Conclusion et prospective
p. 139-162
Texte intégral
1Si l'on tente de dégager, en conclusion, les grandes lignes directrices de ce travail, il faut en rappeler le cheminement. Dans un premier temps, nous sommes partis des argumentations déployées dans la lutte contre le dopage, mettant en avant tantôt la santé tantôt l'éthique et subordonnant généralement celle-ci à celle-là. Plus qu'un simple inventaire, cette première démarche a permis d'éclairer la genèse et l'évolution des campagnes. Il nous a semblé que ces argumentaires prendraient d'autant plus de sens que l'on connaîtrait mieux les mentalités de ceux à qui ils s'adressent. Dans cette perspective, l'analyse des connaissances et représentations du dopage nous renvoie une image inédite de cette question. En effet, les sportifs dopés ne peuvent plus être simplement considérés comme des tricheurs et leurs tentatives de fraude ne peuvent se comprendre que dans le processus de double contrainte où ils se trouvent placés, entre deux injonctions contradictoires : gagner et rester "propre". Il fallait aussi étudier les facteurs propices au dopage. Ceux-ci sont pour une part inhérents au sport de haut niveau actuel, mais ils renvoient également aux valeurs portées par notre société concurrentielle. Le sacre de la performance impose souvent, hors du sport, le recours à l'aide médicamenteuse pour aller au devant d'une rentabilité toujours accrue. L'homme du défi, du challenge et de l'aventure est aussi celui des "pilules à bonheur". Enfin, en la comparant aux campagnes de lutte contre le sida, nous avons pu approfondir la réflexion menée sur les aspects préventifs, éducatifs et répressifs de la campagne contre le dopage.
2Pour mettre en évidence les évolutions possibles, on peut pour conclure développer des scénarios prospectifs. Ceux-ci reposent sur le regroupement de variables cohérentes entre elles. En termes de pari sur le futur, tous n'ont pas la même probabilité de voir le jour. Toutefois, il nous paraissait souhaitable de tous les décliner, ne serait-ce que pour rappeler que tous les futurs sont toujours possibles. Afin de contrebalancer le caractère pour partie imaginaire de ces scénarios, il a paru utile d'inclure quelques extraits d'entretiens conduits avec des entraîneurs de haut niveau. On verra mieux ainsi que les chercheurs ne sont pas seuls à penser que le sport de compétition est parvenu aujourd'hui à la croisée des chemins, et qu'il ne suffit plus désormais de suivre l'évolution pour tenter de la gérer au mieux.
Franck, entraîneur militant contre le dopage
"Le moyen le plus important, c'est la transparence. C'est difficile à faire, mais s'il y a la transparence, si tout le monde sait comment se fait la production de performances surnaturelles, ces performances-là ne seront plus acceptées. Le deuxième moyen, c'est la pression par la diminution des ressources qui peut se jouer dans deux domaines : d'une part, si les enseignants d'éducation physique font des cours aux jeunes en leur montrant quels pièges il y a, quels risques il y a, alors ils permettent aux jeunes de prendre une décision beaucoup plus consciente, et avec ça je pense qu'ils vont freiner l'afflux de jeunes dans les clubs et surtout dans le sport de haut niveau. Et le deuxième moyen de diminuer les ressources, c'est de demander à l'Etat de ne plus donner de subventions au sport de haut niveau, parce qu'aujourd'hui c'est le cirque et le cirque s'auto-finance, c'est pas la tâche de l'Etat. Avec ça, on peut augmenter la pression sur le système sportif. On ne pourra jamais arriver à une situation où il n'y aura plus d'athlètes dopés, mais ce n'est pas là le problème, le problème est du côté des professionnels et des entraîneurs. Si le système a une tendance claire, il y aura beaucoup moins d'athlètes qui se doperont [...]. Cela c'est du côté de la position du système, de l'autre côté, du côté individuel, il faut mener une éducation beaucoup plus claire auprès des jeunes en leur montrant les possibilités et les risques."
Et tout à l'heure, tu parlais des entreprises qui pourraient sponsoriser non plus pour la victoire, mais pour la lutte contre le dopage, c'est un peu pareil, ça suppose une mutation des valeurs ?
"Oui, mais de toutes les façons, pour le sponsoring, il y a toujours un risque [...] Comme je te l'ai dit, dans le passé, la plupart des entreprises étaient intéressées pour sponsoriser le semblant d'un sport propre. Elles n'étaient pas intéressées par un sport véritablement propre. Elles voulaient des résultats parce que c'est avec les résultats qu'on peut faire de la pub. Mais il y a maintenant le risque qu'ils ne donnent plus d'argent au sport mais plutôt à d'autres domaines, culturels par exemple, où, pour eux, le risque est inférieur. Parce que si une boîte donne de l'argent à un athlète qui est pris positif, c'est vraiment de la publicité négative. Donc, les entreprises commencent à faire du sponsoring dans d'autres domaines, artistique et même social [...]. Dans le sport de compétition, il y a un arbitre qui est responsable des règles ; s'il n'observe pas, s'il ne contrôle pas, le sportif considère qu'il peut faire ce qu'il veut. C'est cette mentalité qui s'est répandue de façon extrême. Est-ce qu'il est possible de changer cette mentalité ? Je ne sais pas... mais il y a une chose qui est sûre : par cette mentalité, le risque d'auto-destruction du sport de haut niveau augmente énormément. A mon avis, il y a un risque individuel, jusqu'à la mort, et il y a un risque pour le système."
Pour revenir sur une idée que tu as abordée tout à l'heure, la possibilité que le sport de haut niveau se détache du sport de masse, penses-tu qu'il serait acceptable pour le public que, dans le sport de haut niveau, on utilise toutes les ressources biotechnologiques ?
"L'État ne pourrait plus subventionner un tel sport parce qu'il peut le subventionner seulement si le sport représente certaines valeurs. Quand on accepte la préparation biologique et la logique simple de la victoire ou de la défaite, il n'y a plus de raisons. Il y a cette "schizophrénie" qui est dans toutes les fédérations, la différence entre le fonctionnement intérieur et la présentation de ce fonctionnement à l'extérieur [...]".
Mais les valeurs d'un sport basé sur la plus haute technologie, le progrès et le dépassement sont-elles vraiment en opposition avec les valeurs de la société ?
