Préface
La science par dérogation, ou comment l’enquête TeO a rempli sa mission
p. 7-16
Texte intégral
1Pour qui suit l’actualité politique et sociale avec un minimum d’attention, l’enquête Trajectoires et origines, sous-titrée Enquête sur la diversité des populations en France, n’est pas une inconnue. Sa réalisation conjointe par l’Ined et l’Insee remonte aux années 2008 et 2009 ; son lancement avait fait quelque bruit à l’époque (j’y reviendrai) et nombre d’articles, de documents de travail ou de thèses ont contribué depuis à entretenir l’intérêt du public pour cette enquête et à populariser son acronyme, TeO. Mais on manquait d’un recueil de référence qui rassemble ces publications, les élargisse et les systématise. C’est chose faite à présent, grâce à la vaste équipe de collaborateurs animée par Cris Beauchemin, Christelle Hamel et Patrick Simon. Au-delà de l’Ined et de l’Insee, les porteurs du projet ont accepté très tôt d’ouvrir l’accès au fichier de l’enquête. Ils ont pu réunir ainsi les contributions de plusieurs universités ou organismes de recherche, dont je tiens à saluer la présence au sein de cet ensemble.
2Il faut le souligner d’emblée, l’enquête TeO est un aérolithe dans le ciel de la recherche et de la statistique publiques. Combien d’enquêtes, en effet, ont exploré en profondeur le parcours des immigrés et de leurs descendants, leur insertion dans la société française, les réussites et les obstacles qui jalonnent leur trajectoire sur deux générations, y compris les expériences de discrimination ? L’unique précédent comparable est l’enquête Mobilité géographique et insertion sociale (MGIS), réalisée en 1992 par Michèle Tribalat, chercheuse à l’Ined. Menée en collaboration avec l’Insee, cette enquête pionnière s’était concentrée sur un éventail de sept courants migratoires d’ancienneté variable et s’était soldée par des publications remarquées. Elle demeure aujourd’hui une référence pour qui veut suivre le processus d’intégration des migrants en France dans la seconde moitié du xxe siècle. Son questionnaire retraçait non seulement leur parcours personnel, mais remontait aussi à la génération précédente : c’était la première fois qu’une enquête française d’envergure était autorisée par les instances de contrôle, le Cnis et la Cnil1, à recueillir des informations sur les pays de naissance et la première nationalité des parents, ouvrant ainsi la voie à l’étude comparée de ce qu’on appelle désormais la « première génération » (les migrants venus s’installer en France) et la « deuxième génération » (leurs enfants nés ou élevés sur place). Comme l’enquête MGIS couvrait rétrospectivement plusieurs décennies, il n’était pas nécessaire de l’actualiser à intervalle resserré, car l’adjonction de quelques années d’observation n’eût guère modifié le tableau d’ensemble. Mais cet argument ne justifie pas qu’on ait laissé s’écouler seize années entre MGIS et TeO ! Pourquoi un tel délai ?
3La première raison, et non des moindres, est le coût de telles enquêtes. Coût de collecte, d’abord, dû à la complexité du questionnaire. L’objectif est de retracer les parcours des migrants et de leurs descendants dans leurs multiples dimensions : géographique, résidentielle, familiale, éducative, professionnelle, religieuse, civique, sans oublier les réseaux de relations, les activités culturelles et, en outre, les perceptions des intéressés sur leur parcours. D’où des centaines de questions à poser face à face, au besoin par le truchement d’interprètes, sur une durée moyenne de près d’une heure. Coût d’accès aux minorités concernées, ensuite. Car il n’existe en France aucun registre de population qui offre une base de sondage permettant d’atteindre d’emblée les descendants de migrants. Le recensement, en effet, comporte des questions sur les origines, y compris celles des migrants naturalisés Français, mais limitées à leur propre génération, sans remonter à celle des parents. Aussi l’Insee fut-il contraint de préparer l’enquête TeO en envoyant ses agents recopier des milliers d’actes de naissance, avec l’autorisation des juges d’instance, afin d’identifier les enfants d’immigrés susceptibles d’entrer dans l’échantillon.
