Chapitre 13
La mesure des discriminations dans l’enquête TeO
p. 383-411
Texte intégral
Introduction
1L’enregistrement et la mesure des discriminations dans les enquêtes quantitatives connaissent des développements méthodologiques constants. Le caractère relativement récent, en France, des recherches sur ce thème explique en partie l’absence de mode de questionnement stabilisé et reproductible. L’avantage de la rareté des références en la matière est qu’elle stimule l’inventivité des chercheurs. L’inconvénient est que les modifications apportées aux questions d’une enquête à l’autre rendent les comparaisons aléatoires. L’une des principales explications à l’absence de questions standard pour saisir les discriminations tient, outre la relative nouveauté du questionnement dans les enquêtes quantitatives, aux difficultés à discerner les contours du phénomène. Cela est vrai pour les observateurs que sont les chercheurs en sciences sociales, mais plus encore pour les personnes qui y sont exposées.
2Trois raisons principales compliquent le recueil de données sur les discriminations et génèrent un décalage entre les faits discriminatoires tels qu’ils se produisent et leur déclaration dans une enquête. Ces raisons tiennent toutes à la façon dont les personnes qui font l’expérience de la discrimination perçoivent et construisent le phénomène. 1) Lorsque les discriminations prennent une forme explicite et directe, elles procèdent d’une violence dans l’interaction sociale qui peuvent les rendre difficilement dicibles. En effet, recueillir des informations sur des expériences potentiellement traumatiques ne va pas de soi car elles font souvent l’objet d’une sorte de déni ou de mise à distance – jouant un rôle de protection –, de la part de celles et ceux qui les ont subies. 2) Les discriminations prennent souvent des formes subtiles et voilées, voire ambiguës, qui limitent leur perception par les victimes. Inscrits dans la routine des procédures de sélection, dilués dans le cheminement des dossiers, masqués derrière d’innombrables justifications plus ou moins sincères, les traitements discriminatoires ne se laissent pas facilement appréhender. Ils font donc potentiellement l’objet de sous-déclarations dans un protocole d’enquête. 3) Face à l’absence de signes évidents caractérisant la discrimination, les personnes exposées hésitent à interpréter en ces termes leurs échecs répétés pour accéder à des droits ou des biens. Ces flottements dans l’interprétation sont d’autant plus importants que jusqu’à récemment, ni les politiques publiques ni les traitements médiatiques n’évoquaient explicitement les discriminations. Les traitements défavorables liés à un critère prohibé sont alors qualifiés autrement par leurs victimes. Parler d’injustice ou d’inégalités, même si ces concepts fonctionnent dans des univers de significations assez proches, ne signifie pas la même chose que de se percevoir discriminé.
3Ainsi, le processus de qualification des discriminations et leur verbalisation dépendent fortement de la sensibilisation des acteurs sociaux en général et des personnes exposées en particulier. Ce phénomène de circularité a été observé dans les enquêtes sur les violences faites aux femmes. En effet, les violences enregistrées en 2006 dans l’enquête Contexte de la sexualité en France pour les femmes de 20-59 ans ont doublé par rapport aux faits enregistrés en 2000 dans l’Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France (ENVEFF). Les coordinateurs de la seconde enquête ont principalement associé cette augmentation spectaculaire aux effets de la sensibilisation suscitée par l’enquête ENVEFF (Bajos, Bozon et al., 2008). Au-delà de la similitude des effets de sensibilisation, l’approche de la discrimination et celle des violences dans les enquêtes quantitatives ont également en commun de devoir construire l’objet du questionnement au cours du questionnaire. Cela signifie qu’il faut considérer que les enquêtés ne se représentent pas nécessairement leur expérience sous la qualification de discrimination et qu’il faut tenter de saisir les formes prises par ce phénomène au-delà des mots, pour le définir1. Même si les discriminations ont une réalité indéniable et constituent une expérience concrète pour de nombreuses personnes en France, elles se laissent, de fait, difficilement appréhender dans une enquête par questionnaire fermé.
4C’est à ces complexités que s’est heurtée l’équipe de l’enquête TeO pour construire le questionnaire, puis pour exploiter les données et analyser les résultats. Compte tenu de l’importance des choix effectués, il nous est apparu nécessaire de dédier un chapitre entier aux avancées et aux limites de la méthodologie retenue. Ce chapitre est donc exclusivement consacré à l’approche suivie dans la formulation des questions et dans la construction des indicateurs. Il ne propose pas de résultats en tant que tels et doit être lu en introduction aux analyses dont il livre les soubassements techniques et fournit le cadre méthodologique. La première partie revient sur les différents modes d’approche suivis dans l’enquête, après avoir présenté l’acquis des enquêtes qui l’ont précédée. La deuxième partie examine le « rendement » des questions, à la lumière des réponses « périphériques », c’est-à-dire décalées par rapport aux attentes du questionnaire : les refus de réponse, les « Ne sait pas » et les réponses « autres » qui ont nécessité un travail de recodage et des arbitrages qui mettent en jeu notre lecture – et la construction – de ce que sont les discriminations. Ces réponses nous renseignent sur la façon dont les enquêtés restituent leurs expériences de discrimination et plus généralement sur la qualité de l’enregistrement. La troisième et dernière partie présente les indicateurs élaborés sur la base des variables collectées, préludant les analyses à venir. Le premier indicateur, fondé sur des situations potentiellement discriminatoires rencontrées à l’école, lors d’une recherche d’emploi ou en cours d’emploi, dans le logement, la santé ou dans l’utilisation de services, est qualifié de « discriminations situationnelles » ; le second exploitant une question directe sur l’expérience par les enquêtés de discrimination(s) au cours des 5 dernières années est appelé « discriminations auto-reportées ». En mettant en relation ces deux indicateurs, nous essaierons d’estimer la surdéclaration ou la sous-déclaration du phénomène. Il importe en effet de saisir la direction des biais potentiels sur l’estimation des discriminations pour répondre à la question fondamentale de ce chapitre : que mesure-t-on en définitive ?
I. Mesurer les discriminations : retour sur expériences et choix des questions dans TeO
5On compte peu d’enquêtes en France qui ont directement abordé l’expérience des discriminations. Plus nombreuses sont celles qui évaluent les représentations ou les opinions et attitudes à leur égard. Ces approches se situent dans la tradition des enquêtes sur le racisme, les représentations racistes et l’hostilité à l’égard de groupes minoritaires. Si elles évaluent le degré d’ouverture ou la circulation de préjugés dans les sociétés, dont on peut penser qu’ils influencent directement le niveau de discrimination s’exerçant sur les minorités, elles ne proposent pas de mesure des discriminations en tant que telles. On identifie dans la littérature une pluralité d’approches pour la mesure des discriminations, en grande partie fondées sur des enquêtes expérimentales répliquant les procédures de sélection (tests de situation ou testings, jeux de rôles ou scénarios, simulations de relations intergroupes en psychosociologie). Les enquêtes par questionnaires fermés ont adopté trois types différents d’investigation sur les discriminations : des questions directes sur l’expérience personnelle des discriminations, des questions sur les représentations quant à l’existence et l’importance des discriminations envers des groupes particuliers (et éventuellement dans des contextes spécifiques), des questions sur des expériences personnelles et précises de traitements différenciés, que l’on cherche ensuite à rattacher à un critère particulier. Ces trois approches ont, dans le cas de TeO, été combinées avec l’objectif de cerner un objet composite avec des focales différentes.
1. Construire sur l’acquis des autres enquêtes
6La première étape dans la construction des questions a consisté à inventorier les acquis des enquêtes précédentes ou contemporaines de TeO, tant en France qu’au niveau international. Pour les besoins de ce texte, nous nous limitons aux enquêtes réalisées en France et au niveau européen. Pour la France, les enquêtes prises en considération sont Mobilité géographique et insertion sociale (MGIS), Histoire de Vie, Génération 1998 et 2004. Les enquêtes comparatives européennes EU-Midis, Eurobaromètre et The Integration of the European Second Generation (TIES) sont ensuite abordées succinctement. Un tableau synthétique rappelle les principaux paramètres de ces enquêtes et fournit le libellé des questions (annexe 1 sur https://teo1.site.ined.fr/fr/donnees_et_resultats/tableaux-statistiques/).
a. L’enquête MGIS
7Dans MGIS (1992), les discriminations sont abordées sous deux formes (Simon, 1998). L’enquête comportait des questions sur la perception de la discrimination par les immigrés dans différents « lieux » institutionnels (la poste, la banque, l’hôpital, l’école, les HLM, la police, la justice). Par leur formulation, elles enregistrent les représentations que s’en font les enquêtés, sans que celles-ci puissent s’interpréter comme une mesure des discriminations personnellement subies. D’autres questions abordaient les discriminations dans l’emploi et le logement en suivant le même protocole (voir tableau annexe 1 sur https://teo1.site.ined.fr/fr/donnees_et_resultats/tableaux-statistiques/). Une première question recueille l’opinion de l’enquêté sur l’existence de pratiques discriminatoires à l’encontre des étrangers et personnes d’origine étrangère. Dans l’éventualité d’une réponse positive, il lui était alors demandé de citer les groupes visés, puis d’indiquer si cela lui était arrivé à lui. Cette dernière question fournit une estimation de l’expérience personnelle des discriminations vécues par les enquêtés, sans restriction de temps, mais après une série de filtres destinés à n’interroger que les personnes considérant que la question se pose. Le caractère subjectif de la question était néanmoins relevé lors de l’exploitation des résultats et une sous-déclaration était évoquée (Simon, 1998).
