Chapitre 8
Emplois, salaires et mobilité intergénérationnelle
p. 233-262
Texte intégral
Introduction
1L’immigration de l’après-guerre vers la France était à dominante ouvrière, plutôt masculine et non qualifiée, et concentrée sur un petit nombre de pays d’origine. La génération arrivée dans les années 1950 est progressivement partie à la retraite et leurs descendants sont maintenant sur le marché du travail. Les immigrés présents aujourd’hui sont plus hétérogènes que ceux des années 1950 par leur origine, leur motif de migration et leur qualification.
2Ce chapitre consacré à l’emploi salarié et aux rémunérations des immigrés et des descendants d’immigrés traite de trois questions simples, que la diversité des populations rend toutefois un peu complexe à présenter : quels emplois occupent les immigrés et les descendants d’immigrés par rapport à la population majoritaire ? Sont-ils moins payés, toutes choses égales par ailleurs ? Les secondes générations occupent-elles de meilleurs emplois que leurs pères immigrés ? Les thèmes traités ici se rattachent donc à deux champs de réflexion : celui de la discrimination salariale et celui de l’intégration économique.
3Les précédents travaux menés sur la discrimination salariale à l’encontre des descendants d’immigrés concluent que celle-ci est faible en France et que l’écart salarial s’explique essentiellement par les effets de structure (Aeberhard, Pouget, 2010 ; Aeberhardt et al., 2010 ; Muller et Rathelot, 2010) ; les analyses faites avec l’enquête TeO confortent dans une large mesure ces résultats. La richesse de la base de données permet d’aller plus loin dans la description des situations d’emploi et dans l’analyse des inégalités. Ainsi sont analysés les temps de trajet entre le domicile et le travail, très rarement collectés dans les autres enquêtes. Ensuite les mesures « objectives » de discrimination salariale sont confrontées avec les déclarations des enquêtés : on montre que les individus qui font état de discrimination dans leur carrière correspondent à ceux dont le salaire perçu est en moyenne en deçà du salaire « normal ». La dimension intergénérationnelle et la question de la transmission des statuts professionnels entre immigrés et descendants sont abordées à la fin de ce chapitre. Même si leurs catégories socioprofessionnelles sont en moyenne moins favorables que celles du groupe majoritaire, les descendants d’immigrés ont amélioré leur statut socioéconomique par rapport à leurs pères, et il y a bien eu – comme dans la population majoritaire – une mobilité intergénérationnelle ascendante.
I. Catégories socioprofessionnelles et secteurs d’activité des immigrés et des descendants
1. Une surreprésentation d’ouvriers pour les hommes, d’employées non qualifiées pour les femmes
4L’analyse porte ici sur les personnes qui exercent ou ont exercé une activité, c’est-à-dire les enquêtés de 18 à 50 ans ayant terminé leur formation initiale, en emploi à la date de l’enquête ou ayant travaillé auparavant. Compte tenu des écarts de formation, les hommes immigrés occupent davantage des emplois d’ouvriers que les hommes de la population majoritaire (respectivement 48 % et 36 %) (figure 1). La proportion d’ouvriers varie fortement selon l’origine : elle est la plus élevée chez les immigrés du Portugal (63 %), de Turquie (59 %), du Maroc ou de Tunisie (53 %) et d’Algérie (49 %), la plus basse chez les immigrés d’Espagne ou d’Italie (36 %).
Figure 1. Catégories socioprofessionnelles des immigré(e) s et des natifs d’un DOM selon le pays ou département de naissance (%)

Champ : personnes âgées de 18 à 50 ans ayant terminé leurs études et travaillant ou ayant travaillé.
Lecture : 12 % des hommes immigrés nés en Algérie travaillant ou ayant travaillé sont cadres.
Source : enquête TeO, Ined-Insee, 2008.
5Les femmes immigrées ne sont pas plus présentes dans la catégorie « employé » que la population majoritaire (respectivement 50 % et 49 %), mais sont plus souvent des employées non qualifiées1 (37 % contre 23 %). La part des employées est particulièrement élevée chez les femmes immigrées d’Afrique subsaharienne (67 %) et du Maghreb (60 %). En revanche, les immigrées d’Asie du Sud-Est sont presque aussi fréquemment ouvrières (29 %) qu’employées (34 %), et celles d’origine turque, lorsqu’elles travaillent, sont massivement ouvrières (42 %).
2. Une proportion non négligeable de cadres parmi les immigrés
6Cette forte présence dans les catégories ouvrières ou employées ne doit pas masquer une part non négligeable de postes qualifiés occupés par des immigrés, surtout pour les femmes : 13 % des hommes immigrés et 12 % des femmes sont des cadres, contre respectivement 17 % des hommes et 13 % des femmes de la population majoritaire. Si on limite le champ d’âges des 35-50 ans pour réduire au maximum l’effet de structure par âges et pour prendre en compte les évolutions de carrière, la proportion de 13 % de cadres chez les immigré(e) s est conservée, les proportions pour la population majoritaire ne variant pas non plus (20 % pour les hommes, 15 % pour les femmes).
3. Une structure socioprofessionnelle différente pour les descendants d’immigrés
7Les fils d’immigrés occupent eux aussi fréquemment des emplois d’ouvriers, mais dans une moindre proportion que les immigrés (figure 2). Parmi ceux ayant un emploi ou en ayant eu un au moment de l’enquête, 41 % sont ouvriers (contre 36 % des hommes de la population majoritaire). La proportion d’ouvriers est plus élevée pour certaines origines : descendants d’immigrés de Turquie (62 %), du Portugal (46 %), d’Algérie (47 %), du Maroc ou de Tunisie (40 %). On observe plus d’ouvriers non qualifiés parmi les descendants d’immigrés d’Afrique subsaharienne ou du Portugal et une part importante d’ouvriers qualifiés chez les descendants d’origine turque, espagnole, italienne ou portugaise. La part des cadres chez les descendants d’immigrés est comparable à celle des immigrés (13 %), les proportions les plus élevées s’observant chez les descendants d’Asie du Sud-Est (34 %), les plus faibles pour ceux de Turquie (6 %), d’Algérie, du Maroc ou de Tunisie et du Portugal (entre 8 % et 9 %).
8On retrouve chez les descendantes d’immigrés la forte concentration professionnelle des femmes et leur surreprésentation parmi les employées, quelles que soient leurs origines. Plus de la moitié sont employées, notamment celles d’Afrique subsaharienne (61 %), du Portugal (59 %) et d’Algérie (58 %). On observe plus d’ouvrières chez les descendantes de Turquie (31 %) et d’Algérie (14 %), plus de professions intermédiaires chez les descendantes d’Asie du Sud-Est (28 %). À l’autre extrémité de la hiérarchie des emplois, 11 % des filles d’immigrées sont cadres, avec des écarts selon l’origine du même ordre que chez les hommes, à savoir davantage de cadres parmi celles issues de parent(s) d’Asie du Sud-Est (24 %), et moins de Turquie (1 %), d’Afrique subsaharienne (5 %), d’Algérie (7 %) ou du Portugal (8 %). On note toutefois une différence entre les descendantes d’immigrés d’Algérie et du Maroc ou de Tunisie, ces dernières étant plus fréquemment cadres (12 %) ; cela s’explique probablement par des contextes migratoires des parents différents entre les deux pays.
Figure 2. Catégories socioprofessionnelles des descendants d’immigrés ou de natifs d’un DOM selon le pays ou département de naissance (%)

Champ : personnes âgées de 18 à 50 ans ayant terminé leurs études et travaillant ou ayant travaillé.
Lecture : 8 % des hommes descendants d’immigrés nés en Algérie travaillant ou ayant travaillé sont cadres.
Source : enquête TeO, Ined-Insee, 2008.