"Ta question correspond à la façon dont un médecin du sport de l'ex-RDA argumentait. Et c'est lui qui a fait le traité le plus important sur la justification du dopage, la justification interne du dopage parce que, pour l'extérieur, la RDA argumentait autrement. Ce médecin s'appelle Israël et il a argumenté ainsi : le progrès dans le sport correspond au progrès de la société, ce progrès amène à une augmentation des performances et chaque athlète a droit à ce progrès pour augmenter sa performance ; en plus, si on ne les aide pas, les athlètes le font eux-mêmes ; donc il vaut mieux que tous les médecins qui sont au courant des possibilités et des risques les aident, les suivent et leur donnent des médicaments pour éviter des développements qui sont beaucoup plus dangereux. Je pense que ça c'est une fausse idée parce que même dans l'ex-RDA, qui était un système clos, où on pouvait prescrire beaucoup de choses et contrôler beaucoup de choses, ça n'a pas fonctionné. Il y a eu beaucoup d'articles de journaux qui ont montré les victimes de ce système car il y a eu beaucoup plus de victimes que ce que les médecins de l'ex-RDA ont bien voulu dire : des gens qui ont des crises extrêmes, qui vont jusqu'à la mort, ou bien des gens qui subissent à long terme des conséquences sur leur santé. Cette idée de dopage contrôlé, c'est une illusion. Les athlètes et les entraîneurs qui travaillent dans ce domaine-là prennent toujours plus de produits que ce que les médecins prescrivent ou permettent. Parce que la mentalité des athlètes est "si mon adversaire prend une pilule, moi je vais en prendre deux" [...] En plus, il ne faut pas oublier que la tâche du médecin est autre : la logique du médecin est santé/non-santé et pas performance/non-performance [...]".
Pascal, entraîneur silencieux vis-a-vis du dopage
"La médiatisation a dénaturé complètement l'activité, ne serait-ce qu'au niveau des subventions du sport. Actuellement, on voit des collectivités locales qui ont pris à leur compte des équipes sportives mais pas n'importe lesquelles, les équipes qui mobilisent les foules. Là-dessus, il y a eu des investissements publics énormes ! Pour quoi faire ? [...]"
Tu veux dire que lorsque le sport devient spectacle avec des professionnels, ce n'est plus une affaire qui concerne l'État ?
"C'est une affaire privée ! Je veux dire que le catch aux États-Unis, c'est une affaire privée, avec leurs magouilles, leur système, leurs manipulations. C'est leur problème ! Mais ils deviennent peu crédibles au niveau de la performance. C'est un spectacle. Ce qui est intéressant médiatiquement, c'est le spectacle de la performance, de l'individu qui se dépasse et surpasse les autres. C'est la différence avec le show-business ; le catch, c'est du show-business, la boxe n'est pas très loin... Le judo, ça ne peut pas être du show-business, l'athlétisme, ça peut le devenir [...] Quand tu sais que celui qui bat le record du monde touche dix ou vingt briques, effectivement, ça peut amener des gens à utiliser des procédures qui ne sont pas des procédures très... Mais comment les incriminer ? La seule chose qu'on peut faire, c'est les prévenir exactement de ce qu'il faut faire et de ce qu'il ne faut pas faire, et puis après, il y a quand même le libre arbitre des individus [...]. L'avenir, ça peut être Roller-ball. C'est un vieux film de fiction qui a été fait sur des joueurs de hockey en rollers. Il y a une confrontation internationale et, au fur et à mesure, on durcit les règles du jeu pour augmenter le spectacle. On finit à un point où les joueurs sont autorisés, s'ils le font dans les règles, à tuer l'adversaire, ce qui évidemment, au niveau dramatique, est un point culminant. Bon, c'est le théâtre antique, pas autre chose, c'est-à-dire qu'on retrouve le spectacle avec la mort et celui qui triomphe de la mort. Bon, et ça continue jusqu'au moment où il y en a un qui se révolte parce que c'est contre son identité profonde. Il fait donc péter le système en le démontant et en démontant les gens qui le manipulent. C'est l'éclosion de la conscience de l'humanité [...] bref, au niveau de la morale, ça finit bien. Et on peut en arriver là ; les combats de boxe qui sont poussés jusqu'à ce que l'individu perde conscience sur le ring sans que son entraîneur jette l'éponge alors qu'il est là pour ça, ça te donne une idée du niveau de conscience des individus qui sont derrière et des enjeux financiers qui sont derrière !"
Gilles, entraîneur silencieux vis-a-vis du dopage
"On partait de l'hypothèse que notre sport n'était pas encore atteint par ce problème, que les gens n'utilisaient pas de produits. On pensait que les joueurs n'avaient pas la possibilité d'avoir ces produits. Parce qu'il faut savoir que, dans le club, ils étaient encadrés. Ils avaient un kinésithérapeute attitré, un médecin généraliste et un spécialiste en traumatologie sportive. Quand ils avaient quelque chose, ils devaient aller voir ces gens-là ; ils ne pouvaient pas aller ailleurs car un certificat médical ne provenant pas d'un médecin du club n'était pas pris en compte. Deuxième aspect au niveau de la pression sur ce type de comportement : quand ils allaient voir ces médecins, ils ne payaient pas, c'est le club qui réglait directement. Les joueurs n'avaient aucune avance financière à faire et pas de problème de quelque sorte que ce soit ; ça, les joueurs y tiennent parce que c'est un confort, toutes ces formalités leur feraient perdre du temps. Alors ça, c'est un moyen de pression quand même important [...]. Nos observations montrent qu'ils n'allaient pas ailleurs. Il y avait même un dentiste conventionné par le club et ils ne pouvaient pas aller ailleurs. C'est un système bouclé : pour se faire soigner, le joueur avait toutes les possibilités et il ne pouvait pas aller ailleurs. Il ne pouvait pas dire : "je suis fatigué" et utiliser cet argument pour manquer un entraînement. Ce n'est pas lui qui dit : "je suis fatigué", c'est le médecin. S'il est fatigué, il faut qu'il aille voir le médecin qui constate qu'effectivement il est fatigué. Voilà tout un système qui marche et qui fait que l'espace de liberté du joueur n'est pas important. Au niveau du choix, je veux dire, il est libre par ailleurs mais, au niveau médical, il est cerné, et c'est important, enfin, il me semble. Il y a même un psychologue. Plus que psychologue, psychiatre en plus... Donc le joueur était bien cadré [...]. Ce que je dis là, c'est au niveau national, mais quand on prend le niveau international et les équipes professionnelles, type football, il me semble que eux ont dépassé le stade que j'ai décrit ici Ils ont dépassé ça parce qu'ils ont un tel statut, une telle reconnaissance sociale qu'ils peuvent se permettre de faire beaucoup de choses [...]. Tout peut se passer. On peut prendre l'exemple de Maradona, l'Argentin qui joue en Italie et qui utilise la drogue. Il se dopait, le problème est là hein ? Il y en a pas beaucoup d'autres mais, à mon avis, ils peuvent le faire parce qu'ils ont fait sauter tous les verrous à cause du statut qu'on leur accorde, avec l'argent bien sûr, ce n'est pas un problème pour eux, mais aussi parce qu'ils sont hors norme."
Donc, tu penses que c'est une logique de contrôle qu'il faudrait mettre en place dans l'ensemble du système ?