8Les questions posées dans MGIS n’utilisaient pas le terme « discrimination » mais faisaient référence à des « refus » (de travail ou de logement). Seules les discriminations concernant les « étrangers et personnes d’origine étrangère » étaient évoquées. À l’époque de l’enquête, la question des discriminations était peu abordée dans les débats publics et les enquêtés n’étaient pas familiers de la problématique. Il n’y a du reste pas de chapitre consacré à la thématique dans la principale publication qui en a été tirée (Tribalat et al., 1996).
b. L’enquête HdV
9L’enquête Histoire de Vie (2003) réalisée par l’Insee portait sur la « construction des identités » et abordait les discriminations de façon plus détaillée que dans MGIS. Elle a suivi également une approche assez différente. Un module entier de l’enquête, intitulé « relations avec les autres », y était consacré (Algava et Bèque, 2004 et 2006). Comme pour MGIS, le terme de « discrimination » n’est pas utilisé. Il est remplacé par une suite de situations décrivant des formes d’exclusion plus ou moins graves qui seront détaillées par la suite : moquerie, mise à l’écart, traitement injuste et refus d’un droit. La fréquence de l’expérience est alors enregistrée. La fin du module est consacré aux circonstances et aux conséquences du « comportement et de l’événement ». Par sa construction, le questionnaire de HdV tend à inscrire les discriminations dans un ensemble plus large de phénomènes de stigmatisation et « d’attitudes intolérantes », tout en les rapportant à des comportements spécifiés. C’est-à-dire que les expériences collectées sont le produit d’interactions et les enquêtés sont invités à identifier des circonstances précises dans lesquels les comportements (d’intolérance ou discriminatoires) se sont produits.
c. Les enquêtes Générations
10Les enquêtes Générations sont réalisées par le Cereq auprès de jeunes sortant du système scolaire et interrogent ces derniers sur leur accès au marché du travail. Ce sont des enquêtes longitudinales, avec constitution d’un panel qui est interrogé à des dates successives, le premier panel comprenant environ 40 000 personnes2. Des questions sur l’expérience des discriminations ont été introduites dans Générations 1998 et 2004 (Primon, 2011). La question est générale (c’est-à-dire indépendante des motifs concernés), mais limitée au contexte précis de l’embauche ou du travail. La terminologie utilisée fait référence à la position de victime plutôt qu’à des termes plus descriptifs tels que « faire l’expérience » ou « vivre » une discrimination, et la qualification de discrimination est la seule à être utilisée. Elle combine la dimension factuelle (« dans votre parcours ») et subjective (« estimez-vous ? »). Il ne s’agit cependant pas d’une question d’opinion, comme s’en expliquent J.-L. Primon et H. Eckert, mais plutôt d’un « rapport subjectif aux discriminations » incluant non seulement l’enquêté mais aussi son entourage (2011, p. 58-59).
d. Eurobaromètre
11Plusieurs Eurobaromètres consacrés aux discriminations ont été réalisés par Eurostat à la suite des directives de 2000 sur l’égalité de traitement. L’objectif de ces Eurobaromètres est d’apporter des éléments de connaissance sur les attitudes et opinions à l’égard des discriminations et des lois et politiques chargées de les circonvenir, plus que de mesurer leur importance du point de vue des discriminé-e-s. Le premier Eurobaromètre3 a été effectué en 2006 dans la perspective de l’Année européenne de l’égalité des chances pour tous, en 2007. Il a été répété avec des modifications de questions en 20084, 20095 et 20126. Les Eurobaromètres sont conduits en population générale auprès de personnes résidant en Europe et ayant la nationalité de l’un des pays membres de l’union européenne. Ils ne touchent en conséquence qu’un nombre réduit de personnes d’origine immigrée ou appartenant à des minorités nationales ou ethniques en Europe. L’expérience personnelle des discriminations est reportée par 17 % des Européens tous motifs confondus et l’expérience des discriminations à raison de l’origine concerne en moyenne 3 % des Européens (chiffres 2012).
12Les questions portent sur les opinions à l’égard des discriminations, de leur évolution dans le temps et dans différents contextes (notamment dans l’entreprise). Deux d’entre elles portent plus spécifiquement sur l’expérience, personnelle ou en tant que témoin (originalité de ce sondage). Dans les deux cas, le terme « discrimination » est utilisé et il est associé à celui de harcèlement, conformément à la définition utilisée dans la directive 2000. Le pas de temps choisi est de 12 mois. Les questions sont répétées pour 6 motifs cités à chaque fois. Le libellé des questions sur l’expérience personnelle fait référence à la subjectivité des enquêtés : « vous êtes-vous senti(e) discriminé(e) ou harcelé(e) » ?
13La limite évidente des Eurobaromètres est de viser essentiellement les opinions plus que l’expérience en tant que telle, mais c’est également l’objectif de ce type d’enquête. Le détour par le fait d’avoir été témoin de discrimination(s) est ce qui rapproche le plus d’une estimation indirecte de l’incidence des discriminations. Par ailleurs, il n’y a pas une question générale sur les discriminations, mais une question détaillée à chaque fois par motif, ce qui tend à spécialiser les réponses obtenues.
e. EU-Midis
14L’enquête EU-Midis (European Union Minorities and Discrimination Survey) a été réalisée en 2008 par la Fundamental Rights Agency/Agence des droits fondamentaux de la Commission européenne. Son protocole est assez différent de celui suivi par les Eurobaromètres. L’idée est cette fois de s’intéresser aux expériences de discrimination des minorités en ciblant spécifiquement deux minorités dans chaque État-membre. Le même questionnaire a été utilisé auprès de 23 500 répondants dans les 27 pays de l’UE, suivant une méthodologie d’échantillonnage qui ne sera pas décrite ici. Le fait que l’enquête s’adresse spécifiquement à des minorités permet de cibler plus précisément les expériences de discrimination à raison de l’origine. Il s’agissait pour la France des « Nord-Africains » et des « Subsahariens » (tous les Africains hors Afrique du Nord), suivant un principe de résidence en France d’un an au moins et d’auto-identification dans le groupe.
15Le questionnaire aborde les discriminations par les représentations de leur diffusion dans les pays concernés (selon différents motifs : origine ethnique, genre, orientation sexuelle, religion, âge, handicap). L’expérience personnelle des discriminations est recueillie par une question générale, puis le questionnaire balaie les différents domaines où peuvent se produire les discriminations. La question fait explicitement référence à l’expérience des discriminations (discriminated against) et le pas de temps choisi est de 5 ans. Sont ainsi couverts la recherche d’emploi, les discriminations au travail, la recherche de logement, les services de santé, les agences de recherche d’emploi, l’école ou autres formations, les cafés, restaurants, bars et boîtes de nuit, les commerces, les démarches d’ouverture d’un compte en banque ou pour un prêt. En cas de réponse positive, un module recueille la fréquence de l’expérience et les recours éventuels. Comme pour l’Eurobaromètre, la question générale sur l’expérience des discriminations est déclinée par motifs. La série de questions détaillées par contexte ne concerne en revanche que les discriminations liées à l’origine.
f. TIES
16L’enquête The Integration of the European Second generation a été conduite entre 2007 et 2008 dans 15 villes et 8 pays européens auprès des descendants d’immigrés originaires de Turquie, Maroc ou ex-Yougoslavie et âgés de 18 à 35 ans. Parmi l’ensemble des thèmes traités dans le questionnaire, les discriminations ont fait l’objet de questions spécifiques dans une partie du module « relations sociales » et apparaissent en nombre limité dans les modules emploi et éducation. La partie « représentation des discriminations » est relativement développée et identifie des groupes spécifiques dont les enquêtés doivent évaluer l’exposition aux « traitements injustes » et à « l’hostilité ». C’est sans doute de l’économie de ce questionnaire que l’enquête TeO est la plus proche.
17L’acquis des enquêtes ayant abordé les discriminations montre qu’il est difficile de dissocier le factuel du subjectif. L’une des manières de dépasser l’opposition somme toute stérile entre ces dimensions de l’expérience consiste à multiplier les approches en traitant aussi bien de situations concrètes et précises que du ressenti des enquêtés. L’enjeu porte alors sur la façon de qualifier les discriminations, c’est-à-dire de circonscrire sociologiquement le phénomène et de trouver les formulations qui permettent aux enquêtés d’en parler.
