Quatrième partie. Les campagnes sida/dopage : les enseignements d'une comparaison
p. 121-135
Texte intégral
Comparer l'incomparable ?
1Trois caractéristiques situées au coeur des réalités paraissent rendre, à première vue, inopérante toute tentative de comparaison entre les campagnes de lutte contre le sida et contre le dopage : l'amour n'est pas une pratique prohibée (contrairement au dopage), l'amour concerne tout un chacun (l'interdiction du dopage concerne uniquement les sportifs), enfin le porteur du virus est irrémédiablement condamné (alors que le dopé peut tout au moins jusqu'à un certain stade envisager une réversibilité de sa situation). A l'évidence, les menaces ne pèsent pas sur la même population et n'ont pas les mêmes conséquences. Un critique acéré s'empresserait d'ajouter que le dopage profite à beaucoup et le sida à personne.
2Il faut rappeler l'effort entrepris dans le cas de la lutte contre le sida pour sensibiliser au plan de la prévention l'ensemble de la population1. Pour ce faire, il était avant tout nécessaire de dissocier la maladie d'un groupe spécifique, et en particulier d'échapper à la construction catégorielle du cancer gay. En effet, les réticences au port du préservatif témoignaient moins d'une opposition des jeunes hétérosexuels à toute action visant à régenter leur intimité que de leur ferme conviction de ne pas se sentir concernés par "un problème d'homosexuels"2. Cette transformation des 121 représentations fut d'autant plus longue qu'initialement, le mouvement homosexuel voyait avant tout dans le traitement de la maladie une revendication statutaire3. Il faut noter également que l'argumentaire préventif de lutte contre le sida est accompagné d'une campagne d'aide à la compréhension des porteurs du virus, qui, elle, concerne tout le monde ("Par votre compréhension des malades, vous luttez contre le sida"). En revanche, aider les dopés en favorisant un regard compréhensif du grand public semble aujourd'hui inconcevable.
3Plus profondément encore, les personnes du dopé et du porteur du virus diffèrent. Se doper renvoie à une transgression intentionnelle, à une faute, contrairement au fait d'être porteur du virus du sida. Le sida (à moins d'être suicidaire) n'est jamais volontairement recherché ; à l'inverse, le dopage suppose qu'on aille vers lui par une démarche active. Le sujet n'a, dans les deux cas, ni la même forme de responsabilité ni surtout la même culpabilité. Ainsi, on ne se demande plus aujourd'hui comment les porteurs du virus du sida ont été contaminés. L'incongruité de cette question face à leur souffrance mesure l'étendue du succès des campagnes.
4Pourtant, si l'on regarde attentivement leur développement, sida et dopage offrent plus de points communs qu'il n'y semble au premier regard. Leur premier point commun est constitué par l'impuissance durable des scientifiques à les combattre. Bien qu'il ait été identifié très tôt, le virus du sida se propage, fauchant sa macabre moisson. De leur côté, les responsables de la recherche contre le dopage avouent leur incapacité à anticiper sur des techniques de fraudes toujours renouvelées. Deuxième point commun : la mort. En effet, toute personne contaminée par le virus du sida en meurt mais on meurt aussi parfois du dopage. Un troisième point commun rapproche les populations concernées : l'âge. Les campagnes de prévention, qu'elles visent la lutte contre le sida ou celle contre le dopage, s'adressent somme toute à des groupes assez spécifiques. L'âge des acteurs retenus pour les spots ou les affiches révèle clairement que les dispositions préventives visent les jeunes. En ce qui concerne le sida, on peut pousser plus loin l'analyse en montrant que malgré l'extrême discrétion sur l'homosexualité pour ne pas stigmatiser une communauté, les clins d'oeil des spots (qui deviennent des audaces dès que deux garçons se tiennent par la main) montrent qu'il y a bien là une population à risque4.
La campagne de lutte contre le sida : les raisons d'un succès
5Si aujourd'hui nous sommes de plus en plus nombreux à nous sentir concernés par le sida, c'est au moins autant en fonction du risque de notre propre contamination que parce que nous le côtoyons, d'où l'attention portée dans les campagnes aux proches des malades plutôt qu'aux patients eux-mêmes. On ne craint le sida et on ne s'attendrit qu'en raison même de cette proximité.
