Chapitre 10. Histoire conjugale et division du travail au sein du couple
p. 265-288
Texte intégral
Introduction
1La division du travail au sein du ménage a largement été étudiée et continue de susciter de nombreuses recherches, tant économiques que sociologiques. Si le modèle traditionnel de couple, avec l’homme comme principal pourvoyeur de ressources, se raréfie au profit de celui du couple bi-actif, les couples pratiquent toujours une forme de spécialisation. La majorité des tâches domestiques et parentales continue ainsi de reposer sur les femmes (Ponthieux et Schreiber, 2006, Bauer 2007). Dans la sphère marchande, les mères sont plus nombreuses à choisir ou à se retrouver dans des métiers qui facilitent la conciliation entre famille et travail et dans des emplois à temps partiel.
2Les économistes mettent en avant le fait que, si les avantages relatifs des conjoints dans la sphère domestique et sur le marché du travail sont minimes au moment de la formation du couple, l’apprentissage (learning by doing) permet à chacun de devenir plus productif que l’autre dans sa sphère, rendant ainsi la spécialisation rentable au niveau du couple (Becker, 1965 ; Brossolet, 1992 ; Gronau, 1997). L’avantage relatif de l’homme par rapport à la femme dans le secteur marchand peut provenir de ses plus grandes perspectives professionnelles. Mais la spécialisation n’est profitable pour les deux conjoints que si le couple perdure. Or, avec un nombre de plus en plus grand de séparations, cette spécialisation peut poser problème dans la mesure où elle a pu entraîner un « désapprentissage » de certaines activités alors exécutées par le conjoint. Dans le cas d’une division traditionnelle des tâches, il sera, par exemple, plus difficile pour les femmes spécialisées dans la sphère domestique de retrouver un travail marchand équivalent à celui exercé avant la spécialisation en raison de la perte de capital humain due à l’interruption. Inversement les hommes séparés peuvent aussi avoir plus de mal à assumer une plus garde part des tâches parentales et domestiques.
3L’objet de ce chapitre est de voir, dans quelle mesure, la division du travail au sein des couples peut être liée à l’histoire conjugale passée. Plus précisément, on cherchera à évaluer si la spécialisation est plus ou moins forte dans la première union comparée aux unions suivantes. Cette question, en apparence simple, nécessite cependant d’aborder un certain nombre de problèmes d’ordre méthodologique.
I. La spécialisation des conjoints au cœur de la relation conjugale
4Il a été montré que la configuration familiale (situation conjugale, nombre et âge des enfants) jouait un grand rôle sur la répartition des tâches. Mais, faute de données longitudinales adaptées, cette division du travail domestique et parental entre conjoints n’est souvent étudiée qu’en coupe, à un moment donné. Ces photographies permettent de mettre en avant les configurations familiales où la charge domestique est la plus forte (notamment après l’arrivée du deuxième enfant) et où la répartition entre hommes et femmes est la plus inégalitaire (Brousse, 1999 ; Algava, 2002). Indirectement, d’autres études ont abordé le rôle de l’histoire conjugale via le statut des enfants. Ainsi Rapoport et Le Bourdais (2001) ont montré que le statut des enfants dans l’union (beaux-enfants ou enfants de la personne) jouait très peu sur la division des charges parentales. Pourtant, il n’existe pas, à notre connaissance, d’études en France sur la division du travail domestique selon le rang de l’union. Les travaux sont un peu plus développés dans les pays anglo-saxons. À partir d’une vague du panel anglais (British Household Panel Survey), Sullivan (1997) montre que les secondes unions des femmes sont un peu plus égalitaires en raison de la plus forte participation des hommes, mais que les secondes unions des hommes ne le sont pas. L’étude utilise une question sur la quantité horaire globale de travail domestique consacrée à la cuisine, au ménage et au linge, directement demandée au répondant, dont on sait néanmoins que les réponses sont critiquables1. L’étude américaine de Ishii-Kuntz et Coltrane (1992) montre aussi que les hommes remariés participent plus à certaines tâches domestiques que les hommes dans leur première union.
5La répartition des tâches domestiques et l’éducation des enfants sont les deux sujets de discorde les plus fréquents entre conjoints (tableau A en annexe) : 6 % des couples déclarent avoir « souvent » ou « très souvent » des désaccords au sujet des tâches ménagères, et plus de 20 % déclarent en avoir « parfois ». L’éducation des enfants est aussi un sujet de discorde fréquent ou très fréquent pour 7 % des couples avec enfants, plus occasionnel pour 20 % d’entre eux. Et, de manière générale, les femmes déclarent un peu plus souvent des désaccords que les hommes. Dès lors, on peut se demander si les personnes qui se remettent en couple tirent les leçons de leur première histoire conjugale et ont une répartition des tâches domestiques différente lors de leur seconde union. Malheureusement, les données longitudinales de l’enquête Erfi ne sont pas encore disponibles pour permettre une observation de ces mêmes personnes dans leur première et deuxième unions. Et même si cela était possible, la comparaison resterait limitée dans la mesure où les conjoints et le calendrier de mise en couple ne sont pas les mêmes entre la première et la seconde union. Toutefois, en contrôlant par un maximum de variables discriminantes, il reste possible de dire si, en moyenne, la répartition des tâches est similaire ou différente dans les premières et deuxièmes unions.