2. Pluraliser les approches d’un phénomène complexe
18Le protocole suivi dans l’enquête TeO a consisté à collecter des informations sur les discriminations selon les trois principaux modes identifiés dans les enquêtes précédentes : les situations factuelles de traitements défavorables nommées ici « discriminations situationnelles », l’expérience personnelle de discrimination(s) désignées ici en termes de « discriminations auto-reportées » et les représentations de leur existence.
a. L’organisation du questionnaire
19Le questionnaire a été conçu pour amener progressivement les enquêtés à explorer les contours des discriminations dans les différents domaines de la vie sociale, avant d’en venir à formuler une synthèse de leur expérience. Le module consacré aux discriminations arrive ainsi en toute fin de questionnaire (l’avant-dernier des 17 modules thématiques). Des questions relatives aux traitements défavorables (avec des formulations variées selon les cas) vécus dans des contextes précis sont ainsi abordées dans les modules relatifs à l’éducation, la vie professionnelle, le logement ou la santé7. Ces questions arrivent naturellement dans le contexte de l’évocation des trajectoires. Elles ne font pas référence explicitement à la discrimination dans leur libellé, mais permettent à l’enquêté de déclarer des traitements défavorables et d’en prendre plus directement conscience au fil du questionnaire. Cette construction vise à contourner les difficultés que peuvent rencontrer certains enquêtés à énoncer directement leurs expériences en termes de discrimination. Le domaine des services est traité quant à lui dans le module discrimination, tout comme les questions sur le racisme.
20Au total, pas moins de 26 questions précises sont posées sur les situations de traitements défavorables auxquelles s’ajoute une question de synthèse sur l’expérience générale de la discrimination (« Au cours des 5 dernières années, pensez-vous avoir subi des traitements inégalitaires ou des discriminations ? »). Deux questions supplémentaires concernent les représentations des discriminations dans la société française selon le sexe et l’origine ou la couleur de peau. La dimension des représentations est de fait beaucoup moins développée dans TeO que dans les autres enquêtes. Le libellé et le détail des questions relatives à la discrimination figurent en annexe 2 sur https://teo1.site.ined.fr/fr/donnees_et_resultats/tableaux-statistiques/.
b. Les discriminations situationnelles
21En préparation à cette approche générale et non contextualisée des discriminations (proposée en fin d’entretien), le questionnaire comprend une série de questions attachées à des situations particulières dans les domaines de l’emploi, de l’école, du logement, de la santé et des relations aux services et institutions. Ces questions complètent utilement celles sur l’expérience de discriminations auto-reportées dans la mesure où elles évoquent des situations concrètes et n’utilisent pas les termes « discrimination » ou « traitement inégalitaire ». Pour cette raison, elles ne nécessitent pas une pré-construction du fait discriminatoire de la part des enquêtés, contrairement à l’expérience auto-reportée. Il s’agit d’enregistrer des traitements différenciés, la plupart du temps négatifs, auxquels ont été confrontés les enquêtés, puis de rattacher ces traitements à une liste de motifs. Ces motifs font références à des caractéristiques personnelles qui renvoient à la discrimination directe définie par le droit. Une liste restreinte de 6 motifs (sexe, état de santé, couleur de peau, origine ou nationalité, façon de s’habiller, âge) a été proposée pour toutes les situations potentiellement discriminatoires, auxquelles s’ajoute une option « autre » renvoyant à une question ouverte. Il n’était pas possible de reprendre la liste exhaustive utilisée pour la discrimination auto-reportée (dans le module dédié aux discriminations), le coût en termes de temps et de fatigue lors de la passation du questionnaire ayant été jugé trop élevé.
Figure 1. Modalités d’identification des discriminations situationnelles à partir des situations potentiellement discriminatoires

22L’articulation entre la situation rapportée et le ou les motifs signalés par les enquêtés est déterminante dans notre approche des discriminations. En effet, le fait que les enquêtés aient vécu un traitement différencié ou injuste ou un comportement négatif peut relever de différentes raisons qui ne correspondent pas nécessairement à ce que nous qualifions de « discrimination ». On peut par exemple tout à fait considérer que certains enseignants s’adressent mal aux élèves en général sans que cela ne soit lié à l’une de leurs caractéristiques relevant du domaine des discriminations. La méthode de détermination que nous avons suivie reproduit cette logique imbriquée : les « situations potentiellement discriminatoires » deviennent des discriminations, alors qualifiées de « discriminations situationnelles », lorsque les traitements ou comportements aux conséquences négatives qu’elles décrivent sont rattachés à un motif « recevable » que nous avons démarqué des catégories légales8. Le processus de reclassement des situations déclarées (dans l’éducation, l’emploi, etc.) est résumé dans la figure 1. Les conséquences du reclassement sur les contours des discriminations enregistrées dans l’enquête seront détaillées dans la partie suivante.
c. L’expérience auto-reportée des discriminations
23La question enregistrant directement l’expérience personnelle des discriminations combine de manière indissociable les dimensions subjectives et objectives. Nous avons choisi le terme de « discrimination auto-reportée » pour signifier qu’il s’agit d’une déclaration volontaire et explicite des enquêtés en référence au concept de discrimination, par contraste avec les réponses apportées aux « situations discriminatoires » qui sont par nature plus factuelles. Bien que toute réponse fournie à un questionnaire soit forcément déclarative, la littérature scientifique a consacré les concepts de self-declared ou self-identified pour les réponses aux questions sur l’identité ethnique ou raciale, et self-reported pour les réponses aux questions sur l’expérience des discriminations9. Nous reprenons cette terminologie en gardant l’acception française de « reporter » qui évoque la transcription (ici d’une expérience) sur un document.
24Bien que la question fasse référence à une expérience objective (avoir subi des traitements inégalitaires ou des discriminations), la formulation « pensez-vous ? » renvoie au jugement subjectif de l’enquêté, à son intime conviction10. Autrement dit, les formes de discrimination qu’ils ont vécues sont passées au filtre de leur perception et représentation du phénomène ou de leur « ressenti ». Il n’y a pas lieu de mettre en doute ce qu’ils ont déclaré, mais de prendre en compte un point de vue subjectif sur leur expérience objective. Le choix d’utiliser le terme « discrimination » dans la question procède également d’une volonté des concepteurs de s’appuyer sur la diffusion et la stabilisation du concept dans l’opinion publique. Depuis la fin des années 1990, le terme est utilisé abondamment dans les débats médiatiques et dans les politiques publiques, comme en témoigne le vote d’une loi contre les discriminations en 2001 et la création de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (la Halde) en 2004 (remplacée en 2011 par le Défenseur des droits) pour ne prendre que deux exemples emblématiques. De fait, la réception de la question n’a pas soulevé de réactions particulières d’incompréhension ou de demande de précision.
25Cette question est associée à une fréquence de l’expérience (« souvent », « parfois », « jamais »). Les modalités de refus de réponse et « Ne sait pas » sont prévues pour toutes les questions du module. Les enquêtés ayant rapporté une expérience de discrimination (souvent ou parfois) sont ensuite invités à préciser un ou plusieurs motifs ayant déclenché ces « traitements inégalitaires ou discriminations ». Comme pour la liste utilisée dans l’enquête Histoire de vie, les motifs cités dans TeO sont dérivés de la liste officielle des critères de discrimination. Pour faciliter les comparaisons entre enquêtes, l’idée initiale était de conserver intégralement la liste utilisée dans Histoire de vie, mais nous avons dû faire des ajouts et des coupes. Les modifications ont été arrêtées à la suite des enquêtes pilotes montrant le faible nombre de réponses correspondant aux catégories supprimées, tandis que les ajouts répondent à la problématique propre à l’enquête TeO qui traite principalement des discriminations à raison de l’origine. Ont ainsi été supprimés le « poids et taille », les « nom et prénom », l’« appartenance à une organisation politique, syndicale » et les « opinions politiques, syndicales » ou encore les caractéristiques de proches. Ont en revanche été identifiées en propre, la religion et les origines ou nationalité. En outre, une modalité « autre » suivie d’une question ouverte destinée à recevoir les motifs non présentés était proposée. Ainsi, aucun motif de discrimination n’était exclu. Les enquêtés se sont largement servi de cette possibilité, comme nous le verrons dans la section suivante. L’indétermination du motif pouvait elle aussi être enregistrée par l’existence d’une modalité « Ne sait pas », distincte des refus de réponse.