6Pour s'assurer du succès des campagnes contre le sida, il faut montrer que les objectifs qu'elles se sont assignés (protection individuelle par l'usage du préservatif et sensibilisation aux problèmes des porteurs afin d'assurer la continuation de leur vie sociale) ont été atteints. Certes, sur le premier point, tout le monde n'est pas unanime pour parler de succès. Des voix s'élèvent comme celle de A. Glucksmann qui trouve dérisoire et inefficace l'éloge du préservatif : "La France consomme cent millions de préservatifs soit quatre unités en douze mois pour l'utilisateur mâle en âge, bombes à eau comprises... Ou bien les citoyens se convertissent en masse à une chasteté monacale, ou bien ils s'autorisent des libertés en la matière [...] entre l'Africain de base et le Français, pas de différence décisive face au préservatif"5.
7A l'évidence, le calcul est imprécis : en effet, ce n'est pas par l'ensemble de la population mâle qu'il convient de diviser le nombre de préservatifs consommés mais uniquement par le nombre de Français en âge et en condition d'être plus particulièrement exposés au risque6. Pour apprécier l'efficacité des campagnes préventives, le taux d'augmentation des ventes de préservatifs semble beaucoup plus intéressant : il ne laisse guère de doute sur leur succès. Les chiffres diffusés par l'Agence Française de Lutte contre le Sida nous apprennent que, de trente millions en 1988, les ventes sont passées à cent millions en 1992. En France, quand le préservatif suranné et encombrant dans la panoplie contraceptive est promu comme arme absolue anti-sida, sa diffusion triple7.
8Par ailleurs, des progrès sensibles ont été incontestablement réalisés au sujet de l'acceptation du malade dans sa différence. Si nous sommes attristés ou même ébranlés par les décès tragiques, nous nous effrayons beaucoup moins qu'auparavant de la proximité de la maladie. Des conduites comme "faire bouillir la vaisselle d'un invité séropositif", ou "éviter de faire du sport avec un séropositif", taxées aujourd'hui d'irrationnelles, étaient encore, il y a peu, habituelles de par le flou des informations et des contre-informations propres aux balbutiements de la recherche8.
9Plus avant, on peut tenter de repérer les principaux éléments qui font de cette campagne un succès tant au niveau du contenu du message que de ses modes de diffusion.
101- Les campagnes reposent sur des conseils épurés de tout jugement. "Protégez-vous" est une consigne aussi dépouillée de critique que "Boire ou conduire, il faut choisir". Les spots consacrés aux préservatifs lancent trois messages. D'abord, ils mettent en avant les avantages individuels à se protéger : "Se protéger on le fait pour soi". Ensuite, ils travaillent les représentations pouvant faire obstacle à l'emploi du préservatif. Lorsqu'un garçon s'exclame : "Il paraît que c'est galère à mettre !", cela provoque la moquerie bienveillante de sa partenaire ; plus tard, on dira : "Aujourd'hui, les préservatifs préservent de tout, de tout même du ridicule, de tout sauf de l'amour". Enfin, ils montrent que poursuivre son intérêt particulier concourt à l'intérêt général. La campagne ne propose pas, au nom de la survie, de renoncer au plaisir ; elle n'interdit pas le libertinage et elle essaie même d'érotiser l'utilisation du préservatif. La campagne ne met donc pas en balance les sexualités récréatives et les plaisirs chastes en prétendant limiter l'expression des appétits sexuels. Elle se défend de prendre part au travail des moeurs ou à la rationalisation de la sexualité9 qui conduit à sublimer les pulsions dans un retour au romantisme ou à revaloriser la fidélité conjugale comme valeur cardinale ; rien de tout cela10. La limite de cette démarche espérée "neutre" est qu'elle renforce par la répétition du conseil ("protégez-vous") le processus de suspicion. Se préserver, c'est savoir qu'il faut suspecter même ceux qu'on aime.