6Dans cette étude, on ne s’intéresse pas à la durée de temps dédié aux activités domestiques et parentales par chacun des conjoints, mais à la répartition de la charge entre hommes et femmes. Pour répondre à notre question, il faut des données à la fois rétrospectives (histoire conjugale passée) et qui renseignent sur la répartition des tâches au sein du couple. L’enquête Erfi répond à ces deux critères. Néanmoins, la description de la répartition des tâches domestiques y est nettement plus sommaire que dans les enquêtes Emploi du temps réalisées par l’Insee. La répartition n’étant pas déduite d’un carnet journalier d’activités rempli par chacun des conjoints, seules huit tâches particulières sont décrites dans Erfi et les réponses sont auto-déclaratives. Dès lors, une étape préalable s’impose : vérifier que les résultats d’Erfi sont cohérents avec ceux obtenus à partir de l’enquête Emploi du temps. Autrement dit, la première question à laquelle nous tentons de répondre est d’ordre méthodologique : est-il possible de mesurer la division du travail domestique à l’aide de questions subjectives ?
7La théorie économique postule que la spécialisation s’intensifie avec le temps, chacun devenant plus spécialisé et donc plus performant dans sa sphère domestique ou marchande. Avec une forte propension à divorcer, cette spécialisation peut néanmoins devenir dangereuse. Les divorces et séparations ne cessant d’augmenter en France, les couples ont-ils intégré ce risque potentiel en pratiquant une moindre spécialisation ? Nous vérifierons ou infirmerons l’hypothèse d’intensification de la spécialisation avec la durée de l’union.
8Enfin, une rupture conjugale est un bouleversement profond qui implique des réadaptations comme des changements professionnels. Algava et al. (2006) ont ainsi montré que les femmes inactives reprenaient plus souvent une activité après la rupture qu’à un tout autre moment. La séparation peut aussi remettre en cause les attentes et les idéaux que l’on a de la vie en couple. Notre troisième interrogation de recherche est la suivante : la division des tâches diffère-t-elle selon le rang de l’union ?
9La « division du travail », ou « spécialisation », s’entend essentiellement comme la division du « travail domestique », mais l’étude développée ici est parfois élargie à la répartition des tâches parentales (pour les parents ayant un enfant de moins de 14 ans dans le ménage) et à la prise de décision.
II. Mesurer la division du travail à l’aide de questions subjectives
1. Différentes manières de mesurer la division du travail
10La quantité et la division du travail domestique et parental au sein du ménage peuvent se mesurer de différentes manières (Shelton et Daphne, 1996, Blair et Lichter, 1991).
a. Les mesures objectives
11Les carnets d’activités se sont développés en particulier dans les enquêtes Emploi du temps. On y dresse l’emploi du temps des personnes sur une ou deux journées, par intervalle de temps (5 ou 10 minutes en général). L’avantage est que l’on obtient un temps minuté mais qui, en revanche, est très dépendant de la journée d’interrogation. Une solution souvent adoptée est alors d’interroger les personnes tout au long de l’année et à différents jours de la semaine, afin de neutraliser d’éventuels effets saisonniers et journaliers. Certains pays choisissent aussi d’interroger chaque répondant à deux reprises : un jour de la semaine et un jour de week-end. Ces enquêtes permettent d’étudier la quantité de travail domestique de manière relativement précise et de mettre en avant des régularités selon diverses caractéristiques, d’étudier l’évolution au fil du temps et de réaliser des comparaisons internationales. Ces enquêtes sont cependant assez coûteuses et le taux de réponse est parfois faible en raison du lourd investissement demandé à l’enquêté(e).
12Une autre façon de procéder est de demander directement au répondant combien de temps il pense passer en moyenne au travail domestique ou à telle tâche particulière. Cette solution est utilisée dans le panel anglais (BHPS) ou encore dans l’enquête de panel russe (RLMS). Les résultats sont moins précis, sans doute moins objectifs (plus « significatifs » pour la personne), mais sont obtenus à moindre coût.
13Ces deux méthodes ne donnent qu’une estimation de la quantité du travail domestique individuelle. La division du travail au sein du couple n’est mesurable que si les deux conjoints sont interrogés (ce qui est rarement le cas, à l’exception des dernières enquêtes Emploi du temps française et anglaise).
b. Les mesures subjectives
14Une troisième façon de procéder consiste à demander directement à l’un des partenaires comment il perçoit la répartition des tâches au sein de son couple. Cette méthode donne des résultats plus subjectifs, mais plus proches de la manière dont l’individu voit et « vit » cette répartition. Cette vision est essentielle pour expliquer les conflits au sein du couple ou les risques de séparation. Ainsi, Nock et Brinig (2002) montrent que si la division du travail domestique et marchand joue sur le risque de séparation des couples, le risque est amplifié ou minoré selon le sentiment d’injustice lié à la division des tâches. En outre, cette étude montre que les couples les plus égalitaires ne sont pas ceux qui ont le moindre risque de rupture, mais ceux dans lesquels hommes et femmes sont conscients de l’injuste répartition (en général à l’encontre de la femme) de la division du travail.
c. La mesure subjective disponible dans Erfi
15Dans Erfi, on demandait aux personnes interrogées qui, au sein du ménage, se chargeait le plus souvent de huit tâches domestiques2 et de six tâches parentales3. Les réponses proposées étaient « toujours moi », « le plus souvent moi », « autant moi que mon (ma) conjoint(e) », « le plus souvent mon (ma) conjoint(e) », « toujours mon (ma) conjoint(e) », « toujours ou le plus souvent d’autres personnes du ménage », « toujours ou le plus souvent d’autres personnes ne faisant pas partie du ménage ». Il ne s’agit pas, à l’aide de ces questions subjectives, de connaître la « véritable » répartition, mais de comprendre quels mécanismes et déterminants agissent sur cette déclaration.
