, action motrice, praxie, jeu sportif, ludogramme.
CONDUITE MOTRICE
111 ■ Organisation signifiante du comportement moteur*. La conduite motrice est le comportement moteur en tant qu’il est porteur de signification.
112Il s’agit donc de l’organisation signifiante des actions et réactions d’une personne agissante dont la pertinence* de l’expression est alors de nature motrice. Une conduite motrice ne peut être observée qu’indirectement ; elle se manifeste par un comportement moteur dont les données observables sont investies d’un sens, vécu de façon consciente ou inconsciente par la personne agissante. Quand on filme par exemple un joueur de volley-ball, on enregistre ses immobilités, ses actes de déplacement, de saut, de frappe de balle, bref ses comportements moteurs ; on parle de conduite motrice quand on envisage de saisir, conjointement à ces manifestations objectives, la signification du vécu qui leur est directement associé (intention, perception, image mentale, projet, motivation, désir, frustration...).
113La conduite motrice n’est en effet réductible ni à une séquence de manifestations observables, ni à une pure conscience détachée des faits. Elle répond à la totalité de la personne agissante, à la synthèse unitaire de l’action signifiante ou, si l’on préfère, de la signification agie. Cette double perspective conjuguant le point de vue de l’observation extérieure (le comportement observable) et le point de vue de la signi-fication intérieure (le vécu corporel : perception, image mentale, anticipation*, émotion...) permet à la notion de conduite motrice de jouer un rôle focal en éducation physique*.
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114Le terme « mouvement », souvent invoqué en éducation physique – encore de nos jours – est notoirement inadéquat et témoigne d’une conception ancienne qui prend en compte le produit et non pas l’agent producteur. La notion de mouvement répond à l’idée d’un corps bio-mécanique défini par des déplacements appréhendés de l’extérieur ; elle se préoccupe en quelque sorte de décrire des « énoncés » gestuels d’où le sujet est exclu en tant que tel (et dont l’aboutissement est « la » technique, le geste-modèle abstrait et dépersonnalisé). Or, en éducation physique, l’énonciation importe autant que l’énoncé, le sujet producteur autant que le produit. La notion de mouvement renvoie à un énoncé gestuel, la conduite motrice à une énonciation, c’est-à-dire à une production motrice accomplie par une personne précise dans les conditions concrètes d’un contexte daté et situé ; dans le premier cas, on met l’accent sur le produit, dans le second sur l’agent producteur, sur la personne agissante insérée dans une histoire.
115La notion de conduite motrice permet, en toute rigueur d’analyse, de prendre pleinement en compte, dans le déroulement même de l’action, les éléments de type cognitif, affectif, relationnel ou sémioteur. Ici s’amorce un changement de centre en éducation physique, une décentration qu’on peut qualifier de « révolution copernicienne », à l’instar de la décentration accomplie de longue date par les mouvements d’éducation nouvelle (décentration qui caractérise aussi l’évolution récente des disciplines linguistiques dont le déplacement opéré de l’énoncé vers l’énonciation présente de fortes analogies avec le déplacement qui mène de la technique sportive à la conduite motrice).
116Étant donné que toute séquence de vie prend corps dans un comportement moteur, on peut être tenté de penser que finalement tout est conduite motrice. Ainsi, quand un animateur présente une émission radiophonique, il mobilise ses organes de la parole, il effectue certains gestes, il adopte certaines postures : s’agit-il d’une situation motrice* ? Fondamentalement, non ; bien entendu, on observe à cette occasion des manifestations motrices, mais celles-ci ne font qu’accompagner une conduite qui est essentiellement de nature verbale. La pertinence de la conduite se réfère ici au linguistique et non au moteur. De même, les Échecs et le Bridge ne sont pas des situations motrices*, même si le corps y est impliqué. La pertinence est alors de type combinatoire ; on peut remarquablement jouer aux Échecs tout en étant fort maladroit de ses mains, on peut même y jouer par correspondance, par simple désignation des cases. L’expression motrice n’y est pas pertinente. Inversement, le linguistique et le combinatoire, en tant que tels, sont secondaires au saut en hauteur, aux agrès, au hand-ball ou à la Balle assise, dont la pertinence a son ancrage dans l’action motrice*.
117Cette spécificité* praxique* dote l’éducation physique de son originalité et est au fondement de la science de l’action motrice.
118► Comportement moteur, action motrice, éducation physique, pertinence, situation motrice.
CONNAISSANCES (DÉCLARATIVES❀ ET PROCÉDURALES)
119 ■ Acquisitions mises en mémoire parmi lesquelles on distingue deux types de contenu :
- de type déclaratif : composé d’informations, de propositions valides, de savoirs formels et cognitifs,
- de type procédural : constitué d’acquis comportementaux et de savoir-agir issus des expériences antérieures, pouvant influencer de façon consciente ou inconsciente les conduites à dominante verbale, émotive ou motrice de la personne considérée. \
DES SAVOIRS OU DES SAVOIR-AGIR ?
120Dans le premier sens, il s’agit des savoirs dont la possession caractérise ce que l’on appelle l’instruction ou l’érudition. Y correspondent au premier chef les contenus enseignés à l’école et à l’université dans des disciplines classiques : physique, chimie, mathématiques, histoire, géographie...