26La restriction aux cinq dernières années cherche à garantir la mémoire des événements pour aider les enquêtés à se focaliser sur leur expérience effective. Ce pas de temps ne coïncide pas toujours avec ceux utilisés dans les questions sur les situations potentiellement discriminatoires, ce qui complique les comparaisons (voir l’annexe 2 sur https://teo1.site.ined.fr/fr/donnees_et_resultats/tableaux-statistiques/). La variabilité des pas de temps s’explique par la nécessité d’adapter les périodes de référence aux contextes étudiés, les discriminations pouvant être attachées à certains événements (recherche d’emploi par exemple) ou un cadre particulier (à l’école par exemple).
27Le questionnaire de l’enquête offrait donc de multiples possibilités aux enquêtés de rapporter leurs expériences afin de s’adapter au caractère multiforme, diffus et parfois insidieux des discriminations, mais aussi de tenter de dépasser les différences de sensibilité, de dénomination et de conscientisation. Au final, l’enquête recueille trois types d’informations sur les discriminations qui relèvent du registre de l’expérience objectivée (les discriminations situationnelles), de l’expérience passée au filtre de la conscience des discriminations (l’expérience auto-reportée) et des représentations11. Comment ces questions ont-elles été renseignées par les enquêtés ? Quels indicateurs avons-nous construit à partir de ces questions pour conduire nos analyses sur les discriminations ?
II. Objectiver les discriminations : du questionnaire à l’analyse
28Dans son approche des discriminations, l’enquête TeO suit un protocole relativement nouveau. L’évaluation du « rendement » des questions est importante non seulement pour le bilan méthodologique, mais aussi pour situer la portée des réponses obtenues. Une manière d’approcher l’efficacité des questions et la susceptibilité des enquêtés au sujet est de traiter les réponses qui sortent du cadre proposé. L’analyse des refus de répondre et des réponses « Ne sait pas » apporte ainsi de nombreux éléments de compréhension sur les difficultés d’énonciation qui influencent la mesure des discriminations et nous informe sur la réception faite à l’enquête. Qu’est-ce que leur usage nous apprend sur le ressenti des discriminations et son mode d’expression ? Ce bilan est enrichi par le traitement des réponses « autre » pour les motifs associés à l’expérience auto-reportée ou aux situations potentiellement discriminatoires. Le reclassement de ces réponses reflète notre construction des discriminations : il importe donc de les présenter dans ce chapitre pour que le lecteur comprenne la portée des indicateurs que nous avons élaborés pour les analyses qui suivent dans l’ouvrage. Incidemment, le contenu de ces réponses « autre » est riche d’enseignements sur la compréhension des discriminations par les enquêtés.
1. Le halo autour des discriminations : non-réponse et sentiment d’injustice
a. La non-réponse comme diversion
29La non-réponse peut revêtir de multiples significations selon les enquêtes et les questions. Dans le cas des discriminations et de l’enquête TeO, elle prend deux sens différents. Elle traduit d’abord une gêne à l’égard du sujet lui-même et donc la volonté de ne pas l’aborder dans le contexte du questionnaire. Elle reflète également une réserve sur la qualification de l’expérience. On peut ranger les réponses « Ne sait pas » dans la même catégorie d’absence de certitude sur ce qui est arrivé. Ai-je vraiment vécu un traitement défavorable tel que rapporté dans la question ? Puis-je me dire victime de discrimination ? Doutes et hésitations font partie intégrante du processus de révélation des discriminations et il est probable que de nombreux enquêtés aient eu des difficultés à déclarer une situation relativement diffuse dans la réalité de leur expérience.
30Les refus de répondre et « Ne sait pas » sont enregistrés à deux niveaux : aux questions sur les situations potentiellement discriminatoires et l’expérience auto-reportée, puis aux questions sur les motifs associés aux situations. Le tableau 1 présente les résultats obtenus aux différentes situations et à la l’expérience auto-reportée. Les motifs « autre » sont également indiqués pour les questions du deuxième niveau.
31Les refus de réponse sont quasiment inexistants, ce qui confirme la bonne réception du questionnaire par l’ensemble des répondant(e) s12. Si gêne ou difficulté à répondre il y a, elle s’exprime davantage par les réponses « Ne sait pas » qui sont plus fréquentes. Ces dernières représentent cependant moins de 1 % des réponses, quelle que soit la situation potentiellement discriminatoire décrite, à l’exception de l’évocation d’un questionnement déplacé dans le cadre d’un entretien d’embauche pour les chômeurs où 4 % des répondants se montrent indécis. Ce taux comparativement élevé illustre la méconnaissance fréquente des réglementations qui encadrent les procédures d’embauche. L’indécision est plus marquée lorsqu’il faut préciser le motif associé au traitement défavorable. Les taux de « NSP » sont toujours supérieurs à 1 % et atteignent 7 % dans le cadre des contacts avec les administrations ou des activités de loisir. Les immigrés et descendants d’immigrés ont plus souvent recours à cette réponse, l’écart avec la population majoritaire étant plus conséquent dans l’emploi, la recherche d’un logement ou pour les consultations médicales. L’incertitude ne concerne pas le vécu des situations. Elle s’exprime principalement au moment d’indiquer le motif du traitement défavorable. Cette utilisation de la réponse « Ne sait pas » renvoie à l’ambiguïté qui entoure certaines sélections ou attitudes négatives.
32L’indécision est encore plus faible pour l’expérience auto-reportée. Si la liste plus longue de motifs proposée a pu y contribuer, c’est surtout l’utilisation du terme « discrimination » qui a limité le signalement de situations d’injustice ou de vexation qui ne sont pas associées à des caractéristiques ne devant pas emporter de distinction. Les enquêtés semblent donc utiliser une définition standard de la discrimination et ne pas considérer toutes leurs expériences négatives comme entrant dans le champ de la question.
33Le contraste observé entre le recours à la réponse « Ne sait pas » pour les situations potentiellement discriminatoires et pour l’expérience auto-reportée révèle une différence de conscientisation. Dans le cas de l’approche factuelle, les personnes qui déclarent des traitements injustes ne se considèrent pas forcément pour autant comme « victimes » de discrimination. Il y a un pas qui n’est pas franchi. Le fait de se reconnaître discriminé implique que l’on relie une caractéristique personnelle à un stigmate, ou du moins, que cette caractéristique soit identifiée par l’enquêté comme dissonante par rapport à une norme attendue socialement, mais aussi que cette dissonance puisse générer un rejet ou un traitement défavorable.
Tableau 1. Refus de répondre et réponse « Ne sait pas » aux questions sur les situations potentiellement discriminatoires et sur le motif associé (%)

Champ : personnes âgées de 18 à 50 ans ayant reporté une situation injuste. Lecture : moins de 0,02 % des personnes ont refusé de répondre aux questions sur des faits potentiellement discriminatoires dans l’éducation et 0,44 % des personnes qui ont déclaré avoir subi un fait potentiellement discriminatoire dans l’éducation ont refusé de citer un motif associé à ce traitement. 11 % des personnes ont déclaré au moins une situation potentiellement discriminatoire dans l’éducation
.
Source : enquête TeO, Ined-Insee, 2008.
34Ainsi le déni, l’atermoiement ou la perplexité des enquêtés apparaissent comme autant de freins à l’identification et/ou à l’énonciation d’une discrimination et du motif prohibé associé. Ces filtrages laissent supposer que la mesure des discriminations subies, fondées sur l’enregistrement de l’expérience auto-reportée sous-estime le phénomène. Nous vérifierons à la fin de ce chapitre, avec la comparaison de différents indicateurs qu’a permis de générer cette enquête, si cette hypothèse de sous-déclaration des discriminations se confirme.
b. Derrière les motifs « autre » : sentiment d’injustice et discrimination
35Si la question sur l’expérience auto-reportée des discriminations a suscité un peu moins de 25 % de motifs « Autre », ces derniers concernent plus de la moitié des réponses dans la plupart des situations potentiellement discriminatoires, voire 90 % des actifs non salariés ayant déclaré des traitements défavorables (tableau 1). Les motifs « Autre » sont particulièrement fréquents dans l’évocation de leurs conditions de travail par les salariés (66 %) et atteignent 59 % lors de démarches administratives ou d’activités de loisirs, de consultations médicales et de recherche d’un logement. Ils sont très légèrement inférieurs pour les questions traitant de l’emploi au cours des cinq dernières années (57 %) et dans le cadre scolaire (56 %). Ce sont les chômeurs qui y ont le moins recours pour évoquer les situations rencontrées lors de leur recherche d’emploi (40 %).
36Mais quels motifs ont finalement choisi les enquêtés qui n’ont pas trouvé à se classer dans la liste des 6 motifs proposés ? L’analyse de leurs réponses montre qu’ils ont interprété la demande à fournir un « motif » comme une invitation à détailler les circonstances ou le contexte dans lequel s’est produit le traitement défavorable. Voici une revue succincte des principales réponses reclassées par thématiques.