16Avant d’approfondir l’analyse, regardons si les réponses varient selon le sexe du répondant et la présence de son partenaire lors de l’interview4. On demandait aux répondants de décrire une réalité de couple. Si hommes et femmes répondent de la même manière, on s’attend à ce que les réponses soient en moyenne (puisque l’échantillon est représentatif de la population générale) similaires selon le sexe, et non sensibles à la présence du partenaire. Mais hommes et femmes répondent aussi en tenant compte de normes sociales, de de leurs attentes personnelles et de celles de leur partenaire.
2. Des réponses assez cohérentes entre hommes et femmes
17Le tableau 1 présente la répartition des tâches domestiques déclarée par les répondants selon leur sexe. La moyenne donne une idée de la division au sein de la population globale. Il ressort, sans surprise, que les tâches traditionnellement féminines, comme le repassage et la préparation des repas quotidiens, sont réalisées, à plus de 75 %, plus souvent par les femmes. La seule tâche réalisée majoritairement par les hommes reste le petit bricolage. Les femmes s’occupent plus souvent de la vaisselle, de l’aspirateur, des courses, des factures et des comptes, mais entre un quart et un tiers des répondants déclarent partager ces tâches de manière à peu près égale. En revanche, l’organisation de la vie sociale est une tâche bien partagée ou qui se gère à deux.
Tableau 1. Répartition des tâches domestiques selon le sexe du répondant (%)

Champ : personnes vivant en couple, âgées de 18 à 79 ans
Source : Ined-Insee, Erfi-GGS1, 2005.
18Les différences de déclaration entre hommes et femmes sont relativement faibles, mais elles existent. Elles vont systématiquement dans le même sens, à savoir que l’on tend à surestimer sa propre participation aux différentes tâches, plus encore lorsqu’il s’agit de tâches plus traditionnellement masculines ou féminines. Ainsi, les femmes déclarent moins souvent que les hommes que l’homme réalise plus souvent (« le plus souvent » ou « toujours ») le petit bricolage ; les hommes déclarent pour leur part moins souvent que les femmes un partage des tâches majoritairement féminin en ce qui concerne les courses, la vaisselle, etc. Dans le même sens, les hommes déclarent plus fréquemment un partage égalitaire (« autant moi que mon conjoint ») des tâches typiquement féminines, et inversement pour les femmes. En revanche, les réponses entre hommes et femmes sont quasi similaires pour le repassage qui est une tâche spécialisée et très rarement réalisée par les deux conjoints alternativement. Il est en effet plus facile de déclarer une participation, même minime, dans une activité à laquelle on participe un tant soit peu que dans une activité à laquelle on ne participe pas du tout.
3. Si le conjoint est présent, les réponses sont différentes
19La présence du partenaire (figure 1) lors de l’interview tend à diminuer les écarts de réponses entre hommes et femmes, résultats conformes à ceux obtenus ailleurs5. En présence du conjoint, les personnes déclarent participer un peu moins aux différentes tâches que lorsqu’il n’est pas là. Cet effet est symétrique et de même ampleur pour certaines tâches : femmes et hommes s’attribuent un plus grand rôle quand le conjoint est absent concernant les courses d’alimentation et le passage de l’aspirateur. En revanche, pour les tâches plus quotidiennes comme la préparation des repas ou la vaisselle, les réponses des femmes ne varient pas selon les conditions de passation, les hommes tendant à surestimer leur participation en présence de la conjointe. C’est, en revanche, l’effet inverse concernant l’organisation de la vie sociale. Enfin, pour les tâches les plus spécialisées comme le repassage ou le petit bricolage, les réponses sont relativement convergentes quelles que soient les conditions d’entretien.
Figure 1. Répartition des tâches domestiques selon le sexe et la présence du conjoint pendant l’entretien

Champ : personnes vivant en couple âgées de 18 à 79 ans.
Source : Ined-Insee, Erfi-GGS1, 2005.
4. Construction d’un indicateur de sur-implication des femmes
20Si le temps consacré aux tâches domestiques est difficilement évaluable par l’individu, le partage plus ou moins égalitaire entre conjoints peut être plus facilement appréhendé. Nous avons ainsi construit un indicateur synthétique de sur-implication des femmes6 à partir des huit tâches domestiques décrites précédemment de la façon suivante : si la femme la réalise toujours, l’indicateur marque 2 points ; si l’homme la réalise toujours, l’indicateur est réduit de 2 points ; si la femme la réalise le plus souvent, l’indicateur marque 1 point ; si l’homme la réalise le plus souvent, il est réduit de 1 point ; si la répartition est égalitaire ou que la tâche n’est faite par aucun des conjoints (sans objet, tâche réalisée par un autre membre du ménage ou externalisée), l’indicateur ne varie pas. Plus l’indicateur est fort (positif), plus la femme réalise de tâches relativement à son conjoint, plus il est faible (négatif) plus c’est l’homme qui réalise de tâches. Le couple qui partagerait parfaitement les huit tâches ou dans lequel chacun effectue avec la même intensité le même nombre de tâches a un indicateur nul. Sur le même principe, un deuxième indicateur a été construit à partir des six tâches parentales décrites plus haut (voir note 3). Enfin, un troisième indicateur concernant la prise de décision dans le ménage a été construit à partir de quatre questions : qui décide le plus souvent des achats quotidiens, des achats exceptionnels, de l’éducation des enfants, de la vie sociale et des loisirs7.
21Ces indicateurs peuvent être critiquables en ce sens qu’ils attribuent le même poids aux tâches envisagées, quelle que soit leur fréquence ou le temps qui leur est consacré et qu’ils ne sont construits que sur la base de certaines tâches parmi les plus courantes. Mais l’un des objectifs de cette étude est aussi de voir si ces questions synthétiques peuvent suffire pour résumer la répartition des tâches domestiques au sein du couple.