112-Les campagnes réussissent à engendrer le passage du spectateur compatissant à l'acteur résolu. Elles montrent comment le "transport" aux côtés du malade nous transforme en bienfaiteur. C'est avant tout ce personnage, clef de l'attendrissement, qu'elles façonnent. A ce titre, le choix des modèles identificatoires est particulièrement judicieux. Il ne s'agit pas, en effet, de faire un spot sur soeur Thérésa pansant les plaies et calmant les cris d'un malade amaigri en phase terminale ; ce modèle en quelque sorte trop difficile à imiter resterait hors d'atteinte pour la majorité des individus. Elles proposent au contraire des modèles à la portée de tout un chacun qui prennent forme dans des témoignages d'amis ou de parents relatant des activités partagées avec les malades.
123- Les campagnes proposent plusieurs niveaux d'implication. On peut tout d'abord se contenter de faire des dons pour soutenir les associations qui fonctionnent comme des intermédiaires. Donner de l'argent représente le niveau minimal de l'engagement (Boltanski, 1993). Il suffit en effet de décrocher son téléphone pour secourir des malades sans les connaître et sans qu'ils nous connaissent. On peut ensuite parler et affirmer publiquement ses convictions à la face d'autrui. Cet acte est coûteux car il exige de sortir de l'anonymat ; il est d'autant plus courageux que la parole prend le risque de se heurter à un groupe opposé ou éloigné d'elle. On peut enfin assister directement les malades, en les accompagnant dans la vie jusqu'aux portes de la mort. Ainsi, chacun à son rythme, peut devenir le bienfaiteur de son prochain.
134- L'efficacité des contenus des messages des campagnes est subordonnée aux moyens de diffusion, en l'occurrence maximaux. Jamais auparavant toutes les chaînes de télévision ne s'étaient associées pour défendre une cause. Le Téléthon était concurrencé par un James Bond. Le 7 avril 1994, pour la soirée du sida, R. Moore était absent et le zapping inutile. Mais la télévision n'est pas le seul support média impliqué, toute la chaîne médiatique est mobilisée, depuis les panneaux d'affichage municipaux jusqu'aux cartes téléphoniques et en passant évidemment par la presse écrite, y compris Le Réverbère (journal des sans abris). Omniprésent, le message ne peut être ignoré. La campagne est incontournable au point que la marque de pneus Firestone y fasse référence, en connotation, en reprenant le slogan : "Sortez protégé".
145- De plus, les autorités publiques disposent, auprès des associations, de relais puissamment motivés pour les aider. M. Pollack avait dans un rapport MIRE11 souligné la vitalité de ces associations et initiatives multiples, qu'elles soient nationales (Act-up, Arcat, France-Sida, Génération-Sida...), locales (Crips, Solidarité Sida St-Eustache...) ou spécifiquement orientées vers une tranche d'âge (Sol. En. Si....).
15Dans une perspective comparative, il paraît intéressant de reprendre ces différents points pour envisager les chances de succès des campagnes de lutte contre le dopage.
161- Au plan du contenu du message, les campagnes de lutte contre le dopage sont saturées de jugements moraux. Elles cherchent à édifier un sportif capable, à la question : Que dois-je faire face au dopage ?, d'obéir à un commandement moral. La morale sportive fonctionne sur un ne pas, qu'il s'agisse de ne pas se doper ou de ne pas voler le pain de la bouche d'un autre sportif comme le suggère le cycliste B. Hinault12. Dans la morale sportive, la question de savoir pourquoi adopter telle attitude plutôt qu'une autre est résolue d'avance par l'opposition entre le bien et le mal. Or, entre cette morale et une véritable éthique, les différences sont sensibles. L'éthique, en effet, remplace l'opposition entre des valeurs transcendantes (le bien contre le mal) par un questionnement sur les modes d'existence (le bon ou le mauvais pour soi). La morale réclame l'obéissance, l'éthique la raison : c'est bien cette dernière qu'il faudrait aussi solliciter13. Car, même si le champion peut toujours se penser en surhomme nietzschéen placé "audelà du bien et du mal", il ne peut vouloir vivre sans tenir compte de ce qui est bon ou mauvais pour lui. Le plus souvent, on ne lui laisse pas même cette marge de jugement.