121Dans le second sens, nous sommes en présence de compétences comportementales qui définissent des savoir-faire ou des savoir-agir. Dans cette optique, un menuisier, un cordon bleu, un cultivateur ou un plombier posséderaient des connaissances se manifestant par des productions professionnelles. Savoir préparer un bœuf miroton, savoir labourer et ensemencer un champ, voilà des connaissances. Dans le même ordre d’idées, savoir nager, skier, jouer au rugby ou pratiquer le tennis, cela correspondrait aussi à des connaissances. Selon cette acception, tous les jeux sportifs, toutes les activités physiques suscitent des savoir-agir, des savoir-jouer qui seraient autant de connaissances potentielles.
122Cette seconde signification est un affaiblissement considérable de la première. Est alors nommée connaissance toute acquisition quelle qu’elle soit, tout ce qui est mis en mémoire. Cette généralisation est d’un emploi devenu courant en psychologie cognitive, en informatique et en intelligence artificielle. Nous verrons cependant qu’elle est parfois abusive dans le domaine pédagogique et qu’elle peut entraîner de sérieux malentendus.
123À ces deux sens, on peut faire correspondre deux types de connaissances, distingués en intelligence artificielle, notamment au sujet des systèmes experts :
124 – les connaissances déclaratives
125Elles se rapportent à des savoirs, à des informations de type statique qui se présentent sous forme d’énoncés factuels : une équipe de football est constituée de onze joueurs dont un gardien de but ; au rugby, un essai marqué vaut cinq points ; sa transformation donne deux points supplémentaires. Ces énoncés déclaratifs offrent des informations, mais ne se soucient pas de la façon éventuelle de les utiliser dans une mise en œuvre opérationnelle ;
126 – les connaissances procédurales
127Ce sont des façons de faire, des tours de main à caractère empirique, qui se présentent comme des modes d’emploi. Elles indiquent comment agir pour atteindre l’objectif fixé, en proposant éventuellement les étapes successives associées aux différents sous-buts identifiés.
128D’un côté les savoirs et de l’autre les savoir-faire. Ou, comme le propose de façon suggestive J.-M. Hoc, d’une part les représentations, et de l’autre les traitements.
129Bien entendu, ces deux types de connaissances sont liés et l’on peut passer de l’un à l’autre, tant sur le plan de la technique informatique que sur celui du fonctionnement cognitif d’un individu ; cependant, il est capital de les distinguer et d’en repérer les mises en œuvre respectives.
130La réalité de cette différenciation n’est guère discutable. On peut ainsi connaître les propriétés d’une équation du second degré (connaissance déclarative) et échouer dans le calcul de ses racines, ou, à l’inverse, être capable d’extraire ces racines par la connaissance des procédures et des formules de résolution (connaissance procédurale) sans avoir saisi l’intelligibilité du système. Cette opposition entre le déclaratif et le procédural connaît, sous d’autres noms, un retentissement considérable dans le domaine pédagogique et didactique : faut-il partir d’un exposé d’ensemble de type magistral, puis en proposer des applications spécifiées par des travaux pratiques, ou faut-il d’entrée de jeu proposer des situations concrètes de découverte permettant d’ancrer des procédures afin de déboucher sur une synthèse déclarative ?
UNE ILLUSTRATION : LA PLONGÉE SOUS-MARINE
131Une pratique ludosportive, telle la plongée sous-marine, va nous fournir une illustration simplifiée de ces phénomènes.
132Considérons la loi de Mariotte stipulant que le produit de la pression par le volume d’un gaz donné est une constante : voilà une connaissance déclarative banale. Il va en découler des connaissances procédurales multiples et précises : si le plongeur évolue à moins 40 mètres par exemple, il lui faudra prévoir une quantité d’air importante puisque, étant à une pression cinq fois supérieure à celle de la surface, il consommera cinq fois plus d’air. Le problème est encore plus complexe : les gaz respirés se dissolvent dans le sang, ceci d’autant plus que la plongée est profonde et qu’elle dure plus longtemps ; si le plongeur passe d’une pression forte à une pression plus faible, s’il remonte trop rapidement, ces éléments reprennent brutalement leur état gazeux, et les gaz ainsi libérés comme des bulles de champagne obstruent la circulation sanguine et provoquent de dramatiques accidents. Ces connaissances déclaratives – très simplifiées ci-dessus – sont convertibles en connaissances procédurales résumées dans des tables de plongée d’usage pratique, indiquant les profondeurs et les durées des paliers de décompression à respecter lors de la remontée, en fonction des caratéristiques de la plongée effectuée. Les procédures consignées sur ces tables indiquent également les comportements à tenir en cas de cumul de plongées successives, selon les profondeurs, les durées et les intervalles observés (dans la mesure où les connaissances déclaratives ont mis en évidence que les processus de dissolution des gaz dans le sang obéissent à des durées impératives, et que celles-ci s’ajoutent en cas de plongées successives). Dans la même ligne, nous pourrions développer ce va-et-vient entre connaissances déclaratives et procédurales en course d’orientation, en conduite des voiliers ou en pilotage des planeurs (météorologie, orientation, lecture de cartes...).
133Nous venons de suggérer que les connaissances procédurales découlent des connaissances déclaratives dont elles ne seraient que des spécifications variant selon les conditions de chaque situation particulière (par exemple : durée, profondeur, nature du gaz respiré...). Cette position serait à nuancer, mais c’est bien celle vers laquelle on tend dans tous les domaines : réussir à maîtriser le champ sur le plan scientifique, puis sur le plan technique. La réalité historique est moins péremptoire : dans le cas de la plongée sous-marine, les connaissances procédurales ont largement précédé les connaissances déclaratives (cela reste vrai de la plupart des techniques sportives : athlétisme, gymnastique, natation...). C’est par tâtonnements empiriques que les premières tables de plongée ont été mises au point. L’importance des enjeux, notamment militaires, a parfois accru les risques inhérents à ces types d’exploration. Toujours est-il que les expériences sur le tas ont favorisé le développement des connaissances théoriques qui, en retour, ont facilité une pratique efficace. Cependant, un chercheur brillant peut être un piètre plongeur ; complémentairement, un plongeur expérimenté peut être ignorant des données scientifiques, physiques et bio-chimiques à la source des procédures exécutées avec brio.