4Qu’on n’imagine pas que les subventions officielles aient coulé à flots pour financer l’enquête TeO ! Dans le vif débat qui a entouré son lancement, un commentateur peu au fait du financement des enquêtes publiques mais convaincu que l’intérêt menait le monde, s’était imaginé que la première motivation des porteurs du projet était l’attrait des subventions, censées arroser généreusement les études sur la « diversité » dans notre pays. Rien n’est plus éloigné de la vérité. Ni l’Insee ni l’Ined n’étaient en mesure de couvrir la totalité des frais de collecte ; il fallut remuer ciel et terre pour réunir un tour de table ministériel viable, complété par les apports décisifs de plusieurs agences ou autorités, auxquelles va toute notre gratitude2. N’ayant pu contrôler la rédaction du questionnaire, la direction des populations et des migrations, alors en voie d’absorption par le ministère de l’Immigration, s’abstint de prendre part au financement de l’enquête, laissant ce soin à la Drees, la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, commune au ministère de la Santé et au ministère des Affaires sociales. La chasse aux subventions nécessaires à la réalisation de l’enquête TeO exigea de la part des porteurs du projet des efforts exténuants, illustrant le déficit chronique de grandes infrastructures dont souffre la recherche française en sciences sociales. Je tiens à rendre hommage ici à ces jeunes chercheurs, qui n’ont pas ménagé leur peine pour monter cette opération contre vents et marées, alors qu’ils prenaient le risque, ce faisant, de différer de plusieurs années le temps des publications.
5On en arrive ainsi à cet autre facteur qui explique qu’il ait fallu attendre si longtemps le lancement d’une nouvelle enquête sur l’intégration des immigrés et de leurs descendants. Quinze ans après l’enquête MGIS, il fallait lever une nouvelle génération de chercheurs à l’Ined, ou de statisticiens à l’Insee. Or les effectifs initiaux étaient dérisoires au regard des besoins. À la tête de l’Ined depuis la fin des années 1990, j’ai bénéficié sur ce point de l’appui décisif du conseil scientifique et du conseil d’administration, qui ont soutenu la création en 2002 d’une unité de recherche « Migrations internationales et minorités » et accepté de l’étoffer par des recrutements au meilleur niveau, tandis que, parallèlement, l’Insee mobilisait davantage ses troupes sur la question migratoire. Ces équipes renouvelées et rajeunies ont vaillamment porté le projet de l’enquête TeO. Mais susciter l’avènement d’une nouvelle génération de chercheurs fut évidemment une affaire de longue haleine.
6Reste à évoquer l’inquiétude, voire l’hostilité, suscitée par le projet même de l’enquête TeO. Ses concepteurs avaient construit un questionnaire qui étudiait l’intégration des migrants au fil du temps dans les diverses facettes de la vie sociale, mais ils souhaitaient le compléter par un volet aussi détaillé que possible sur l’expérience des discriminations. Comment étudier les discriminations sans prendre en compte les catégories maniées par leurs auteurs ? Faute de pouvoir interroger ces derniers, l’enquête devait miser sur la capacité des victimes à ressentir et à décrire les discriminations subies. Or, il était hors de question que l’enquête TeO puisse recourir au « référentiel ethno-racial » en usage dans les recensements des États-Unis ou du Royaume-Uni, à savoir une liste de « races », éventuellement subdivisées en aires culturelles, que la personne interrogée aurait été invitée à cocher sur une ou plusieurs cases.
7Une première solution a consisté à poser des questions sur les diverses expériences vécues de discrimination ou de traitement injuste, après quoi une longue liste de motifs possibles était proposée, dont le pays d’origine, le patronyme, le quartier de résidence, la couleur de peau, l’accent, etc. Elles ont été conservées dans la version définitive du questionnaire et l’on pourra en trouver ici des exploitations approfondies. Il est donc possible, dans l’enquête TeO, de savoir dans quelle proportion les personnes discriminées imputent leur discrimination à tel ou tel motif, y compris l’apparence physique et la couleur de peau. L’inverse, en revanche, n’est pas possible : quelle est la probabilité de subir une discrimination quand on a le malheur d’être perçu comme noir, comme asiatique, comme maghrébin, mais aussi comme blanc, etc.? C’est un peu comme si l’on connaissait la proportion de touristes parmi les visiteurs du Louvre une année donnée (elle est très élevée), sans savoir quelle probabilité on a de visiter le Louvre lorsqu’on est touriste (elle est bien plus faible) ni même avoir une approximation du nombre de touristes dans l’année.
