Première partie. De la santé à l'éthique : l'argumentaire de la lutte contre le dopage
p. 23-39
Texte intégral
1La permanence des pratiques de dopages implique de s'interroger sur les causes de l'inefficacité des campagnes de lutte. A cet effet, il est nécessaire de procéder à un examen attentif des arguments utilisés par tous ceux, personnes ou institutions, qui, à un titre ou à un autre, jouent un rôle dans cette entreprise.
2Les discours contre le dopage se sont développés dans des lieux institutionnels et sur des supports multiples. Il a été nécessaire de faire des choix. La priorité a été donnée aux textes et aux discours procédant de sources qui font autorité par leur légitimité et/ou par leur compétence. Se sont ainsi trouvés sélectionnés, pour être soumis à l'analyse, les arguments utilisés dans1 :
les campagnes anti-dopage,
les textes réglementaires français portant sur le dopage :
les lois, arrêtés, décrets, circulaires,
les règlements fédéraux,
les chartes et conventions internationales et nationales :
la Charte internationale olympique contre le dopage,
la Charte olympique,
la Convention européenne contre le dopage,
la Charte du sport de haut niveau (adoptée par la Commission nationale du sport de haut niveau).
3le rapport de la Commission nationale de lutte contre le dopage,
4les articles parus dans la presse lors de l'adoption et de la promulgation des textes officiels, lors du lancement des campagnes ou lors de déclarations faites sur le dopage, ès qualité, par des personnalités sportives, médicales ou politiques.
Évolution historique de l'argumentation
5Au début de la lutte anti-dopage, durant les années soixante, marquées notamment par le décès dramatique et hyper médiatisé du cycliste T. Simpson dans l'ascension du Mont Ventoux lors du Tour de France 1967, l'accent est mis sur les risques physiologiques. La nuisibilité pour la santé se trouve même incluse dans la définition du dopage donnée par la loi du 1er juin 1965, qui fut la première loi française contre le dopage2.
6Au cours des années soixante-dix, alors que les risques pour la santé continuent à constituer la toile de fond de l'argumentation, on voit apparaître une thématique nouvelle : la mise en question de l'efficacité du dopage. Le rejet éthique du dopage devient l'argument dominant au cours des aimées quatre-vingts et le demeure aujourd'hui. La campagne Dopé, c'est pas jouer, lancée en 1990, est tout à fait représentative de cette dernière orientation du travail de persuasion.
7Ces strates successives coexistent dans l'argumentaire contemporain. Le thème de l'inefficacité tend cependant à devenir secondaire. Il est vrai que le cas du sprinteur B. Johnson, son temps "surhumain" aux J.O. de Séoul, son contrôle positif, puis sa reprise "modeste" après sa suspension et enfin sa remontée en puissance jusqu'à son deuxième contrôle positif, ont agi sur l'opinion comme une démonstration expérimentale. Le dévoilement du 24 dopage organisé de la RDA3, mis en rapport, a posteriori, avec les résultats sportifs exceptionnels obtenus dînant des années par ce petit État, a influencé l'opinion dans le même sens. Enfin l'adoption, en 1992, de nouvelles catégories de poids, par la Fédération internationale d'haltérophilie, fut une reconnaissance institutionnelle de l'improbabilité de battre sans dopage les anciens records établis à grands renforts d'anabolisants. La conviction de l'efficacité du dopage est partagée par R. Bambuck lui-même qui déclarait, en tant que ministre de la Jeunesse et des Sports : "Le dopage, certes, donne des avantages aux individus qui ont recours à ce genre de produits, c'est incontestable"4.
8L'affirmation globale de l'inefficacité du dopage n'est plus que rarement mise en avant. L'une de ses dernières utilisations se trouve dans les documents de la campagne Dopé, c'est pas jouer destinés aux jeunes et aux sportifs, sous la formulation : "les médicaments ne font pas les champions". Cet argument réapparaît quelquefois pour défendre l'image de certains sports particuliers. La multiplicité et la complexité des habiletés psychomotrices mises en jeu dans ces disciplines seraient telles que le dopage s'avérerait inopérant. De tels propos ont été tenus notamment par des responsables du tennis, du football et de la voile5. Il se trouve par ailleurs que ces sports, fortement professionnalisés et puissamment organisés, ont de ce fait longtemps échappé aux contrôles et demeurent encore aujourd'hui faiblement contrôlés. Ces affirmations s'avèrent ainsi pour le moins aussi difficiles à étayer qu'à contredire. Il semble cependant plus réaliste et plus prudent de conclure, avec les rédacteurs de la Convention européenne contre le dopage6, à "l'emploi de plus en plus répandu de produits et de méthodes de dopage parmi les sportifs de l'ensemble du sport".