37Dans le cas des salarié-e-s, les situations injustes mentionnées sont toutes de l’ordre du harcèlement moral car elles font référence à des atteintes dégradantes ou à un déni de reconnaissance du travail. Aussi, parmi les motifs « Autre », près de la moitié témoignent de difficultés relationnelles avec des responsables hiérarchiques ou des collègues et, pour une moindre part, des abus que l’enquêté-e attribue à son caractère trop conciliant. L’utilisation fréquente de la réponse « autre » reflète l’absence de correspondance, pour les enquêté-e-s, entre les situations déclarées de harcèlement et une ou plusieurs caractéristiques personnelles qui signeraient la dimension discriminatoire. Il s’agit avant tout d’un contexte relationnel où les dimensions psychologiques et interpersonnelles occupent une place prépondérante. On retrouve l’évocation d’explications similaires dans le contexte de l’emploi au cours des 5 dernières années (recherche, licenciement, promotion). Les abus de pouvoirs fréquemment cités y rivalisent avec l’évocation de la mauvaise conjoncture économique.
38Dans leurs relations avec les administrations, 70 % des répondants qui ont choisi un motif « Autre » dénoncent l’engorgement des services et la mauvaise qualité de l’accueil. La formulation volontairement générale13 adoptée pour permettre la déclaration de discriminations dans le cadre d’interactions au guichet explique pour partie l’intensité du « bruit » enregistré. Ces récriminations s’expriment aussi largement dans la consultation de services médicaux, où l’évocation d’une situation financière précaire et le refus de prise en charge des bénéficiaires de la CMU forment une autre partie importante des motifs invoqués. Lors d’une recherche de logements, les enquêtés ont exprimé leur désarroi face aux exigences de conditions de ressources et/ou de garants, excessives sur un marché toujours plus concurrentiel du fait de la pénurie de logement. Au cours de leur scolarité, un tiers des enquêtés rapportent des traitements défavorables imputables à leur caractère ou leur indiscipline. L’origine sociale ou les difficultés scolaires apparaissent également fréquemment. Enfin, les chômeurs ont mentionné une inadéquation de leur candidature du fait de leurs diplômes ou expériences.
39Quel que soit le domaine, ce sont les personnes de la population majoritaire qui ont le plus recours au motif « Autre » (47 % des personnes concernées dans l’éducation, 73 % dans le logement). À l’opposé, ce sont les immigrés, qu’ils soient arrivés avant ou après leurs 16 ans, qui l’utilisent le moins (33 % de réponses « autre » en moyenne). Parmi les descendants d’immigré(s), ceux dont les deux parents sont immigrés l’utilisent dans la même mesure, alors que les descendants de couple mixte présentent des taux d’utilisation quasiment identiques à ceux de la population majoritaire. La teneur des motifs pré-listés et leur référence plus fréquente au motif de l’origine des personnes (2 des 6 motifs pré-listés) peuvent contribuer à cette utilisation massive de la modalité « autre » par les personnes de la population majoritaire. Mais, comme on l’a vu, les réponses données nous éloignent de la problématique des discriminations et confirment que, dans une large part, ces situations ressenties comme injustes ne doivent pas être interprétées comme des témoignages d’une expérience discriminatoire.
2. Reclasser les réponses : une manière de construire les discriminations dans l’enquête
40Le recours fréquent à la modalité « autre » était prévisible car la liste de 6 motifs n’épuisait pas la totalité des caractéristiques possibles. La réduction de ce « bruit » est passée par une analyse de contenu des motifs « autre » et leur reclassement. Il a fallu effectuer un traitement de ces réponses détaillées pour distinguer des motifs « recevables » (dans le sens où ils relèvent de caractéristiques entrant dans le champ de la discrimination) et des motifs « décalés » au regard de la problématique des discriminations telle que nous l’avons construite.
41Plusieurs cas de figure se sont présentés (voir figure 1) :
Les réponses évoquent des motifs pouvant se rattacher à ceux pré-listés. Par exemple, les réponses « faciès » et « nom et/ou prénom », ont été regroupées avec la modalité « vos origines ou votre nationalité ». Leur faible nombre ne permettait pas de les identifier séparément ce qui a plaidé pour cette solution de réallocation par association.
Les réponses correspondant à un motif de la liste exhaustive proposée après la question sur l’expérience auto-reportée (quartier de résidence, opinion politique, situation familiale, …) ont été reprises en tant que telles.
Les autres réponses, qui forment la grande majorité, ont fait l’objet d’un recodage méticuleux dans des nomenclatures ad hoc. Celles-ci ont été distinguées en motifs « décalés », c’est-à-dire sans liens avec des discriminations, ou « recevables ».
42La détermination de la recevabilité ou pas du motif a été conduite sur la base d’une série de motifs, ou caractéristiques, dérivée de la définition légale et de ses prolongements sociologiques. Les motifs estampillés comme « recevables » convertissent ainsi les expériences de situation potentiellement discriminatoire en discriminations situationnelles. A contrario, les traitements rattachés à des motifs considérés comme « décalés » relèvent du sentiment d’injustice, mais ne sont pas retenus comme des discriminations. De façon évidente, les critères de recevabilité influencent la mesure. Plus la contrainte sur la détermination des motifs sera relâchée, plus les situations discriminatoires enregistrées seront nombreuses et inversement. Il a été jugé préférable d’aller dans le sens du biais en se montrant restrictif sur les motifs recevables et ainsi amplifier une sous-estimation de la mesure.
43Les motifs classés comme décalés renvoient à une remise en cause du « système » et de ses inégalités. Ils sont l’expression d’un sentiment d’injustice, dont la légitimité n’est pas remise en cause, mais qui déborde la question des discriminations. On notera que la plupart de ces « motifs » répètent et précisent la scène, plus qu’ils n’indexent la caractéristique censée déclencher le traitement. Les enquêtés qui ont cité uniquement un motif classé en « décalé » n’ont pas été considérés comme ayant subi une discrimination14. Or, 90 % des motifs « Autre » ont été cités en réponse unique. Aussi, ces arbitrages modifient-ils les chiffres bruts obtenus pour les situations potentiellement discriminatoires.
44Suivant la même logique, les personnes qui ont répondu qu’elles avaient subi une situation de discrimination, mais n’ont pas su en donner le motif (réponse « Ne sait pas ») n’ont pas été considérées comme discriminées. Ce choix peut paraître trop strict, surtout au vu de la difficulté de se reconnaître victime de discrimination mais s’avère cohérent avec la définition retenue et permet une mesure juste, à défaut d’être précise.
a. Bilan des arbitrages
45La conversion de situations potentiellement discriminatoires en discrimination situationnelles s’est faite en fonction des ratios différents selon les domaines de la vie sociale et les sous-groupes de population (tableau 2).
Tableau 2. Distinctions entre déclarations de situations potentiellement discriminatoires (SPD) et discriminations situationnelles (DS) selon le domaine et l’origine (%)

Champ : personnes âgées de 18 à 50 ans ayant reporté une situation injuste ou une expérience de discrimination. Lecture : le reclassement en fonction du motif conver tit les 15 % d’expérience de situations potentiellement discriminatoires (SPD) dans le cadre des études déclarées par les immigrés arrivés enfants à 12 % de discriminations situationnelles (DS).
Source : enquête TeO, Ined-Insee, 2008.
46Au total, la réallocation des motifs a diminué de moitié environ l’incidence des situations potentiellement discriminatoires, avec d’importantes variations selon les domaines. Ce sont les réponses données par les salariés qui ont nécessité le plus important travail de réallocation : 60 % des réponses ont été considérées comme ne relevant pas d’une discrimination. Dans le cadre des loisirs et des recours aux services administratifs, la part des réponses a été réduite de 50 %. Ce sont les déclarations des personnes au chômage au moment de l’enquête qui ont généré la plus faible correction, avec une diminution de 25 %.
47Les réallocations ont impacté les groupes d’origine de façon très inégale. Le retraitement des réponses des personnes du groupe majoritaire a généré les coupes les plus conséquentes : 50 % en moyenne, toutes sphères confondues, ont été considérées comme décalées contre 30 % pour les immigrés et 40 % pour les descendants d’immigré(s). Le fait que les immigrés et les descendants d’immigré(s) évoquent très fréquemment leur origine ou leur couleur de peau en référence aux traitements injustes qu’ils rapportent, explique cette dissymétrie (voir chapitre 14). Tout en rapportant autant, sinon plus « d’injustices », les enquêtés de la population majoritaire ont un sentiment d’injustice qui n’est, le plus souvent, pas raccordé à une caractéristique personnelle : ils relient cette expérience à une dimension comportementale ou à des propriétés de l’auteur de l’injustice. L’objet « discrimination » n’est donc pas construit de façon identique suivant les groupes. Les membres de la population majoritaire expriment autant, voire plus de récriminations. Mais celles-ci affichent davantage une critique des inégalités ou correspondent à l’expression de difficultés rencontrées plutôt qu’elles ne renvoient à une lecture en termes de discriminations.
b. Le cas de l’expérience auto-reportée
48La fréquence, la structure et le contenu des réponses « Autre » données à la question directe sur les discriminations (discrimination auto-reportée) nous éclairent sur le possible écart existant entre notre construction des discriminations et la compréhension générale de cette notion. La formulation qui, cette fois, renvoyait directement et uniquement à une expérience de discrimination a limité le recours à la modalité « autre » (22 % des personnes qui ont déclaré avoir subi des discriminations, tableau 1). Ce sont à nouveau les personnes du groupe majoritaire qui l’ont le plus utilisé, avec des écarts par rapport aux autres groupes bien supérieurs à ceux observés dans les différents domaines de la vie sociale (34 % contre 6 % pour les immigrés arrivés après 15 ans et 8 % pour les descendants de deux parents immigrés). La liste étendue de motifs ne semble donc pas suffire à couvrir l’hétérogénéité de leurs témoignages.