"Non, je n'ai pas dit ça [...]. Je te dis ce qui se passe actuellement, c'est-à-dire ce que les clubs peuvent faire de façon immédiate ou quotidienne pour contrôler un peu les habitudes de vie des joueurs. Parce que l'hygiène de vie dans un système professionnel, c'est important. Si le professionnel veut faire durer sa machine, comme ils disent, il faut qu'il s'adonne à une certaine hygiène de vie. C'est donc, dans ce cadre-là que l'organisation médicale du club est faite, de façon à maîtriser le comportement des joueurs pour qu'ils puissent durer, qu'ils puissent être performants [...]. Je pense qu'au niveau sportif, on se penche sur ce problème-là : il existe des colloques, des tables rondes, des manifestations et des informations sur le dopage, mais ce sont des lieux qui sont en dehors de la pratique et je ne vois pas l'impact que ces réflexions peuvent avoir sur le comportement des athlètes [...]. A mon sens, le problème du dopage est lié au problème de l'éducation. Or, l'éducation sportive, elle n'est pas réfléchie en ces termes-là. J'ai été à un moment donné responsable d'un centre de formation et, quand on discute avec les athlètes ou les responsables fédéraux, le problème d'éthique, de philosophie de la pratique professionnelle n'est pas posé [...]. Donc, la prévention ne peut pas exister puisqu'elle n'est pas intégrée dans le projet éducatif des centres de formation."
Scénario du "big-bang" éthique
"Ou bien on revient tout de suite à la simple notion de compétition, ou bien on continue dans la course aux records, et ce sera bientôt la fin du sport."
3Cette forte mise en garde a été lancée par C.-L. Gallien, spécialiste du sport et de la biologie humaine1. Ce scénario, dominé par un regain de la dimension ludique du sport et un décrochage de l'emprise économique, décrit ce que pourrait être le retour urgent prôné par C.-L. Gallien dans le premier terme de son alternative. A ce titre, il est sans doute le plus improbable, tant il supposerait de transformations majeures, non seulement du phénomène sportif lui-même mais également de son contexte social. Aussi, ce scénario sera-t-il le moins développé des trois que nous proposons. Les deux autres sont extrapolés à partir d'initiatives ou de tendances présentes dans le sport contemporain.
4Ce premier scénario, très fictif, fait cependant écho à des voeux de retour vers les vraies valeurs du sport qui ne manquent pas d'actualité bien qu'ils se situent aux antipodes du sport contemporain, voeux que l'on entend formuler avec une fréquence accrue par des acteurs très divers du mouvement sportif.
5Le climat général de ce scénario se caractérise par une prise de conscience de la fin imminente du sport menacé par les affaires et la course effrénée aux records, dont le dopage n'est qu'un sous-produit. Face à l'ampleur de la menace, le mouvement sportif décide de rompre avec la sphère économique, de renoncer à son système de classement et à ses tables des records. Le sport de haut niveau n'a plus pour objectif d'aller toujours plus haut, plus vite et plus loin, mais simplement d'organiser des confrontations au plus haut niveau, les performances pouvant très bien se stabiliser voire régresser. C'est la fin de l'impérialisme de la mesure, le record perd son sens, il n'est plus question d'être le meilleur du monde et de tous les temps, mais seulement de gagner ici et maintenant. A l'obsession "digitale" succède progressivement un sport "analogique"2. A l’individualisme marchand et au professionnalisme exacerbé des années quatre-vingt-dix se substitue un retour progressif à l'amateurisme. Ces exigences morales convergent toutes vers un seul impératif : s'amuser. La dimension festive et la convivialité sportive reprennent leurs droits. "Le sport professionnel est mort, vive le sport", le sport-phénix renaît sans peine de ses cendres, les Jeux olympiques redeviennent avant tout des jeux.
6Cette nouvelle donne, sorte de Big-bang éthique, ne manque pas de conséquences profondes à tous niveaux. La vie des sportifs est en premier lieu largement modifiée. Ainsi, personne ne s'étonne que le vainqueur du 400 mètres des Jeux olympiques de l'année 2008 triomphe avec un temps nettement supérieur à celui de ses prédécesseurs des années 1990 ; pas plus que ne surprend le fait que ce champion émérite continue à enseigner le sport dans un collège tout en étant au sommet de sa gloire. Beaucoup de professionnels des années quatre-vingt-dix ont abandonné la carrière prématurément, incapables qu'ils étaient d'opérer leur reconversion psychologique et économique. A l'instar de Hollyday on ice, ils ont créé, dans bien des sports, des spectacles-exhibitions clairement et purement professionnels. On a ainsi assisté à un rapide renouvellement de la population des sportifs de haut niveau. Enfin et surtout, n'étant plus soumis à l'exigence de dépassement, la nécessité pour le sportif de se doper est tombée d'elle-même.
7A la fin du XXe siècle, face à cette inversion des valeurs, les sponsors ne souhaitent plus investir dans le sport. Ainsi, Coca-Cola retire sa participation des JO de Paris de l'an 2008. A la suite de cette décision, le nouveau ministre du Tourisme, des Sports et des Loisirs lance un appel à l'aide à l'État et à la Communauté européenne qui vote un budget de 800 millions d'écus pour soutenir la manifestation. Avec le changement de signification du phénomène sportif s'inverse ainsi la tendance au désengagement financier des pouvoirs publics.
8Le spectacle sportif valorise moins le résultat des rencontres que les belles actions qui s'y déroulent. Les commentateurs de Roland Garros qui, vers les aimées 2010, rappellent par leur intensité sonore leur illustre ancêtre R. Couderc, s'époumonent autant sur une balle de début de rencontre que pour une balle de match. A côté de cette reprise d'un style ancien du reportage, on voit se développer un nouveau courant issu du cursus de reconversion mis en place d'urgence par le Centre de perfectionnement des journalistes sportifs de la rue du Louvre. Contre l'attente générale, cette nouvelle manière d'écrire le sport, en magnifiant la dimension humaine et épique au détriment de l'analyse technique et tactique, a trouvé un public. Le doyen de l'association des tennismen ATP déplore cependant l'allègement du circuit ramené à une dizaine de tournois. Cette mesure a pourtant du bon, elle permet aux joueurs de se blesser moins souvent et d'avoir plus de temps de récupération. Désormais tout athlète malade, blessé, ou sous traitement médical ne participe plus aux compétitions.
9Partant de la même intuition, celle de la fin imminente du sport de haut niveau, un groupe de décathloniens allemands a opté pour une solution radicalement différente de celle présentée dans le scénario du Big-bang éthique : il s'agit de l'auto-contrôle.
Scénario de l'auto-contrôle
"Le sport ne pourra se libérer du dopage que par l'action des athlètes, non par celle des fonctionnaires du sport."3
10La conception d'un tel scénario ne demande pas une imagination débordante, il suffit en effet d'extrapoler à partir d'un modèle réduit qui fonctionne réellement : celui des décathloniens allemands.
11L'histoire de cette initiative mérite que l'on s'y arrête un instant, car elle est, en effet, très instructive et demeure mal connue en France. Il faut d'abord souligner que la démarche part des sportifs eux-mêmes qui affichent volontiers une attitude critique vis-à-vis de ceux que l'on appelle en Allemagne les fonctionnaires du sport4.