9L'essentiel de l'argumentation ne s'organise donc plus aujourd'hui qu'autour de deux grands thèmes principaux : la santé des sportifs et l'éthique sportive. Ces deux thèmes sont utilisés sous une très grande variété de formes et de sens, selon la nature, la fonction et les destinataires du discours auxquels ils s'adressent et selon l'identité et le statut du locuteur qui y recourt. Mais, avant de procéder à l'analyse fine des multiples déclinaisons des deux arguments contemporains majeurs, il semble utile de s'intéresser à un troisième cas de figure : l'absence d'argumentation.
Dopage et dopages
"Chaque sport a son dopage, ça, il ne faut pas se leurrer. Dans les sports de tir, ils ne vont pas prendre du Clenbutérol pour faire 200 kg, ils vont prendre des bêtabloquants des trucs comme ça. Les mecs qui descendent un mur en ski, ils ne vont pas prendre, heu... c'est des machins pour annihiler la peur ou fumer un pétard ou boire un verre d'alcool, je ne sais pas, hein, je ne connais pas. Mais, dans chaque sport, il y a des produits qui sont adaptés."
Militant anti-dopage, sportif de haut niveau
Lorsque la justification de l'interdit paraît superflue
10Beaucoup de textes et de discours officiels concernant pourtant la lutte anti-dopage sont en effet marqués par l'absence de tout effort visant à convaincre le lecteur ou l'auditeur de la nécessité de combattre le dopage. Cette nécessité semble admise une fois pour toutes et par tous. L'absence d'argumentation se manifeste quelquefois sous forme de raisonnement circulaire ou de tautologie telle que : "Le dopage c'est ce qui est interdit"7. Le dopage sportif, après tout, est interdit en France par une loi votée à l'unanimité par le Sénat et l'Assemblée Nationale8. N'est-il pas superflu d'argumenter dans ces conditions ? La loi est au fonctionnement social ce que l'axiome est à l'activité scientifique : une base admise sur laquelle le raisonnement s'appuie de manière généralement implicite et sur laquelle il n'est théoriquement pas besoin de revenir. C'est en tout cas ainsi que sont rédigés les textes réglementaires et notamment les textes de loi eux-mêmes. La loi c'est ce qui s'impose, elle n'a pas, elle n'a plus à se justifier. Les processus de justification et d'argumentation sont antérieurs au vote de la loi, ils nourrissent les débats qui aboutissent à la rédaction du projet et à son amendement. Tout au plus trouvera-t-on la trace d'un argument dans le préambule ou dans son premier article. Nous avons relevé la nuisibilité pour la santé comme trait de définition du dopage dans la loi de 1965 (voir note 2). Elle n'apparaît plus dans la loi de 19899, et ce pour au moins deux raisons. D'une part, le centre de gravité du fondement de l'interdit s'est déplacé entre temps de la santé vers l'éthique. Le législateur aura voulu éviter, d'autre part, de fournir dans le texte même de la loi un point d'appui à tous ceux qui tentent de trouver des justifications thérapeutiques aux pratiques du dopage. "Les effets des substances dopantes sur l'être humain à moyen et à long terme" figurent dans le texte de 1989 comme programme de recherches à entreprendre et non pas comme trait de définition ni, a fortiori, comme justification de l'interdit.
11Les textes d'application - arrêtés, décrets et circulaires - échappent totalement à la nécessité de justifier l'interdit ; tirant leur force de la loi, ils ont pour seule fonction de préciser les modalités de sa mise en oeuvre. On ne trouve pas davantage de justification dans les règlements anti-dopage des fédérations qui reprennent fidèlement le règlement type du décret 92-381 du 1er avril 1992. Pas d'argumentation non plus dans la Charte du sport de haut niveau. Mais ce document innove en ce sens qu'il met en place pour le sportif de haut niveau une obligation contractuelle explicite à ne pas se doper et à participer à la lutte contre le dopage10. La charte crée ainsi pour les sportifs concernés une forme d'engagement, une raison supplémentaire de ne pas se doper.