5. Comparaison des différentes sources
22Nous avons ensuite cherché à comparer les déterminants de la division du travail domestique, à la fois à partir des données objectives (répartition du temps passé par chaque conjoint obtenu à partir des carnets d’activités de l’enquête Emploi du temps, Insee 1998-1999) et des données subjectives (indicateur construit à partir des déclarations d’un répondant pour le couple à partir d’Erfi).
23Ainsi, nous avons construit un indicateur objectif de répartition des tâches à partir de l’enquête Emploi du temps de 1999. Il correspond au ratio entre le temps consacré par la femme au travail domestique, sur le temps total qu’y consacre le couple (somme des temps consacrés par chacun des conjoints).
24Nous comparons ce ratio à notre indicateur subjectif de surinvestissement féminin présenté plus haut. Pour rendre plus lisible la comparaison, nous avons centré sur 0 et ramené à la même amplitude (de 32) l’indicateur objectif (cf. tableau descriptif des deux variables, tableau B en annexe).
25Les deux enquêtes sont éloignées de 6 ans, mais de nombreux travaux ont montré que la répartition des tâches entre conjoints évoluait de manière extrêmement lente. En outre, nous ne comparons pas directement les valeurs, mais leurs déterminants. L’inégale répartition entre conjoints s’explique-telle par les mêmes facteurs, qu’elle soit collectée par carnet journalier ou par déclaration sur certains types de tâches ?
26Nous avons conservé l’échantillon commun aux deux groupes, à savoir, les personnes âgées de 18 à 69 ans vivant en couple8.
27Les résultats montrent que les déterminants sont similaires et vont dans le même sens quelle que soit la source retenue (tableau 2). Les variables s’avèrent même plus significatives à partir de l’indicateur subjectif. On voit ainsi, à travers les déclarations subjectives, une exacerbation de l’inégale division du travail domestique. Les réponses (et la variance) sont cependant moins fines en raison de la faiblesse du nombre de modalités aux réponses et de la restriction à huit tâches domestiques. Mais, même en restreignant à ces seules huit tâches le calcul de l’indicateur objectif à partir des carnets, les résultats obtenus restent similaires9.
Tableau 2. Inégalité dans la répartition des tâches domestiques mesurée selon deux sources

Champ : personnes vivant en couple de 18 à 69 ans.
Légende : ★★★ : facteur significatif au seuil de 1 % ; ★★ : au seuil de 5 % ; ★ : au seuil de 10 % ; Réf. : situation de référence.
Lecture : un coefficient positif (resp. négatif) et statistiquement significatif indique que l’on est en présence d’un facteur qui accroît (resp. décroît) la probabilité que la femme soit sur-impliquée dans la réalisation des tâches domestiques.
Sources : Insee, enquête Emploi du temps 1998-1999 ; Ined-Insee, Erfi-GGS1, 2005.
28De manière générale, les résultats obtenus sont classiques et similaires pour la plupart des déterminants. Le statut d’activité et le niveau d’éducation de la femme sont étroitement liés à la répartition des tâches : la division apparaît d’autant plus traditionnelle que le niveau de diplôme de la femme est bas, toutes choses égales par ailleurs. Le nombre d’enfants augmente la participation relative de la femme, surtout à partir de deux enfants. Toutefois, on ne trouve pas d’effet supplémentaire d’un jeune enfant (moins de 3 ans).
29D’autres variables ne sont significatives que dans les régressions sur données subjectives, toutes choses restant égales par ailleurs. C’est le cas de la génération et de la différence d’âge entre conjoints (âge de l’homme moins celui de la femme). Une première raison peut tenir à un effet déclaratif. Ainsi, les couples auraient tendance à exacerber un comportement dans leurs déclarations alors qu’il est peu visible en réalité. On peut par exemple imaginer que les jeunes générations ont des attentes sociales plus fortes quant à l’égalité au sein du couple et tendent vers cet idéal dans leur réponse. C’est peut-être pour les mêmes raisons que la différence d’âge entre conjoints n’a un effet significatif que dans la régression sur l’indicateur subjectif. Quand leur conjoint est plus âgé, les femmes déclarent plus facilement une sur-implication de leur participation dans les tâches domestiques.
30Une autre raison tient au caractère particulier des huit types de tâches dans l’indicateur subjectif alors que l’indicateur objectif porte sur un ensemble plus vaste d’activités. Ces huit tâches ont été choisies pour leur caractère représentatif, mais elles sont sans doute un peu caricaturales : repassage et bricolage figurent en effet parmi les tâches les plus sexuées. C’est sans doute pourquoi il est plus facile d’expliquer les variables de sur-implication féminine subjectives qu’objectives.
31Mais restreindre l’indicateur objectif au temps passé dans ces seules huit tâches pose d’autres problèmes, comme remarqué plus haut, et cela ne permet plus d’évaluer si l’indicateur subjectif à partir de huit tâches s’avère être une bonne approximation de la division du travail domestique total.
32Malgré ces petites différences, les résultats sont étonnamment proches et on peut donc en conclure que cet indicateur synthétique à partir de questions subjectives suffit pour dresser les traits de la division du travail au sein du couple.