172 et 3 - En second lieu, les campagnes contre le dopage n'offrent aucun rôle de bienfaiteur potentiel à l'égard du sportif dopé, elles ne développent pas d'arguments spécifiques conseillant aux proches ou aux tiers de les aider. Quand le sportif reconnu dopé ne dispose pas d'une complicité médicale, il passe pour un naïf ou pour un imbécile. Au contraire, le sportif dopé accompagné d'une équipe médicale est décrit comme un tricheur ; il passe de l'image du candide à celle du perfide calculateur. Enfin, quand le dopage est assimilé à une drogue, le dopé est critiqué pour sa faiblesse qui le condamne à la dépendance : "Ce qui me fait le plus peur, c'est de ne plus être maître de moi-même" affirme A. Sergent14. Cependant dopés-dépendants, dopés-candides ou dopés-pervers supportent une même dénonciation globale : "Un gagnant dopé sera toujours un perdant dans la vie"15. Et ce perdant semble ne pas pouvoir s'appuyer sur ses pairs ni trouver chez eux une quelconque source de réconfort.
184 et 5 - Enfin, en ce qui concerne les réseaux de diffusion, deux sont principalement utilisés : les services extérieurs du ministère Jeunesse et Sports (directions régionales et directions départementales) et les fédérations et leurs organes décentralisés.
19Au niveau des services extérieurs du MJS, les axes de diffusion des campagnes visent les sportifs eux-mêmes mais également ceux qui appartiennent à leur entourage. Ainsi, la politique de prévention cherche à toucher les sportifs et leur encadrement (par des interventions lors de manifestations), les enseignants et les éducateurs (par des réunions ou des affichages dans les établissement concernés), et les professionnels de la santé (par des brochures contenant les listes de produits interdits et les sanctions encourues). Ce sont surtout les médecins qui sont chargés du travail de conception de ces brochures. Le recours à des illustrations d'enfants pour les agrémenter est fréquent. Il permet de mobiliser les jeunes par des concours de dessin sur ce thème. Ces réalisations paraissent seulement destinées à susciter la crainte et la répulsion : sportifs harassés, couverts de pustules, effondrés sur le podium sont à la base de cette iconographie. Sur le corpus des dessins étudié, il ne semble pas qu'aux tentatives de faire peur vienne s'ajouter un message éthique susceptible de détourner du dopage : par exemple, l'accent n'est jamais mis sur l'aspect ludique et la gratuité de l'effort. En outre, la naïveté de ces scènes, loin d'effrayer le lecteur, prête souvent à sourire. En fait, la chasse au dopage avec pinceaux et crayons de couleur donne lieu à deux interprétations :
la première est que le salut en matière d'éthique sportive ne pourrait venir que des enfants car ceux-ci ne seraient pas encore corrompus ;
la seconde suppose les sportifs d'autant plus sensibles aux dessins d'enfants qu'eux-mêmes sont considérés comme des enfants.
20Au niveau des fédérations, la lutte contre le dopage, en entrant dans la définition de la santé publique, contient la double perspective de "problème de société" et de "groupe à risque". De fait, les fédérations qui s'engagent dans cette lutte ne veulent surtout pas en faire plus que leurs voisines, de peur d'être stigmatisées. De plus, leurs représentants développent un discours ambigü. Sous cape, on nous décrit la dextérité et l'imagination du dopé de haut niveau comme sans limite. On nous citera par exemple, sous le sceau du secret, les façons dont il modifie ses stratégies en fonction des contrôles ou encore combien il se tient informé des innovations des procédés illicites. Ainsi se construit le mythe du dopé hors du commun dont le comble est de s'afficher comme un être invulnérable, capable de résister à de redoutables séries de piqûres, tout comme il résiste aux séries d'entraînement ; quelqu'un qui prouve, paradoxalement, à quel point il a la santé en se dopant. Le dopé passe alors pour la figure inverse du drogué qui offre pour sa part l'image inquiétante de la perte de la maîtrise de soi.
21Sur un plan plus général, force est de constater l'absence de moyen publicitaire de grande envergure des campagnes de lutte contre le dopage. Sans songer à des spots télévisés, certains médias, comme l'affichage municipal ou les radios locales, semblent sous-employés16. Enfin, il faut souligner la nécessité d'opérer un passage entre des actions ponctuelles animées par la logique du coup et la pérennisation des actions dans le temps. Le terme même de préservation (on veut "préserver" le sportif du dopage, comme l'on veut "préserver" la personne du sida) implique une lutte permanente. La prévention, dans les deux cas, suppose bien que l'on s'adresse aux plus jeunes, avant même qu'ils ne soient concernés et pour qu'ils ne le soient pas. Toutes les campagnes préventives relatives à la santé (accident de la route, tabac, alcool, drogue et sida bien évidemment) ont intégré ce postulat réaliste pour espérer être efficaces. En la matière, que le champ de bataille soit le terrain de sport ou le corps, aucune victoire définitive ne peut s'escompter.