12Fin 1990, une vingtaine de décathloniens allemands, des entraîneurs, des médecins du sport et des sympathisants créent une association qu'ils nomment Zehnkampf Team (Zehnkampf signifie décathlon). Sa finalité est double : redonner au décathlon son prestige de discipline "reine de l'athlétisme" et mener une lutte efficace contre le dopage afin de "rendre au sport la confiance perdue". Dès avant le dépôt officiel des statuts, l'initiative fut critiquée voire réprouvée par la Fédération nationale d'athlétisme. La première année d'existence du Zehnkampf Team fut marquée par des conflits avec la fédération qui tenta notamment de décapiter le mouvement en démettant l'animateur de l'initiative, C. Marek, de ses fonctions d'entraîneur national chargé de la coordination du décathlon. La personne nommée à sa place était un entraîneur de l'ex-RDA, connu pour ses propos sceptiques et même critiques vis-à-vis du projet de renforcement de la lutte anti-dopage. Devant la détermination et la solidarité du groupe qui avait trouvé ses propres sponsors et qui menaçait de boycotter les grandes compétitions, la fédération fit finalement marche arrière. La reprise des relations diplomatiques se fit lors des championnats du Monde d'athlétisme à Tokyo en août 1991.
13L'une des divergences principales entre l'association et la fédération fut l'intensification de la lutte anti-dopage. Les décathloniens avaient demandé à la Fédération d'athlétisme (DLV) de les contrôler plus systématiquement et plus fréquemment. Le DLV ne modifia en rien ses pratiques antérieures et fit savoir que le coût de tout contrôle volontaire serait à la charge du demandeur. Pour situer plus globalement l'attitude du mouvement sportif allemand, il faut rappeler qu'en 1991 la commission sport du ministère fédéral de l'Intérieur avait, par lettre recommandée, menacé les fédérations sportives de diminuer les subventions 1992 de 10 % si elles ne mettaient pas sur pied, avant le 6 novembre 1991, des stratégies plus efficaces de lutte contre le dopage. La coordination de la lutte fut prise en charge à partir de 1992 par le Deutscher Sportbund (DSB) qui fédère l'ensemble des fédérations sportives allemandes. Le DSB lança un programme annuel de 4 000 contrôles hors compétition et confia la collecte des prélèvements à une société extra sportive : German Kontrol. Le système de lutte anti-dopage mis en oeuvre par le Zehnkampf Team, est aujourd'hui reconnu et financé à 50 % par la fédération allemande d'athlétisme. Elle la considère même comme un prototype, un modèle pour l'avenir (voir ci-après). Il est vrai que l'équipe de direction de la fédération a été considérablement renouvelée lors des élections de 1993.
• Mesures mises en place par l'organisation pratique de la lutte contre le dopage
14- En plus des contrôles mis en place par le DSB, et qui concernent tous les sports, les décathloniens associés se soumettent à un contrôle supplémentaire par quinzaine, dont les dates sont fixées de manière aléatoire.
15- Selon un accord pris avec le professeur Donike, l'analyse de ces tests supplémentaires sert notamment à établir progressivement l'atlas du stéroïd-profil de chacun, au laboratoire de Cologne [ce qui suppose le renoncement à l'anonymat pour les échantillons d'urine].
16- Une fois les profils stéroïdiens établis, la fréquence des tests diminue [cette technique permettant de détecter rétroactivement la prise d'anabolisants dans les mois qui ont précédé].
17- Chaque membre de l'association doit scrupuleusement tenir à jour un livret des contrôles et un livret de soins médicaux où figurent les informations détaillées sur tous les contrôles subis et toutes Tes consultations médicales et en particulier tous les médicaments ordonnés et pris, y compris l'auto-médication.
18- Chaque membre s'engage à verser une amende de 25 000 DM [environ 85.000 FF] en cas de contrôle positif, de non présentation à un contrôle ou de tenue inexacte des livrets.
19- Les membres s'engagent par ailleurs à accepter des prélèvements de sang pour des analyses de contrôle complémentaires.
20Il faut souligner que les solutions adoptées par les décathloniens associés sont très coûteuses, en moyens financiers et en engagement volontaire des intéressés. Mais il ne faut pas se méprendre sur le sens de cette lutte, elle n'est certainement pas de nature purement éthique. Elle représente aussi, et peut-être surtout, la prise de conscience réaliste des risques inhérents à l'évolution contemporaine du sport. L'association veut éviter les conséquences fâcheuses d'une perte de crédibilité auprès du public, des sponsors et du gouvernement. Ce rôle pilote dans la lutte contre le dopage, largement diffusé par une stratégie systématique de communication, sert par ailleurs parfaitement la volonté de promotion du décathlon et plus particulièrement du Zehnkampf Team. Quoi qu'il en soit des motivations, cette tentative d'offrir "de la performance garantie sans dopage" mérite l'attention, notamment en raison de son caractère réaliste.
21L'extension du modèle aux autres disciplines de l'athlétisme, voire aux autres sports ne semble pas être une stratégie privilégiée par le Zehnkampf Team qui paraît avant tout désireux de convaincre les décathloniens étrangers. Des contacts sont en cours avec une petite dizaine de pays5. Dans le droit fil des convictions des initiateurs, les contacts sont pris avec les sportifs étrangers eux-mêmes et non avec leurs Sport Funktionäre. Il n'en reste pas moins que cette réalisation peut donner à réfléchir à tous ceux qui assurent des responsabilités dans le domaine du sport.
22On peut se demander si ce modèle est généralisable dans la forme où il a été créé par le Zehnkampf Team, ou à défaut, ce qui peut en être retenu en vue d'une généralisation. Ce modèle représente dans le domaine du sport ce que les Allemands pratiquent volontiers et désignent comme Bürgerinitiative (initiative de citoyens). Il s'agit là d'un trait de culture spécifique qui ne semble guère transposable. Dans cette perspective précisément, l'impact médiatique du Zehnkampf Team et son succès auprès des sponsors s'explique probablement par son statut d'exception exemplaire, qui disparaîtrait dans toute généralisation. Il faut bien se rendre compte par ailleurs que c'est toute l'institution sportive qu'une telle généralisation remettrait en question dans sa structure hiérarchique et dans son monopole. Le Zehnkampf Team organise les sélections des décathloniens pour les rencontres internationales ; en outre, il a réussi à imposer à la Fédération nationale d'athlétisme ses préférences dans la désignation de ses entraîneurs nationaux. On imagine ce que pourrait devenir cette fédération si les autres disciplines de l'athlétisme adoptaient les mêmes formes d'organisation. Enfin, au plan international, l'autonomie rencontrerait forcément ses limites, seules les fédérations nationales étant reconnues par les fédérations internationales. C'est donc moins dans ses formes organisationnelles que dans les principes généraux qui président à son action anti-dopage que le modèle semble généralisable.