8Louis Schweitzer, qui présidait alors la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (la Halde) et qui suivait avec un vif intérêt le sort de l’enquête TeO au point de la cofinancer, s’était prononcé en faveur d’une seconde solution, dite de l’hétéro-perception : commencer par une question du genre « Vous sentez-vous perçu comme noir ? », avant de demander : « si oui, avez-vous été discriminé pour cette raison ? ». Il ne s’agissait là que d’un canevas, la question devant sans doute être ventilée selon le contexte : famille, travail, espace public, administration… Plusieurs tentatives furent étudiées en ce sens, mais elles se heurtèrent à une opposition résolue de la part de l’association SOS-Racisme : elle ne voyait dans la « solution Schweitzer », comme on l’appela par la suite, rien d’autre qu’un « recensement racial ». Sous couvert d’étudier les discriminations raciales, les chercheurs ne faisaient, selon elle, que discriminer à leur tour.
9Le chapitre introductif du présent ouvrage relate le traitement spécial réservé à l’enquête dans sa phase d’instruction : un double examen par les instances du Cnis, une divulgation sauvage du questionnaire au grand public, une pétition en ligne lancée par SOS-Racisme, à quoi s’ajoutèrent dans plusieurs quotidiens de virulentes tribunes se prononçant pour ou contre ces fameuses « statistiques ethniques » dont TeO était devenu le symbole, certaines tribunes étant signées par des chercheurs de l’Ined extérieurs à l’unité de recherche sur les migrations. On n’omettra pas de mentionner les fortes réticences du Haut conseil à l’intégration, instance aujourd’hui disparue, dont la présidente estima dans un courrier officiel que TeO, décidément, étudiait trop la discrimination et pas assez l’intégration. De mémoire de statisticien, aucune enquête de l’Ined ou de l’Insee n’avait suscité pareil débat.
10Une coïncidence de calendrier contribua à l’attiser. Alors que le questionnaire avait reçu un avis positif du Cnis et allait entrer dans sa dernière phase de test, une initiative prise en novembre 2007 par des parlementaires membres de la Cnil, se mit à défrayer la chronique. Elle consistait à introduire à l’article 63 d’un projet de loi sur l’immigration (dite « loi Hortefeux ») un amendement censé faciliter le contrôle de la Cnil sur « les traitements nécessaires à la conduite d’étude sur la mesure de la diversité des origines des personnes, de la discrimination et de l’intégration », étant précisé que ces traitements devaient rester rigoureusement anonymes et faire l’objet d’une procédure d’examen complète. Cet amendement fut aussitôt interprété par les médias comme un feu vert aux « statistiques ethniques », dont l’enquête TeO devenait l’illustration par excellence. Sur le plan juridique, l’amendement prenait la forme d’une dérogation qui se serait ajoutée aux dix dérogations déjà prévues par l’article 8 de la loi Informatique et libertés du 6 janvier 1978, modifiée en août 2004.
11Ce point mérite qu’on s’y arrête. L’article 8 de la loi Informatique et libertés est un article majeur pour le statisticien et le chercheur en sciences sociales ou en santé, puisqu’il énonce un principe général d’inspiration constitutionnelle : « il est interdit de collecter ou de traiter des données à caractère personnel qui font apparaître, directement ou indirectement, les origines raciales ou ethniques, les opinions politiques, philosophiques ou religieuses ou l’appartenance syndicale des personnes, ou qui sont relatives à la santé ou à la vie sexuelle de celles-ci ». Autant de données qualifiées de « sensibles » par la loi (on notera au passage que les revenus et le patrimoine n’y figurent pas…). Liste singulière pour qui s’intéresse à la recherche : les enquêtes qui exploitent des données individuelles sur ces thèmes ne sont-elles pas légion ? La presse ne rend-elle pas compte régulièrement de sondages ou d’enquêtes sur les affiliations politiques, syndicales ou religieuses ? Et que dire des enquêtes sur la santé, le handicap ou les comportements sexuels ? Si la loi de 1978 s’applique de la même façon aux instituts de sondage privés et aux instituts publics (Insee, Ined, Inserm, etc.), quelle est donc la base légale des études qui alimentent en continu les rubriques « Sciences » ou « Société » de la presse écrite ou audiovisuelle ?