12Il n'en va pas de même pour les chartes et les conventions internationales. Les mesures d'organisation y côtoient les proclamations de principe et leur argumentation. Cette dernière se fonde aussi bien sur la protection de la santé des sportifs que sur celle de l'éthique sportive.
Combattre le dopage pour protéger la santé
13L'argument santé se trouve invoqué à trois niveaux différents : la santé des sportifs, la santé publique et la santé du sport. A ce troisième niveau, le terme santé n'a plus qu'un sens métaphorique qui s'avère plus proche de l'éthique sportive que de la santé dans son acception physiologique et mentale.
14La santé du sportif, on l'a souligné plus haut, est le seul argument qui transparaisse dans le texte des deux lois françaises. Il est très présent dans le discours des médecins engagés dans la lutte contre le dopage qui détaillent volontiers les effets néfastes des différentes catégories de produits. L'argument s'utilise à différents degrés d'intensité, allant de la formulation circonspecte de la loi de 1965, "substances [...] susceptibles de nuire à la santé", aux formes extrêmes dont on cherche à maximiser l'effet dissuasif, à l'instar de celle utilisée par le professeur C.-L. Gallien : "Le dopage est un suicide pour celui qui le pratique"11. Il est également question des effets néfastes sur la santé dans les propos des rares ex-dopés repentis. Les documents produits pour les campagnes anti-dopage insistent sur cet argument et procèdent à rémunération des risques encourus en mettant en vedette l'impuissance et la stérilité12. Le ministre R. Bambuck a employé l'argument avec beaucoup de constance et de vigueur dans les multiples déclarations et entretiens accordés à la presse lors des débats au Sénat et à l'Assemblée Nationale, brandissant notamment le risque de pharmaco-dépendance et le cas exemplaire du décès dramatique de l'athlète ouest-allemande B. Dressel13. Les déclarations des responsables des institutions sportives recourent assez peu à l'argument de la santé des sportifs14.
15Seules quelques personnalités politiques, à l'exemple du ministre de la Jeunesse et des Sports, appellent à la lutte contre le dopage au nom de la santé publique15. Cette extension de l'argument santé à l'ensemble de la population suppose une réflexion et des conceptions dans le domaine des fonctions sociales du sport de compétition. Elle est produite par la rencontre de deux compétences, politique et sportive. Elle repose par ailleurs sur l'hypothèse d'exemplarité du comportement des champions et de son influence sur un public large et, notamment, sur les enfants.
16L'argument santé possède une grande force de conviction lorsqu'il concerne des enfants ou des sportifs dopés à leur insu. Hors de ces cas, l'argument est relativisable et relativisé, souvent par ceux qui s'en servent, et ce pour différentes raisons.
17D'abord on ne connaît encore que très partiellement les conséquences sur l'organisme, à moyen et à long terme, de l'accroissement récent des charges d'entraînement, notamment après les JO de Séoul. D'où une difficulté manifeste à identifier précisément les effets spécifiques du dopage. Cette difficulté a été notamment soulignée par le professeur M. Donike, responsable du Laboratoire d'analyse anti-dopage de Cologne16. La loi de 1989 souligne, à juste raison, la nécessité d'entreprendre "un programme de recherches sur les effets des substances dopantes sur l'être humain à moyen et à long terme". Mais l'entreprise est difficile non seulement pour des raisons déontologiques évidentes, mais aussi parce que les caractéristiques de ces pratiques prohibées, qui évoluent rapidement, ne sont pas forcément connues avec une précision suffisante, notamment dans leur "posologie". Une autre voie d'investigation, celle de l'observation des ex-dopés repentis n'est guère plus prometteuse. Les informations sur la nature des produits, les doses utilisées et leur échelonnement dans le temps risquent de manquer de précision. Par ailleurs, ces cas demeurent très rares, même lorsqu'il y a eu contrôle positif. Qui voudra ternir lui-même la période peut-être la plus brillante de son passé, en risquant de surcroît d'y perdre, a posteriori, un record ou un titre ?
18Ensuite, il faut signaler que l'augmentation des charges d'entraînement et la diminution concomitante des temps de récupération nécessitent, dans certaines disciplines sportives lorsqu'elles sont pratiquées au plus haut niveau, des aides médicales à titre de compensation et de rééquilibrage, afin de sortir l'athlète de ce que R. Bambuck désignait lui-même comme un "état semi-pathologique". Ces pratiques contemporaines font de la définition du dopage une tâche de plus en plus difficile17. Où situer précisément la limite proposée par le ministre de la Jeunesse et des Sports, entre "la préparation médicale qui permet à un athlète d'être (de redevenir ?) lui-même, et le dopage qui lui permet de devenir quelqu'un d'autre"18 ? Quoi qu'il en soit, la médicalisation croissante de l'environnement du sportif de haut niveau contribue, au niveau des représentations, à brouiller les cartes, rendant moins prégnante l'opposition sport-santé versus dopage-maladie.