4. Une similitude des structures d’emplois plus forte entre immigrés et descendants
9De ces statistiques se dégage l’impression d’une plus grande proximité professionnelle des descendant(e) s d’immigrés avec les immigrés de la même tranche d’âges qu’avec la population majoritaire. L’indice de ségrégation professionnelle de Duncan fournit une mesure synthétique du degré d’écart entre deux distributions2 ; plus l’indice est proche de zéro, plus les structures des deux populations sont similaires. Cet indice est égal à 29 % en comparant les hommes de la population majoritaire et les descendants d’immigrés, et 16 % entre descendants d’immigrés et immigrés, soit une plus forte ressemblance des structures. Pour les femmes, les indices sont tous plus bas en raison de leur concentration forte dans les catégories « employées », quelle que soit l’origine. Reste toujours une plus grande distance entre descendantes d’immigrés et groupe majoritaire (16 %) qu’avec les immigrées (10 %).
5. Les immigrés plus nombreux dans la construction et l’industrie manufacturière
10L’emploi des hommes immigrés est concentré sur un nombre restreint de secteurs d’activité, l’emploi des descendants et celui de la population majoritaire sont plus diversement répartis. Le secteur des services domine dans toutes les populations considérées : 53 % des immigrés, 59 % des descendants d’immigrés, 57 % des hommes de la population majoritaire travaillent dans ce secteur, mais s’y répartissent différemment. Comme attendu, les immigrés travaillent plus souvent dans le secteur « hôtels-cafés-restaurants » (respectivement 7 %, 3 % et 4 %), alors qu’ils sont relativement peu présents dans l’administration publique (respectivement 5 %, 10 % et 12 %) (cf. infra).
11Des différences marquées s’observent pour le secteur de la construction qui absorbe plus d’un quart des hommes immigrés, alors que les descendants d’immigrés et la population majoritaire y sont beaucoup moins présents (respectivement 16 % et 15 %). Notons toutefois que les descendants d’immigrés du Portugal (48 %), de Turquie (36 %) y sont massivement employés.
12Le secteur manufacturier emploie un peu plus la population majoritaire (20 %) que les immigrés (17 %) et les descendants (16 %). La composante industrielle des emplois varie selon les origines, avec une forte présence des descendants d’immigrés du Portugal (20 %), de Turquie (24 %) et aussi d’Asie (26 %).
13Les femmes immigrées ont une répartition sectorielle des emplois distincte de celles des descendantes ou de la population majoritaire, avec une très forte présence dans les services aux personnes. Celui-ci emploie 17 % des immigrées contre 9 % des descendantes d’immigrés et des femmes de la population majoritaire, avec une représentation élevée des immigrées du Portugal (36 %), d’Algérie (22 %), d’Afrique subsaharienne (19 %). Les femmes immigrées d’Asie du Sud-Est sont quant à elles plus souvent employées dans le commerce de détail et les réparations d’articles domestiques (14 %) et dans l’hôtellerie et la restauration (13 %).
14Les femmes immigrées sont moins présentes dans le secteur de la santé et de l’action sociale (14 %), où l’on trouve 18 % de descendantes et 16 % de la population majoritaire. Là encore, on constate des variations selon les origines, avec une plus grande proportion dans ce secteur des descendantes d’Afrique subsaharienne (24 %), d’Algérie (19 %), ou d’Espagne ou d’Italie (19 %).
6. L’emploi public : rare chez les immigrés, plus fréquent chez les descendants
15La représentation des immigrés et des descendants d’immigrés dans la fonction publique a fait l’objet ces dernières années d’une attention particulière, aiguisée par l’idée que l’administration devait être « plus représentative de la nation qu’elle sert » (rapport Versini, 2004), alors que les rares études statistiques sur le sujet attestaient d’une sous-représentation manifeste des immigrés et des descendants parmi les agents de l’État, surtout chez les fonctionnaires (Baradji et al., 2012 ; Meurs et al., 2006 ; Pouget, 2005).
16Les données issues de TeO confirment cette relative absence des immigrés de l’emploi public : un peu plus d’un immigré sur dix (9 % d’hommes, 12 % de femmes) occupe un emploi public (salarié – fonctionnaire ou contractuel – de l’État et des collectivités locales, hôpitaux ou HLM). L’écart par rapport à la population majoritaire est moins marqué pour les descendants, mais il est toujours dans le même sens : pour les hommes, 16 % de descendants, 18 % du groupe majoritaire ; pour les femmes, 26 % de descendantes, 29 % de la population majoritaire.
17La différence des taux d’emploi dans le secteur public entre, d’un côté, les immigrés et, de l’autre côté, les descendants et la population majoritaire peut s’expliquer d’abord par l’obstacle légal de la nationalité. Être ressortissant français ou européen3 est exigé pour la plupart des emplois de la fonction publique ; or, 59 % des immigrés n’ont pas la nationalité française4. La présence des différents groupes d’immigrés dans l’emploi public est globalement en rapport avec l’acquisition de la nationalité française. Ainsi, les immigrés d’Algérie, du Maroc ou de Tunisie sont relativement nombreux à être employés dans le secteur public (16 % et 14 % respectivement) et à avoir la nationalité française (respectivement 46 % et 47 % de naturalisés). Mais cette relation n’est pas mécanique : les immigrés asiatiques sont moins présents dans le secteur public (11 %), alors que 82 % d’entre eux sont naturalisés français. L’acquisition de la nationalité française n’est donc pas le seul facteur explicatif de l’accès à l’emploi public ; les diplômes, la connaissance du français, le recrutement par concours peuvent aussi jouer au détriment des immigrés, surtout pour ceux arrivés à l’âge adulte.
II. Les temps contraints par le travail : horaires et temps de trajet
18Le temps de travail est une composante essentielle des comparaisons des emplois occupés. L’enquête TeO permet non seulement de connaître les horaires de travail, mais aussi les temps de trajet entre domicile et travail, information très rarement collectée.
1. Le temps de travail : peu de différences selon l’origine
19Parmi les hommes salariés, le temps de travail est peu différencié selon l’origine et les variations retracent essentiellement la part de l’emploi à temps partiel. Très rare pour les hommes de la population majoritaire (3 %), il concerne 4 % à 5 % des immigrés du Maghreb et de leurs descendants ainsi que les immigrés non européens (tableau 1). Pour les femmes, le temps partiel est beaucoup plus répandu (28 % des salariées) et la durée horaire hebdomadaire moyenne est inférieure de 4,5 heures en moyenne à celle des hommes. La durée hebdomadaire de travail s’échelonne entre 33 heures pour les femmes immigrées venues du Maghreb et 36 heures pour les salariées originaires d’un DOM (dont seulement 13 % à temps partiel). Les cas de multi-activité sont relativement rares. Ils concernent en moyenne 4 % des hommes salariés et 6 % des femmes salariées pour une quotité de 8 heures hebdomadaires effectuées en plus de l’activité principale. Il est cependant remarquablement plus élevé parmi les hommes et les femmes originaires d’Afrique subsaharienne (8 % et 10 %) et pour les femmes portugaises (15 %).
Tableau 1. Temps de travail hebdomadaire habituel des salariés selon le sexe et l’origine. Activité principale

Champ : salariés à titre principal, âgés de 18 à 50 ans, ni apprentis, ni stagiaires rémunérés, ni non salariés, ni chefs d’entreprise. Lecture : les salariés natifs d’un DOM travaillent en moyenne 38 heures par semaine dans leur activité principale ; ils sont 7 % à travailler à temps partiel et 4 % cumulent cette activité avec au moins une autre activité.
Source : enquête TeO, Ined-Insee, 2008.
2. Le temps de trajet selon l’origine et le sexe
20Au temps de travail proprement dit s’ajoute le temps de trajet quotidien qui constitue un temps contraint par le travail pour le salarié. Or, la ségrégation spatiale5 peut avoir des conséquences sur l’accès à l’emploi, les emplois occupés et aussi sur les temps de trajet.
21Pour 3 % des hommes salariés, l’emploi s’exerce à domicile, et donc sans trajet. Il s’agit dans 9 cas sur 10 de postes d’employé ou d’ouvrier. Pour les femmes, l’emploi à domicile est non qualifié dans 7 cas sur 10, majoritairement dans le secteur des services aux particuliers, assistante maternelle notamment. Au moins 1 salariée immigrée d’Algérie et du Portugal sur 10 travaille à domicile.