12La réponse tient en un mot : dérogation. Le même article de loi qui prohibe le traitement de données personnelles sensibles aligne dans la foulée pas moins d’une dizaine de dérogations, elles-mêmes soumises à des conditions variables. Le traitement est autorisé s’il garantit la protection des personnes (recueil du consentement écrit, anonymisation des données, statistiques dressées par l’Insee sous le contrôle du Cnis), s’il répond à certaines finalités (faire valoir des droits, faire progresser les recherches en santé, étudier les adhérents de sa propre association…), s’il est autorisé par décret en Conseil d’État ou s’il est jugé « d’intérêt public ». Mais il incombe toujours à la Cnil d’examiner au cas par cas lesquelles de ces dérogations peuvent s’appliquer le cas échéant. L’anonymat à la source, par exemple, supprime le caractère personnel des données et les fait sortir du champ de la loi Informatique et libertés, mais c’est encore à la Cnil de vérifier à quelles conditions techniques les données collectées peuvent être « dépersonnalisées » (comme c’est le cas, par exemple, pour les enquêtes téléphoniques de l’Inserm et de l’Ined sur les comportements sexuels). Ainsi, à la question cruciale de savoir s’il est permis de traiter des « données sensibles », la loi répond par la positive. Mais au lieu de dire : « c’est permis à condition que… », elle proclame que « c’est interdit, sauf si… ». Le principe général de l’interdiction demeure, même s’il est largement assoupli par une série de dérogations dûment contrôlées.
13L’amendement de la Cnil à l’article 63 de la loi Hortefeux proposait donc une dérogation supplémentaire en faveur des études mesurant la diversité des origines et l‘ampleur des discriminations. Mais le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 15 novembre 2007, déclara l’amendement contraire à la Constitution au motif qu’il s’agissait d’un « cavalier législatif » qui n’avait pas sa place dans une loi sur le contrôle de l’immigration. Eût-il été acceptable dans une loi plus adéquate ? Avec le recul du temps (car ce genre d’analyse ne s’improvise pas dans l’urgence), j’en doute fortement. L’amendement ne pêchait pas par le désir d’introduire une onzième dérogation à l’interdiction générale, mais par le fait que cette dérogation était thématique : elle était censée couvrir l’ensemble des études relatives à la diversité des origines au lieu de s’en tenir à une dérogation de type technique ou procédural (portant sur les garanties de protection de la vie privée). C’est en cela que, cavalier ou pas, l’amendement s’avérait contraire à l’article 1 de la Constitution, comme la même décision du Conseil constitutionnel le mentionna dans un développement incident (obiter dictum, disent les juristes). Or une dérogation ne peut suspendre un principe général, elle doit rester une dérogation. L’amendement souhaité par la Cnil donnait le sentiment que toutes les enquêtes sur la « diversité des origines » pouvaient se voir attribuer d’office une finalité d’intérêt public, alors que l’esprit de la loi impliquait qu’on examinât le respect de cette condition au cas par cas. Faut-il le rappeler ? Ni l’Ined ni l’Insee, et pas davantage les concepteurs de l’enquête TeO, n’avaient réclamé une telle dérogation. L’application des procédures courantes de la Cnil leur suffisait amplement.