134Voilà une constatation brutale : la connaissance théorique des phénomènes qui sous-tendent une action n’est pas nécessaire à l’accomplissement de cette action. Nul besoin pour le gymnaste d’appréhender les processus biomécaniques de ses mouvements ; et si d’aventure, il les connaît, ses performances n’en seront pas améliorées pour autant. Un sauteur en longueur ou un nageur ne gagnent pas grand chose à approfondir les subtilités des mécanismes bio-chimiques dont ils sont le siège au cours de leurs épreuves. Henri Wallon avait même signalé que lorsqu’une personne cherchait à comprendre comment elle descendait un escalier, elle risquait de s’emmêler les pieds et de trébucher.
ACQUISITIONS ET SAVOIRS EN ÉDUCATION PHYSIQUE
135Ces constats permettent de remettre en cause des affirmations péremptoires et répétées qui ont actuellement cours en éducation physique, notamment dans les textes officiels. Il y est souvent dit que l’éducation physique est une discipline d’enseignement visant, parallèlement au développement des ressources bio-fonctionnelles, à l’acquisition de connaissances et la construction de savoirs. Dans le sillage de ces propos, une pléthore d’articles et d’ouvrages s’appuie sur l’apparente évidence de ces savoirs et connaissances, savoirs transversaux ou connaissances fondamentales, pour dérouler des litanies didactiques qui laissent songeur. Cette conception a d’ailleurs conduit certains enseignants à multiplier dans leurs classes les occasions d’utiliser le papier et le crayon, à donner des devoirs, des QCM et des interrogations écrites en cours d’éducation physique ! La dérive est criante mais prévisible dès lors que l’on entretient la confusion sur le sens du terme connaissances. Se réclamant de l’acquisition de connaissances et de la construction de savoirs, les textes officiels laissent supposer qu’ils font référence à des savoirs déclaratifs, alors qu’il ne peut s’agir que de connaissances procédurales et de savoir-agir. Jouant de cette ambiguïté, ils procèdent à une surenchère abusive dont l’éducation physique n’a pas besoin, et qui risque fort, à terme, de lui nuire.
136Ce problème induit des prolongements très importants, relatifs aux apprentissages moteurs et aux objectifs assignables à l’éducation physique. Peut-on essayer d’y voir clair en présentant quelques points forts de ce débat ?
La dimension cognitive des conduites motrices : une donnée indiscutée
137Les psychologues de l’enfance ont insisté sur le rôle de la motricité ludique dans l’exploration du monde et de soi-même et dans l’édification des processus de pensée (perception, mémoire, rapport à l’espace et au temps, notions de quantité, de vitesse...). À ce titre, on peut sans conteste parler d’une intelligence motricisée*.
138En retour, les processus cognitifs irriguent les comportements et deviennent partie prenante des actions motrices. Agir au cours d’un jeu sportif, c’est évaluer des distances et des trajectoires, apprécier des vitesses, supputer des croisements et des évitements, estimer des probabilités de réussite. C’est en ce sens que l’on peut parler d’une intelligence motricisante* ; les capacités de raisonnement, de calcul et d’interprétation de l’individu agissant investissent ses conduites praxiques et en deviennent des facteurs constitutifs.
139A vrai dire, la dimension cognitive des conduites motrices varie selon l’activité pratiquée : chaque domaine d’action* recèle ses propres caractéristiques. Les situations psychomotrices* en milieu stable, et donc dépourvues d’incertitude* environnementale (I,A,P,), ne sollicitent guère les capacités réflexives. Elles débouchent, en fin d’apprentissage, sur un comportement régulé par un algorithme moteur*, remarquable d’efficacité mais dont les traits cognitifs seront très modestes. L’absence de savoirs et de connaissances de type théorique ne semble avoir aucune influence notable sur les performances d’un gymnaste, d’un haltérophile, d’un nageur ou d’un lanceur de poids.
140En revanche, quand l’environnement est porteur d’imprévu, l’acteur doit interpréter ce qui l’entoure, saisir l’information pertinente, percevoir des indices, prendre des décisions opportunes. Le véliplanchiste, le skieur, le vététiste, le barreur, le kayakiste doivent déchiffrer leur environnement, anticiper les obstacles qui bondissent vers eux et préagir de façon ajustée. Ces difficultés s’accroissent encore dans les situations sociomotrices : l’interaction avec autrui oppose ses traquenards, ses processus de désinformation, ses connivences et ses feintes. Chaque acteur doit décoder les comportements des autres et deviner leurs projets au vu de leurs gestes et postures, tout en sachant que ses propres comportements vont être immédiatement lus par eux. Ce décodage et cet encodage des signes comportementaux, indexés aux traits de la logique interne* du jeu en cours, sont profondément marqués du sceau cognitif. Ils mettent en œuvre une intense activité sémiotrice* qui est sans doute l’un des traits majeurs, bien qu’à peine entraperçu aujourd’hui, des jeux sportifs.