Éduquer ou menacer : deux conceptions de la responsabilisation
22Liant le sang et le sexe dans une contagion dévastatrice, le sida réunissait les éléments pour réveiller en nous les peurs ancestrales des grandes épidémies. Le traumatisme opéré par le spectacle du vieillissement accéléré des malades dans notre société en quête éperdue d'éternelle jeunesse s'aggrava par des prévisions catastrophiques faisant de ce fléau la "peste du XXe siècle". Cependant, malgré leur inquiétude manifeste, les politiques publiques firent toujours prévaloir la responsabilisation sur la contrainte (Vigarello, 1993). Le refus d'imposer un dépistage systématique comme celui d'adopter toutes formes de quarantaine ou de mesures discriminatoires témoignent de cette volonté. La création de centres de dépistage anonymes et gratuits en est la mesure concrète la plus révélatrice. Renoncer à rejeter le porteur de risque derrière des murs de pierres ou de mépris manifeste une rupture radicale par rapport aux traitements des anciennes épidémies. Ne plus agir sur l'autre, ne plus le contraindre, oblige à agir sur soi par l'élaboration de défenses individuelles (le port du préservatif). Ce déplacement des logiques face au mal rend sa dignité au malade qui n'est plus un "pestiféré" et l'incite bien sûr, en retour, à prendre toutes ses responsabilités.
Tableau récapitulatif des principaux thèmes des campagnes de lutte contre le sida et le dopage
Lutte contre le sida | Lutte contre le dopage | |
Simple information et mise en garde | "Les préservatifs préservent de tout, même du ridicule, de tout sauf de l'amour "Les préservatifs vous souhaitent bonnes vacances". | "Les médicaments ne font pas les champions". |
Avertissement et menace (volonté de faire peur) | "Le préservatif pile ou face, ne jouez pas à ce jeu-là, vous risqueriez de perdre". | "Le dopage cause des ravages". "Le dopage = baisse des performances sexuelles". "Se doper c'est être dépendant". |
Exposition de la déchéance physique | absence du thème | Thème traité essentiellement sous forme de dessins. "Ne pas se doper c'est se préserver un bel avenir". |
Condamnation morale | absence du thème (au contraire, "le sida tout le monde peut le rencontrer") | "Se doper c'est tricher". "Un gagnant dopé sera toujours un perdant dans la vie". "Plus vite, plus haut, plus fort, c'est par rapport à soi et pas par rapport aux autres". |
Mise en avant des possibilités d'aides | Témoignages des parents ou des proches. | absence du thème |
23Peut-on envisager une politique comparable en matière de dopage ? Peut-on proposer moins de contrôles obligatoires pour plus d'éducation et de responsabilisation ?
24Imaginer simplement les conséquences de cette proposition porte immédiatement vers le doute. Mais ce doute est le miroir de la situation de dépendance et d'assistance dans lequel un système éminemment concurrentiel et mercantile peut plonger le sportif de haut niveau. Pour l'institution, seule la peur d'un contrôle efficace semble à même de le dissuader de se doper, un peu comme les enfants ont besoin de la présence du maître pour être sage, ou le chauffard de celle du gendarme. Les conclusions de la Commission nationale de lutte contre le dopage s'inscrivent explicitement dans cet état d'esprit. En effet, le professeur J.-P. Escande résume les lignes directrices du rapport : "1 - le sportif est une personne, 2 - le médecin est son garde-fou". Ainsi se perpétue, dans ces deux affirmations, la représentation d'un sportif de haut niveau grand naïf à se protéger de lui-même. A ce titre, l'initiative des décathloniens allemands réclamant l'astreinte à un contrôle systématique est porteuse d'ambiguïté : exemplaire par son caractère collectif, elle reste problématique par son usage du contrôle. Pourrait-on tenir pour responsable un détenu qui réclamerait la liberté tout en exigeant que l'on place un gardien devant chaque dépôt d'argent ?