14Il convient d’attirer ici l’attention du lecteur sur une donnée fondamentale, que personne, à ma connaissance, n’a jamais relevée. Dans sa grande majorité, notre savoir sociodémographique sur les évolutions de la société et les questions de santé publique est un savoir par dérogation. C’est vrai des recherches menées sur l’évolution des mœurs et des structures familiales, c’est vrai aussi des recherches sur les origines des migrants et sur leurs incidences dans l’interaction avec la société d’accueil. À mesure que le chercheur de l’Ined progresse dans la connaissance des mœurs, au sens ancien des « sciences morales et politiques », il affine ses questions, explore plus avant les biographies individuelles, remonte les générations, naviguant ainsi à la frontière du public, du privé et de l’intime3. La liste est longue des sujets sensibles, voire ultrasensibles, que l’Ined a traités dans ses enquêtes depuis une quinzaine d’années : cohabitation sans mariage, devenir des enfants naturels, procréation médicalement assistée, interruption volontaire de grossesse, comportements sexuels, excision, dysfonctions sexuelles, violences intrafamiliales, handicap, adoption, parcours des sans-abri, décisions médicales en fin de vie… Comment de telles enquêtes ont-elles été possibles ? Uniquement par dérogation. L’étude des populations immigrées n’a rien d’exceptionnel sous ce rapport.
15Bien entendu, le caractère délicat ou intrusif d’une problématique peut évoluer. Encore sensibles vers 1980, les questions sur la cohabitation sans mariage sont devenues banales dans les années qui ont suivi. Dans les premières années du pacs, la loi interdisait toute statistique sur le sexe des contractants, avant que les associations homosexuelles elles-mêmes ne demandent la levée du secret. Et l’on pourrait multiplier les exemples. Aux yeux des jeunes générations actuelles de chercheurs, les questionnaires des années 1980 paraissent timorés, comme l’étaient pour ma génération ceux des années 1950. N’en sera-t-il pas de même dans dix ans, quand on relira vers 2025 les débats passionnés de la fin des années 2000 sur l’enquête TeO ? Comprendra-t-on encore que l’on ait pu soupçonner certaines de ses questions sur les origines ou les apparences de vouloir « saper les fondements de la République », alors qu’elles visaient modestement à saisir au plus près le mécanisme des discriminations qui mine le principe d’égalité ?
16Huit années seulement se sont écoulées depuis les polémiques soulevées par l’enquête TeO, que déjà la lave s’est refroidie sur un thème au moins, les questions sur la religion. Qui se souvient des accusations enflammées qu’elles avaient suscitées, au même titre, si ce n’est davantage, que les origines ethniques ou l’apparence physique ? Dans un courrier officiel adressé au bureau du Cnis à propos de l’enquête TeO, l’association SOS-Racisme lançait l’accusation absolue : « Apparemment, l’Ined et l’Insee souhaitent vérifier à nouveau cet adage antisémite, “les juifs sont riches” ». Et, plus loin, ce propos définitif : « la prétention de pouvoir comprendre la part d’influence de la religion sur le comportement des individus est totalement inacceptable ». C’était jeter l’anathème sur le principe même d’une sociologie des religions, tel qu’on le trouve pourtant mis en œuvre dès 1897 dans ce classique universel qu’est Le Suicide d’Émile Durkheim et tel que le pratiquent aujourd’hui d’innombrables centres de recherche de par le monde. Qui peut nier l’influence du facteur religieux sur des comportements aussi divers que la cohabitation sans mariage, la fécondité, l’interruption de grossesse, la divortialité ou les soins en fin de vie ? Il n’est aucune étape majeure du cycle de vie qui ne soit affectée en profondeur par le rapport à la religion. Quel démographe, quel sociologue oserait interdire toute recherche de ce genre sans se mettre au ban de la communauté scientifique ? Tant que les données de fait n’avaient pas été examinées, nul ne pouvait décréter que le facteur religieux était sans incidence sur l’intégration des migrants et de leurs descendants dans les différentes sphères de la vie sociale.
17De fait, l’article 1er de la Constitution a beau réprouver dans le même souffle les distinctions légales « d’origine, de race ou de religion », il ne s’est trouvé aucune instance de contrôle, que ce soit le Cnis, la Cnil ou même le Conseil constitutionnel dans sa décision de novembre 2007, pour mettre en cause la légitimité de questions sur la religion dans les enquêtes de la statistique publique, tant il est clair que l’analyse scientifique du facteur religieux dans une enquête anonyme n’a rien d’un traitement inégal qui accorderait ou retirerait des droits aux individus en fonction de leur religion, et rien à voir avec une opération de fichage administratif. Aucun aval ne fut donné à l’interdit que voulait jeter l’association antiraciste sur les questions de religion dans l’enquête TeO. C’est pourquoi l’on trouvera ici des analyses détaillées et du plus grand intérêt sur les discriminations selon la religion, sur l’évolution de la référence religieuse d’une génération à l’autre, ou sur le niveau d’endogamie religieuse selon que les pratiquants sont catholiques, protestants, juifs, bouddhistes ou musulmans.