141Là encore, nous devinons la nécessité d’une analyse différentielle des domaines d’action : chacun d’eux sollicite selon des accentuations particulières, faibles ou intenses, les données cognitives. Ce qui est aussi une façon de dire que les effets attendus* des pratiques motrices seront variables en fonction du domaine d’action considéré.
Une pratique motrice : une procédure comportementale et non un savoir
142Il s’agit d’une dynamique d’action et non d’une statique de réflexion ou de représentation. Nous l’avons constaté abondamment : les conduites motrices sont pénétrées de cognitif ; elles peuvent s’appuyer sur une moisson de connaissances déclaratives mais, en tant que conduites motrices, ce sont des savoir-agir ou des savoir-jouer et non des savoirs proprement dits.
143Par son accomplissement propre, l’action motrice ne fait pas acquérir des connaissances et des savoirs déclaratifs ; elle met en œuvre des procédures comportementales, des façons d’agir, de réagir et de préagir qui développent les compétences adaptatives de l’individu, mais aucunement son corpus de connaissances théoriques. Les jeux et les sports ne sont pas les sanctuaires du savoir, mais plutôt des lieux privilégiés de la procéduralisation motrice.
144Les connaissances savantes afférentes aux jeux et aux sports sont à coup sûr foisonnantes ; mais elles peuvent être acquises en dehors de toute pratique motrice, en dehors de toute activité de terrain : les processus anaérobie, les mécanismes de la contraction musculaire, les procédures de réchauffement, les techniques de franchissement du saut à la perche, les règles du hand-ball, les tactiques et les systèmes de jeu du football, peuvent être appris, connus, disséqués et éventuellement enseignés par des personnes qui ne s’adonnent à aucune activité sportive. Pour le pratiquant, les connaissances et les savoirs déclaratifs représentent des conditions qui ne sont ni nécessaires ni suffisantes à l’accomplissement des activités physiques et sportives.
L'action motrice : trait spécifique fondateur des procédures ludosportives
145Lorsqu’elle avance la notion de procédure, l’« intelligence artificielle » considère des façons de faire qu’elle traite de façon formelle : ce sont des démarches qui portent sur des énoncés. La machine de Turing, qui est à la base des procédures informatiques, est une machine de papier, une machine fictive. Finalement, les connaissances procédurales des sciences cognitives représentent des modes de traitement formels et théoriques qui se préoccupent du logiciel et non du matériel en tant que tel.
146Nous sommes ici aux antipodes des procédures mises en jeu dans les activités physiques : ce qui compte dans ce dernier cas, c’est la mise en corps de ces façons d’intervenir, ce sont les conduites motrices d’ajustement actualisant ces procédures dans un espace et en un temps réels. Un individu peut connaître de façon merveilleuse, sur le plan théorique, la technique du saut à la perche (course d’élan, planter, impulsion...) et ne pas être capable de franchir une barre située à trois mètres. L’originalité du jeu sportif est d’être une situation en motricité réelle : ses procédures d’accomplissement sont donc pétries dans l’action motrice (certains de ses traits se retrouveront dans des situations de travail, ainsi que l’ergonomie l’a remarquablement montré, à la différence que, dans ce dernier cas, l’action motrice ne vaut pas pour elle-même comme dans le sport, mais se met au service d’une production extrinsèque).
147Selon les sous-domaines d’action envisagés, la dimension d’accomplissement moteur pourra être plus ou moins prononcée. Elle sera affaiblie en voile où les décisions stratégiques prévalent parfois, au point que des sexagénaires remporteront des compétitions internationales ; ce peut être aussi le cas en vol à voile où les pilotes de planeur doivent faire preuve de capacités cognitives et décisionnelles dominantes, relativement aux aspects d’exécution musculaire. La plongée sous-marine, elle aussi, sollicite des conduites calculées dont la mise en œuvre fonctionnelle n’offre apparemment aucune difficulté importante. Cependant, dans ces situations, la mise en jeu corporelle peut brutalement reprendre ses droits sur le cognitif par l’irruption d’une affectivité d’exaltation ou de perturbation. Les réactions de panique comportementale fréquemment observées dans les pratiques subaquatiques, alors que les données objectives et rationnelles ne témoignent d’aucun risque réel (perte de masque, incident d’arrivée d’air, lieu obscur...), révèlent que c’est bien toute la personnalité du pratiquant qui s’engage dans ses conduites motrices. Même dans ces situations pénétrées d’objectivité scientifique, c’est la mise en jeu corporelle, c’est-à-dire la procédure praxique subjective, qui reste la pierre angulaire de l’activité. Une conduite motrice n’est jamais réductible à une procédure cognitive.
L'enseignement de l'éducation physique : une procédure qui exige des connaissances déclaratives
148Le didactique mise en œuvre par l’enseignant a pour objectif l’appropriation, de la part des élèves, de procédures d’action motrice. Il s’agit donc d’une procédure portant sur des procédures, en quelque sorte une méta-procédure.
149Pour déployer cette stratégie d’intervention à deux degrés, le motricien* effectue des choix, choix des contenus et des domaines d’action (c’est-à-dire des logiques internes des pratiques), choix des aménagements et du matériel utilisé... Il s’adapte aux caractéristiques particulières de ses élèves et tient compte de leurs différences éventuelles de motivations et de représentations. Prenant du recul, insérant ses interventions dans un projet global, il lui faut s’appuyer sur des savoirs déclaratifs qui lui fournissent les références de base et la compréhension globale de son domaine. Le motricien doit être détenteur de connaissances fondamentales portant électivement sur le champ de l’action motrice. De tels savoirs éclairent aussi, bien entendu, les procédures d’influence s’exerçant sur les comportements moteurs, c’est-à-dire les stratégies d’apprentissage.