25Les campagnes contre le sida reposent sur l'éducation, celles contre le dopage sur la menace. C'est justement parce que la responsabilisation est visée qu'exclure toute connotation morale des campagnes sur le sida revêt une importance décisive. Les messages, on l'a vu, s'axent sur une consigne minimale ("Mettez un préservatif") ; au contraire, dans le cas des campagnes contre le dopage, on retrouve au niveau des images et des textes, des mises en forme propres au système de propagande où la connotation morale prévaut : "Se doper c'est tricher", "Le dopage est le carton rouge du sport". Vouloir transposer la logique de la campagne de lutte contre le sida consisterait d'abord à s'en tenir aux conseils directs, qui s'abstiennent de juger, pour mieux ramener le sportif sur les risques qu'il encourt.
Silence des coupables et témoignages des victimes
26Par-delà les différences de gravité et d'étendue du péril, on a pu montrer que porteurs du virus du sida et sportifs dopés connaissent les mêmes problèmes identitaires, ceux de la stigmatisation, entraînant des risques de coupure de leurs milieux sociaux. Pour essayer de parer à ce danger, la politique de lutte contre le sida, on l'a vu, ajoute aux campagnes préventives une campagne spécifique d'aide à la compréhension des porteurs du virus. Là se situe une différence fondamentale entre le porteur du virus, perçu aujourd'hui comme une victime17, et le dopé qui reste en position d'accusé.
27Dans la campagne Dopage dégage comme dans celle Dopé c'est pas jouer, le dopé reste plus objet de discours que véritable acteur social. On parle en son nom de son bien, mais lui n'est jamais présent en tant qu'acteur susceptible, par exemple, de témoigner. Plus signe que témoin, sa réalité est toujours donnée de l'extérieur : le sportif dopé est du côté du mal séparé du bien (le sportif sain) par la ligne de démarcation de l'indignation. Les fournisseurs de produits n'apparaissent pas plus dans les textes ou dans l'iconographie. Le "dopeur" n'est jamais personnifié mais représenté soit par des pilules géantes soit par des seringues tout aussi imposantes. D'ailleurs ne dit-on pas "se doper" ? Déclinant une formule pronominale (comme on dit aussi "se droguer"), on ramène la victime et son bourreau à une seule et même personne, celle du sportif. Ainsi, alors même que la lutte contre la toxicomanie a pris la mesure de l'importance des enjeux économiques (trafics internationaux, cartels et blanchiment..18), il semble qu'en sport soit régulièrement passé sous silence le rôle fondamental des "dealers" d'anabolisants ou d'autres substances dopantes.
28Les campagnes s'organisent donc comme de simples répertoires d'interdictions en ce qui concerne la santé et de dénonciations pour ce qui se réfère à l'éthique, sans autres figures d'accusés que celle du dopé, lui-même absent de la scène.
29Il faut questionner et relativiser ce constat d'absence de témoignages. Le relativiser d'abord en montrant que celle-ci n'est pas totale puisque la cassette vidéo Dopage dégage, produite par le SIRPA, fait intervenir des dopés (L. Defaria, P. Boyer...). Le témoignage de K. Kangasniemei, champion olympique d'haltérophilie expliquant comment, en plein effort, son muscle de l'omoplate gauche éclata et pourquoi il donnerait toutes ses médailles pour retrouver la santé, est, à ce titre, très édifiant. Certaines enquêtes montrent que les jeunes sont prêts à se doper même s'ils risquent la mort (de même qu'encourant sous l'effet du tabac un danger similaire, d'autres ne renoncent pas à fumer). Peut-être faudrait-il leur rappeler crûment ce que coûte réellement ce sacrifice de leur santé ? On pourrait par exemple concevoir des spots ou des affiches associant l'image d'un sportif dopé en train de souffrir (ou hospitalisé...) et des formules en surimpression comme : Pas vu, pas pris ? ou encore : Ayez un tout petit peu de bon sens !19.