49Nous avons considéré que les déclarations directes de discriminations en tant qu’expériences auto-reportées ne devaient pas subir de retraitements qui remettraient en cause les allégations des répondants. Cependant, appliquer à titre informatif un arbitrage similaire à celui opéré pour distinguer les discriminations situationnelles montre qu’il n’aurait eu qu’un impact très faible. En effet, les réponses uniques données en « autre » jugées décalées sont quasiment inexistantes. De ce fait, une très faible part des personnes qui ont auto-reporté des discriminations auraient été écartées. Ainsi, le redressement opéré n’aurait pas influencé la mesure. Seul le retrait des déclarations sans motif associé (réponse du type « Ne sait pas ») aurait occasionné une baisse de l’ordre de 1 %, qui aurait touché de façon identique l’ensemble de la population, quel que soit le statut migratoire.
50On peut donc considérer que l’appréciation des discriminations par les enquêtés est convergente avec celle des concepteurs de l’enquête. Les réponses en clair dans leur quasi-totalité renvoient bien à des motifs de discrimination du point de vue scientifique. Si l’enregistrement des discriminations par questionnement direct semble sous-estimer l’ampleur du phénomène pour les multiples raisons déjà évoquées, une interprétation différente des termes par les enquêtés est peu fréquente et n’altère donc qu’à la marge la qualité de l’enregistrement.
III. Que mesure-t-on avec les indicateurs de discrimination ?
51Après avoir délimité les variables renseignant sur la discrimination, il nous faut construire des indicateurs et en évaluer la portée, avant de produire les analyses. Cette partie détaille leur construction et, sur la base de la confrontation des différents modes d’enregistrement, teste leur complémentarité et explore l’hypothèse d’une sous-déclaration des discriminations.
1. L’élaboration des indicateurs de discrimination
52Une fois la conversion des situations potentiellement discriminatoires en discriminations situationnelles réalisée, plusieurs types d’indicateurs ont été construits afin de synthétiser les réponses données aux 26 questions situationnelles (tableau 3). Un premier niveau de synthèse est effectué par domaine ou sphère de la vie sociale. Une déclinaison des indicateurs selon les motifs identifiés est disponible pour chacune des sphères15. Ces indicateurs sectoriels permettent de conduire les analyses par domaine et sont plus cohérents car ils rapportent des situations à des personnes qui y ont été exposées. Ils fournissent néanmoins une vision partielle des discriminations situationnelles. Un indicateur global totalisant l’ensemble des discriminations situationnelles permet d’exprimer, de manière plus synthétique encore, l’expérience des enquêtés. Cet indicateur construit sur la base de situations reconstruites par les chercheurs complète l’expérience auto-reportée renseignée par les enquêtés. Il est complété par un compteur qui permet de saisir le caractère additif des discriminations. Il n’est sans doute pas indifférent d’avoir rapporté une, deux ou dix discriminations dans des sphères différentes : la répétition des expériences dans des situations différentes de la vie sociale contribue sans doute à la prise de conscience et au renforcement de l’exclusion produite par les traitements discriminatoires.
Tableau 3. Synthèse des indicateurs de discriminations

Note : les indicateurs de niveau 1 ont été construits pour chaque sphère en combinant, le cas échéant, les différentes situations de discrimination. Les indicateurs prennent la valeur 1 lorsque au moins une discrimination situationnelle a été déclarée.
2. La question de l’exposition au risque et de sa mesure
53C’est un truisme, mais pour faire l’expérience de la discrimination, il faut être placé dans une situation de contact ou de sélection. Par construction, des personnes ayant peu d’échanges dans la vie sociale sont relativement peu exposées au risque de se voir refuser un droit ou un service, en raison de l’une de leurs caractéristiques personnelles. La prise en compte de l’exposition aux risques est un enjeu important de la mesure, en particulier dans les comparaisons entre groupes. Une incidence moindre de la discrimination peut provenir d’un biais d’observation plus que d’une réelle faiblesse des préjugés à l’égard d’un groupe.
54L’indicateur le plus sensible à l’exposition au risque est celui qui synthétise les discriminations situationnelles. On a vu que celles-ci concernaient des populations aux contours variables selon les filtres du questionnaire, et portent sur des pas de temps hétérogènes, de 5 ans à l’ensemble de la vie. Pour comprendre l’hétérogénéité de l’exposition au risque, il convient de revenir aux variables de base. On identifie dans le questionnaire 26 situations potentielles de discrimination auxquelles sont exposés les enquêtés dans les différents domaines ou sphères de la vie sociale (voir tableau récapitulatif du questionnaire TeO en annexe 1 sur https://teo1.site.ined.fr/fr/donnees_et_resultats/tableaux-statistiques/). Les situations du module emploi étant pour certaines exclusives les unes des autres – les salariés ne répondent pas aux questions posées aux chômeurs ou aux étudiants, les aides à domicile se distinguent des travailleurs indépendants –, l’enquêté ayant le parcours le plus complet répondra au maximum à 18 questions. Ces 18 questions représentent l’univers d’exposition aux situations potentiellement discriminatoires. Traverser ces situations dépend de l’âge et des trajectoires de chacun et chacune : avoir fréquenté l’école en France, avoir recherché un emploi, faire des démarches administratives, chercher un logement, etc.
55Le tableau 4 permet de prendre la mesure des variations d’exposition selon le lien à la migration. En population générale, près de 80 % des enquêtés ont été exposés à au moins 14 situations. Seuls les immigrés venus adultes se détachent de l’ensemble avec une minorité importante ayant été exposée à moins de 10 situations, et moins du quart à en avoir connu plus de 13. Le fait de ne pas avoir été scolarisé en France pour la plupart d’entre eux joue sur ce bilan, ainsi que leur plus faible participation aux sphères sociales couvertes par l’enquête. On observe un très net clivage de genre avec une forte sous-exposition des femmes immigrées venues adultes (27 % d’entre elles ont connu moins de 10 situations). La comparaison des autres groupes montre une forte similitude de profil d’exposition. Le paradoxe est que la population majoritaire est la plus exposée du point de vue des situations rencontrées, mais la moins susceptible d’être discriminée, compte tenu du poids occupé par l’origine et la couleur de peau dans les discriminations (Beauchemin et al., 2010).
Tableau 4. Nombre d’expositions aux situations potentiellement discriminatoires selon l’origine (%)

Champ : personnes âgées de 18 à 50 ans. Lecture : 18 % des immigrés venus adultes ont été exposés à moins de 10 situations potentiellement discriminatoires et 24 % à 14 et plus. En moyenne, ils ont été exposés à 11,9 situations potentiellement discriminatoires.
Source : enquête TeO, Ined-Insee, 2008.
56L’impact de l’exposition au risque, évalué par le nombre de situations, s’appréhende directement avec la figure 2. Il montre la relation entre le nombre d’expositions aux situations potentiellement discriminatoires et l’indicateur global de discriminations situationnelles. On constate l’existence d’un palier atour de 10 situations : les personnes qui en ont connu moins de 10 déclarent moins de 20 % de discriminations situationnelles, tandis que celles qui ont rencontré 10 situations et plus en déclarent autour de 30 %. Il faudra en tout état de cause tenir compte de ces variations d’exposition au risque dans les mesures des discriminations et les analyses comparatives qui seront conduites ultérieurement.
Figure 2. Relation entre le nombre de situations potentiellement discriminatoires auxquelles l’enquêté a été exposé et l’expérience de discriminations situationnelles

Champ : personnes âgées de 18 à 50 ans. Lecture : 32 % des enquêtés ayant été exposés à 10 situations potentiellement discriminatoires ont déclaré au moins une discrimination situationnelle.
Source : Enquête Teo, Ined-Insee, 2008.