6. L’écart de réponse entre hommes et femmes disparaît en présence du conjoint
33Les résultats de la régression confirment les premiers résultats observés précédemment quant à l’influence de la présence du conjoint durant l’entretien et du sexe du répondant sur la description subjective des huit tâches. Les indicateurs de sur-implication des femmes sont systématiquement minorés quand l’homme répond et majorés lorsque c’est la femme. L’écart entre les réponses des hommes et des femmes10 est relativement fort (de l’ordre de 50 %) et à peu près de même ampleur pour les tâches domestiques et parentales, et est encore plus fort pour la prise de décision au sein du ménage (tableau 3). La présence du conjoint, pendant le déroulement de l’interview, oriente fortement les réponses. Chacun s’attribue alors une part moins grande dans l’accomplissement des tâches parentales, domestiques et la prise de décision. Ce qui est remarquable, c’est que cette différence entre les réponses des hommes et celles des femmes devient insignifiante en présence du conjoint pour les trois indicateurs. Ainsi la présence du conjoint lors de l’interview pourrait être, à supposer qu’elle soit aléatoire, une garantie statistique de réponses similaires en moyenne entre les hommes et femmes. Mais il n’est pas exclu que la présence du conjoint lors de l’interview ne soit pas aléatoire et corresponde à des populations particulières avec, par exemple, une plus forte proportion de retraités, chômeurs ou inactifs qui peuvent connaître une répartition spécifique des tâches et des décisions. Si tel était le cas, la répartition y serait sans doute plus traditionnelle et les moyennes globales en présence du conjoint seraient plus élevées et sensiblement différentes, or ce n’est pas vraiment le cas.
Tableau 3. Indicateurs de surinvestissement des femmes et sexe du répondant

Champ : personnes vivant en couple, âgées de 18 à 79 ans
(a) ayant au moins un enfant de moins de 14 ans dans le ménage.
Lecture : l’indicateur subjectif de sur-implication féminine dans les tâches domestiques vaut en moyenne 3,08 pour les hommes, et 4,99, soit un écart de genre de 47 %.
Source : Ined-Insee, Erfi-GGS1, 2005.
34Néanmoins, nous contrôlerons plus loin ces effets en ayant recours à une analyse multivariée qui confirme que la présence du conjoint rend non significative la variable « sexe du répondant ». À caractéristiques égales, hommes et femmes ont les mêmes réponses en présence de leur conjoint.
35Par ailleurs, les trois indicateurs sont corrélés positivement. Cela signifie que les personnes qui se spécialisent dans les tâches domestiques ont tendance à être aussi celles qui réalisent le plus de tâches parentales et, un peu plus surprenant, celles qui prennent aussi le plus de décisions au sein du couple. On aurait pu en effet penser que le pouvoir de décision était positivement corrélé au pouvoir de négociation, souvent appréhendé par les économistes par le revenu relatif du membre du couple. Or, ce revenu relatif est généralement plus faible pour celui qui se spécialise dans les tâches non rémunérées.
36Ces résultats sur l’effet du sexe et de la présence du conjoint lors de l’interview prouvent que les réponses à des questions sur l’organisation du couple répondent à des logiques de représentations et de rôles que chacun veut s’attribuer ou attribuer à son conjoint, fortement empreintes de normes sociales. La véritable répartition des rôles reste inconnue ; elle se situe dans un espace flou entre les réponses des hommes et des femmes et dépend de multiples facteurs, comme l’image du couple que le répondant veut donner, son impression quant au partage, son degré de sincérité, les normes sociales en vigueur dans son milieu social, etc.
37Rappelons que cette étude n’a pas pour but d’analyser en soi la division du travail au sein du couple – que l’on appréhende mieux à l’aide des enquêtes Emploi du temps –, mais plutôt l’image que chacun veut donner de l’organisation de son couple en répondant à cette série de questions. C’est dans cette optique que nous comparerons systématiquement les réponses des hommes et des femmes.
38Par exemple, il ressort de la figure 2 que l’indicateur varie dans les mêmes proportions, quelle que soit la génération (âge de l’individu à la date de l’enquête). Hormis pour les plus jeunes, pour lesquels les réponses des hommes et des femmes sont plus proches, l’écart entre les deux courbes est quasiment constant pour les autres générations : les femmes déclarent toujours une répartition des tâches domestiques plus traditionnelle que les hommes, quel que soit leur âge. On peut désormais regarder comment varie la répartition des tâches selon la durée de l’union et le rang de l’union.
Figure 2. Indicateur de sur-implication des femmes dans les tâches domestiques selon le sexe et l’âge du répondant

Champ : personnes vivant en couple, âgées de 18 à 79 ans.
Source : Ined-Insee, Erfi-GGS1, 2005.
III. Spécialisation et durée de vie en couple
39Les indices sont ici représentés selon la durée de vie en couple (figure 3). Même si ce graphique ne peut être interprété longitudinalement, des corrélations apparaissent. Comme attendu, la spécialisation des tâches domestiques est d’autant plus grande que l’union est ancienne et atteint son maximum quand l’union dure depuis quarante ans, puis diminue. Cette étape peut correspondre à des couples de personnes âgées, dont l’un des conjoints peut devenir dépendant et donc réaliser moins de tâches. Le partage des tâches parentales (lorsqu’il y en a) connaît aussi une progression, mais nettement moins prononcée. La spécialisation est cependant moins forte car les deux parents veulent généralement s’impliquer dans l’éducation des enfants. En outre, parmi les tâches parentales étudiées, certaines peuvent être plus valorisées ou s’apparenter à des activités de loisir comme les moments de jeux et le coucher des enfants.
Figure 3. Sur-implication des femmes dans les tâches domestiques, parentales et dans les décisions selon la durée de vie en couple

Champ : personnes vivant en couple, âgées de 18 à 79 ans.
Source : Ined-Insee, Erfi-GGS1, 2005.
