Chapitre 7. Mise en scène de la vie quotidienne
Dit-on les mêmes choses en présence de son conjoint ?
p. 195-218
Texte intégral
Introduction
1La production de données quantitatives et les méthodes d’analyse en sciences sociales se sont largement développées au cours des dernières décennies. Toutefois, les conditions dans lesquelles les données sont recueillies sont rarement détaillées, les descriptions des collectes étant souvent limitées au mode d’échantillonnage ou au taux de non-réponse. Elles déterminent pourtant la qualité des informations recueillies, et peuvent par conséquent avoir un impact non négligeable sur les résultats d’une enquête. Les sociologues et les anthropologues, conscients de l’enjeu que représente la production des données, décrivent parfois de manière très précise leur terrain d’enquête (cf. par exemple Boltanski, 1982 ; Schwartz, 1990 ; Pinçon et Pinçon-Charlot, 1997). En particulier, la situation d’entretien peut biaiser les réponses, soit dans le sens d’une surestimation des comportements valorisés socialement, soit dans celui d’une sous-estimation des comportements qui peuvent être perçus comme déviants (Bradburn et al., 1978). Les conditions de passation peuvent donc influer sur les déclarations des répondants de manière non aléatoire, biaisant ainsi les résultats.
2Dans la mesure où la présence d’une tierce personne peut avoir un effet sur la qualité des informations recueillies, on recherche alors, dans la plupart des enquêtes, à uniformiser les conditions de passation en demandant aux enquêteurs de s’assurer qu’aucune autre personne ne soit présente lors de l’entretien. Néanmoins, les enquêteurs n’ont pas la possibilité d’imposer cette consigne et de nombreux entretiens ont lieu en présence d’une ou de plusieurs autres personnes. Afin de prendre en compte ces paramètres, il est alors souvent demandé à l’enquêteur de décrire les conditions de passation à la fin de l’interview. Celui-ci doit indiquer si une autre personne était présente et éventuellement en apprécier l’influence sur les réponses de l’enquêté. Pour l’enquête Erfi, la procédure adoptée est sensiblement différente (encadré 1). Le manuel d’instructions aux enquêteurs stipule bien qu’« il est recommandé que l’entretien se déroule en tête-à-tête sans autre personne » (Régnier-Loilier, 2006). Mais, parce que les conditions de passation sont fluctuantes au cours de l’entretien qui peut durer jusqu’à une heure et demie, le choix a été fait d’introduire au cours du questionnaire cinq indicateurs de présence en spécifiant la nature de la relation qui lie le répondant à l’individu présent. Deux indicateurs encadrent le début et la fin de l’entretien, et les trois autres ont été placés au moment où des thématiques sensibles, et donc susceptibles d’être influencées par la présence d’un tiers, étaient abordées : la répartition des tâches parentales, celle des tâches domestiques et les sujets de discordes au sein du couple1.
Encadré 1. Les indicateurs de présence
Dans le questionnaire de référence de l’enquête GGS, il n’y a qu’un seul indicateur en fin d’entretien qui précise la présence d’un tiers et son influence présumée sur les réponses (question 1302, cf. Vikat et al., 2005, p. 102) :
a. D’autres personnes ont-elles été présentes durant une partie de l’entretien ?
1. Oui
2. Non
b. Si Oui : Certaines de ces personnes semblaient-elles influencer les réponses données par l’enquêté ?
1. Énormément
2. Moyennement
3. Peu
4. Pas du tout
c. Si Oui : De quelle manière le répondant a-t-il été influencé ? Précisez à quelles questions (ou parties entières du questionnaire) et décrivez de quelle manière l’enquêté a été influencé :
1. La personne a répondu à la question à la place de l’enquêté
2. Le répondant s’est montré réticent à répondre
3. Les enfants réclamaient l’attention du répondant
4. Autre, précisez.
Dans la version française de l’enquête GGS (Erfi), plusieurs indicateurs ont été inclus au cours de l’entretien, indiquant si une tierce personne est présente et, le cas échéant, son lien avec le répondant :
Enquêteur : Y a-t-il à ce moment de l’entretien d’autres personnes présentes en plus du répondant ?
1. Oui
2. Non
Si Oui : Indiquer la ou les personne(s) actuellement présente(s) (3 réponses possibles).