22Dans une minorité de cas (6 %), le temps de trajet est variable d’un jour sur l’autre. C’est un peu plus souvent le cas pour les emplois des hommes (7 %) que pour les femmes (4 %). Pour ces dernières, la variabilité du trajet correspond majoritairement à des emplois non qualifiés de services directs à la personne (aide à domicile ou employé de maison, par exemple). Pour les hommes, cela est lié davantage à des emplois qualifiés, pour moitié de niveau profession intermédiaire ou cadre. Pour les hommes immigrés d’origine turque ou portugaise, dont au moins 20 % n’a pas de trajet domicile-travail régulier, la variabilité correspond à une spécialisation dans des emplois d’ouvriers dans 9 cas sur 10, notamment ceux du bâtiment.
23Restent donc 9 salariés sur 10 qui déclarent un temps de trajet domicile-travail régulier. En moyenne, les salariés consacrent 43 minutes(6) par jour entre leur domicile et leur travail (aller-retour). Le temps de trajet est peu différent en moyenne entre les hommes et les femmes (un peu plus de 40 minutes). En revanche, il tend à être plus élevé pour les salariés plus âgés, particulièrement pour les hommes. La présence d’enfants en bas âge est également un facteur qui augmente le temps de trajet probablement parce que cela inclut le temps de les déposer puis de les récupérer sur le chemin du travail (ou du domicile). Cela ne joue significativement que lorsque la personne vit en couple avec un conjoint qui travaille également6.
3. Des temps de trajet plus longs pour les immigrés d’Afrique et d’Asie du Sud-Est…
24Les temps de trajet varient fortement selon l’origine (cf. annexe 1 sur teo. site.ined.fr/annexes). Les salariés de la population majoritaire et ceux qui sont d’origine espagnole ou italienne (immigrés et descendants) y consacrent un peu moins de temps que la moyenne tandis que le trajet domicile-travail atteint ou dépasse l’heure pour les immigrés d’Asie du Sud-Est, d’Afrique subsaharienne et des autres pays (hors origines spécifiques distinguées dans TeO).
25Comment expliquer ces variations entre les groupes ? À taille d’unité urbaine donnée et à l’exception de Paris et de la petite couronne francilienne, la possession d’une automobile permet de gagner du temps dans son trajet. Or, les immigrés d’Afrique subsaharienne et d’Asie du Sud-Est possèdent beaucoup moins souvent une automobile (60 % et 69 % contre 93 % pour la population majoritaire ; source TeO), ce qui peut expliquer des temps plus élevés pour eux.
26Un deuxième facteur explicatif est la qualification et le type de tâches du poste occupé : le temps de trajet moyen d’un employé non qualifié est de 37 minutes contre 57 minutes pour les cadres. La concentration des emplois de cadres dans les zones de forte densité urbaine, particulièrement dans l’agglomération parisienne, explique en partie cette hiérarchie (Le Jeannic et Razafindranovona, 2009). Les tâches d’exécution et de fabrication sont également davantage attachées à un lieu unique de travail que les tâches administratives, commerciales et de pilotage (Crague, 2003). La concentration des immigrés dans des emplois plutôt peu qualifiés n’explique donc pas les temps de trajets plus longs, au contraire. À type de poste équivalent, les écarts sont accentués.
27Le temps de trajet est aussi corrélé au secteur d’activité de l’employeur : le temps de trajet d’un salarié du secteur de la construction, mais aussi des transports et plus encore des services financiers, est plus élevé – toutes choses égales par ailleurs – que celui d’un salarié travaillant dans l’industrie. C’est l’inverse pour les autres activités de service. Par ailleurs, lorsque l’ancienneté est élevée, le temps de trajet est réduit : le salarié a pu choisir un logement à proximité de son emploi.
28Une fois l’ensemble de ces facteurs pris en compte dans une régression (annexes 2 et 3 sur https://teo1.site.ined.fr/fr/donnees_et_resultats/tableaux-statistiques/), le temps de trajet des immigrés reste significativement plus élevé que celui de la population majoritaire. À caractéristiques sociodémographiques équivalentes, les immigrés d’Afrique subsaharienne ont un temps de trajet de 50 % plus long que celui de la population majoritaire et ceux d’Asie du Sud-Est de 31 %. Toujours par rapport aux personnes de la population majoritaire, ces temps de transports sont significativement plus grands pour tous les immigrés, à la seule exception de ceux venus du Portugal.
29La situation des descendants est à mi-chemin entre les personnes issues de la population majoritaire et les immigrés de même origine ; la prise en compte des caractéristiques sociodémographiques et professionnelles réduit l’écart de temps de trajet avec la population majoritaire. Toutefois, toutes choses égales par ailleurs, le temps de trajet demeure significativement plus long (de l’ordre de 20 %) pour les descendants d’immigrés du Maroc, de Tunisie, d’Afrique subsaharienne et d’Asie du Sud-Est. Les natifs d’un DOM et descendants de natifs d’un DOM ont également un temps de trajet entre le domicile et le travail plus long, que ceux de la population majoritaire (environ + 25 %), qui ne s’explique pas par des caractéristiques d’emploi ou sociodémographiques.
4… qui proviennent essentiellement de leur concentration en région parisienne
30Une partie significative des écarts selon l’origine tient au lieu de résidence des personnes : il est inférieur en ville, hormis dans l’agglomération parisienne (Hubert, 2009). Or, les immigrés, les natifs d’un DOM et leurs descendants sont fortement concentrés dans des zones de la région parisienne souvent mal desservies par les transports collectifs. À tranche d’unité urbaine comparable, les écarts de temps de trajet sont fortement réduits : pour les immigrés d’Afrique subsaharienne, l’écart à la population majoritaire passe de 50 % à 33 % (tableau 2, dernière colonne). Pour les immigrés des autres origines, l’écart est également fortement réduit, sauf pour ceux venus de Turquie dont l’habitat est moins concentré en Île-de-France. Une fois le lieu de résidence pris en compte, le temps de trajet des descendants n’est plus significativement différent de celui de la population majoritaire, à l’exception des enfants d’immigrés venus du Maroc ou d’Asie du Sud-Est ou d’un DOM qui ont un temps de trajet plus élevé d’environ 10 %. La ségrégation territoriale de ces populations entraîne donc, non seulement des difficultés accrues dans l’obtention d’un emploi, mais aussi un surcoût en temps de trajet pour les salariés concernés.
Tableau 2. Facteurs influençant le trajet quotidien entre le travail et le domicile (odds ratio d’un modèle logistique expliquant le temps de trajet)

(a) Les autres facteurs pris en compte sont l’âge, avoir à sa disposition une automobile, la configuration familiale détaillée, la profession, l’ancienneté dans l’emploi actuel, le secteur d’activité de l’employeur et la tranche d’unité urbaine de la commune de résidence - voir annexe temps de trajet. Légende : significativité à : *** 10 % ; ** 5 % ; * 1 %, Réf. : situation de référence. Champ : salariés âgés de 18 à 50 ans ayant un temps de trajet régulier entre le domicile et le travail. Lecture : toutes choses égales par ailleurs, les natifs de DOM ont un temps de trajet plus élevé de 26 % que celui des salariés de la population majoritaire.
Source : Enquête Trajectoires et Origines, Ined-Insee, 2008.
III. Les inégalités de salaires selon l’origine et le sexe
31Les différences d’emplois occupés et de secteurs d’activité ont mécaniquement des conséquences sur les rémunérations. Reste à savoir si les facteurs structurels (liés notamment aux types d’emplois occupés, mais aussi à la composition sociodémographique des groupes) expliquent la totalité des écarts salariaux entre groupes d’origine ou s’il reste une part inexpliquée qui pourrait signaler une discrimination salariale liée à l’origine.
1. Un salaire horaire inférieur pour les salariés issus de l’immigration non européenne
32La comparaison des salaires horaires7 selon l’origine fait ressortir qu’à peu d’exceptions près (les immigrés de l’UE27 hors Europe du Sud et leurs descendants), les salariés de la population majoritaire gagnent en moyenne plus que les autres groupes (figure 3) ; les écarts sont les plus élevés pour les immigrés venus d’Afrique et de Turquie, et pour les fils d’immigré(s) de ces origines. En revanche, les femmes descendantes d’immigrés, à l’exception de celles issues de l’immigration turque, ont des salaires horaires plus proches de ceux des femmes de la population majoritaire.