30Les témoignages, qui pourraient pourtant être utiles, sont d'autant plus rares qu'ils placent les sportifs dans une position difficile. Comment pourrait-on faire intervenir des sportifs soumis à un si fort impératif de justification, sans susciter chez eux un sentiment de culpabilité entraînant la dérive du rôle de témoin à celui d'accusé ? Pour faciliter la construction d'un corpus de témoignages, il faudrait mettre de côté les notions de bien et de mal pour leur substituer celle de responsabilité individuelle. On pourrait attendre de tels témoins qu'ils relatent leur histoire sans se référer au "prêt-à-porter idéologique" de l'éthique sportive (ce qui les ferait suspecter de mauvaise foi) ni se lancer dans un plaidoyer personnel, mais en montrant tout simplement qu'a l'instar du sida, le dopage, chacun peut le rencontrer.
31Cependant, tout témoignage ne peut être dissocié des conditions qui le rendent recevable dans l'espace du dicible : il y aurait donc un travail à faire sur l'institution sportive. Car, tout en véhiculant des pratiques implicitement et communément reconnues en privé, le cadre fédéral considère souvent avec la plus extrême réticence le fait d'en faire parler publiquement les sportifs. En effet, les fédérations redoutent de s'exposer, par un aveu de manquement de leur représentant, au discrédit de l'opinion. Plus le sportif intéressé est célèbre, reconnu, prestigieux, plus il dispose d'une image bien ancrée dans l'opinion et d'un bon classement dans les palmarès du journal L'Équipe, plus le retentissement que peuvent prendre ses révélations semble menacer l'image de marque du sport concerné. Face à cette tension, rappelons qu'une des formes les plus classiques pour prévenir le discrédit est justement de ne pas chercher à étouffer la vérité mais bien de la faire éclater au grand jour.
32Le témoignage peut également aider les personnes choisies à "en finir avec leur passé" ; parler peut, comme dans la cure analytique, s'interpréter comme un travail de reconquête de son identité. Mais s'il s'agit de parler de soi, chaque histoire peut engendrer une remontée en généralité. En mettant à nu la raison du choix des conduites et le changement d'attitude qu'offre l'expérience, les témoignages doivent permettre de reconnaître à temps les menaces que fait peser le dopage sur les individus et, à terme, d'éviter que d'autres y aient recours.
Conclusion
33Si l'explication de la conduite du dopé peut être ramenée à des traits de personnalité, la réalité est bien plus subtile. On a pu expliquer, dans la troisième partie, la double contrainte qu'exercent les exigences de résultats et d'éthique sur tout sportif de haut niveau, tenu de gérer en permanence la contradiction constitutive de sa position. Dans ce dilemme entre avoir des résultats ou rester propre ("clean") mais loin des podiums, la défaite fait souvent figure de récompense à la conduite morale. A ce titre, les campagnes fonctionnent comme des machines à produire de l'information, de la crainte, mais aussi des gratifications symboliques à ceux qui ne gagneront pas mais resteront en bonne santé et représenteront les vraies valeurs du sport. Pour étayer cette triste revanche du bien sur le mal, les dépliants proposent une iconographie vengeresse où, par exemple, le dopé périt par là même où il a fauté, englouti par une marée de pilules.
34Cet "apartheid moral" dans lequel se trouve placé le dopé élève autour de lui une palissade d'exclusion. Comme si le mal pouvait ici être maintenu à distance par la mise en avant du dopé, coupable émissaire décrit comme une exception. En cela, le déni réductionniste, "ça ne concerne qu'une petite minorité", approfondit le fossé entre le sportif sain (ou du moins qui ne s'est pas fait prendre) et le sportif dopé. L'harmonie paisible des dissimulations construit alors le meilleur des mondes où l'on peut opposer tous ceux qui ne se doperont jamais aux rares coupables. Mais cette tranquillité est d'autant plus illusoire et précaire que les sportifs sont aujourd'hui de plus en plus nombreux à parler. Directes ou insidieuses, les rumeurs se multiplient entretenant un doute général. La fausse quiétude laisse alors place à une "panique éthique" ébranlant le sport dans ses fondements.
35Pour échapper à ces deux extrêmes, on peut retenir quelques enseignements des campagnes de lutte contre le sida :
d'abord, sensibiliser l'ensemble des sportifs, en particulier les plus jeunes ;
ensuite, associer les sportifs dopés aux campagnes ;
enfin, montrer les séquelles physiques et morales résultant du dopage.