3. Qu’enregistre-t-on avec les différents indicateurs ?
57Les deux principaux indicateurs de mesure des discriminations ont chacun leur propre champ de signification et décrivent une dimension spécifique du phénomène. L’enregistrement le plus direct est celui de l’expérience des discriminations auto-reportée, puisque l’enquêté est son propre juge. C’est un indicateur subjectif marqué par une relative part d’interprétation. L’indicateur synthétique fondé sur les discriminations situationnelles incorpore également une part de subjectivité puisque l’enquêté déclare les traitements défavorables dont il a fait l’objet, mais cette part de subjectivité est réduite par l’évocation de situations concrètes.
58Le tableau 5 synthétise les résultats obtenus suivant l’origine des enquêtés. Le passage des discriminations situationnelles à l’expérience auto-reportée montre une sous-déclaration assez significative puisque l’écart se situe entre 11 % et 15 % selon les groupes. Autrement dit, alors que 37 % des immigrés ont fait l’expérience d’au moins une discrimination situationnelle, ils ne sont que 26 % à considérer avoir été discriminés dans les 5 dernières années. Le différentiel est du reste constant quel que soit le groupe considéré, bien qu’un peu plus important pour la population majoritaire et les descendants de couple mixte. La déperdition observée accrédite la thèse d’une distorsion entre les faits vécus et leur perception ou conscientisation comme discrimination, mais elle est biaisée.
Tableau 5. Indicateurs de discriminations selon l’origine (%)

Champ : personnes âgées de 18 à 50 ans. Lecture : 26 % des immigrés ont déclaré une expérience de discrimination, alors que 37 % ont déclaré au moins une discrimination situationnelle et 29 % au moins une discrimination situationnelle survenue au cours des 5 dernières années.
Source : enquête TeO, Ined-Insee, 2008.
59La comparaison entre les deux indicateurs doit en effet être faite avec précaution compte tenu des différences de champs entre eux, notamment en termes de durées couvertes. L’expérience auto-reportée est enregistrée pour les 5 dernières années alors que de nombreuses discriminations situationnelles ont pu se produire dans l’enfance (éducation) ou au cours de la vie professionnelle sans limite de temps. Il est donc tout à fait possible que les enquêtés ayant connu des discriminations situationnelles il y a plus de 5 ans ne les aient pas déclarées à la question sur l’expérience auto-reportée qui ne couvrait pas la période concernée. En restreignant le champ aux seules discriminations situationnelles survenues dans les 5 dernières années16, le décalage se réduit considérablement pour les immigrés et les descendants de parents immigrés, s’approchant des niveaux enregistrés dans l’expérience auto-reportée. S’il diminue de moitié, l’écart reste conséquent pour les descendants de couple mixte et la population majoritaire. Autrement dit, les immigrés et descendants d’immigrés auraient une perception plus sensible des discriminations. Ceci pourrait être lié au fait qu’ils font plus souvent l’objet d’expériences discriminatoires, une hypothèse que nous testons maintenant.
Figure 3. Variation de l’indicateur d’expérience auto-reportée de discrimination selon le nombre de discriminations situationnelles, selon le rapport à la migration

Champ : personnes âgées de 18 à 50 ans. Lecture : moins de 15 % des immigrés ayant auto-reporté au moins une expérience de discrimination n’ont pas vécu de discrimination situationnelle.
Source : Enquête TeO, Ined-Insee, 2008-2009.
60La disjonction entre les discriminations situationnelles et le sentiment d’avoir été discriminé peut dépendre de la fréquence des situations déclarées. Suffit-il d’avoir vécu une discrimination situationnelle pour se considérer comme victime de discrimination, ou cette qualification se construit-elle avec la répétition des expériences ? La figure 3 montre qu’il existe une gradation de l’expérience auto-reportée en fonction du nombre de situations déclarées. Après la première situation déclarée, chaque discrimination situationnelle supplémentaire fait augmenter la proportion d’expérience auto-reportée, et ce pour tous les groupes. Ceux qui ont connu au moins quatre discriminations situationnelles n’ont pas d’hésitation à se déclarer discriminés. L’effet amplificateur joué par l’addition de discriminations situationnelles est particulièrement fort pour les descendants de couple mixte dont le niveau d’expérience auto-reportée est comparable à celui des immigrés et des descendants de deux parents immigrés à partir de la 3e situation déclarée, alors qu’ils avaient un profil proche de celui de la population majoritaire lorsqu’ils n’avaient connu qu’une ou pas du tout de discrimination situationnelle. Cette amplification peut en partie être expliquée par l’hétérogénéité interne au groupe des descendants de couple mixte : les descendants d’un parent originaire du Maghreb ou d’Afrique subsaharienne ont un poids plus important lorsque les situations déclarées se répètent.
4. L’articulation entre expériences et situations
61La comparaison des indicateurs sur leur seul niveau fait cependant apparaître des équivalences trompeuses : les 26 % d’immigrés qui déclarent une expérience auto-reportée sont-ils les mêmes que les 29 % qui rapportent des discriminations situationnelles dans les 5 dernières années ? Le croisement des deux indicateurs apporte une toute autre vision de leur complémentarité. Il donne une typologie en 4 modalités (tableau 6) :
les cas de cohérence de discrimination où les enquêtés déclarent une expérience et au moins une discrimination situationnelle ;
les cas d’absence simultanée d’expérience et de discrimination situationnelle ;
les cas de disjonction où l’expérience auto-déclarée n’est pas vérifiée par une discrimination situationnelle ;
les cas où la (ou les) discrimination(s) situationnelle(s) ne conduisent pas à déclarer une expérience de discrimination.
62Les cas où les enquêtés interprètent et déclarent de la même façon expérience subjective et situations concrètes forment un espace de cohérence face aux discriminations. Quel que soit le groupe considéré, les trois-quarts des enquêtés se rangent dans ces cas de cohérence, pour l’essentiel des cas d’absence de discrimination d’ailleurs. Les choses se compliquent dans les autres cas, où expérience et discriminations situationnelles ne coïncident pas. Les disjonctions entre les deux indicateurs de discrimination ne sont pas négligeables.
63Le premier type de disjonction peut se traduire de la façon suivante : « je me considère discriminé, mais il n’y a pas de situation particulière (dans le questionnaire tout au moins) que je peux reporter sans hésitation ». Il concerne entre 4 % et 7 % des enquêtés et son caractère marginal souligne la matérialité du sentiment de discrimination : celui-ci se construit bien sur des bases factuelles, ou du moins fait référence à des situations qui évoquent des discriminations pour les enquêtés.
Tableau 6. Relation entre expérience auto-reportée et discriminations situationnelles selon l’origine (%)

Champ : personnes âgées de 18 à 50 ans. Lecture : 67 % de la population de France métropolitaine ne déclarent pas de discrimination, 9 % en rapportent simultanément à l’expérience auto-reportée et aux discriminations situationnelles, 19 % uniquement aux situations mais pas à l’expérience, et 5 % à l’expérience sans situations.
Source : enquête TeO, Ined-Insee, 2008.
64Le second type de disjonction correspond, à l’inverse, à des discriminations situationnelles déclarées par les enquêtés sans qu’ils ne se considèrent discriminés. Alors que des traitements injustes se sont produits, et ont été rapportés par les enquêtés au fil du questionnaire, ces situations que nous avons reconstruites comme discriminatoires ne sont pas converties en une expérience significative de leur point de vue. Près de 20 % des enquêtés sont dans ce cas, quel que soit le groupe d’origine. Cette stabilité masque cependant un poids relatif de l’absence de perception de discrimination plus élevé dans la population majoritaire et les descendants de couple mixte. La restriction de la comparaison aux seules situations discriminatoires qui se sont produites dans les 5 dernières années réduit un peu la disjonction de 20 % à 14 % avec, là encore, une remarquable similitude entre les groupes. On peut exprimer la sous-déclaration de l’expérience des discriminations de cette façon-là : sur les 38 % des immigrés qui ont vécu une discrimination situationnelle (selon nous), la moitié seulement se déclarera discriminée. Cette proportion augmente légèrement à 55 % pour les descendants ayant deux parents immigrés qui se montrent apparemment plus sensibilisés. Elle tombe à 40 % pour les descendants de couple mixte et à moins de 25 % pour la population majoritaire.
65La mise en relation des deux indicateurs fournit également une autre mesure des discriminations. La compilation de l’expérience et des situations qui ne sont pas perçues comme des discriminations par les enquêtés permet de compenser la sous-estimation liée au filtre de la conscience et de la qualification des faits. Composite, cet indicateur compilé est forcément plus fragile que les deux précédents. Les niveaux de discrimination observés atteignent alors 45 % pour les immigrés (par contraste avec les 55 % qui n’auto-reportent pas de discriminations et qui n’ont par ailleurs vécu aucune discrimination situationnelle, tableau 6), 50 % pour les descendants d’immigré(s), 36 % pour les descendants de couple mixte et 29 % pour la population majoritaire.