18L’argument classique selon lequel le rapport à la religion est une réalité mouvante rebelle à toute mesure ne vaut pas davantage : tout est mouvant dans ce bas monde, à commencer par les réalités sociales, et la réponse à ce vieux problème ne consiste pas à prohiber les statistiques mais à les diversifier pour mieux saisir les comportements dans leur complexité. Aussi l’enquête TeO pratique-t-elle les distinctions d’usage entre les questions qui manifestent un simple sentiment d’appartenance, celles qui graduent une pratique et celles qui établissent un attachement subjectif fort à la religion. Répétons-le, quitte à contredire une croyance répandue : la statistique publique et la recherche publique ont le droit d’introduire dans leurs questionnaires des questions en clair sur la religion des personnes interrogées, celle de leur conjoint comme celle de leurs parents, à condition que la finalité scientifique de l’enquête le justifie et soit formellement reconnue. De 1980 à 2008, l’Insee et l’Ined avaient dû se contenter de poser une question sur le rapport à la religion qui ne précisait pas de quelle religion il s’agissait (on distinguait simplement : « ni sentiment d’appartenance ni pratique », « uniquement un sentiment d’appartenance », « les deux à la fois », « ne sait pas, ou préfère ne pas répondre »). Désormais, trois enquêtes au moins de la statistique publique comportent des questions en clair sur la religion des personnes interrogées et celle de leurs proches. Outre l’enquête TeO, on peut citer les vagues successives de l’enquête Érfi (Étude sur les relations familiales et intergénérationnelles, menée en 2005-2008-2011 dans une quinzaine de pays d’Europe), ainsi que l’enquête MFV-Dom (Migrations, familles et vieillissement dans les départements d’outre-mer, 2009-2010). Ces enquêtes ont toutes été menées conjointement par l’Insee et l’Ined, avec l’avis favorable des instances de contrôle. Elles ont donné lieu à des publications accessibles en ligne. Aucune n’a jamais provoqué la moindre stigmatisation des populations croyantes ou pratiquantes concernées.
19Avec le passage des ans, une fois retombée la fièvre des commencements, il ne fait plus de doute que l’enquête TeO s’est imposée par la nouveauté et la richesse de ses résultats. À la critique de principe, elle a répondu par la démonstration de fait. Elle a pris le parti de prouver le mouvement en marchant. Il est désormais acquis que la recherche en sciences sociales peut avancer dans la connaissance des discriminations et de leurs ressorts sans faire reculer d’un millimètre les libertés, sans porter la moindre atteinte aux minorités. Plus précisément, TeO démontre, s’il en était besoin, qu’il y a de sévères limites à la technique des « proxys » ou succédanés consistant à traiter d’un problème en parlant d’autre chose. Le pays d’origine ne se confond pas avec la religion, pas plus que la religion ne se confond avec l’apparence physique ou la langue avec le pays d’origine. Ces facteurs peuvent se cumuler ou interagir, ils ne se recouvrent qu’en partie. Pour ne prendre qu’un exemple, il existe bel et bien une discrimination spécifiquement religieuse, distincte de la discrimination selon l’origine.
20La preuve est faite, grâce à l’usage systématique de la régression logistique comme outil de modélisation et de différenciation, que l’insertion dans la société française, pour une même durée de séjour ou une même génération, à âge égal et à niveau de diplôme équivalent, se heurte encore à des difficultés d’ampleur très inégale selon l’origine des migrants et de leurs descendants et selon le rapport que la population native entretient avec cette origine. Poser en axiome la redondance de ces variables pour exclure telle d’entre elles a priori ne relève pas d’une démarche scientifique. En bonne science, le seul critère qui vaille pour introduire ou rejeter une variable dans un modèle explicatif est la valeur ajoutée qu’elle lui apporte, empiriquement attestée. Libre au contradicteur de réfuter le modèle, mais à charge pour lui de démontrer qu’on expliquerait mieux les différences observées avec d’autres variables.