150Rappelons, chemin faisant, que la pédagogie ne se réduira jamais à la stricte application sur le terrain de connaissances théoriques, si séduisantes soient-elles ; la dimension relationnelle et empirique restera l’élément de médiation décisif des pratiques pédagogiques.
UN THÈME OMNIPRÉSENT
151Le thème que nous avons rapidement évoqué ici est omniprésent dans la littérature sportive et pédagogique. Quel rapport entretiennent l’intelligence et l’activité physique ? L’activité physique n’est-elle qu’un divertissemnt et un défoulement ? Dans le passé, la tradition française a pratiquement exclu l’éducation physique de l’univers de la cognition. Aujourd’hui, à l’inverse, ainsi que nous l’avons noté dans les textes officiels, on observe une attitude privilégiant les connaissances et les savoirs développés par l’éducation physique. La générosité de ces interventions suffit-elle à en légitimer le bien-fondé ?
152Nous l’avons constaté : les apports des conduites motrices correspondent à des procédures d’action, à des savoir-agir, et non à des connaissances proprement dites. En revanche, ils sont directement associables à des connaissances scientifiques qui deviennent aujourd’hui exubérantes : biologiques, physiques, psychologiques, sociologiques... Il ne semble pas abusif de dire que ces stratégies praxiques sont des savoirs d’action ou des savoirs en action (ce qui est autre chose que des savoirs théoriques).
153L’objet de l’éducation physique ne peut être réduit à un ensemble de savoirs et de connaissances ; il correspond en réalité aux conduites motrices des pratiquants. La dimension cognitive de ces conduites est une caractéristique capitale que le motricien doit solliciter avec acuité. Il n’est pas excessif de parler d’intelligence motrice, psychomotrice d’une part, sociomotrice d’autre part. Il semble même souhaitable de multiplier les éclairages scientifiques des pratiques ludosportives : à titre d’exemple, la plongée sous-marine dont nous parlions plus haut est une excellente occasion de mieux comprendre une pratique corporelle dans un univers inhabituel grâce aux apports de la physique et de la biologie (respiration, vision, apesanteur...), sans oublier les évocations émotionnelles et poétiques.
154Cela fait maintenant près de trois décennies que les travaux en science de l’action motrice ont mis en évidence l’importance de l’affectivité et des facteurs cognitifs dans les conduites motrices (incertitude, traitement de l’information, décision, sémiotricité...). Tout comme le rôle majeur de la dimension affective ne doit pas transformer l’éducation physique en une sous-discipline de la psychologie clinique, l’intervention éminente de la dimension cognitive ne doit pas devenir le prétexte à des didactiques d’éducation physique apparaissant comme des sous-produits de protocoles des sciences cognitives. L’approfondissement scientifique, hautement désirable, ne doit pas détourner l’éducation physique de sa vocation : intervenir auprès de l’action motrice. Les dérives vers la reproduction des résultats attractifs des disciplines extérieures empêcheront-elles encore longtemps l’éducation physique de développer sa propre identité ?
155 ► Algorithme moteur, conduite motrice, domaine d’action, intelligence motricisante, intelligence motricisée.
BIBLIOGRAPHIE
156 Bonnet (C.), Hoc (J.-M.), Tiberghien (G.).- Psychologie, intelligence artificielle et automatique. Bruxelles : Pierre Mardaga Ed., 1986.
157 Hoc (J.-M.).- Psychologie cognitive de la planification. Grenoble : Presses Universitaires de Grenoble, 1987.
158 Lauriere (J.-L.).- Intelligence artificielle - Résolution de problèmes par l’Homme et la machine. Paris : Eyrolles, 1986.
159 Richard (J.-F.).- Les activités mentales - Comprendre, raisonner, trouver des solutions. Paris : Armand Colin. 1990.
CONTRAT LUDIQUE
160 ■ Accord explicite ou tacite qui lie les participants à un jeu en fixant ou reconduisant le système des règles de ce jeu.
161En adoptant un système de contraintes précis, le contrat ludomoteur définit l’univers d’action dans lequel les participants vont pouvoir et devoir évoluer.
162Le contrat ludique est le pacte fondateur d’une micro-société qui est certes provisoire, intermittente et restreinte, mais qui n’en entreprend pas moins une action complexe selon une loi librement acceptée. Si chaque individu jouait indépendamment des autres, sans qu’une convention préalable n’ait imposé un projet commun et des enjeux partagés, personne n’y trouverait son compte. Finalement, c’est la loi commune qui, en imposant certaines obligations librement consenties, permet à chacun d’y puiser son avantage. À ce titre, on peut interpréter le contrat ludique comme un modèle réduit de contrat social au sens où l’entendait Jean-Jacques Rousseau.
163Cette interprétation ne vise pas, dans l’immédiat, à décrire la genèse historique ou psychologique du jeu, mais à dégager le fondement abstrait du groupe jouant. Le contrat social est ici envisagé comme une catégorie qui fonde en droit les conduites ludiques, L’exemple proposé par Rousseau lui-même dans le Discours sur l’origine de l’inégalité, et rappelé à plusieurs reprises par Raymond Boudon, est révélateur ((5), p. 166). Deux chasseurs qui se mettent en quête de gibier ont intérêt à coopérer ; mais s’ils ne contractent pas préalablement d’engagement mutuel, ils n’ont aucune raison de croire que l’autre sacrifiera le petit gibier, immédiatement accessible, à la plus grosse proie commune quelque peu différée, et chacun abandonnera alors le guet collectif pour chasser individuellement, contre l’intérêt commun (et contre son intérêt particulier profond). Cette parabole du chasseur peut se muer en parabole du joueur.