Figure 3. Écarts de salaires horaires entre les immigrés et natifs d’un DOM et la population majoritaire

Champ : salariés à titre principal, immigrés, natifs d’un DOM ou descendants d’immigrés ou de natifs d’un DOM, âgés de 18 à 50 ans ni apprentis ni stagiaires rémunérés. Lecture : le salaire horaire des hommes immigrés venus d’Algérie est inférieur en moyenne de 11 % à celui des salariés de la population majoritaire.
Source : enquête TeO, Ined-Insee, 2008.
2. Comment analyser les écarts de salaires entre les groupes d’origine ?
33L’écart de salaire entre les salariés d’une origine donnée et ceux de la population majoritaire n’est pas un indicateur suffisant pour établir l’existence d’un traitement inégalitaire, car il provient en partie des différences de caractéristiques des personnes et des emplois qu’ils occupent. Or, on a vu que les immigrés et les descendants d’immigrés, surtout ceux et celles d’origine subsaharienne, turque ou maghrébine, sont dans des emplois moins qualifiés que le reste de la population. Il faut donc tenir compte des effets de structure pour construire une mesure pertinente des inégalités de traitement.
34La mesure des discriminations salariales a fait l’objet de multiples travaux en économie depuis les années 1960, avec comme objectif de trouver la méthode la plus pertinente pour faire la part entre les effets de structure et ce qui reste inexpliqué, c’est-à-dire potentiellement imputable à des discriminations. On adopte ici la démarche classique de décomposition de la différence des salaires entre deux groupes, selon la méthode initiée par Oaxaca (1973) et Blinder (1973). Cela consiste à simuler un salaire pour l’un des deux groupes en appliquant aux caractéristiques observables de celui-ci la valorisation estimée de ces mêmes caractéristiques pour l’autre groupe. Si avoir le Bac (ou l’équivalent) procure un supplément de salaire par rapport aux non-diplômés de 9 % aux individus de la population majoritaire et de 4 % aux immigrés du Maghreb, on calcule le salaire potentiel de ces immigrés en appliquant aux bacheliers de ce groupe un avantage salarial de 9 %. L’écart des deux rendements (0,9 % et 0,4 %) correspond au fait que ce niveau d’études n’est pas reconnu de la même façon par les employeurs quand il s’agit de personnes immigrées et quand il s’agit de personnes issues de la population majoritaire. Cela peut recouvrir des situations de discrimination – c’est-à-dire des emplois payés moins chers, toutes choses égales par ailleurs. L’écart des salaires moyens observés entre le groupe majoritaire et un autre groupe8 se décompose donc en un premier terme inexpliqué par les écarts de structure (écart des rendements des caractéristiques) et un deuxième terme expliqué par les caractéristiques observées.
35Faute d’effectifs suffisants pour une analyse statistique robuste, il est nécessaire d’agréger les groupes d’origine. Parmi les immigrés, on distingue ainsi les originaires des trois principaux pays du Maghreb (Algérie, Maroc, Tunisie ; N = 858), les immigrés venus de l’ensemble des pays de UE27 (y compris Espagne, Italie et Portugal ; N = 894) et ceux qui viennent du reste du monde (parmi lesquels on distingue les originaires d’Afrique subsaharienne et ceux de Turquie ; N = 1918). Les mêmes regroupements ont été faits pour la deuxième génération (soit respectivement 1 220, 2 288 et 984). Les natifs et descendants de natifs d’un DOM sont regroupés (N = 808). Enfin, la population majoritaire constitue la population de « référence » (N = 2093)9.
3. Quels facteurs structurels retenir ?
36Les résultats dépendent des facteurs structurels retenus ; plus ils sont nombreux, mieux on explique les écarts observés et les raisons de ces différences. Pour mieux comprendre les mécanismes sous-jacents, on estime successivement deux modèles. Dans le premier, on ne prend en compte que des variables individuelles qui reflètent les capacités productives de chacun : l’âge, le niveau d’études atteint, le lieu de résidence, l’expérience professionnelle (mesurée ici comme la durée entre le début du premier emploi stable et la date d’enquête), l’état de santé et, pour les immigrés, l’âge à l’arrivée en France. Dans le deuxième modèle, on complète ces caractéristiques individuelles par des variables caractérisant l’emploi occupé : l’ancienneté dans l’emploi actuel, avoir un emploi dans le secteur public ou non, le nombre de salariés de l’employeur et la catégorie socioprofessionnelle de l’emploi actuel. Si l’écart non expliqué se réduit, cela signifie que des individus apparemment identiques ne se retrouvent pas dans les mêmes emplois et que ceux d’un groupe donné sont plus fréquemment dans de « meilleurs » ou de « moins bons » emplois que les autres groupes. En d’autres termes, une partie de l’écart de salaire observé tient à de la ségrégation professionnelle.
4. Les écarts de salaire s’expliquent surtout par les caractéristiques des emplois occupés
37Comme on l’a vu précédemment dans l’analyse descriptive, les salariés de la population majoritaire gagnent un salaire plus élevé en moyenne que les immigrés (à l’exception des immigrés venus de l’UE27) et leurs descendants. Pour les hommes immigrés non européens, les différences des caractéristiques individuelles n’expliquent que très partiellement ces écarts (tableau 3, modèle 1). Il n’en est pas de même pour tous les autres groupes pour lesquels la prise en compte des seules caractéristiques individuelles réduit l’écart de plus de la moitié pour les femmes immigrées et les fils d’immigrés non européens (Maghreb ou autre). Les descendantes d’immigrés ont soit un écart de salaire très faible (descendantes non UE27 hors Maghreb, natifs d’un DOM et issus de parents natifs d’un DOM), soit un écart positif plus qu’expliqué par les caractéristiques individuelles (cas des descendantes du Maghreb et des immigrés non UE). Dans ce dernier cas, la part inexpliquée est négative, ce qui signale que les caractéristiques individuelles de ce groupe sont en moyenne moins favorables que celles des personnes de la population majoritaire.
38Lorsqu’on rajoute les variables relatives à l’emploi occupé, la part inexpliquée de l’écart de salaire diminue encore pour pratiquement tous les groupes (tableau 3, modèle 2). Le cas des hommes immigrés non-européens est particulièrement intéressant, puisque la part expliquée représente maintenant la moitié de la différence observée des salaires. Autrement dit, c’est pour moitié parce qu’ils occupent des emplois moins favorables que les autres, compte tenu de leurs compétences, que leur salaire est inférieur à ceux du groupe majoritaire. Reste néanmoins à leur désavantage encore un écart inexpliqué de l’ordre de 5 %. L’écart est également significatif et positif pour les fils d’immigrés du Maghreb, mais à un niveau inférieur (3,4 %).
Tableau 3. Décomposition des écarts de salaires horaires moyens estimés par rapport à la population majoritaire

(1) Différences de logarithmes de salaires horaires non pondérés. (2) Légende : significativité à : *** 10 % ; ** 5 % ; * 1 %, Réf. : situation de référence.
Champ : salariés à titre principal, âgés de 18 à 50 ans, ni apprentis, ni stagiaires rémunérés, ni chefs d’entreprise. Lecture : l’écart brut de salaire horaire entre les salariés de la population majoritaire et ceux qui ont émigré du Maghreb est en moyenne de 10,9 % (0,109). Les caractéristiques individuelles (modèle 1) en expliquent 0,012 ; quand on rajoute les caractéristiques de l’emploi, on explique un écart de 0,052 ( – 0,002 + 0,054), soit 50,2 % de l’écart brut. Pour les immigrés non UE27, l’écart expliqué est négatif. Un écart expliqué négatif veut dire que le salaire du groupe concerné devrait être supérieur à celui du groupe de référence si l’on ne s’en tenait qu’aux caractéristiques observées.
Source : enquête TeO, Ined-Insee, 2008.
5. Les biais de sélection affectent surtout les femmes et les descendants d’immigrés
39L’approche présentée ci-dessus considère implicitement que les salariés sont tirés au hasard dans l’ensemble des personnes susceptibles d’être en emploi. Or, tel n’est pas le cas : les salariés ont des caractéristiques inobservables qui jouent à la fois sur leur emploi et sur leur salaire et les résultats des estimations peuvent en être faussés. Pour tenir compte de la décomposition de ce biais dit « de sélection » et vérifier que les résultats présentés ci-dessus sont robustes, on utilise une méthode proposée par Neuman et Oaxaca (1998) qui isole, dans l’écart de salaire observé, une fraction due à cet effet de sélection.