19On peut observer aussi que le sport de compétition s'est constitué en sous-ensemble social relativement autonome, autour de l'opposition victoire/défaite. Cette opposition structure très fortement la logique du champ. Le concept de santé qui ne présente que des rapports indirects avec cette opposition binaire n'a de ce tait qu'une faible pertinence dans cet univers du sport de compétition contemporain et ne saurait y être, dans la réalité de la pratique, qu'une valeur subordonnée. Plusieurs médecins témoignent de cet état de fait. Ainsi J.-P. de Mondenard déclare : "A 25 ans, et face à un podium olympique, la mort ne veut rien dire [...]. Parlez-lui des dangers du dopage, il ne comprend pas. La santé est un mot creux pour lui. Avec des contrats de plusieurs millions de francs à la clé, la mort ne signifie rien"19.
Définition du dopage et définition du sport Un tournant ?
"Là, la définition du dopage est vraiment très délicate. Quand on dit : pas naturel, a priori tout est naturel puisque on trouve tout sur terre, donc c'est à base de choses qui existent, sauf les..., bon ! Avec la chimie, on peut inventer de nouveaux produits. Pour moi, le dopage, c'est quand il y a intention de tricher et d'améliorer ses capacités physiques ou ses qualités physiques, à savoir augmenter sa capacité pulmonaire, respiratoire, augmenter sa masse musculaire, bon, heu... l'échange du sang pour les gens qui font des stages en altitude qui s'oxygènent le sang puis qui redescendent en plaine et qui font juste au moment des compétitions un échange de sang, bon... Ça va aussi jusqu'à l'électrostimulation, la musculation par électrostimulation. Pour moi, l'électrostimulation au sens de rééducation, je l'accepte, mais dans le sens de musculation pour prendre de la force pour s'entraîner, non ! J'accepte l'électrostimulation quand il y a une lésion d'un muscle et pour le refaire travailler, pour le remettre à niveau, quoi ! Mais si la personne n'est pas blessée, pas handicapée physiquement, si elle fait de l'électro, c'est une forme de dopage, c'est pour ça que le dopage, c'est très ambigu, c'est très... Encore une fois, moi, je n'admets pas de frontières, il y a dopé et pas dopé, sinon, si on installe une espèce de frontière, après on joue sur tous ces petits trucs, il y a tellement de gens qui sont tellement plus intelligents et tellement en avance sur nous, qu'ils vont jouer sur ce petit fil du rasoir et qui seront toujours... Quand ils seront chopés, ils diront : "non, non, on ne triche pas, c'est des produits ceci, la formule est comme ça," etc. Donc le sport est vraiment dans un tournant, à mon avis irréversible, malheureusement... Moi, je rêve d'un sport et je prône un sport qui n'existe...plus... et qui peut-être n’a jamais existé."
Militant anti-dopage, sportif de haut niveau
20Il faut rappeler enfin que l'automédication, le suremploi de substances médicamenteuses, la consommation de stimulants et de calmants, constituent un phénomène de société comme on le verra plus loin. "Ce qui est vécu dans le sport s'inscrit dans un contexte beaucoup plus large"20. Mais dans ce contexte large on ne peut qu'informer sur les risques, conseiller et mettre en garde. Pour légitimer l'interdiction, dans l'univers du sport de compétition, de ce qui est permis ailleurs, Tunique recours se trouve dans l'éthique sportive. "La communauté sportive s'est construit des règles qu'elle a formulées. Dans ces règles du jeu il est dit que c'est le corps qui gagne tout seul. Par conséquent le dopage c'est de la triche"21. Cette réglementation est produite par un ensemble de conceptions et de valeurs : celles de l'éthique sportive.