Conclusion
66Le recueil de données sur les discriminations dans les enquêtes quantitatives est relativement complexe, en raison des contours fluctuants et flous du phénomène lui-même (Pager et Shepherd, 2008). En prise avec des mises en forme politiques et sociales, les discriminations ne s’énoncent pas de manière directe par celles et ceux qui les subissent. Leur perception est médiée par une série de filtres qui rendent leur déclaration aléatoire dans des questions fermées. Des protocoles de questionnement ont été élaborés pour croiser les informations et améliorer la mesure des discriminations, sans toutefois épuiser le sujet (Krieger et al., 2005).
67Ayant placé les discriminations au cœur de sa problématique, l’enquête TeO s’est inspirée des enquêtes antérieures, françaises et internationales. Le questionnaire a multiplié les angles d’approche pour saisir au mieux les contours d’un objet en constante évolution. Les variables brutes tirées du fichier de données ont été reclassées, chiffrées, recomposées pour fournir la base des analyses sur les discriminations. Il est apparu important d’expliciter ce travail de mise en forme qui contribue à façonner les connaissances des discriminations que propose maintenant l’enquête. Ce chapitre méthodologique restitue pas à pas la manière dont nous avons procédé, nos choix et leurs conséquences. Il fournit les clés de lecture pour les chapitres consacrés aux analyses proprement dites des discriminations, que ce soit dans le chapitre suivant ou dans les parties des chapitres thématiques qui abordent largement ce sujet.
68Nous avons construit deux indicateurs complémentaires qui renseignent les discriminations du point de vue de l’expérience personnelle des enquêtés – l’expérience auto-reportée – et de situations de traitements défavorables dans les différents domaines de la vie sociale : les discriminations situationnelles. Le premier indicateur comporte une plus forte part de subjectivité, puisque les enquêtés sont invités à déclarer s’ils pensent avoir subi des discriminations, tandis que le second résulte d’une reconstruction par l’équipe de recherche et repose sur des descriptions de faits précis. Il serait vain et erroné de présenter l’un des indicateurs comme plus exact ou plus réaliste que l’autre, chacun ayant sa part de vérité et son propre champ de signification.
69L’analyse détaillée des réponses fournies aux différentes questions sur les discriminations montre qu’elles ne suscitent pas de refus spécifique de la part des enquêtés et qu’elles recueillent des proportions très limitées de « Ne sait pas ». Les enquêtés se sont donc prononcés clairement sur leur expérience des discriminations, montrant que le terme et ce qu’il recouvre sont désormais bien diffusés dans l’opinion. On constate néanmoins un écart entre l’expérience auto-reportée et les discriminations situationnelles qui révèle une part significative de sous-déclaration. Celle-ci est du reste plus importante pour les groupes qui ne se considèrent pas comme discriminés en raison de leur origine ou de leur couleur de peau (population majoritaire et descendants de couple mixte) que pour ceux pour qui la discrimination est une réalité plus présente. La façon dont les enquêtés interprètent et se représentent les discriminations ne peut pas être explorée plus avant dans l’enquête quantitative. À l’instar des suites qualitatives données à l’enquête Génération 2004 (Eckert et Primon, 2011), des entretiens ont été conduits avec une sélection d’enquêtés de TeO pour approfondir la compréhension des mécanismes de qualification des discriminations et leurs conséquences pour la méthodologie d’enquête. Ils viendront compléter utilement les résultats que nous avons constitués dans ce chapitre. Ces derniers viennent confirmer que l’observation des discriminations est une tâche complexe, mais que le protocole suivi dans l’enquête a permis d’en saisir l’étendue et les contours.
Bibliographie
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10.4000/lhomme.29299 :Fassin D., Simon P., 2008, « Un objet sans nom : l’introduction des discriminations raciales dans la statistique française », L’Homme, 187-188, p. 271-294.
10.4000/books.ined.1013 :Héran F., 2007, « Préface », in Jaspard M., Condon S. (dir), Nommer et compter les violences envers les femmes en Europe. Enjeux scientifiques et politiques, Paris, Idup p. 11-14.
10.1016/j.socscimed.2005.03.006 :Krieger N., Smith K., Naishadham D., Hartmanc., Barbeau E., 2005, “Experiences of discrimination : validity and reliability of a self-report measure for population health research on racism and health”, Social Science and Medicine, 61, p. 1576-1596.
Noël O., 2008, « Subjectivation des vécus, objectivation juridique des faits. Un dilemme pour l’évaluation des politiques relatives aux discriminations », Informations sociales, 148 (4), p. 124-133.
10.1146/annurev.soc.33.040406.131740 :Pager D., Shepherd H., 2008, “The sociology of discrimination : racial discrimination in employment, housing, credit and consumer market”, Annual Review of Sociology, 34, p. 181-209.
Primon J.-L, 2011, « La perception des discriminations au filtre de l’enquête statistique », Agora, 57, p. 121-134.
10.3406/homig.1998.3093 :Simon P., 1998, « La discrimination : contexte institutionnel et perception par les immigrés », Hommes et migrations, 1211, p. 49-67.
Notes de bas de page
1 Les articles du dossier de la revue Agora sur « l’expérience de la discrimination » rendent bien compte du passage délicat de l’expérience à sa qualification (Eckert et Primon, 2011).
2 L’enquête Génération 1998 vise ainsi les sortants du système scolaire à cette date et qui sont interrogés une première fois en 2001 (à n + 3 ans), puis une partie d’entre eux est réinterrogée en 2003 (n + 5), puis à n + 7 et n + 10. De même, l’enquête Génération 2004 s’adresse aux sortants du système scolaire en 2007.
3 Discrimination in the European Union (special Eurobarometer 263, 2006). Enquête de terrain en juin-juillet 2006.
4 Discrimination in 2008 (Special Eurobarometer 296, 2008). Enquête de terrain en février-mars 2008.
5 Discrimination in 2009 (Special Eurobarometer 317, 2009). Enquête de terrain en mai-juin 2009.
6 Discrimination in the EU in 2012 (Special Eurobarometer 393, 2012). Enquête de terrain en juin 2012.
7 Exemple de question : « Au cours des 5 dernières années, est-il arrivé qu’on vous refuse injustement un emploi ? ». Le détail des questions figure en annexe 2 sur https://teo1.site.ined.fr/fr/donnees_et_resultats/tableaux-statistiques/. L’ensemble du questionnaire est par ailleurs disponible sur ce site.
8 L’article 225-1 du code pénal considère ainsi comme discrimination « toute distinction opérée entre les personnes physiques à raison de leur origine, de leur sexe, de leur situation de famille, de leur grossesse, de leur apparence physique, de leur patronyme, de leur état de santé, de leur handicap, de leurs caractéristiques génétiques, de leurs mœurs, de leur orientation ou identité sexuelle, de leur âge, de leurs opinions politiques, de leurs activités syndicales, de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ».
9 Voir par exemple Krieger et al., 2005.
10 Il arrive que les personnes exposées à des traitements discriminatoires se livrent à des sortes de testing pour vérifier leur impression.
11 Les questions sur les représentations adoptant des formules désormais classiques, nous ne les discutons pas dans ce chapitre.
12 Seuls 138 questionnaires ont été abandonnés en cours d’entretien sur l’ensemble des répondants (25 285), soit 0,5 %.
13 « Vous est-il arrivé d’être mal reçu ou mal traité ? »
14 Si le motif donné en « autre » est cumulé avec un motif de la liste, l’enquêté est considéré comme ayant subi une discrimination situationnelle, que la réponse donnée en « autre » soit jugée recevable ou décalée et ce, du fait de la réponse de la liste.
15 Pour mémoire, les motifs sont : sexe, âge, état de santé, couleur de peau, origine ou nationalité, façon de s’habiller.
16 Pour mémoire : dans la recherche d’emploi, promotion et licenciement, logement, services et loisirs.
Auteurs
Maud Lesné est démographe. Elle a rejoint l’équipe de conception lors de la phase de collecte pour contribuer à la coordination de l’exploitation de l’enquête. Elle a effectuée une thèse de sociologie à Paris 8 et à l’Ined sur les « Mesures et perceptions des discriminations racistes et sexistes » (direction de Patrick Simon et Margaret Maruani) à partir des données de TeO. Elle y aborde la question de la perception, de l’identification et de la dénonciation des discriminations racistes et sexistes sous un angle méthodologique.
Patrick Simon est sociodémographe, directeur de recherche à l’Ined et chercheur associé au CEE à Sciences Po. Ses recherches portent sur les processus d’intégration des immigrés et de leurs descendants dans les sociétés multiculturelles et sur les discriminations ethno-raciales. Outre la co-coordination de l’enquête TeO, il a participé à de nombreux projets européens sur la citoyenneté multiculturelle, les politiques d’intégration, les secondes générations en Europe et les dimensions spatiales de l’intégration sociale. Il préside l’Alliance de Recherche sur les Discriminations (ARDIS) dans le DIM « Genre, Inégalités, Discriminations » de la région Île-de-France.
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