164Lorsque, faisant référence au contrat social, Rousseau avance que « cet acte d’association produit un corps moral et collectif composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté » ((6), p. 361), il semble bien que ces fortes caractéristiques du contrat social s’appliquent au contrat ludique (dans le cadre beaucoup plus restreint, rappelons-le, qui est le sien). On peut même s’étonner que, dans les domaines sociologique ou pédagogique, le jeu n’ait, semble-t-il, jamais été envisagé sous cet angle.
165N’est-ce pas là en effet la voie royale de la socialisation ? Sans doute cette omission est-elle imputable au discrédit moral ou à tout le moins au tenace caractère frivole et futile traditionnellement associé au jeu.
LA PERSPECTIVE SOCIOLOGIQUE
166En analysant les mécanismes des perturbations sociales, le sociologue Raymond Boudon reprend la parabole du chasseur du Discours et défend l’idée-force selon laquelle l’organisation sociale a pour fonction de supprimer les effets pervers* (1), (2). Les contraintes acceptées de la chasse collective éviteront les comportements individualistes, en l’occurrence aberrants, qui nuisent à tous, notamment à leur auteur. Les structures d’interaction mises en place par les institutions définissent les statuts, répartissent les tâches et organisent les rapports de telle sorte que la composition des actions individuelles ne fasse plus émerger d’effets indésirables. Cette interprétation de « la logique du social », qui recourt fréquemment aux modèles* de la théorie des jeux*, apparaît particulièrement intéressante. Bien que Raymond Boudon ne fasse pas référence au jeu, il semble que son schéma explicatif puisse fournir de fructueuses hypothèses dans le domaine du jeu sportif*. Nous constaterons cependant que, dans certains cas, le contenu des situations ludomotrices est en contradiction avec ce schéma, mais que, paradoxalement, cette contradiction apparente ne fait que renforcer l’hypothèse avancée.
167Le contrat ludique se présente donc comme l’adoption d’un système de prescriptions qui, en empêchant des conduites contraires à « l’esprit du jeu », permet à chacun d’éprouver un plaisir renouvelé, impossible à obtenir individuellement de façon durable. Ce pacte d’association prémunit contre les abandons ou les actes liés à des intérêts superficiels. La fonction sociale du contrat ludique, envisagé comme contrat formel, est de faire obstacle à l’effet pervers. Ce système de règles qui scelle l’association définit un système d’interaction qui coordonne les conduites motrices* des pratiquants et chasse les effets aberrants. C’est bien ce qu’on observe dans tous les jeux sportifs institutionnels* dont les universaux* illustrent des structures sans ombre et remarquables d’ordonnance. Le sport* correspond à l’institutionnalisation de contraintes motrices qui éliminent le désordre et le paradoxe. La structure de duel* par exemple, qui domine les situations sociomotrices* au point d’avoir obtenu l’exclusivité des sports collectifs, des sports de combat, de l’escrime et du tennis, est un modèle de symétrie et d’équilibre.
168L’observation du terrain est cependant déconcertante dans la mesure où elle révèle que certains jeux sportifs, très prisés de leurs pratiquants, fomentent eux-mêmes l’effet pervers ludique ; la logique interne* de leur système de règles suscite l’illogique du social : contradiction relationnelle de la Balle assise, de la Galoche ou des Quatre coins, aberration du réseau des interactions de marque* aux Trois camps... Cette propriété est déroutante car le sociologue montre qu’habituellement ce sont les structures spontanées qui entretiennent les effets aberrants et non les systèmes institués. Or, dans notre cas, c’est la norme ludique qui déclenche le paradoxe. Comment interpréter cette apparente contradiction ?
169Le contrat ludomoteur intervient à deux niveaux : d’une part en tant que pacte d’association formel, fondateur de l’unité d’une entreprise commune, d’autre part en tant que contenu proposant des modalités particulières d’interactions motrices*. Nous constatons ce fait insolite : le contenu défait parfois ce que le pacte formel a fait ; le paradoxe revient en force quand on le croyait éliminé. La contradiction peut cependant être levée : cette effervescence perverse n’émerge en effet que dans les jeux sportifs traditionnels*. Aucun jeu institutionnel n’est un jeu paradoxal*. Tout se passe comme si l’institution sportive effectuait un tri dans les pratiques et n’accordait son noble label qu’aux situations dénuées d’effet pervers ludique.
170C’est donc au double titre du contrat formel et de son contenu que le sport chasse le désordre et la confusion. En dernière analyse, nous retrouvons le rôle « épurateur » de l’institution : le contrat ludique institutionnalisé, c’est-à-dire le contrat purement sportif, instaure un système d’interaction dont la logique interne élimine le paradoxe (réseau de communications* équilibré, absence d’ambivalence, clarté du système des scores*, structure tranchée de duel...).
171Cette rapide réflexion souligne l’importance du facteur institutionnel, facteur qui est pourtant si souvent passé sous silence dans les analyses du sport. La suppression du foisonnement paradoxal est manifestement un trait ethnomoteur* de notre société ; le retrouve-t-on fréquemment dans d’autres types de cultures ? Quelle fonction sociale peut-on alors associer aux effets pervers ludiques ?