23C'est le sens même des contrôles aussi bien que leur organisation qui se trouvent radicalement transformés. Certes, on tend toujours vers l'éradication du dopage mais la fonction principale des contrôles sera moins de dissuader les sportifs tentés par ces pratiques prohibées (fonction interne), que d'afficher un label, de diffuser vers l'extérieur la certitude que tout est fait pour que le dopage ne puisse pas exister6. Actuellement, les contrôles procèdent en France d'une logique de sondage. Seuls quelques athlètes sont contrôlés, les meilleurs d'une compétition et de manière plus aléatoire, mais plus rare encore, quelques autres, hors compétition. L'extension du modèle des décathloniens instaurerait une logique systématique : tous les sportifs de haut niveau seraient concernés régulièrement. Le bilan de 8 000 contrôles par an, dont la France s'enorgueillit actuellement, ne représenterait plus guère qu'un total mensuel, au moins durant une première période. Ensuite, si la fiabilité du stéroïd-profil était confirmée7, la fréquence des contrôles pourrait diminuer mais ces derniers resteraient systématiques8. La capacité d'analyse des échantillons devrait être pour le moins décuplée, ce qui n'irait pas sans une importante démultiplication des moyens, qu'il s'agisse de l'augmentation du nombre des personnes qualifiées et habilitées à effectuer les contrôles ou de la création de nouveaux laboratoires. Cette situation nouvelle exercerait très certainement une influence favorable sur le développement de la recherche dans le domaine du dopage. L'augmentation considérable du nombre des contrôles produirait en effet une masse importante de données pour les chercheurs et le coût de cette multiplication constituerait une incitation puissante pour la mise au point de solutions plus performantes et plus économiques que le décuplement des contrôles ponctuels ; le profil stéroïdien du professeur Donike illustre cette orientation de la recherche. La banalisation du contrôle anti-dopage dans le cadre d'un suivi médical approfondi de l'ensemble des sportifs de haut niveau pourrait représenter une solution satisfaisante au plan organisationnel.
24La généralisation du modèle nécessite donc que des moyens financiers importants soient mobilisés, il s'agit là d'un choix politique. Les mesures adoptées par le Zehnkampf Team donnent, en modèle réduit, une idée de l'effort à faire et du prix à payer pour combattre efficacement le dopage. Une telle démarche suppose par ailleurs que les sportifs et leur environnement prennent conscience des conséquences d'une perte de crédibilité du sport de compétition due à la détérioration progressive de son image publique par le dopage. Après la période des rumeurs et des doutes pourrait bien venir celle des certitudes, fondées ou non. Le sport de haut niveau dans son ensemble pourrait devenir dans l'esprit du public, à l'image de ce qu'est devenu le catch, un simple spectacle, une représentation, voire un simulacre de la compétition égalitaire. Cette dégradation risque d'entraîner non seulement le désengagement de l'État, mais aussi celui des collectivités territoriales et la réorientation des sponsors vers d'autres secteurs de la vie culturelle dont l'image serait plus valorisée et plus valorisante. Les stratégies actuelles, visant à court terme des bénéfices financiers et symboliques individuels ou sectoriels, devraient se subordonner à une stratégie collective et réaliste du long terme visant à "sauver le sport". Seule cette prise de conscience des risques encourus par le sport de compétition pourrait conduire à l'indispensable engagement volontaire et solidaire de la majorité des athlètes de haut niveau.
25Dans une telle perspective, l'argumentaire des campagnes anti-dopage serait à repenser de manière radicale. L'attention portée à l'éthique ne disparaîtrait pas car l'éthique assure l'ancrage historique du sport contemporain et elle demeurera sans doute une clef de son succès populaire, mais l'accent prioritaire serait mis sur une analyse réaliste des conséquences probables d'une transformation de l'image du sport de compétition sous l'influence de la répétition des affaires de dopage.
26Pour quelques personnes, généralement très impliquées dans le sport de haut niveau, la solution ne se trouve pas dans l'intensification de la lutte, dans la multiplication des contrôles et dans leur organisation quasitotalitaire. Ces spécialistes, rares et courageux, pensent et disent que les moyens, même accrus, dont peut bénéficier le combat contre le dopage ne seront pas à la mesure des enjeux économiques de la haute compétition. Ils proposent d'autoriser partiellement ou totalement le dopage en s'efforçant de contrôler le phénomène à défaut de pouvoir l'endiguer.
Scénario de la libéralisation
"Qu'ils se dopent s'ils veulent !"
27Cette déclaration forte, qui pourrait être perçue comme une provocation, a été prononcée, paradoxalement, par un dirigeant du mouvement sportif allemand chargé de responsabilités importantes au sein des institutions sportives internationales, reconnu par ailleurs comme spécialiste des questions du dopage : H. Beyer9.
28A première vue, l'hypothèse d'une libéralisation du dopage semble aberrante, inimaginable voire sacrilège. Elle se présente comme impensable depuis que l'idéologie sportive s'est recristallisée autour de l'interdit du dopage, après l'abandon progressif du principe de l'amateurisme (voir la première partie de ce travail). Renoncer à l'interdit, ce serait remettre en cause bien plus que l'éthique sportive elle-même car la compétition et la performance sportives sont devenues des métaphores, des références permanentes, des modèles pour de larges pans de la vie extra-sportive, notamment pour la gestion des ressources humaines des entreprises. Pourtant, à la réflexion, ne pourrait-on imaginer que l'interdit du dopage connaisse une évolution comparable à celle du principe de l'amateurisme ? Serait-il totalement irréaliste de supposer qu'après une période de combat sincère et résolu, et devant l'inégalité de la lutte, le mouvement sportif traverse une période de compromis où la règle fondamentale serait de ne pas se faire prendre et surtout de ne pas en parler, avant que finalement l'interdit ne tombe pour céder la place à une libéralisation de fait puis de droit du dopage ?
Les stars du sport et la loi
"L'organisation sportive n'a pas encore trouvé de système pour cadrer les sportifs de très haut niveau. Ceux-là ne peuvent plus être cadrés. Un gars comme Maradona, ou comme Platini... bon, je pense que Platini n'a pas touché à ça, mais s'il avait voulu, personne n'aurait pu l'empêcher... Si le joueur a décidé, s'il est décidé, il a les moyens de se le procurer, il a les moyens de le cacher, de s'organiser sans le reste de l'équipe, sans que l'entraîneur le sache... C'est pour ça qu'il me semble que le système sportif aujourd'hui n'est pas organisé au regard de ces gens-là. Ces gens-là, enfin moi je les appelle hors normes, c'est-à-dire qu'aujourd'hui, le secteur sportif n'a pas organisé, n'est pas organisé pour les cadrer... Il y en a quelques-uns comme, ça, hein, qui dépassent... Je veux dire les professionnels de très haut niveau. Chez les professionnels, c'est-à-dire des gens qui ont la possibilité financière d'acquérir les produits, qui n'ont pas de barrages institutionnels, qui passent au-dessus des lois... Les règles dont je parlais tout à l'heure, eux ils passent au-dessus. Et ça c'est incontournable...Tu as des gens qui arrivent avec un statut ! Le plus visible, c'est ce qui se passe au niveau du football. Tu as des stars, les stars du football on les appelle. Prenons un gars comme Cantona aujourd'hui, puisque Platini a raccroché, un gars donc comme Cantona, comment peux-tu le contrôler ? C'est impossible, impossible de contrôler... impossible... Si tu veux maîtriser ce comportement, c'est impossible... Alors bon, si lui... Je ne le crois pas hein, encore que, je ne sais pas... Mais, s'il voulait le faire, je ne vois pas comment un club pourrait l'en empêcher... Ce qui le retient, c'est peut-être son éthique, sa déontologie, bon, ça... Je veux dire, il n'y a que ça... Si, à un moment donné, il se trouve court et s'il a besoin de le faire, s'il trouve que c'est le moyen, et bien, moi, je pense que c'est possible."