40Lorsqu’on reporte les résultats de la décomposition de l’écart de salaires corrigé des biais de sélection, on retrouve les résultats précédents, à savoir que l’écart salarial pour les hommes immigrés non européens est peu expliqué par les variables individuelles et qu’il reste un écart non expliqué substantiel et significatif de 5 % en utilisant la spécification la plus étendue (tableau 4). Pour les autres groupes, l’écart de salaire est soit négligeable, soit quasiment totalement expliqué, une fois pris en considération les caractéristiques de l’emploi. Ces résultats sont cohérents avec ceux trouvés par Aeberhard et al. (2010) en utilisant une méthodologie similaire à partir des enquêtes Emploi.
41Comme attendu, les effets de sélection sur les écarts de salaires sont un peu plus visibles pour les femmes immigrées et pour les descendants d’immigrés hors Union européenne. De ce fait, la part expliquée de la différence de salaire est moins élevée. En d’autres termes, ne pas avoir tenu compte de la sélection avait abouti à surestimer les valorisations des caractéristiques de ces populations sur le marché du travail ; une part positive de leur salaire tenait au fait qu’ils étaient plus sélectionnés que les individus de la population majoritaire.
42Reste néanmoins que la différence de salaires qui reste inexpliquée est faible, voire non significative dans la spécification la plus complète, sauf pour les hommes immigrés non européens (Maghreb, 5 % ; autres pays ; 7,6 %) et les descendants d’immigrés qui ne sont ni européens ni maghrébins (6,7 %).
43En résumé, les immigrés (hommes ou femmes) et les descendants d’immigrés d’origine non européenne touchent un salaire d’au moins 10 % moins élevé. Pour les hommes, les caractéristiques individuelles expliquent peu ces écarts particulièrement lorsque le salarié est immigré non européen : tout se passe comme si le rendement des diplômes qu’ils possèdent subissait une décote liée à la migration. La prise en compte des caractéristiques des emplois réduit fortement les écarts, ce qui signifie que l’emploi des immigrés est concentré sur des postes moins rémunérateurs à caractéristiques données. Pour les femmes, la seule prise en compte des différences des caractéristiques individuelles observables réduit fortement les écarts avec les femmes de la population majoritaire, et ajouter les caractéristiques des postes occupés par les salariées les réduit encore.
Tableau 4. Décomposition des écarts de salaires horaires par rapport à la population majoritaire (prise en compte de la sélection dans l’emploi)

(1) Différences de logarithmes de salaires horaires non pondérés. (2). Légende : significativité à : *** 10 % ; ** 5 % ; * 1 %, Réf. : situation de référence.
Champ : salariés à titre principal, âgés de 18 à 50 ans, ni apprentis, ni stagiaires rémunérés, ni chefs d’entreprise. Lecture : Les salaires horaires bruts de la population majoritaire sont en moyenne supérieurs de 10,9 % à ceux des immigrés du Maghreb. Dans le modèle 2 (le plus complet), les caractéristiques individuelles expliquent un écart négatif de 0,3 %, les caractéristiques de l’emploi, 5,3 % et la sélection 1 %. Au total 4,9 % de l’écart reste inexpliqué.
Source : enquête TeO, Ined-Insee, 2008.
6. Comment interpréter la part inexpliquée des écarts salariaux ?
44L’interprétation des écarts salariaux qui persistent après avoir pris en compte les différences de caractéristiques individuelles et de postes occupés est délicate. Si l’on était certain d’avoir pu retenir tous les effets de composition, la part inexpliquée pourrait s’interpréter comme un effet de la discrimination : à caractéristiques identiques, une personne – particulièrement un homme immigré non européen – serait moins payée qu’une personne de la population majoritaire. Mais la compréhension de l’origine de ces écarts est compliquée pour deux raisons.
45D’une part, il n’est pas possible de prendre en compte tous les effets. Certaines informations contenues dans l’enquête n’ont pu être exploitées. La catégorie socioprofessionnelle détaillée et le secteur d’activité de l’employeur n’ont pas pu être mobilisés, faute d’effectifs suffisants. Par ailleurs, la spécialité du diplôme le plus élevé n’est pas disponible pour les personnes, immigrées pour la plupart, qui n’ont pas terminé leurs études en France. Enfin, il reste d’autres caractéristiques non observables. Au total, une part importante de la variance des salaires individuels reste non expliquée par les équations10. Une partie de l’écart inexpliqué est donc attribuable à l’imperfection de la spécification. D’autre part, certaines caractéristiques individuelles, comme le niveau d’études ou la localisation géographique peuvent elles-mêmes être le résultat d’un traitement inégalitaire en amont du marché du travail ; en l’occurrence, il s’agirait d’un accès moins favorable aux ressources de l’éducation, ou de ségrégation résidentielle : raisonner à caractéristiques individuelles données tendrait alors à sous-estimer la mesure de la discrimination prise au sens large.
46Il est donc difficile d’affirmer que la part non expliquée mesure la discrimination salariale. Toutefois, l’enquête TeO recueille, en complément des données objectives de la situation des enquêtés, leur opinion sur des expériences de traitement vécues comme injustes. Concernant la vie professionnelle, ce sentiment d’injustice est recueilli pour les difficultés éventuelles d’accès à l’emploi mais aussi pour l’expérience dans l’emploi. Deux questions sont posées à ceux qui ont déjà travaillé : « au cours des cinq dernières années, est-il arrivé qu’on vous refuse injustement une promotion…? » et « … qu’on vous licencie injustement ? »11. En moyenne, 10 % des salariés disent avoir vécu au moins une fois l’une de ces deux situations au cours des 5 dernières années. Les descendants d’immigrés expriment plus souvent cette opinion que les immigrés de la même origine ; cela se vérifie pour les hommes comme pour les femmes (figure 4). Parmi les hommes, ce sont les immigrés et les descendants d’immigrés du Maghreb, ainsi que les originaires d’un DOM qui se sentent le plus discriminés dans leur emploi. Les écarts sont d’ailleurs marqués : un peu plus de 8 % des immigrés de l’UE27 ont vécu une expérience ressentie comme injuste, soit deux fois moins que les descendants d’immigrés maghrébins. Chez les femmes, ce sont également les descendantes d’immigrés du Maghreb qui se sentent le plus souvent discriminées dans l’emploi mais les écarts sont beaucoup moins marqués.
47Pour confronter la cohérence de ces déclarations avec les observations sur les salaires, on a estimé la probabilité de ressentir une injustice dans le déroulement de carrière compte tenu de l’écart de salaire résiduel entre le salaire observé et le salaire que la personne percevrait, si la même sélection et les mêmes rendements des caractéristiques individuelles que ceux des salariés de la population majoritaire s’appliquaient12. En d’autres termes, on estime pour chaque individu le salaire qu’il percevrait s’il était rémunéré comme les personnes de la population majoritaire ayant les mêmes caractéristiques et on calcule la différence (positive ou négative) entre ce montant potentiel et effectif. Cette valeur (individuelle) est introduite dans une régression dont la variable dépendante est la « déclaration d’injustice dans le déroulement de carrière », les variables déjà utilisées dans l’estimation des équations de gains étant par ailleurs contrôlées. On cherche ainsi s’il existe, toutes choses égales par ailleurs, une corrélation positive entre la déclaration d’une injustice sur le lieu de travail et l’ampleur de l’écart salarial par rapport au salaire potentiel.
Figure 4. Sentiment d’injustice dans l’activité professionnelle au cours des 5 dernières années parmi les salariés

* Au cours des 5 dernières années, est-il arrivé qu’on vous refuse injustement une promotion ? Ou bien qu’on vous licencie injustement ?
Champ : salariés à titre principal, âgés de 18 à 50 ans ni apprentis, ni stagiaires rémunérés, ni chefs d’entreprise.
Lecture : 10 % des hommes salariés de la population majoritaire disent avoir le sentiment d’avoir subi un refus injuste de promotion ou bien un licenciement injuste au cours des 5 dernières années.