36Avoir su rompre le tabou sans porter de jugement normatif rend les campagnes de lutte contre le sida exemplaires et sans équivalent. En cela, elles sont séduisantes et invitent à être prises pour modèles.
Notes de bas de page
1 La campagne 1987-1988 se construit autour de la formule : "Le sida ne passera pas par moi", alors que celle de 1989-1990 préfère mettre en avant : "Le sida tout le monde peut le rencontrer".
2 Souvent stigmatisé par des formes d'humour discriminatoire du type : "Le sida pour les pédés est un poison, c'est du cul-rare" ; ou encore : "La sodomie pour les pédés est un douloureux secret".
3 Les associations comme AIDE, Act-Up ou le journal Gay-pied Hebdo, ainsi que les prestations de C Collard dans le film Les nuits fauves ou de T. Hanks dans Philadelphia font l'éloge du courage des porteurs homosexuels et en construisent une image pleine de dignité.
4 F. Arnal souligne que sur les 200 000 personnes séropositives, presque la moitié relève d'une contagion de jeunes homosexuels (Société, no 39, 1993).
5 La fêlure du monde, Paris, Flammarion, 1994, p. 11.
6 L'abbé Pierre, prônant que "la fidélité est le meilleur des préservatifs", s'immisce dans notre morale privée mais apporte un contre-argument radical au propos de l'auteur de La fêlure du monde.
7 Mais il faut relativiser ce succès ; ainsi, au Japon où la loi n'autorise pas d'autres modes de contraception, 80 % des couples l'utilisent. A. Glucksmann, dans La fêlure du monde indique que les Japonais consomment 58 % des 2,8 milliards de préservatifs vendus annuellement dans le monde.
8 Il existe bien sûr des zones d'ombre à ce bilan. La France reste le pays d'Europe qui compte le plus grand nombre de séropositifs. Par ailleurs, la prise de conscience du risque n’entraîne pas ipso facto une transformation des habitudes. Celles-ci sont d'autant moins malléables qu'elles se sont constituées durant une période prônant la "libération sexuelle".
9 Bejin (A.), Pollak (M.), La rationalisation de la sexualité, Cahiers internationaux de sociologie, 1977, DOI, pp. 105-125.
10 En cela, elle s'oppose aux discours de l'église qui s'érigent comme référence en matière de morale des moeurs.
11 Pollak (M.), Les associations de lutte contre le sida, éléments d'évaluation et de réflexion, Rapport MIRE, 1989.
12 Mais aucun ne pas ne suffit à inciter à dire oui et point de responsabilité sans engagement.
13 Entre l’éthique du bonheur et la morale du devoir, l’erreur serait de vouloir faire un choix. Comme le montre A. Comte-Sponsville (Valeur et vérité, Paris, PUF, 1994), on ne peut renoncer ni à la raison ni au devoir. Pour les penser en interaction, il s'agit de garder présentes à l'esprit des questions comme : Pour être moral quelle place dois-je faire au bonheur ? et inversement : Pour être heureux quelle place dois-je faire à la morale ?
14 La championne du Monde de cross 1987 témoigne dans la cassette SIRPA de la campagne Dopage dégage.
15 Cassette SIRPA de la campagne Dopage dégage.
16 Par exemple, utiliser les radios locales présente plusieurs avantages : cela permet de diffuser une information proche du public en faisant intervenir des sportifs locaux. Le dispositif peut être facilité en proposant des émissions pré-enregistrées (soit sous forme de spots courts, soit des "interviews").
17 Qui pourra témoigner ou porter plainte.
18 Rapport R. Padieu : L'information statistique sur la drogue et la toxicomanie, Délégation générale à la toxicomanie, décembre 1990.
19 On sait par exemple qu'outre-Manche, les campagnes contre le sida reposent sur un message direct : tandis que Ton voit un corps que Ton enferme dans un linceul, est projeté le message suivant : "Quitte à être dans du plastique, autant que ça ne soit pas définitif".
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Dopage et performance sportive
Analyse d'une pratique prohibée
Catherine Louveau, Muriel Augustini, Pascal Duret et al.
1995
Nutrition et performance en sport : la science au bout de la fourchette
Christophe Hausswirth (dir.)
2012