Entraîneur de haut niveau, silencieux
29L'hypothèse d'une évolution semblable à celle de la règle de l'amateurisme a été soumise aux responsables des laboratoires nationaux d'analyse des contrôles anti-dopage en France et en Allemagne. Tous deux l'ont jugée improbable parce que le dopage met la santé en question, ce qui n'est pas le cas des gains d'argent. Remarquons qu'une fois rappelé le caractère évolutif de l'éthique sportive, l'argument santé, habituellement subordonné à l'argument éthique (cf. première partie de ce travail), devient premier et même unique. Il conviendra cependant, et ce scénario ne saurait en faire l'économie, de comparer le plus objectivement possible les risques pour la santé inhérents à la situation actuelle et à celle qui serait créée par la suppression de l'interdit. Mais avant d'entreprendre l'analyse interne mettant en balance les inconvénients et les avantages des deux cas de figure, il semble judicieux d'examiner quelques avis autorisés favorables à une éventuelle libéralisation.
30H. Beyer qui a, entre temps, disparu de l'organigramme de la Fédération allemande de natation, n'est pas le seul à avoir osé évoquer, voire proposer, la suppression totale ou partielle de l'interdit. Parmi ceux qui ont exprimé de tels avis, on trouve bien entendu quelques sportifs de haut niveau insatisfaits du système actuel : M. Koch10 de l'ex-RDA, championne du Monde du 400 mètres par exemple, ou S. Caristan, hurdler français, qui envisage cette solution comme ultime recoins pour rétablir l'égalité des chances entre sportifs11. De telles opinions sont aussi exprimées par des médecins comme le docteur K.H. Graff, médecin affilié à la Fédération allemande d'athlétisme12, ou comme le docteur F. Bellock, en France, qui préconisait le rééquilibrage hormonal. Les médecins, il est vrai, et tout particulièrement ceux qui font de la médecine du sport, sont plus sensibles à l'extrême difficulté de distinguer clairement les interventions du suivi médical contemporain de celles du dopage. Ils perçoivent mieux le caractère insatisfaisant de la définition du dopage, écartelée entre une définition idéal-typique mais non applicable et une liste de produits et de procédés interdits, liste opérationnelle quant à elle, mais condamnée par sa nature même à rester incomplète.
31Certains chercheurs travaillant dans d'autres champs scientifiques parviennent aussi à des conclusions qui étayent davantage des solutions libérales que des systèmes de prohibition. C'est le cas notamment de deux sociologues allemands, K.H. Bette et U. Schimank13, dont les travaux montrent pourquoi la logique du sport de haut niveau actuel rend de plus en plus probable le recours au dopage au fur et à mesure que l'athlète avance dans sa carrière sportive. A partir de modèles économiques et juridiques, G. Wagner14 parvient à la conclusion que le meilleur rapport avantages/inconvénients, compte tenu des buts poursuivis par la lutte anti-dopage, serait atteint par une formule particulière de libéralisation du dopage. Enfin, paradoxalement, l'hypothèse d'une évolution vers une libéralisation partielle ou totale ne semble pas exclue par le Comité international olympique lui-même. C'est en tout cas l'impression qui peut se dégager de la lecture attentive de certains passages des textes d'application de la règle 48 (Code médical) de la Charte olympique15.
32De manière plus générale, en tenant compte du contexte socio-historique, on peut remarquer que le libéralisme caractérise l'évolution socio-économique et politique contemporaine des sociétés démocratiques et que l'abolition de l'interdit du dopage se situerait, en France, dans la suite logique de sa dépénalisation consacrée par la loi du 28 juin 1989. Observée selon ces différentes perspectives, la levée de l'interdit paraît moins impensable qu'elle ne pouvait sembler à première vue, elle mérite en tout cas d'être explorée plus avant sous forme de scénario. Pour cela, on envisagera successivement les différents buts poursuivis par la lutte anti-dopage afin de tenter de prévoir ce qu'il en adviendrait en cas de libéralisation. Suivant en cela la grille utilisée par G. Wagner16, on s'attachera aux buts qui concernent l'athlète, puis à ceux qui intéressent la fédération et l'institution sportive et enfin à ceux qui valent pour l'ensemble de la société.
33La lutte contre le dopage vise à éliminer ces pratiques prohibées. Si ce but était atteint, il est clair que la santé des athlètes bénéficierait d'une protection considérablement améliorée. Mais même dans la situation actuelle, où l'éradication du phénomène n'est pas réalisée, il est vraisemblable que le risque d'être contrôlé a dû réduire considérablement les formes les plus dangereuses du dopage. Pour minimiser la probabilité d'être contrôlé positif, le dopeur doit mieux connaître les produits utilisés, leurs effets, leurs symptômes et leurs durées d'élimination. Les formes les plus artisanales, celles qui ont notamment ravagé les pelotons cyclistes, ont probablement été limitées dans une forte proportion par la lutte, même imparfaite, contre le dopage. Cette lutte comporte cependant des effets défavorables pour la santé des sportifs. Comme pratique prohibée, le dopage doit nécessairement s'entourer de secret, se terrer, ce qui conduit probablement à renoncer le plus souvent aux garanties que pourrait présenter une surveillance médicale du dopage. On sait, dans un tout autre domaine, à quelles pratiques dangereuses a conduit l'interdiction de l'avortement. C'est bien évidemment sur ce dernier point que la libéralisation aurait des effets bénéfiques : n'ayant plus à se cacher, le dopage pourrait s'entourer des garanties médicales indispensables. Tel est le sens de la déclaration de H. Beyer lorsqu'il dit : "Puisqu'on ne peut supprimer le phénomène, essayons de le contrôler"17 ou de celle du docteur K. H. Graff qui propose de "conseiller les sportifs qui choisissent librement des anabolisants"18.
34La préservation de l'égalité des chances est le deuxième but de la lutte. Dans la mesure où l'éradication du dopage n'est pas réalisée, les inégalités dues à cette pratique ne sont pas éliminées. Les contrôles pourraient même, dans une certaine mesure, accentuer ces inégalités : seuls les sportifs disposant de fortes ressources financières sont susceptibles de s'entourer des compétences nécessaires pour se doper avec un accompagnement scientifique fournissant les meilleures garanties de ne pas être "positif" lors d'un contrôle. Cette injustice est vivement ressentie et souvent exprimée de manière véhémente par des athlètes français19 qui estiment ne pas être sur un pied d'égalité avec les sportifs de pays moins engagés dans la lutte contre le dopage. Ces plaintes, qui permettent aussi de sauver la face en cas d'échec, vont quelquefois jusqu'à réclamer la suppression de la prohibition afin de rétablir l'égalité des chances ; c'est le cas par exemple de S. Caristan (voir son propos mentionné plus haut). Remarquons cependant que la libéralisation ne supprimerait pas les inégalités dues aux moyens financiers, les plus modestes ne pouvant accéder qu'aux moyens les plus connus, les moins onéreux et donc les moins sophistiqués. Cette dernière inégalité relèverait toutefois de l'inégalité sociale générale, elle ne serait pas produite spécifiquement par la réglementation anti-dopage.