21Cette référence incontournable à l'éthique sportive pour étayer en dernier recours l'argument santé montre qu'il existe une hiérarchie dans l'argumentaire de la lutte contre le dopage. La protection de la santé est un argument subordonné à celui de l'éthique. De nombreuses déclarations du professeur J.-P. Escande, président de la Commission nationale de la lutte contre le dopage confirment cette hiérarchie. L'argument éthique y joue toujours le premier rôle. Citons par exemple : "Le dopage se définit par la morale sportive et le souci de la santé" (L'Équipe, 3 septembre 1990) ; "L'exemplarité de l'exploit sportif doit être préservée. Voilà le véritable sens de la loi antidopage" (La Croix, 25 septembre 1990) ; "Le dopage est un fléau attentant à l'honneur du sport et à la santé des athlètes" (Le Quotidien du médecin, 6 octobre 1990)22.
Combattre le dopage au nom de l'éthique sportive
22En une vingtaine d'années, l'interdit du dopage est devenu le noyau dur, le nouveau centre de gravité de l'éthique sportive. Cette restructuration s'est faite au détriment du principe de l'amateurisme, dont la régression fut encore plus rapide. En 1976, G. Drut s'est vu retirer sa licence et a été interdit de compétition officielle pour avoir déclaré publiquement qu'il avait touché une "enveloppe" pour participer à un meeting post-olympique. Or cette pratique était déjà généralisée et connue des responsables concernés. En 1984, le CIO a fait disparaître la référence à l'amateurisme de la Charte olympique ; une olympiade plus tard, en 1988, la presse publiait les tarifs des médailles olympiques, par métal et par pays ! Et c'est précisément à ces Jeux de Séoul que se produisit le cas B. Johnson qui accéléra la radicalisation de la lutte anti-dopage. L'évolution de l'éthique avait substitué le rejet du dopage à la défense de l'amateurisme.
23La justification éthique apparaît sous deux formes principales. Tantôt on défend un système de valeurs pour lui-même, ces valeurs étant propres au sport ou relevant d'un champ social plus large. L'enjeu est alors la sauvegarde d'une culture, d'un pan de civilisation, voire d'une conception du monde. Tantôt la défense des valeurs apparaît plutôt comme un moyen de sauver la crédibilité du sport, l'enjeu se démarque alors des seules valeurs morales et culturelles.
24Lorsque l'argumentation est proprement éthique, l'interdit du dopage est présenté comme résultant de règles internes et spécifiques, de conventions acceptées de manière implicite23 du fait même de la participation au sport compétitif ou de l'appartenance à une institution sportive, club ou fédération. Ces règles ou conventions sont l'expression formalisée d'une conception, d'une philosophie, bref, de l'éthique du sport.
25Le rejet du dopage au nom de l'éthique sportive se formule souvent de manière lapidaire et ne s'embarrasse pas d'explications ou d'analyses. De ce point de vue, on peut citer A. Magne : "Il faut en finir avec des méthodes qui, trop longtemps, sont venu compromettre les principes mêmes du sport"24, ou R. Bambuck : "Le danger du dopage est qu'il menace directement les valeurs éthiques du sport"25. Avec le propos plus explicite du docteur Franck : "Le dopage est contraire à l'éthique sportive qui est une compétition et un combat loyal, sans tricherie, permettant de se mesurer à l'aime de la justice"26, les valeurs défendues dépassent le strict univers de la compétition sportive.
26Par delà l'action sportive elle-même, l'argument éthique sert aussi à la défense du spectacle et du spectateur contre des effets secondaires du dopage. "On ne saurait se résigner" écrit J.-P. de Mondenard "à laisser entamer le potentiel de bonheur offert par la pratique directe du sport, ni celui, indirect, qu'il recèle lorsqu'il se fait spectacle"27. Car "le public veut que le champion soit propre", précise J.-P. Escande, "si on m'avait dit Bobet, les frères Boniface ou Platini se dopent, c'est ma part de rêve qui se serait effondrée"28.
27.Sauver la part de rêve, l'imaginaire qui se développe autour de la compétition sportive, c'est défendre à travers l'éthique une fonction sociale de la compétition sportive. La sauvegarde d'autres fonctions sociales du sport liées à son éthique dépend également de la lutte contre le dopage. Ainsi L. Jospin, ministre de l'Éducation Nationale, présentant le projet de loi rappelle la nécessité de "préserver l'idéal sportif et la valeur d'exemplarité pour les jeunes"29. Plus globalement, N. Paillou proclame lors de l'examen du projet de loi par le Sénat : "Non, nous ne laisserons pas prendre le sport en otage (par le dopage) alors qu'il est peut être le seul vrai ballon d'oxygène de notre société"30. Quant à R. Bambuck, il voit dans le combat contre le dopage un moyen indispensable pour défendre non seulement l'éthique sportive mais l'éthique en général : "Si une société se met à vendre des exploits fictifs, j'affirme sans hésiter que cette société est en perdition"31.