21Dans la même ligne, les concepteurs de l’enquête TeO ont tenu à constituer, à des fins de comparaison, des échantillons-témoins : Français nés en France de parents nés en France, mais aussi Français nés dans les départements d’outre-mer ou nés en métropole de parents nés en outre-mer. Des questions complémentaires ont pris soin de distinguer les rapatriés et les migrants (ainsi que leurs descendants respectifs). Distinctions de méthode, là encore, qui, loin de dépecer notre République une et indivisible, la prennent au sérieux en s’appliquant à mesurer l’écart qui sépare la réalité de l’idéal. TeO est la première enquête à comparer les discriminations subies par des populations qui partagent aux yeux du discriminateur une apparence visible commune, à savoir la couleur de la peau, les unes parce qu’elles descendent des populations africaines réduites en esclavage dans les Antilles et rattachées de longue date à la nation, les autres parce qu’elles viennent d’Afrique subsaharienne. Il se confirme qu’une citoyenneté française acquise depuis plusieurs générations a beau donner accès à la fonction publique, elle ne prémunit pas contre les discriminations raciales.
22Les auteurs n’éludent aucune des difficultés que rencontre la seconde génération sur le marché de l’emploi, difficultés souvent supérieures à celles qu’avaient connues leurs parents arrivés en France dans un autre contexte économique. Ils vérifient, comme l’avait fait dès 2005 l’enquête menée au Cevipof de Sciences Po par Sylvain Brouard et Vincent Tiberj, que la seconde génération issue de l’immigration maghrébine ou turque tend à se tourner vers l’islam et que ce revival n’est pas sans rapport avec les frustrations liées à l’expérience de la discrimination. Sur une question aussi cruciale que l’inégale réussite scolaire des filles et des garçons, mesurée notamment par la probabilité de quitter le système éducatif sans diplôme, ils révèlent que, une fois contrôlés une série de facteurs socioéconomiques et sociolinguistiques, il subsiste encore d’importantes différences selon les pays d’origine. Toutes choses égales par ailleurs, l’échec scolaire des filles n’est pas aussi fréquent que celui des garçons dans les familles issues du Maghreb ou d’Afrique subsaharienne, alors que c’est l’inverse dans les familles d’origine turque, qui semblent interrompre parfois d’autorité la scolarité des filles. Là encore, ces différences appellent des recherches complémentaires, tant qualitatives que quantitatives. On pourrait multiplier les exemples.
23De façon générale, l’enquête TeO nous rappelle que la discrimination ne se postule pas, elle se démontre. Ses ressorts ne se devinent pas, ils se mesurent. Elle ne se réduit pas davantage à de vagues représentations. Il importe tout au contraire, comme le permet TeO, de confronter sa perception subjective avec l’expérience objective qui ressort des parcours biographiques, avec leur somme de réussites et de blocages, de progression et de marginalisation. Sans doute les premiers résultats produits ici appellent-ils encore d’autres recherches, plus fouillées. Mais on peut d’ores et déjà tirer de l’enquête TeO la leçon majeure d’une forte correspondance entre les dimensions subjective et objective de la discrimination.
24Une dernière clarification s’impose à ce stade, et peut-être est-ce par-là que j’aurais dû commencer. En matière de collecte de données sensibles sur l’origine, il convient de distinguer quatre niveaux de connaissance et de pratique. Dans les fichiers nominatifs des administrations ou des entreprises, l’enregistrement de données sur les origines et les religions est prohibé : aucune dérogation n’est possible dans la jurisprudence actuelle. Au second niveau figure, actuellement, le recensement de la population, qui contient depuis le xixe siècle une question sur le pays de naissance et la nationalité antérieure de la personne interrogée, y compris si elle a acquis par la suite la nationalité française. Le troisième niveau remonte d’une génération en demandant le pays de naissance et l’ancienne nationalité des parents ; c’est le cas de l’enquête Histoire familiale associée au recensement de 1999 et, depuis les années 2003-2004, des grandes enquêtes de l’Insee (Emploi, Famille et logement, Conditions de vie…), qui permettent enfin de mesurer l’accès des descendants d’immigrés à l’emploi, au logement ou à la mobilité sociale et professionnelle.