35Concernant l'institution sportive elle-même, les buts poursuivis par la lutte contre le dopage consistent principalement à garantir l'authenticité de la compétition et de la performance et, par là, à conserver au sport son prestige et son caractère attractif, assurant notamment le flux de recrutement de jeunes. L'authenticité de la compétition et de la performance peut s'analyser selon deux composantes. La première correspond au caractère "naturel" de la production sportive. Résolument absente dans le scénario de la libéralisation, elle n'est qu'imparfaitement garantie dans la situation actuelle : elle est considérablement mise en cause par les bruits et les rumeurs, voire les déclarations autorisées qui nous font savoir que "seuls les imbéciles et les maladroits se font prendre". L'autre composante tient à la certitude, au caractère irréversible du résultat, qu'il s'agisse du score, de la performance ou du classement. Dans la situation actuelle, lorsque l'analyse d'un ou de plusieurs prélèvements effectués à l'issue d'une compétition révèlent des traces de produits interdits, les résultats tels qu'ils ont été vus par les spectateurs et les téléspectateurs, tels qu'ils ont été lus dans la presse, doivent être rectifiés20. Tout résultat devrait théoriquement être considéré comme provisoire et n'être accepté que sous réserve d'analyse des prélèvements d'urine. L'application officielle de cette logique ou la prise de conscience par le public du caractère provisoire des résultats nuirait considérablement à l'intérêt du spectacle sportif. La libéralisation du dopage supprimerait radicalement cette incertitude. Il est vrai que les cas de correction des résultats, a posteriori, restent rares ; mais cette rareté n'est-elle pas pour partie imputable à la rareté ou du moins au caractère non systématique des contrôles ?
36On ne peut guère prévoir l'effet de la libéralisation sur le recrutement des jeunes. Pour le faire, il faudrait connaître la part de l'éthique sportive dans l'attrait que le sport exerce sur eux. S'agit-il d'une part déterminante ? Rien ne semble plus incertain si l'on se réfère au succès télévisuel des héros dotés de pouvoirs magiques ou de gadgets surnaturels. Ce qui semble vraisemblable, en revanche, c'est que la plupart des parents seraient plus réticents à orienter leurs enfants vers la haute compétition. Dans la situation actuelle, les affaires de dopage les rendent déjà circonspects ainsi qu'on l'a vu dans la seconde partie de cet ouvrage. Par ailleurs, la libéralisation, légalisant le dopage, ferait disparaître de l'actualité les "affaires" de dopage.
37Au plan de la société globale, les effets de la libéralisation seraient multiples et divers. Notons qu'il ne suffirait pas de supprimer la loi de 1989, ses textes d'application et les règlements fédéraux anti-dopage pour autoriser complètement le dopage. Le code de la santé publique21 réglemente en effet la fabrication, la prescription et la distribution de nombreux produits. Le recoins au médecin serait de ce fait indispensable pour bon nombre de formes de dopage. Après la levée de l'interdit, les pratiques du dopage s'étendraient probablement, mais avec des risques plus limités à la fois par le recours plus systématique au suivi médical et grâce au développement probable d'une recherche scientifique officielle sur les effets à court, à moyen et à long termes. La libéralisation entraînerait la disparition des circuits parallèles d'approvisionnement et la criminalité du trafic des produits et des procédés. Les contrôles n'auraient plus lieu d'être, ce qui permettrait d'économiser leurs coûts. On peut se demander si la performance sportive demeurerait une référence, un modèle hors du champ sportif, après avoir perdu sa principale caractéristique éthique. Le rayonnement du modèle sportif s'explique certes par sa dimension éthique, mais aussi, et peut-être surtout, par le fait que l'acte sportif n'a pas d'utilité directe, qu'il ne produit rien et qu'il est de ce fait un modèle général applicable, dans de multiples secteurs de la vie sociale, économique et culturelle. Reste que le dopage autorisé représenterait une scène très spectaculaire d'usage non thérapeutique de la médecine et des médicaments ; on peut craindre qu'il n'en résulte une amplification de cette tendance déjà très marquée dans la société contemporaine. Se trouverait accélérée aussi une évolution qui travaille actuellement le phénomène sportif, celle de sa différenciation, voire de son éclatement. Le sport de haute compétition achèverait de s'autonomiser et se doterait de ressources nouvelles au rang desquelles on compterait probablement bientôt le génie génétique22. Se poseraient alors des problèmes d'éthique dépassant de très loin les seules questions sportives, mais ces questions de bioéthique sont déjà à l'ordre du jour dans d'autres domaines.
38Changer le sport afin de rendre le dopage inutile, radicaliser la lutte ou libéraliser le dopage, trois futurs possibles, qui n'épuisent certes pas les marges de liberté de l'avenir. Mais ces trois scénarios constituent les grands pôles de l'univers des possibles.
39Le retour vers un sport qui n'aurait que faire de la victoire et donc du dopage semble plutôt improbable, mais cette évolution correspond cependant à une hypothèse qui est, davantage que par le passé, dans l'air du temps. Dans l'air seulement, serait-on tenté d'ajouter, car l'évolution actuelle du fait sportif de haut niveau ne va guère dans ce sens. Cependant des voix s'élèvent de-ci de-là, prophétisant un "retour de l'éthique"23. Une radicalisation de la lutte qui voudrait rendre le dopage impossible connaîtrait deux obstacles : le coût élevé d'une opération que seuls les pouvoirs publics seraient susceptibles de financer, et le décalage qui sépare les nouvelles formes du dopage de ce que les techniques d'analyse sont en mesure de détecter. Quant à la libéralisation, elle ne pourrait se concevoir qu'au plan mondial, faute de quoi le sport français serait immédiatement coupé de tout contact international. C'est ce scénario qui serait cependant le plus facile à réaliser, il va en effet dans le sens des tendances évolutives de la haute compétition et il ne demanderait aucun investissement public, permettant au contraire de réaliser de substantielles économies.
40Ces trois possibles peuvent se décliner en de multiples variantes. Celles qui se trouvent le plus souvent évoquées sont des formes de libéralisation partielle. Une telle formule se trouve notamment suggérée par l'un des entraîneurs de haut niveau qui ont accepté de parler dopage avec nous. Il l'imagine sous la forme d'une différenciation encore plus accentuée au sein du mouvement sportif que celle que nous connaissons aujourd'hui. Le dopage serait autorisé dans le seul sport de haute compétition devenu quasiment extra-fédéral. Pour le sport qui, déjà, dans bien des disciplines, s'appelle "fédéral" pour se distinguer de ce qui fut jadis le sommet de la pyramide sportive, la réglementation actuelle pourrait rester en vigueur, mais la différenciation en cours rendrait vraisemblablement peu à peu la lutte inutile, la tentation du dopage tendant à s'y estomper progressivement. Quant au sport de loisir ou d'hygiène, le problème du dopage n'y aimait, tout comme actuellement, aucune pertinence. Ainsi rendue partielle et soigneusement délimitée, l'hypothèse de la libéralisation pourrait passer pour une transformation mineure, voire anodine. Il importe de ne pas s'y tromper : même cantonnée à une population "minoritaire", mais précisément la plus visible, la libéralisation représenterait une révolution fondamentale, une rupture décisive avec le passé, qui transformerait irréversiblement jusqu'au concept même de sport.