LA PERSPECTIVE PÉDAGOGIQUE
172D’un point de vue pédagogique, le jeu apparaît comme une voie de socialisation exceptionnelle. En effet, en posant préalablement une convention associative qui est l’expression de la volonté générale des participants, le contrat ludique met en jeu les principes fondamentaux du contrat social. Il représente le processus de socialisation par excellence, celui qui touche aux fondements mêmes de la construction sociale. Par le jeu sportif, l’enfant se frotte aux règles et aux codes ; dans son corps même, il vit la norme collective et l’obligation légitimée. Il se rend compte de la nécessité d’accorder des points de vue, d’accepter des compromis, d’adopter des règles communes. En jouant, il prend conscience que la règle – c’est-à-dire la contrainte – peut devenir la condition d’une pratique collective harmonieuse ainsi que la condition d’une expression motrice personnelle. Sur un terrain donné, et avec le même ballon, on peut s’adonner à des jeux bien différents : l’enfant peut se rendre compte que des contraintes distinctes engagent des conséquences dissemblables et qu’il faut apprendre à les choisir. Dans l’univers à la fois protégé et dramatisé du jeu, il exercera un pouvoir instituant. Il apprendra à changer la règle ; en devenant lui-même législateur au sein d’un groupe souverain, l’enfant est confronté de la façon la plus authentique, sans sermon et par sa propre découverte, au conflit contrainte-liberté.
173Avant de se prononcer sur le contenu des normes à retenir, c’est l’existence même de normes partagées que défend le pacte ludique. Et c’est bien là le cœur du processus de socialisation. Quant au contenu de ces règles ludiques, il n’est aucunement indifférent : il va participer de façon notoire à la mise en place des usages et des techniques du corps, à la construction d’un habitus* (en entremêlant son influence avec celle d’autres pratiques sociales : travail, loisir, cérémonies...). Par cette voie ludomotrice – oubliée des historiens et parfois des sociologues – s’affirment certains traits ethnomoteurs majeurs d’un groupe ou d’une société. C’est ainsi qu’il faut comprendre les pressions des instances, officielles ou non, vis-à-vis du contenu de l’éducation physique et sportive. Par ses pratiques ludocorporelles, l’enfant intériorise un code de comportements qui touche à des aspects très importants de la vie sociale : formes de la communication et de l’échange, type de rapport au corps, conception de la réussite, relation aux règles et à l’autorité. Le jeu, officiellement encouragé, favorise l’intériorisation des normes qui sont en conformité avec les formes dominantes de la vie sociale.
LA PERSPECTIVE GÉNÉTIQUE
174Observer l’évolution des pratiques ludiques de l’enfant et de ses attitudes successives à l’égard de la règle peut être riche d’enseignements. Telle est la démarche suivie par Jean Piaget qui, en quelque sorte, a étudié les attitudes de l’enfant face au contrat ludique. Cet aspect génétique envisage ce contrat non pas comme fondement abstrait de la société, mais comme fondation concrète du groupe jouant. La conclusion de Piaget est étonnante : au fil de ses pratiques ludiques successives, l’enfant met en œuvre des structures d’échange et de coopération qui font évoluer le contenu logique des actions (devenant réversibles) et leur contenu social (dominé par la réciprocité réglée) vers la concordance quasi parfaite d’un système d’ensemble unitaire et cohérent. Les opérations logiques procèdent de l’action, affirme ce chercheur qui montre à grand renfort d’entretiens cliniques combien l’aspect social et l’aspect logique de ces actions sont inséparables tant dans leur forme que dans leur contenu. La logique même de l’interaction et des ajustements réciproques qu’elle suscite, le caractère nécessaire de ses opérations dont les propriétés s’imposent peu à peu pour coordonner les points de vue (identité, conservation, réversibilité, compositions diverses), représentent la source de la cohérence des règles progressivement adoptées par les enfants. Le social et la logique se marient, comme miraculeusement. La fondation concrète du contrat ludique s’aligne alors étonnamment sur les principes de son fondement abstrait.
175L’étude piagétienne du développement cognitif et moral de l’enfant au cours du jeu apparaît comme une étonnante projection de la conception de Rousseau sur le plan de la logique opératoire. En affirmant par exemple : « Il y a là deux aspects d’une seule et même réalité : lorsque la règle cesse d’être extérieure aux enfants pour ne plus dépendre que de leur libre volonté collective, elle fait corps avec la conscience de chacun et l’obéissance individuelle n’a plus rien que de spontané » ((3), p. 48), l’ancien Chef de travaux à l’Institut Jean-Jacques Rousseau de Genève ne reprend-il pas, presque mot pour mot (et semble-t-il à son insu), la pensée de l’auteur du Contrat social ?
176Lorsque, faisant allusion à l’enfant de onze ans qui accède à la norme collective, c’est-à-dire au contrat ludomoteur, Piaget écrit : « Il est libre de créer, mais à la condition de se soumettre aux normes de la réciprocité. L'être moteur ne fait plus qu’un avec l’être social. L’harmonie est trouvée par l’union du rationnel et de la nature » ((3), p. 73), est-il excessif de suggérer que la pensée de l’illustre devancier genevois hante ces lignes ?
177Le lecteur s’étonnera que, dans Le jugement moral chez l’enfant, Rousseau ne soit cité qu’une seule fois, à propos d’une subalterne question de sanction ((3), p. 165). La convergence n’en est que plus révélatrice : une étude génétique épousant les fluctuations contingentes du développement de la logique des opérations débouche sur le caractère nécessaire du pacte social faisant agir les individus de concert dans un corps moral et collectif. L’analyse de Piaget peut être ainsi interprétée comme une mise en évidence de l’importance cardinale du contrat ludique, tant du point de vue génétique que du point de vue juridique et moral.