28Lorsque l'argument est utilisé dans des documents à vocation internationale, l'éthique sportive se trouve invoquée comme élément d'un patrimoine commun. C'est le cas, par exemple, de la convention européenne contre le dopage qui se réfère à toutes les chartes internationales qui l'ont précédée, rappelant et proclamant l'accord communautaire sur les principes de l'éthique et les valeurs éducatives du sport et de l'éducation physique. Au plan olympique, l'argument éthique prend une dimension supplémentaire, comme "contribution à l'égalité et à l'équité dans la communauté internationale"32. La lutte contre le dopage s'impose ainsi pour préserver des acquis communs et des conditions nécessaires à l'entente internationale.
29Ces élargissements successifs renforcent l'argument éthique, qui apparaît, dans les usages qui en sont faits, comme une place forte, une position-clef, dont la défense commande celle de valeurs morales et culturelles dépassant largement la seule sphère de la pratique sportive compétitive.
30Mais il arrive aussi que l'argument éthique serve des intérêts qui sont d'un autre ordre. Lorsque R. Bambuck, parlant du dopage, signale que "le sport recèle à l'évidence, en cette fin de siècle, les germes de sa propre mort", la mise en garde ne concerne pas seulement les défenseurs désintéressés des valeurs éthiques ou culturelles33. De même, lorsque le vice-président de la Fédération française d'athlétisme constate "qu'à court ou à moyen terme, cela nuira à l'image de l'athlétisme" et qu'il ajoute "actuellement, il y a risque d'assimilation entre la performance et le dopage pour le grand public. Il faut que cela cesse", il ne s'agit plus seulement de sauver "la part de rêve", mais aussi tout ce qui n'est possible que grâce à l'adhésion du public.
31En France, patrie de P. de Coubertin et haut lieu de l'idéologie sportive, il est plus facile de mener le combat pour les valeurs éthiques que de défendre clairement des positions institutionnelles ou des sources de revenus. La noblesse du combat éthique permet d'en "habiller" des causes plus intéressées. Ailleurs, ces préoccupations, dont on ne met pas en doute la légitimité, s'expriment souvent de manière plus directe. Ainsi, le viceprésident du Comité olympique canadien déclare sans ambages pourquoi il déplore "l'image détestable du sport" donnée par le dopage, en précisant : "Si cet idéal devait demeurer terni, comme c'est actuellement le cas, nous risquerions de ne jamais retrouver la confiance du public, des gouvernements, des sponsors"34. On pourrait compléter cette énumération en y ajoutant, à un niveau plus modeste et peut-être plus fondamental, la confiance des parents et leur propension à faire du sport une composante de leur projet éducatif. Ces risques ne sont pas seulement potentiels. En Allemagne, autre pays pragmatique, le gouvernement fédéral a menacé le Deutsche Sportbund (organisme regroupant l'ensemble des fédérations sportives) de réduire de 10 % sa subvention pour 1992, si une réglementation plus efficace de lutte contre le dopage n'était pas mise en place35.
32L'argumentation éthique figure manifestement dans des stratégies fort différentes. Elle sert évidemment ceux qui défendent l'éthique sportive pour elle-même et qui y adhèrent avec un engagement quasi-religieux. Elle est utilisée aussi, avec davantage de recul, par ceux qui sont attachés à l'éthique sportive pour tout ce qu'elle implique, permet et représente, que ce soit, par exemple, au plan de l'éducation, ou à celui des fonctions en quelque sorte mythologiques remplies par le phénomène sportif dans la société contemporaine. Elle est enfin employée avantageusement comme argumentation irréfutable et socialement valorisante par ceux qui recherchent ou défendent des intérêts ou des profits à travers le sport.
L'éthique comme santé
33Il faut signaler enfin une autre caractéristique remarquable de l'argumentaire anti-dopage : il s'agit de l'interpénétration constante des deux registres de la santé et de l'éthique. La quasi-totalité des textes et des discours analysés associent les deux catégories d'arguments. Pour les étudier séparément, il faut accomplir un minutieux et délicat travail de découpage dans la délimitation des citations, les deux arguments étant généralement associés au sein des mêmes phrases du corpus.