25Reste le quatrième et dernier niveau, réservé aux enquêtes de recherche spéciales sur des sujets sensibles. Il comprend l’étude des discriminations selon l’origine, qui nécessite de décrire les caractéristiques liées aux discriminations, y compris l’apparence physique, à condition toutefois de s’entourer de sévères garanties techniques et juridiques. Enquêtes rares, voire rarissimes, dont TeO fait partie, mais qu’il conviendrait à mon sens de réaliser à un rythme décennal, voire quinquennal. Pour réaliser de telles enquêtes, il importe de répondre à une demande sociale forte, en l’occurrence le besoin de connaissances et de comparaisons internationales sur la dynamique de l’intégration et l’ampleur des discriminations. Sur ce point, cependant, je ne retiens pas l’idée que le chercheur, fût-il le mieux intentionné du monde, devrait lui-même démontrer que son travail aura nécessairement un « impact positif » sur la lutte contre les discriminations ou, par exemple, sur la réussite des programmes d’intégration. Nul ne demande à une enquête sur les revenus de démontrer qu’elle améliorera leur répartition. Impossible, symétriquement, de prévenir les détournements possibles des études statistiques par des utilisateurs ignorants ou mal intentionnés : c’est au débat public qu’il revient de mener le travail de réfutation. Le rôle du chercheur n’est pas de réformer la société mais d’éclairer méthodiquement les acteurs sociaux par des connaissances nouvelles, aussi objectives que possible. Mission parfaitement remplie, en l’occurrence, par les concepteurs et les exploitants de l’enquête TeO ! Aux acteurs sociaux de s’emparer désormais des résultats, aux chercheurs concurrents de faire mieux, aux autorités responsables d’assurer les moyens nécessaires pour de futures enquêtes sur le même sujet.
Notes de bas de page
1 Respectivement Conseil national de l’information statistique et Commission nationale de l’informatique et des libertés.
2 La Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), l’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances (Acsé), l’Association pour la formation professionnelle des adultes (Afpa) la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde), l’Agence nationale de la recherche (ANR), l’Institut d’aménagement et d’urbanisme (IAU-Îdf) et l’Observatoire national des zones urbaines sensibles (Onzus).
3 Réflexion déjà engagée dans la préface au cahier de l’Ined consacré à l’enquête « Histoire familiale » associée au recensement de 1999 (Histoires de familles, histoires familiales. Les résultats de l’enquête Famille de 1999, Paris, Éditions de l’Ined, coll « Les Cahiers », 156).
Auteur
Ined
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Trajectoires et origines
Enquête sur la diversité des populations en France
Cris Beauchemin, Christelle Hamel et Patrick Simon (dir.)
2016
En quête d’appartenances
L’enquête Histoire de vie sur la construction des identités
France Guérin-Pace, Olivia Samuel et Isabelle Ville (dir.)
2009
Parcours de familles
L’enquête Étude des relations familiales et intergénérationnelles
Arnaud Régnier-Loilier (dir.)
2016
Portraits de famille
L’enquête Étude des relations familiales et intergénérationnelles
Arnaud Régnier-Loilier (dir.)
2009
Inégalités de santé à Ouagadougou
Résultats d’un observatoire de population urbaine au Burkina Faso
Clémentine Rossier, Abdramane Bassiahi Soura et Géraldine Duthé (dir.)
2019
Violences et rapports de genre
Enquête sur les violences de genre en France
Elizabeth Brown, Alice Debauche, Christelle Hamel et al. (dir.)
2020
Un panel français
L’Étude longitudinale par Internet pour les sciences sociales (Elipss)
Emmanuelle Duwez et Pierre Mercklé (dir.)
2021
Tunisie, l'après 2011
Enquête sur les transformations de la société tunisienne
France Guérin-Pace et Hassène Kassar (dir.)
2022
Enfance et famille au Mali
Trente ans d’enquêtes démographiques en milieu rural
Véronique Hertrich et Olivia Samuel (dir.)
2024