Source : enquête TeO, Ined-Insee, 2008.
48L’estimation montre que l’odds ratio associé à l’écart résiduel de salaire est très positif et significativement différent de zéro : plus le salaire perçu est loin du salaire « dû », plus l’enquêté déclare avoir subi une injustice (tableau 5). On observe ainsi une correspondance statistique significative entre la déclaration spontanée et l’écart mesuré, ce qui appuie l’idée que les réponses individuelles à cette question reflètent un constat factuel. Cet effet est plus prononcé pour les hommes que pour les femmes. En outre, chez les hommes, à caractéristiques individuelles et écarts de salaires inexpliqués donnés, le sentiment d’injustice dans l’emploi reste différencié selon l’origine : en particulier les descendants d’un parent venu du Maghreb sont ceux qui font état le plus souvent d’injustices (l’odds ratio est 2 fois plus élevé que celui de la population majoritaire). Il est possible que les réponses à ces questions sur la discrimination dans les déroulements de carrière aient englobé des situations de malaise au travail, d’attitudes hostiles qui, sans se traduire automatiquement par un retard de carrière, pèsent sur le quotidien de ces salariés. En tout état de cause, la concordance des écarts salariaux objectivement mesurés, et des déclarations de traitements injustes, invitent à interpréter la décote salariale non expliquée de certains immigrés et descendants d’immigrés comme le produit, au moins partiel, de discriminations subies dans l’exercice des activités professionnelles.
Tableau 5. Probabilité d’avoir subi un traitement injuste(1) dans le travail au cours des 5 dernières années (odds ratio)

(1) Refus injuste d’une promotion ou licenciement injuste, quel que soit le motif. (2) Écart entre le salaire observé et le salaire potentiel avec la sélection et les rendements des caractéristiques observés sur la population majoritaire. Voir annexe 9 sur https://teo1.site.ined.fr/fr/donnees_et_resultats/tableaux-statistiques/ pour des données plus complètes.
Champ : salariés à titre principal âgés de 18 à 50 ans, ni apprentis ni stagiaires rémunérés. Autres variables introduites dans l’équation : âge, niveau d’études, niveau de français, permis de conduire, état de santé, lieu de résidence, ZUS ou non, situation familiale, CSP des parents.
Source : enquête TeO, Ined-Insee, 2008.
IV. Des héritages socioprofessionnels différents selon les origines
49Les analyses précédentes ont montré que les descendants d’immigrés non européens sont moins rémunérés que les personnes de la population majoritaire, et que cette décote salariale est en partie corrélée à l’expérience de discriminations rapportées par les enquêtées. Dans quelle mesure cette situation découle-t-elle d’un héritage familial ? La question centrale posée ici peut se reformuler ainsi : à origine sociale donnée, les enfants d’immigrés ont-ils les mêmes chances d’accéder aux professions supérieures (cadres, chefs d’entreprise) que les personnes de la population majoritaire ? Pour étudier la mobilité sociale « intergénérationnelle », l’analyse porte sur les enquêtés âgés de 35 à 50 ans en 2008 et nés en France d’un père immigré (et d’une mère immigrée ou non). Cette restriction sur l’âge permet de comparer les situations professionnelles des pères immigrés à celles de leurs fils et leurs filles pour une même période de la vie professionnelle. La comparaison porte entre les pères et les enfants, non avec les mères car – comme nous allons le montrer –, les mères inactives sont en proportion très élevée dans ces générations13.
1. Les pères des descendants d’immigrés : majoritairement ouvriers14
50Interrogés sur la situation de leurs pères lorsqu’ils avaient 15 ans, 94 % des descendants d’immigrés15 ont répondu que leur père était en emploi, 5 % qu’il était inactif (retraité ayant déjà travaillé ou non) et moins de 1 % qu’il était au chômage. L’origine ouvrière des fils et des filles d’immigrés est très marquée (tableau 6) : 66 % des descendants d’immigrés avaient un père ouvrier contre 39 % seulement des personnes de la population majoritaire. L’origine ouvrière est particulièrement importante pour les descendants d’immigrés venus du Maghreb et d’Europe du Sud (Espagne, Italie et Portugal), avec une surreprésentation dans ce cas d’ouvriers non qualifiés. Alors que la part des ouvriers non qualifiés ne représente que le tiers environ de l’emploi ouvrier total pour les pères dans la population majoritaire, cette part s’élève à 50 % pour les pères immigrés nés en Algérie. Les pères immigrés nés en Europe du Sud sont presque aussi nombreux à être ouvriers qualifiés que ceux de la population majoritaire (les deux tiers environ).
51Par contraste, les individus ayant un père immigré occupant des professions intermédiaires (7 %) sont deux fois moins nombreux que dans la population majoritaire (16 %). Ils sont près de trois fois moins nombreux (4 %) à avoir un père exerçant des fonctions de cadres que dans la population majoritaire (10 %). Les artisans et les commerçants sont pratiquement aussi nombreux parmi les pères des descendants et des descendantes d’immigrés (13 %) que pour les personnes de la population majoritaire (14 %). Le fait que les pères des descendants d’immigrés soient pratiquement absents chez les agriculteurs (2 % contre 7 % pour la population majoritaire) alors que beaucoup d’entre eux viennent de milieux ruraux, notamment dans les courants migratoires anciens (Maghreb, Europe du Sud), s’explique aisément : la transmission du métier (et du capital) est rendue impossible par la migration.
Tableau 6. Les professions exercées par les pères des descendant-e-s d’immigré-s

En italiques, effectifs inférieurs à 10.
Champ : individus âgés de 35-50 ans ayant terminé leurs études et travaillant ou ayant déjà travaillé. La profession du père est renseignée au moment où la personne enquêtée avait 15 ans. Pour les ouvriers, l’emploi non qualifié est défini à partir des codes de la nomenclature Insee des professions et catégories socioprofessionnelles (codes 67, 68 et 69 de la PCS 2003). Lecture : les personnes dont le père est immigré et né au Maghreb occupent à 70,2 % des emplois d’ouvriers à 35-50 ans.
Source : enquête TeO, Ined-Insee, 2008.
2. Les mères de descendants d’immigrés maghrébins : très souvent inactives
52Entre les mères des personnes de la population majoritaire et celles (immigrées ou non) des descendants et des descendantes d’immigrés, des différences importantes de situation d’activité s’observent : les premières ont été plus souvent en emploi et moins souvent inactives que les secondes. La situation des mères des descendants d’immigrés du Maghreb est assez spécifique par rapport à celle des mères des descendants d’immigrés d’origine européenne. Dans les familles maghrébines, seule une mère sur trois environ travaillait lorsque l’enquêté avait 15 ans et une sur dix environ avait travaillé à un moment ou à un autre de sa vie professionnelle, contre respectivement 45 % et 52 % pour les descendants d’immigrés d’origine européenne et d’Europe du Sud. Les mères des descendants d’immigrés du Maghreb ont davantage été « au foyer » pour élever leurs enfants, plus nombreux en moyenne (6,8 enfants en moyenne pour les mères nées en Algérie et 4,7 enfants pour les mères nées au Maroc ou en Tunisie contre 3,9 pour les mères nées au Portugal, en Espagne ou en Italie16). Elles sont aussi moins diplômées que les autres mères : 70 % d’entre elles n’avaient aucun diplôme contre respectivement 57 % et 39 % pour les mères des fils et des filles de père immigré d’Europe du Sud ou d’Europe. À caractéristiques sociodémographiques données17 (ancienneté de séjour, nombre d’enfants, niveau de diplôme), les « chances » pour les descendants d’immigrés maghrébins d’avoir eu une mère inactive sont nettement plus élevées.
53Quand elles travaillaient ou avaient déjà travaillé, les mères des fils et des filles d’immigrés étaient avant tout employées (55 %) ou ouvrières (23 %). Les écarts selon les origines géographiques sont relativement peu importants. Elles étaient aussi nombreuses que les pères à être cadres ou professions intermédiaires (11 %).