34Cette intrication étroite semble elle-même significative. L'argument santé, comme on l'a montré plus haut, tire sa force et sa pleine légitimité de l'existence d'une éthique propre au sport, d'où la nécessité d'une mise en rapport des deux thèmes. Leur association systématique relève aussi d'une certaine stéréotypie de bon nombre de discours, qui se constituent de variations à partir d'un nombre limité d'assertions et de formules consacrées utilisant les deux arguments. Il y a manifestement une forte cristallisation idéologique du discours social sur le sport. L'interpénétration des deux registres s'opère enfin par les jeux des métaphores qui transforment la défense de l'éthique en une lutte contre la maladie du sport que représente le dopage. En effet, l'essentiel des images mobilisées pour la condamnation éthique du dopage sont puisées dans le lexique de la santé et de la maladie. Le dopage devient ainsi "maladie endémique", "contamination sournoise", "mal qui gangrène", "cancer des stades", "peste répandue dans le monde entier" et "abcès qu'il faut vider" pour "redonner du sport une image saine"36.
35Si l'éthique sportive confère une légitimité à l'imposition autoritaire de règles de préservation de la santé, cette dernière prête à l'argumentation éthique sa puissance métaphorique. Ces images fortes de l'épidémie qui contamine et propage la gangrène dramatisent le propos et réveillent probablement des peurs ancestrales. Elles semblent miser sur un grand pouvoir dissuasif.
36Il conviendra de s'interroger sur la pertinence d'une telle stratégie, qui n'est pas étrangère aux campagnes de lutte contre le dopage, tout comme il faudra dégager les fondements et examiner l'efficacité d'une pédagogie recourant à la peur.
Notes de bas de page
1 Les références de ces sources figurent à la fin de l'ouvrage.
2 "Loi tendant à la répression de l'usage des stimulants à l'occasion des compétitions sportives" (loi du 1er juin 1965). La définition était la suivante : "Utiliser sciemment, en vue ou au cours d'une compétition sportive, l'une des substances déterminées par règlement d'administration publique, qui sont destinées à accroître artificiellement et passagèrement les possibilités physiques et sont susceptibles de nuire à la santé" (souligné par nous).
3 Notamment par l'ouvrage de Berendonk (B.), Doping Dokumente, von der Forschung zum Betrug, Berlin, Springer-Verlag, 1991.
4 Le Parisien, 30 juin 1989.
5 H. Cormier dans Nice Matin, 6 septembre 1992.
6 Signée le 16 novembre 1989 à Strasbourg, en vigueur en France depuis le 1er mars 1991, publiée au Journal officiel sous forme de décret (no 91 274 du 13 mais 1991).
7 Dans Le Quotidien du 28 janvier 1988, le professeur G. Saillant dit : "Le dopage c'est ce qui est interdit et qui nuit à la santé de l'athlète". La santé intervient comme élément de définition, non comme argument, et sans lien de causalité avec la première proposition.
8 Cette unanimité des deux assemblées législatives est suffisamment rare, peut-être unique, pour qu'on la signale et que l'on s'interroge à son sujet. Même les élus communistes, qui affirmaient à cette occasion que le budget de la Jeunesse et des Sports ne permettrait pas d'appliquer efficacement cette loi sur le dopage, ont voté le texte. Le sport apparaît ainsi comme ultime lieu d'un consensus idéologique. Mais notons par ailleurs que l'image du sport est tellement valorisée dans notre contexte social, et tellement valorisante pour celui qui la défend, qu'aucun parti ne veut se mettre en retrait ou en contradiction avec le consensus populaire favorable au sport. L'unanimité des élus et l'afflux des sponsors pourraient bien relever de la même dynamique et de la même logique.
9 Loi no 89-432 du 28 juin 1989 sur la "Prévention et répression de l'usage de produits dopants à l'occasion des compétitions et des manifestations sportives".
10 La charte, adoptée par la Commission nationale du sport de haut niveau le 3 mars 1993, précise en sa règle VI : "Les sportifs de haut niveau participent à la lutte contre le dopage et aux actions de prévention menées dans ce domaine par l'État et le mouvement sportif. Ils s'interdisent de recourir à l'utilisation de substances ou de produits interdits".
11 Lors d'une dédaration publiée dans L'Express du 24 novembre 1989. Le professeur C.-L. Gallien enseigne la Biologie du Développement à l'Université Paris V. Très engagé dans l'univers sportif, il a notamment présidé le PUC et la FNSU.