Notes de bas de page
1 Tiré d'une interview de G-L. Gallien, L'Express, 24 novembre 1989.
2 Selon l'opposition présentée par A. Loret dans le numéro hors série de la revue Science et vie intitulé : La vie quotidienne en 2015, no 172, 1990.
3 Il s'agit d'une déclaration récurrente des responsables du Zehnkampf Team, association présentée au cours de ce scénario.
4 Funktionäre ne désigne pas seulement des fonctionnaires au sens strict mais aussi les responsables élus des fédérations et plus largement tous ceux qui organisent et gèrent le sport, par opposition à ceux qui le pratiquent ou qui travaillent sur le terrain comme entraîneurs.
5 Canada, Estonie, Japon, Suisse, France, USA...
6 Plus exactement, tout est fait pour que les formes de dopage actuellement détectées par les techniques d'analyse disponibles ne puissent être utilisées. Les prises d'EPO, par exemple, visant à l'augmentation du nombre de globules rouges, échapperaient pour l'instant à ce filet serré de contrôles.
7 Autre réserve : le profil stéroïdien semble pour l'instant offrir des garanties seulement pour les hommes. Les heptathloniennes participent certes au Zehnkampf Team, mais leur présence s'y avère fort discrète, la documentation diffusée ne parle guère que des décathloniens.
8 Cette action systématique ne concernerait que le sport de haut niveau. Aux autres niveaux du sport de compétition, la logique pourrait demeurer celle qui préside actuellement aux contrôles.
9 H. Beyer a été président de la Fédération ouest-allemande de natation de 1977 à 1987 ; lors de cette déclaration, il était membre du bureau de la Fédération internationale et de la Fédération européenne, et faisait partie, par ailleurs, de la commission d'investigation du DSB chargée d'enquêter sur le dopage (toutes disciplines confondues) dans l'ex-RDA. Il exerce la profession de juge pénal. Il précise dans la suite de l'interview publiée dans L'Équipe du 3 juin 1992 sous le titre Qu'ils se dopent s'ils veulent ! : "Le constat est simple : puisqu'on ne peut supprimer le phénomène, essayons de le contrôler [...] Les enjeux du sport à grand spectacle sont désormais plus importants que les moyens de la lutte anti-dopage. A ce stade, il ne faut plus lutter, il faut composer. Au niveau inférieur par contre, il faut continuer le combat".
10 Déclaration reproduite dans La Dépêche du Midi du 8 août 199Z M. Koch prône notamment l'autorisation d'utiliser les anabolisants.
11 Dans un article intitulé Caristan dénonce - le hurdler français en a marre de l'hypocrisie générale face au dopage... publié dans L'Équipe du 11 septembre 1992.
12 Le docteur K. H. Graff dans un entretien accordé à la revue allemande Sports, rapporté par La Croix du 22 novembre 1989, déclare notamment : "Il faut en finir une fois pour toutes avec l'odieuse malhonnêteté. [...] Conseiller les sportifs qui choisissent librement des anabolisants pour augmenter leurs performances constitue pour moi la solution honnête du dopage".
13 Voir la communication de K. H. Bette de l'Université de Heidelberg et de Uwe Schimank de l'Institut Max Planck à Cologne dans les Actes (à paraître) du colloque de Heidelberg sur le dopage du point de vue des sciences sociales (mai 1993) ou pour une analyse plus développée, l'ouvrage des deux auteurs, (à paraître courant 1995) : Doping : Hochleistungssport am Scheideweg ? (Dopage : le sport de haut niveau à la croisée des chemins ?).
14 Voir la communication de G. Wagner de l'Université de Bochum dans les Actes du colloque de Heidelberg (déjà cité) sous le titre : Wïe können die Doping-Zwickmühlen überwunden werden (Comment surmonter les dilemmes du dopage).
15 Article 3.1 : "Dans le but d'intensifier la lutte contre le dopage et d'endiguer ce fléau dans ses racines et non pas seulement dans ses manifestations, tous ceux qui sont impliqués à un titre quelconque dans ia pratique du dopage seront sanctionnés conformément aux dispositions ci-après :
3.1.1. Celui qui, sans y avoir été expressément et préalablement autorisé par la Commission exécutive du CIO, ou par délégation de celle-ci par la Commission médicale du CIO, de plus en plus probable, fabrique, extrait, transforme, prépare, entrepose, expédie, transporte, fait le courtage, procure sous quelque forme que ce soit, prescrit, met dans le commerce, cède, accepte, détient, achète ou acquiert d'une autre manière des substances ou produits prohibés par la commission médicale du CIO.
3.1.2. Celui qui prend des mesures à ces fins, celui qui finance ou sert d'intermédiaire pour leur financement, [...]
3.1.4. [...] sera, sur décision de la Commission exécutive du CIO, passible des sanctions [...]".
16 Wagner (G.), op. cit.
17 L'Équipe, 3 juin 1992.
18 Entretien accordé à la revue allemande Sports, rapporté par La Croix, 22 novembre 1989.
19 Cette plainte est tout aussi courante en Allemagne depuis la mise en œuvre du programme de contrôles hors compétition.
20 C'est ce qui vient de se produire une nouvelle fois en athlétisme : "La Pologne qui avait enlevé la Coupe d'Europe masculine de première division, il y a deux semaines à Valence (Espagne), a été rétrogradée à la deuxième place, derrière l'Espagne, en raison du contrôle anti-dopage positif de son lanceur de poids Piotr Perzylo" (L'Équipe, 27 juin 1994).
21 Notamment par ses articles L 626, L 627 et suivants.
22 Voir à ce sujet l'article de C.-L. Gallien : Demain, l'horreur (L'Express, 24 novembre 1989) et les déclarations de W. Franke dans l'article d'A. Singler, intitulé : Brave new dope dans la revue Décathlon, no 1/1993, de la Fédération allemande d'athlétisme.
23 Voir par exemple La lettre de l’économie du sport, no 235, 24 novembre 1993. On peut également citer, parmi les initiatives récentes, la campagne lancée par Madame Alliot-Marie en octobre 1994 ; ou encore les finalités que se sont assignéees les secondes Assises Nationales du Sport, Assistance à sport en danger, tenues à Strasbourg en octobre 1994.
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Dopage et performance sportive
Analyse d'une pratique prohibée
Catherine Louveau, Muriel Augustini, Pascal Duret et al.
1995
Nutrition et performance en sport : la science au bout de la fourchette
Christophe Hausswirth (dir.)
2012