3. Accéder à une catégorie socioprofessionnelle supérieure à celle des pères
54Les fils d’immigrés sont beaucoup moins souvent ouvriers que leur père : 42 % d’entre eux sont ouvriers dans leur emploi actuel (ou dans le dernier emploi qu’ils ont occupé ; tableau 7), contre 66 % pour leur père. À l’inverse, les emplois de professions intermédiaires ou de cadres sont plus fréquents : 14 % des fils d’immigrés occupent (ou ont occupé) un emploi de cadre et 20 % un emploi de professions intermédiaires, contre 4 % et 7 % de leurs pères. Les filles d’immigrés se concentrent dans la catégorie « employées » (54 % des descendantes d’immigrés), comme les femmes de la population majoritaire : 20 % des filles d’immigrés ont une profession intermédiaire et 11 % un emploi de cadre.
Tableau 7. Mobilité professionnelle des fils et filles d’immigrés au dernier emploi occupé par rapport à la profession de leur père (%)

* Données non significatives par origine géographique.
Champ : individus âgés de 35 à 50 ans, vivant en France métropolitaine ayant terminé leurs études et exerçant ou ayant exercé un emploi au moment de l’enquête. Lecture : au dernier emploi, 42,1 % des descendants étaient ouvriers, 13,4 % employés…
Source : enquête TeO, Ined-Insee, 2008.
55La mobilité socioprofessionnelle entre les pères et leurs enfants est analysée ici à travers deux indicateurs : le premier mesure les changements de catégories socioprofessionnelles (employé/ouvrier ; profession intermédiaire ; cadre) ; le second analyse les mobilités entre emplois non qualifiés et qualifiés au sein de la catégorie ouvrier/employé18.
5624 % des fils d’immigrés ont connu une mobilité ascendante en accédant à une catégorie socioprofessionnelle supérieure à celle de leur père (profession intermédiaire ou cadre) (tableau 8). Les filles d’immigrés et de la population majoritaire sont un peu moins nombreuses (20 %) à avoir bénéficié d’une mobilité ascendante. Ces proportions sont très proches de celles observées pour la population majoritaire (respectivement 24 % et 18 %). Les fils d’immigrés du Maghreb sont un peu moins nombreux à accéder à une catégorie socioprofessionnelle supérieure à celle de leur père (17 %) tandis que pour les filles, les mobilités les moins fréquentes sont observées pour celles dont le père est originaire d’Europe du Sud (17 %).
57Ces mobilités renvoient pour partie aux mutations du marché du travail (baisse du travail non qualifié, tertiarisation des emplois) et à l’élévation du niveau de formation. Une fois contrôlé des principales variables sociodémographiques19, l’effet de l’origine géographique des pères sur la probabilité de connaître une mobilité ascendante par changement de catégorie socioprofessionnelle n’est plus significatif (voir tableau 9). L’effet du diplôme est très important : avoir un diplôme de niveau bac + 3 ou plus augmente de plus de trois fois les chances d’être en mobilité ascendante par rapport à un diplôme de niveau Bac. Un statut professionnel déjà élevé du père (profession intermédiaire ou cadre) réduit par nature les chances de mobilité sociale ascendante, l’acquisition d’un emploi qualifié par le père les augmente de façon modérée. Le fait d’avoir connu au moins une interruption de carrière ou d’avoir une mère inactive joue défavorablement sur les chances de mobilité ascendante.
Tableau 8. Mobilités professionnelles des descendant-e-s d’immigrés au dernier emploi occupé par rapport aux professions de leurs pères (%)

Champ : individus nés en France, âgés de 35 à 50 ans, vivant en France métropolitaine ayant terminé leurs études et exerçant ou ayant exercé un emploi au moment de l’enquête. Note : la mobilité socioprofessionnel le entre les pères et leurs enfants est analysée à travers deux indicateurs : le premier mesure les changements de catégories socioprofessionnelles (employé/ouvr ier ; profession intermédiaire ; cadre) ; le second analyse les mobilités entre emplois non qualifiés et qualifiés au sein de la catégorie ouvrier/employé. Autres : mobilités vers statut indépendant ou salarié, non réponse. Lecture : au dernier emploi, 35,6 % des descendants d’immigrés ont connu une mobilité ascendante soit en ayant un emploi qualifié d’ouvrier ou d’employé alors que leurs pères occupaient un emploi non qualifié d’ouvrier ou d ’employé 11,7 %, soit en travaillant dans une catégorie socioprofessionnelle supérieure à celles de leurs pères (23,9 %). En revanche, 11,7 % ont connu une mobilité descendante soit en ayant un emploi non qualifié d’ouvrier ou d’employé alors que leur père avait un emploi qualifié (7,4 %), soit en travaillant dans une catégorie socioprofessionnelle inférieure à celle de leur père (4,3 %).
Source : enquête TeO, Ined-Insee, 2008.
Tableau 9. Impact des caractéristiques sociodémographiques sur le fait d’avoir une mobilité ascendante avec changement de catégorie sociale et sur le fait d’être cadre (modèles logistiques odds ratios)

* Tous les rapports de chance sont significatifs au seuil de 10 % sauf ceux signalés par une *.
Champ : individus âgés de 35 à 50 ans, vivant en France métropolitaine ayant terminé leurs études et exerçant ou ayant exercé un emploi au moment de l’enquête. Lecture : un fils de cadre a une probabilité deux fois supérieure d’être cadre plutôt que de ne pas l’être par rapport à une personne présentant les mêmes caractéristiques (origine géographique, sexe, âge, niveau de diplôme, etc.).
Source : Ined-Insee, enquête TeO, 2008.
4. La mobilité vers un emploi d’ouvrier ou d’employé qualifié concerne plus d’un descendant d’immigré sur dix
58La mobilité par l’occupation d’un emploi qualifié d’ouvrier ou d’employé alors que le père occupait un emploi non qualifié constitue une autre voie de mobilité sociale. Ces mobilités concernent plus d’un fils d’immigré sur dix et un peu moins d’une fille d’immigré sur dix (voir tableau 8). Ces mobilités par la qualification sont plus fréquentes pour les fils et les filles d’immigrés que pour la population majoritaire, notamment en raison du niveau de qualification souvent moins élevé de leurs pères. En prenant une définition plus large de la mobilité ascendante qui inclurait les promotions vers un emploi qualifié et celles issues de la mobilité vers les professions intermédiaires ou les cadres, les mobilités ascendantes concernent un tiers des fils et les filles d’immigrés.
59Les mobilités descendantes « au sens large » concernent un peu plus les filles que les fils d’immigrés (respectivement 23 % et 12 %, contre 25 % et 14 % en population majoritaire) et sont surtout liées à l’occupation d’un emploi moins qualifié d’ouvrier ou d’employé.
5. L’origine sociale prime pour accéder aux professions de cadres
60Les fils et les filles d’immigrés devenus cadres ou professions intermédiaires ont plus souvent que les personnes de la population majoritaire des origines ouvrières : parmi les cadres, 26 % des hommes et 18 % des femmes de la population majoritaire ont un père ouvrier contre 46 % pour les fils et 45 % pour les filles d’immigrés (tableau 7). Cet écart reflète toutefois essentiellement la plus forte origine ouvrière des fils et des filles d’immigrés.
61En effet, à origine sociale ouvrière équivalente, les fils et les filles d’immigrés ont une « destinée » sociale proche de celle des hommes et des femmes de la population majoritaire. Quand le père est ouvrier, les fils d’immigrés deviennent un peu moins d’une fois sur deux ouvriers (49 %), tandis que les filles d’immigrés deviennent un peu plus d’une fois sur deux employées (59 %) (tableau 8). Les ordres de grandeur pour les hommes et pour les femmes de la population majoritaire sont proches : respectivement 45 % et 56 %. Les écarts sont un peu plus prononcés pour l’accès aux professions de cadres entre fils de la population majoritaire (13 %) et fils d’immigrés (9 %). À caractéristiques sociodémographiques identiques toutefois, le fait d’avoir un père immigré n’a pas d’effet significatif sur les chances de devenir cadre. La probabilité de devenir cadre augmente surtout avec l’origine sociale du père et le niveau de diplôme. À l’inverse, être une femme ou avoir connu au moins une interruption de carrière diminue sensiblement cette probabilité (tableau 8).