12 Voir par exemple les documents produits par la direction régionale de la Jeunesse et des Sports de Picardie pour la campagne Dopé, c'est pas jouer, ou le diaporama élaboré à l'initiative du professeur Broussin pour la campagne Dopage dégage dans la région Aquitaine.
13 Propos publiés par Le Monde du 13 octobre 1988. Il semble que cette heptathlonnienne se soit fait ordonner des produits dopants par plusieurs médecins à l'insu les uns des autres.
14 A titre indicatif, dans nos relevés, qui n'ont aucune prétention à l'exhaustivité, particulièrement en ce qui concerne la presse, 5 % environ des occurrences sont le fait de responsables sportifs.
15 Voir par exemple les propos d'A. Néri, rapporteur du projet de loi à l'Assemblée Nationale dans L'Équipe du 19 mai 1989 et dans La Montagne du 8 juin 1989, ou ceux de R. Bambuck dans La Croix du 6 avril 1989.
16 Lors d'un entretien à Cologne en date du 14 septembre 1992.
17 D'autant que la frontière entre dopage et rééquilibrage demeure incertaine. La notion de rééquilibrage n'est pas définie et certains médecins comme F. Bellocq se sont engagés dans cette faille. Depuis le 18 mai 1993, le Comité consultatif national d'éthique a néanmoins condamné le rééquilibrage hormonal mais la justification de sa décision ne s'appuie pas sur un argumentaire scientifique. Le flou persiste sur les pratiques de rééquilibrage et sur leurs effets.
18 Extraits d'un entretien accordé par R. Bambuk à G. Lagorce pour L'Express du 21 octobre 1988.
19 Le Quotidien du médecin du 28 septembre 1988. Voir aussi les déclarations de J.P. Lacour dans Le Figaro du 31 juillet 1988 et du docteur Cousteau dans Tennis de France de novembre 1992.
20 Ces propos sont tenus par le professeur P. Meyer, chef du Département de pharmacologie de l'Hôpital Necker. Ils sont publiés dans Le Figaro du 25 juillet 1988.
21 Ibid.
22 Cette hiérarchie se retrouve au plan international. Ainsi la Charte internationale olympique contre le dopage dans le sport précise dans le cadre de son "Modèle pour un programme national anti-dopage", au point 8 ("Programmes d'éducation") : "L'éducation dans le domaine de la lutte contre le dopage devrait couvrir au moins les trois sujets suivants :
a) les règles d'éthique du sport et l'idée que le dopage constitue une tricherie et, par conséquent, une violation des principes de fair-play qui régissent le sport ;
b) les dangers du dopage du point de vue de la santé d'un individu ;
c) l'information sur les règles nationales et internationales [...]"
23 Ainsi que nous l'avons signalé plus haut, la Charte du sport de haut niveau innove dans ce domaine en donnant à cette adhésion implicite le caractère d'un accord contractuel explicite.
24 Dans la revue fédérale, en 1970, A. Magne était alors président de la Commission nationale du cyclisme professionnel (cité par J.-P. de Mondenard dans Le Figaro du 31 juillet 1988).
25 Lors de la sixième conférence des ministres du sport de la CEE, en 1988.
26 Au cours d'un stage de formation professionnelle continue de la Direction régionale de Franche Comté destiné aux médecins et cadres techniques, pendant la campagne Dopé, c'est pas jouer.
27 Le Quotidien du médecin, 10 octobre 1988.
28 Interview du professeur J.-P. Escande, La Croix, 25 septembre 1990.
29 L'Équipe, 13 octobre 1988.
30 Revue du CNOSF dans l'éditorial signé par N. Paillou (cité par M. Clare dans L'Équipe, 6 avril 1989).
31 L'Express, 21 octobre 1988.
32 Extrait du préambule de la Charte internationale olympique contre le dopage.
33 Lors de la présentation du projet de loi à l'Assemblée Nationale.
34 Propos rapportés par L'Équipe, 12 juillet 1989.
35 La date limite pour cette réorganisation étant fixée au 6 novembre 1992. Cf. Frankfurter Allgemeine Zeitung, 21 octobre 1991.
36 Ces métaphores ont été relevées, dans l'ordre de leur citation, dans La Croix du 21 juillet 1988, Sport et dopage 1990 (ouvrage publié par le ministère de la Jeunesse et des Sports aux éditions École Nationale de la Santé Publique), idem, L'Humanité du 5 avril 1989, Presse Océan du 21 octobre 1992, Le Parisien du 3 août 1989 et idem.
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