40En revanche, la prise de décision au sein du couple est très peu corrélée à la durée de l’union. Ces observations peuvent provenir de deux effets de sélection. Le premier est lié au fait que les unions les plus longues sont le fait de générations plus anciennes au fonctionnement plus traditionnel. Le second tient au fait que ces unions sont aussi les plus stables donc, par exemple, que les personnes les plus opposées au divorce pour des raisons religieuses ou de valeurs, y sont surreprésentées. Or ces dernières ont plus de chances d’avoir un fonctionnement de couple traditionnel.
41Afin de neutraliser l’effet de génération, on a représenté, dans un premier temps, l’indice de répartition de tâches domestiques par générations, toujours en fonction de la durée du couple (figure 4).
Figure 4. Sur-implication des femmes dans les tâches domestiques selon la durée de vie en couple, par génération

Champ : personnes vivant en couple, âgées de 18 à 79 ans.
Source : Ined-Insee, Erfi-GGS1, 2005.
42Au sein d’une même génération, la tendance à la spécialisation croissante selon la durée de vie en couple continue à être visible. En revanche, l’effet générationnel n’est pas très clair.
IV. La seconde expérience conjugale est-elle différente ?
43Nous avons constaté une tendance à la spécialisation croissante avec la durée de l’union, regardons maintenant la division des tâches selon le rang de l’union. À première vue, les unions de rang supérieur sont plus égalitaires que les premières unions en termes de tâches domestiques et parentales (figure 5) : les indices de sur-implication féminine sont supérieurs pour les unions de rang 1. La prise de décision au sein du couple serait, quant à elle, moins sensible au rang de l’union.
Figure 5. Sur-implication des femmes dans les tâches domestiques et parentales, et les décisions selon le rang de l’union

Champ : personnes vivant en couple, âgées de 18 à 79 ans.
Source : Ined-Insee, Erfi-GGS1, 2005.
44Néanmoins, ce premier constat est à nuancer selon la génération et la durée de vie en couple. La figure 6 montre que pour chaque génération, la spécialisation dans les tâches domestiques augmente pendant les trente premières années, puis diminue au-delà de quarante et cinquante ans de vie commune. Si l’on compare les unions de rang 1 et les unions de rang supérieur pour une même génération, on voit que l’évolution est similaire (courbes parallèles quand les points sont représentés11), preuve que le processus de spécialisation est identique au fil du couple.
Figure 6. Sur-implication des femmes dans les tâches domestiques selon le rang de l’union, la génération et la durée de vie en couple

Champ : personnes vivant en couple âgées de 18 à 79 ans.
Source : Ined-Insee, Erfi-GGS1, 2005.
45Néanmoins, pendant les dix (ou trente) premières années de couple, l’indice de sur-implication de la femme dans les tâches domestiques est toujours moindre dans les secondes unions. Cela peut provenir d’un effet de sélection des secondes unions dont les conjoints auraient par exemple des valeurs plus « modernes » quant à la répartition des tâches. L’appariement des conjoints en deuxième union serait alors différent. Cela peut aussi provenir d’une évolution de la spécialisation, différente en début de vie en couple avec une croissance moins forte de la sur-implication féminine, puisque l’on n’observe ici qu’un point moyen entre 0 et 9 ans. Cette hypothèse peut correspondre à une méfiance des femmes ayant connu une rupture conjugale et qui attendraient plus longtemps avant de se spécialiser dans les tâches domestiques, ou à des hommes plus fortement impliqués dès les premières années d’union. Il est, en pratique, très difficile de démêler ces deux effets. Afin d’affiner nos résultats portant sur le rang de l’union, nous avons réalisé des régressions linéaires sur les trois indices de sur-implication féminine, en introduisant le maximum de variables explicatives : l’aide domestique extérieure au ménage, la génération, le statut marital de l’union en cours, les statuts professionnels des conjoints, le nombre et l’âge des enfants et le revenu de chacun des conjoints12. Seuls les résultats sur les variables d’intérêt sont présentés ici (les résultats complets figurent en annexe, tableaux C et D). Le rang de l’union est une variable endogène si l’on suppose qu’une répartition inégale ou mal vécue peut conduire une rupture conjugale. Par exemple, les individus ayant connu une rupture ont plus de chances d’être des individus exigeants et plus facilement mécontents de la division du travail conjugal, d’autant plus qu’il s’agit d’un sujet fréquent de discordes (tableau A en annexe). La correction du problème d’endogénéité passe par une estimation d’un risque de vivre une seconde union (fortement lié au risque de rupture) à l’aide d’instruments. Nous avons estimé ce risque à l’aide d’un modèle Probit en testant plusieurs variables d’exclusion : le décès brutal (avant l’âge de 50 ans) de son premier conjoint, le divorce des parents du répondant, le fait d’être opposé au divorce, l’absence de sentiment religieux et un âge précoce à la première union. Ces variables sont toutes significatives (tableau C en annexe), parfois seulement pour l’un des sexes : par exemple, le divorce des parents et l’absence de sentiment religieux explique la plus forte probabilité de connaître une seconde union uniquement pour les femmes. L’instrument qui s’avère le plus robuste reste le veuvage précoce, choc exogène, qui a peu de chances d’influer sur la répartition des tâches futures et explique très bien pour les deux sexes une probabilité plus forte de connaître une seconde union. Les résultats des deux modèles avec et sans instrumentation sont présentés dans le tableau 4. Les résultats complets du modèle 2 figurent dans le tableau D en annexe.
Tableau 4. Régressions sur les trois indicateurs de sur-implication féminine

Contrôlé par l’aide domestique, la génération, le diplôme, le statut marital, le statut professionnel, le revenu de chacun des conjoints, le nombre et l’âge des enfants.