Conclusion
62Les immigrés salariés originaires du Maghreb ou d’Afrique subsaharienne sont massivement dans les emplois non qualifiés, d’ouvriers pour les hommes, d’employées (surtout des services directs aux particuliers) pour les femmes. Certains secteurs sont surreprésentés selon l’origine, comme celui de la construction pour les originaires d’Europe du Sud ou de Turquie. L’emploi public est plus rare parmi les immigrés que pour la population majoritaire, même chez les femmes. Cela tient en partie aux conditions de nationalité et aux modalités de recrutement dans ce secteur. La répartition des emplois (postes et secteurs) des descendants d’immigrés s’approche de manière estompée de celle des emplois occupés par les immigrés de même origine. Leur position est néanmoins intermédiaire entre celle des immigrés et celle de la population majoritaire.
63Concernant les horaires de travail et les temps de trajets, le trait le plus marquant est le cumul des désavantages pour les immigrés d’Afrique subsaharienne qui ont à la fois le temps de travail le plus faible et le temps de trajet le plus élevé. Cette situation tient beaucoup à leur localisation en région parisienne, à la ségrégation territoriale sur ce territoire et au fait qu’ils ne possèdent pas de véhicule.
64Si les salaires horaires moyens des immigrés et des descendants d’immigrés sont inférieurs en moyenne à ceux des personnes de la population majoritaire, cela provient en partie des différences de caractéristiques individuelles (diplôme, expérience), auxquelles s’ajoute la ségrégation dans des emplois moins rémunérateurs. De ce point de vue, la discrimination salariale stricto sensu (écarts de salaires toutes choses égales par ailleurs) apparaît comme un problème de second ordre par rapport aux inégalités et discriminations dans l’accès à l’emploi et dans les évolutions de carrière. Reste néanmoins pour les hommes immigrés non européens un écart de salaire horaire non expliqué important, même après prise en compte de l’ensemble des caractéristiques observables, de l’ordre de 5 % à 7 %. Pour aller plus loin dans l’analyse, on a calculé un écart entre le salaire que chacun devrait percevoir s’il était traité comme les salariés de la population majoritaire et le salaire effectivement perçu. On trouve une forte corrélation de cet indicateur, avec les ressentis individuels d’injustice dans les promotions et les licenciements. Cela laisse penser que cet écart non expliqué correspond, en partie tout du moins, à des traitements discriminatoires sur le lieu de travail.
65S’il y a désavantage manifeste des descendants d’immigrés sur le marché du travail, il serait erroné de conclure que cela reproduit la situation socioprofessionnelle de leur père. De la génération venue dans les années 1950 et 1960 à celle des descendants d’immigrés enquêtés dans TeO, les écarts de situation socioprofessionnelle se sont considérablement modifiés. La structure socioprofessionnelle des hommes et des femmes dont le père est immigré présente des différences moins marquées avec la population majoritaire que ce n’était le cas pour leur père. Cela tient pour beaucoup à l’évolution de la structure socioprofessionnelle des emplois en France, marquée à la fois par une diminution relative des emplois ouvriers et à la croissance de ceux de cadres, évolution dont ont bénéficié – comme les autres – les descendants d’immigrés. Ainsi, la part des ouvriers a sensiblement diminué pour les fils et les filles d’immigrés, quelle que soit leur origine, alors qu’elle a nettement moins baissé chez les hommes et les femmes de la population majoritaire.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 La définition retenue pour délimiter l’emploi non qualifié des employés est celle de Chardon, 2001. Les ouvriers non qualifiés correspondent aux codes 67, 68 et 69 de la PCS 2003 (Insee).
2 L’indice de Duncan est égal à la moitié de la somme des différences en valeur absolue de la répartition des professions entre les descendants et les immigrés ou la population majoritaire. Il varie entre 0, cas où la répartition des professions occupées par les descendants et par les immigrés (ou de la population majoritaire) est la même, et 100, lorsque la ségrégation est totale. Il est calculé ici avec une nomenclature des PCS en 7 catégories (agriculteur, artisans-commerçants, cadres, professions intermédiaires, employé qualifié, employé non qualifié, ouvrier qualifié, ouvrier non qualifié).
3 Les ressortissants de l’Espace économique européen (EEE) et de la Suisse peuvent travailler dans la fonction publique française.
4 Sur la naturalisation des immigrés, voir le chapitre 18.
5 Voir le chapitre 16 de cet ouvrage.
6 Cf. annexes 2 et 3 (sur https://teo1.site.ined.fr/fr/donnees_et_resultats/tableaux-statistiques/) pour les tableaux de régression correspondants.
7 Le salaire horaire est défini comme le rapport entre le salaire mensuel net déclaré et le temps de travail en équivalent mensuel. L’horaire déclaré est tronqué à 50 heures hebdomadaires correspondant à la durée maximale de la durée légale du travail (48 heures dans le droit commun, 50 heures pour les chauffeurs routiers).
8 Les salaires sont exprimés en logarithme.
9 Les coefficients de l’équation de gains estimée sur la population majoritaire forment la norme salariale par rapport à laquelle les écarts de rendement avec les autres groupes sont calculés.
10 Les résultats complets des estimations sont dans les annexes 4, 5, 6, 7 et 8 sur teo.site.ined.fr/ annexes.
11 Nous n’avons pas distingué ici selon le motif (sexiste, raciste, homophobe, handiphobe) déclaré sur le traitement injuste au travail.
12 Blackaby et al. (2005) ont introduit cette mesure dans une équation mesurant la probabilité de se déclarer discriminé pour un ensemble d’enseignants chercheurs britanniques et ont trouvé une corrélation positive entre les deux phénomènes.
13 Raison pour laquelle on n’inclut pas dans nos analyses les descendants d’immigrés dont seule la mère est immigrée.
14 Les sous-sections 1 à 4, y compris les tableaux, sont extraites de Dares Analyses, septembre 2012, n° 58 et reproduites ici avec l’autorisation de la Dares.
15 Les descendants d’immigrés (ayant un père immigré et une mère immigrée ou non) représentent 10 % de la population de l’enquête TeO âgée de 35 à 50 ans.
16 Il s’agit là de la taille des fratries dans lesquelles les enquêtés descendants d’immigrés ont grandi. Pour des informations sur la fécondité des personnes immigrées âgées de 18 à 60 ans au moment de l’enquête, voir le chapitre 11 de cet ouvrage.
17 La référence est une mère de la population majoritaire, sans diplôme, ayant un enfant. Pour les mères immigrées, la durée de séjour a également été introduite dans le modèle.
18 La définition de l’emploi non qualifié adoptée est celle d’O. Chardon. Elle est définie à partir des codes de la nomenclature Insee des professions et catégories socioprofessionnelles de la PCS 2003.
19 Les variables prises en compte sont le sexe, l’origine du père, le diplôme, la catégorie socioprofessionnelle du père, l’activité professionnelle antérieure de la mère, l’existence éventuelle d’une interruption de carrière et le nombre d’enfants.
Auteurs
Dominique Meurs est économiste, chercheuse à l’Ined et professeur à l’Université Paris-Ouest. Ses domaines de recherche portent sur les inégalités de genre et d’origine sur le marché du travail. Elle est spécialisée sur les questions de discrimination salariale et de mesure du « plafond de verre », tant dans le privé que le public.
Bertrand Lhommeau est adjoint à la cheffe du bureau de la jeunesse et de la famille à la Drees (ministère des Affaires sociales, de la Santé et des Droits des femmes). Il était responsable de l’enquête TeO au sein de l’unité des études démographiques et sociales de l’Insee (cellule Statistiques et études sur l’immigration), lors de l’élaboration de cet ouvrage. Il a été chargé d’études sur les thèmes de la redistribution à l’Insee et à la Drees, puis des bas salaires à la Dares (ministère du Travail, de l’Emploi, de la Formation professionnelle et du Dialogue social).
Mahrez Okba est chargé de mission pour les questions d’intégration et de flux migratoires, direction de l’Animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), ministère du Travail, de l’Emploi, de la Formation professionnelle et du Dialogue social. Ses récents travaux sont consacrés à l’insertion professionnelle des immigrés et des descendants d’immigrés, notamment les jeunes et sur la mobilité sociale de ces populations.
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