178Il est révélateur qu’une étude du jeu à orientation psychologique aboutisse à une mise en perspective sociologique. Le jeu sportif, fût-il psychomoteur*, est fondamentalement social de par le pacte ludique qui l’institue. L’individu jouant renvoie inéluctablement à la logique interne instaurée par le système des règles. Le jeu sportif est l’occasion de saisir sur le vif, dans la mise en œuvre spécifique des conduites motrices, certains mécanismes fondamentaux de la vie relationnelle et sociale. C’est la raison pour laquelle l’étude des universaux revêt tant d’importance : elle illustre les aspects majeurs de l’action motrice* telle que la régit le contrat ludique.
179► Logique interne, universaux, effet pervers ludique, jeu paradoxal, jeu sportif institutionnel.
BIBLIOGRAPHIE
180(1) Boudon (R.).- Effet pervers et ordre social. Paris : PUF, 1977.
181(2) Boudon (R.).- La logique du social. Paris : Hachette Littérature, 1979.
182(3) Piaget (J.).- Le jugement moral chez l’enfant. Paris : PUF, 1932.
183(4) Piaget (J.).- Études sociologiques. Genève : Librairie Droz, 1965.
184(5) Rousseau (J.-J.).- Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. In : La Pléiade, œuvres complètes, volume III, p. 131-194. Gallimard, NRF, 1964.
185(6) Rousseau (J.-J.).- Du contrat social ou principes du droit politique. In : La Pléiade, œuvres complètes, volume III, p. 351-470. Gallimard, NRF, 1964.
CONTRE-COMMUNICATION MOTRICE
186 ■ Interaction motrice* d’opposition, essentielle* et directe*.
187Régie par le code, la contre-communication motrice est déclenchée par un ou plusieurs pratiquants qui contrecarrent ainsi directement la réalisation de la tâche* d’un ou de plusieurs autres joueurs. Les participants engagés dans cette interaction sont ici des adversaires.
188Cette communication d’opposition admet des formes très diversifiées. Ce peut être la transmission antagoniste d’un objet (ballon, palet, volant...), d’un rôle sociomoteur* défavorable (joueur prisonnier, parfois éliminé par simple touche...), ou d’un poste apparemment déprécié (aux Quatre coins, à la Chandelle...).
189La contre-communication peut être une rupture provoquée dans les communications propres aux adversaires (interception du ballon) ; elle peut prendre des modalités d’opposition « au contact » allant jusqu’au corps à corps (rugby, Balle cavalière). Elle se réalise généralement par l’investissement d’un espace, l’atteinte d’une cible matérielle (panier du basket, cage du football, fanion de la Balle au fanion...) ou d’une cible humaine (Balle au prisonnier, Balle à sucre, Esquive-ballon au loup, placage du rugby, touche de l’escrime, coups et « prises » des sports de combat...).
190La relation de contre-communication complète la relation de communication pour définir l’un des universaux du jeu sportif* : le réseau des communications motrices* (cf. figure 21). Dans de nombreux jeux sociomoteurs*, les interactions de marque* sont exclusivement des contre-communications ; on observe cette particularité dans un certain nombre de jeux sportifs traditionnels* (Esquive-ballon, Balle aux pots, Balle au fanion, Minuit dans la bergerie, Balle au chasseur, Balle au prisonnier...) et de façon massive dans la quasi-totalité des jeux institutionnels*. Les systèmes des scores* de tous les duels* faisant partie du sport*, sans exception, ne retiennent dans leurs marques* que des contre-communications (hockey, basketball, épée, boxe française, kendo, lutte gréco-romaine, tennis, tennis de table...).
191L’institution sportive valorise ainsi objectivement la relation d’antagonisme et de domination.
192 ► Interaction motrice, communication praxique, réseau des communications motrices, duel, marque.
COUP (DU JEU)
193 ■ Toute séquence de jeu comprise entre deux bornes définissables de façon précise pour chaque jeu ; ces bornes varient bien entendu de jeu à jeu en fonction des caractéristiques de chaque situation ludique.
194En voici deux exemples d’illustration bien distincts :
- en volley-ball, on appellera coup du jeu toute phase d’action comprise entre le coup de sifflet de l’arbitre qui autorise la mise en jeu du service et le coup de sifflet suivant qui arrête le jeu et répute la balle « morte ». Dans ce cas, un coup correspond à l’action qui se déroule d’un seul tenant après le service, action délimitée par deux bornes objectives, repérables avec évidence ;
- à la Balle assise, par coup du jeu, on entendra toute phase de jeu comprise entre deux prises de possession successives du ballon (par deux intervenants différents ou éventuellement par le même joueur). Le coup correspond donc ici à toute interaction opératoire réalisée au moyen de la balle.
195La définition rigoureuse du coup est d’importance primordiale dans l’analyse du jeu sportif*. L’identification des coups successifs rend en effet possibles la segmentation du déroulement praxique* en unités discontinues et la construction des graphes* de fonctionnement ludique. Ces unités « discrètes », désormais isolées (praxie* ou sous-rôle sociomoteur* par exemple), deviennent les unités de base de l’analyse du jeu et interviennent notamment dans l’établissement des universaux* : réseau des changements de sous-rôles sociomoteurs*, système des scores*...
196 ► Jeu sportif, ludogramme, praxie, graphe, sous-rôle sociomoteur.
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Nutrition et performance en sport : la science au bout de la fourchette
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