Légende : ★★★ : facteur significatif au seuil de 1 % ; ★★ : au seuil de 5 % ; ★ : au seuil de 10 % ;
Lecture : un coefficient positif (resp. négatif) et statistiquement significatifindique que l’on est en présence d’un facteur qui accroît (resp. décroît) la probabilité que la femme soit sur-impliquée.
Champ : personnes vivant en couple, âgées de 18 à 79 ans,(a) ayant un enfant de moins de 14 ans dans le ménage.
Source : Ined-Insee, Erfi-GGS1, 2005.
46Les résultats confirment que la présence du partenaire lors de l’interview tend à diminuer l’écart sexué dans les réponses, chacun décrivant alors un partage plus égalitaire. Ainsi, les hommes dont la femme est présente ont des indices de sur-implication plus forts et les femmes dont le conjoint est présent plus faibles. Ceci est vrai et significatif pour les trois indicateurs envisagés.
47La durée de vie commune tend à augmenter la spécialisation des couples en matière de répartition des tâches domestiques, les femmes réalisant d’autant plus les tâches que le couple est ancien. La spécialisation semble un peu plus statique dans les autres domaines : celui des tâches parentales et des décisions. Les tâches parentales ne concernent les couples que sur une courte période (jusqu’au quatorzième anniversaire des enfants) comparativement aux tâches domestiques et sont donc un domaine où la spécialisation ne s’exerce et ne s’observe que temporairement. Le fait que les réponses diffèrent selon le sexe (pour les tâches parentales, seules les femmes déclarent un partage moins égalitaire avec la durée de l’union) est un peu plus difficile à interpréter. Cela provient certainement en premier lieu de la structure différente des secondes unions pour les hommes et femmes. On peut aussi imaginer que les pères d’enfants plus âgés continuent à répondre sur leur investissement passé, quand leurs enfants étaient plus jeunes, alors que les mères évoquent la répartition actuelle. Quant aux décisions, ce sont les hommes qui y voient un partage moins égalitaire lorsque l’union dure.
48Le fait d’être dans une seconde union d’homme (rang d’union instrumenté) tend à diminuer l’indice de sur-implication des femmes dans les tâches domestiques. Pour eux, à configuration familiale et durée d’union données, à âge, niveau d’éducation, revenu et situation professionnelle des conjoints donnés, le partage des tâches domestiques est donc en moyenne plus égalitaire lors de la seconde expérience conjugale. Cet effet n’est pas visible pour les secondes unions des femmes. Cette asymétrie des effets peut s’expliquer par des facteurs structurels : les secondes unions des hommes sont différentes de celles des femmes. Les hommes se remettent d’abord plus facilement en couple que les femmes, plus souvent avec quelqu’un n’ayant jamais connu d’union (65 % d’entre eux contre 57 % des femmes ; Bozon, 1990) et avec une partenaire plus jeune. La deuxième union des hommes, second départ, se ferait sur des bases un peu plus égalitaires. Le « point de menace » d’une possible séparation est-il plus présent dans l’esprit de ces hommes ayant déjà connu une rupture conjugale ? L’asymétrie peut aussi provenir des différences entre déclarations des hommes et des femmes si les normes sociales créent des attentes différentes en termes de répartition des tâches au sein du couple. La participation des hommes serait par exemple plus valorisée par eux que par leur conjointe. Chacun tiendrait à garder un peu de son indépendance en se spécialisant moins.
49En ce qui concerne la répartition des tâches parentales, le rang de l’union n’a aucun d’effet. Les tâches parentales sont en effet fortement dépendantes de la nouvelle configuration familiale et de l’emploi du temps des enfants. La quantité et le partage du temps parental peuvent être très différents selon qu’un des conjoints apporte un ou des enfants d’une précédente union et la périodicité avec laquelle ces enfants sont présents (week-end, une semaine sur deux, en permanence) ou encore, selon que le « nouveau couple » a, ou non, des enfants en commun. En revanche, la prise de décision au sein du couple semble dépendante du rang de l’union, chaque conjoint pensant décider relativement plus dans le cadre d’une seconde (ou ultérieure) union. Il se peut que cet effet soit le résultat d’une sélection des conjoints au caractère plus fort et décidé dans les secondes unions.
50Les autres variables introduites ont un sens conforme à d’autres études. Le recours à une aide ménagère tend à diminuer l’inégale répartition. De la même manière, le fonctionnement des couples est d’autant plus égalitaire que le revenu de la femme augmente. À l’inverse, les couples où seul l’homme est actif ont une répartition des tâches domestiques et parentales plus traditionnelle ; le nombre d’enfants, ainsi qu’un faible niveau d’instruction accroissent également le surinvestissement des femmes.
Conclusion
51Du point de vue méthodologique, ces résultats montrent d’abord que l’on peut s’appuyer sur des données subjectives pour évaluer la répartition du travail domestique. Les déterminants de la répartition des tâches sont en effet quasiment les mêmes, que l’on considère les réponses subjectives d’Erfi ou les données objectives des enquêtes Emploi du temps. En outre, si les déclarations entre hommes et femmes diffèrent, la présence du conjoint lors de l’interview est un bon moyen de contrôle de cohérence des réponses masculines et féminines.
52En termes de résultats, on a pu voir que la spécialisation au sein du couple était croissante avec la durée de l’union pour les tâches domestiques, mais plus stable pour les tâches parentales et la prise de décision. Les tâches parentales sont aussi peu affectées par le rang de l’union. En revanche, d’après les hommes, la répartition des tâches domestiques est moins traditionnellement féminine dans leur deuxième union, toutes choses étant égales par ailleurs. Ces résultats ne sont pas observés pour les deuxièmes unions des femmes. Ils rejoignent les résultats américains, mais pas ceux sur des données anglaises qui trouvaient que la répartition des tâches domestiques n’était sensible qu’à l’histoire conjugale des femmes. Mais ces deux articles (Ishii-Kuntz et Coltrane, 1992 ; Sullivan 1997) comparaient simplement la répartition des tâches selon le type d’union sans traiter le fait que vivre une seconde union n’est pas un phénomène aléatoire.
53Même si l’instrumentation du rang de l’union est novatrice, comparée aux rares travaux existants, et corrige partiellement des effets de sélection, nos résultats ne peuvent être énoncés sans prendre quelques précautions. En premier lieu, les indicateurs restent déclaratifs, donc fortement influencés par les normes et les attentes de chacun. Il est possible que les couples soient, par exemple, plus idéalistes ou à l’inverse plus réalistes en deuxième union. Les différences de réponses entre hommes et femmes en témoignent, même si elles peuvent provenir de différents éléments : de normes et d’exigences différenciées entre premières et secondes unions, de comportements différents (par apprentissage de la première vie commune ou adaptation différente au nouveau conjoint) ou d’appariements différents (choix du second conjoint différent). Ces différents effets au-delà des variables sociodémographiques déjà contrôlées (éducation, âge, statut professionnel, revenus) sont difficiles à démêler. En outre, certains facteurs explicatifs restent toujours inobservables, comme par exemple, le caractère de la personne (soigneux, maniaque ou pas), la préférence pour la propreté de l’un des conjoints, la facilité à déléguer ou non à l’autre et le vécu de la répartition des tâches dans la première union. Seules des données de panel qui isoleraient les effets fixes individuels pourraient trancher. L’extension de cette étude à l’aide des vagues à venir de l’enquête Erfi reste donc, sur ce plan, prometteuse.
Bibliographie
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Références bibliographiques
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Annexe
Annexes
Tableau A. Sujets de désaccord entre conjoints (%)

(a) ayant des enfants, (b) en âge d’avoir des enfants.
Champ : personnes vivant en couple, âgées de 18 à 79 ans.
Source : Ined-Insee, Erfi-GGS1, 2005.
Tableau B. Description des indicateurs utilisés

Champ : personnes vivant en couple âgées de 18 à 69 ans.
Sources : Ined-Insee, Erfi-GGS1, 2005 et enquête Emploi du temps 1998-1999.
Tableau C. Probabilité de vivre une deuxième union

Champ : personnes de 18 à 79 ans ayant connu au moins une union.
Source : Ined-Insee, Erfi-GGS1, 2005.
Tableau D. Régression complète sur chacun des estimateurs (avec correction de l’endogénéité sur le rang de l’union)

Champ : personnes vivant en couple, âgées de 18 à 79 ans.
Source : Ined-Insee, Erfi-GGS1, 2005.
Notes de bas de page
1 Guster et Stafford (1991) ont montré que les réponses directes de ce type conduisaient à des surestimations.
2 Préparation des repas, vaisselle, repassage, courses d’alimentation, aspirateur, petit bricolage, compte, organisation de la vie sociale.
3 Habiller les enfants, les coucher, les garder quand ils sont malades, jouer avec eux, les aider à faire leurs devoirs, les emmener à leurs diverses activités.
4 Il aurait été intéressant de mesurer l’effet du sexe de l’enquêteur sur les réponses des hommes et des femmes, mais cette information n’est pas disponible dans l’enquête.
5 Pour l’évaluation de la présence du conjoint sur la description des tâches parentales et la prise de décision, voir le chapitre 7.
6 De façon complètement symétrique, on aurait pu construire un indicateur de sur-implication des hommes, mais la majorité des tâches étant réalisée par les femmes, la moyenne de cet indicateur aurait été négative.
7 Les modalités de réponses étaient les mêmes que pour la description des tâches parentales et domestiques : « toujours moi », « le plus souvent », « autant moi que mon conjoint », « le plus souvent mon conjoint », « toujours mon conjoint ».
8 Pour l’enquête Emploi du temps, cela implique que les deux conjoints appartiennent à cette tranche d’âge. Pour Erfi, la tranche d’âge correspond à l’âge du répondant.
9 Cependant, cette restriction est gênante car l’indicateur objectif de la division devient alors très dépendant du jour de remplissage des carnets (en week-end ou en semaine), en particulier parce que certaines des huit tâches sont réalisées quotidiennement alors que d’autres peuvent être reportées au week-end. Nous préférons donc conserver l’indicateur objectif sur la totalité des tâches, plus proche de la réalité par son exhaustivité.
10 Le pourcentage de l’écart de genre est calculé en rapportant l’écart entre la moyenne des hommes et celle des femmes sur la valeur générale (pour tous) de chaque indicateur.
11 Ne sont représentés que les points pour lesquels les effectifs sont suffisants, c’est-à-dire supérieurs à 50.
12 Nous entendons par revenu tous les revenus individualisables, c’est-à-dire, le salaire si la personne travaille, mais aussi les allocations chômage, l’allocation parentale d’éducation ou d’autres types de revenus éventuels.
Auteur
Chercheuse à l’Ined, rattachée à l’unité « Démographie économique ». Docteure en économie, elle est spécialisée dans les relations entre le marché du travail et la famille. Ses principaux thèmes de recherche portent sur l’articulation entre vie professionnelle et vie familiale, la fécondité, le divorce, les conséquences du chômage sur la famille, les politiques family-friendly des employeurs, la division du travail domestique entre conjoints ou encore les trajectoires professionnelles des couples. Elle est également conceptrice (avec Ariane Pailhé) de l’enquête Familles et Employeurs réalisée en 2004 et 2005 par l’Ined et l’Insee.
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