1. Conjoint
2. Enfants, beaux-enfants, petits-enfants
3. Parents ou beaux-parents
4. Frères et sœurs
5. Amis
6. Ne sait pas
L’enquêteur complétait ces questions sans les lire à la personne interrogée. Il devait donc « déterminer » lui-même le lien qu’il pouvait y avoir entre le répondant et la ou les autres personnes présentes. Dans moins de 1 % des cas, ce lien n’a pas pu être précisé (réponse « ne sait pas ») et, lorsqu’il a pu l’être, la qualité de l’information est bonne. En effet, lorsque des recoupements sont possibles, les informations non cohérentes sont très rares. Dans moins de 1 % des cas, l’enquêteur a indiqué en début d’entretien que l’autre personne présente était le « conjoint » alors qu’au cours de l’entretien, le répondant a déclaré ne pas en avoir. De même, il n’a jamais été indiqué que la tierce personne présente était un frère ou sœur alors que le répondant était enfant unique.
3En considérant l’ensemble des indicateurs de présence, on observe que dans un cas sur trois une tierce personne était présente à au moins un moment donné de l’entretien. Il s’agit du conjoint dans plus de sept cas sur dix (73 %), d’un ou de plusieurs enfants dans près de trois cas sur dix (28 %) et, plus rarement, de parents ou beaux-parents (8 %), d’amis (4 %), de frères ou de sœurs (3 %) ou d’une personne non identifiée par l’enquêteur (1 %)2. Les caractéristiques de l’individu interrogé déterminent largement la relation qui le lie à la personne éventuellement présente. Ainsi, la présence des parents s’explique principalement par l’âge des enquêtés, puisque parmi les personnes interrogées en présence des parents, plus de la moitié a moins de 25 ans. De même, le fait d’être en couple et de cohabiter avec son conjoint augmente la part d’entretiens réalisés en présence de ce dernier. Ainsi, plus de 85 % des individus qui vivent en couple et qui n’ont pas été interrogés seuls, l’ont été en présence de leur conjoint3.
4Nadia Auriat distingue deux facteurs susceptibles d’altérer l’exactitude des réponses dans les enquêtes (Auriat, 1996). Il y a, d’une part, le risque de valorisation sociale de soi, qui peut pousser certaines personnes à proposer des réponses parfois éloignées de la réalité afin de donner une image plus favorable d’elles-mêmes et, d’autre part, les erreurs provoquées par une défaillance de la mémoire. Dans une précédente recherche réalisée à partir de l’enquête Erfi (Régnier-Loilier, 2007), on a montré que ces deux éléments jouent et que leur influence varie en fonction des conditions dans lesquelles l’entretien s’est déroulé. La présence d’un tiers n’est pas neutre quant aux informations recueillies et son influence diffère selon les thèmes que l’on considère. L’étude réalisée sur les tâches domestiques révèle que la présence du conjoint peut servir de régulateur, diminuant l’effet de mise en scène de soi qui pousse les répondants à donner une image plus en accord avec la norme égalitaire qui tend à être valorisée dans notre société. Ce constat vaut surtout pour les hommes, quelle que soit l’activité domestique considérée, mais de manière plus marquée pour les tâches traditionnellement féminines, et également pour les femmes lorsqu’on les interroge au sujet d’activités pour lesquelles la participation masculine est plus importante (le petit bricolage par exemple). On a également montré que la présence du conjoint peut aider à dater plus précisément les événements relatifs à la vie de couple. Pour ces deux cas de figure, le fait que le conjoint assiste à l’entretien s’avère bénéfique au regard de la fiabilité des informations recueillies. Mais lorsqu’il s’agit de questions portant sur des sujets plus « sensibles » (notamment sur l’histoire conjugale passée et l’entente au sein du couple actuel4), la présence d’un tiers peut occasionner un biais sur les réponses obtenues. Jean-Marie Firdion avait pour sa part déjà mis en évidence une moindre déclaration des comportements mal perçus socialement (relations multipartenariales, consommation de drogue) lorsque le conjoint était présent dans l’enquête de 1992 sur l’Analyse des Comportements sexuels en France (Firdion, 1993).
5Cet article propose de poursuivre la réflexion initiée à partir d’Erfi en adoptant la même démarche. Il s’agit de mesurer et d’interpréter l’effet de la présence du conjoint sur d’autres sujets abordés dans l’enquête : la répartition des tâches parentales, les désaccords dans le couple et l’opinion sur des questions relatives à la famille ou qui soulèvent le débat de l’égalité entre les hommes et les femmes. Le choix s’est donc porté sur des thèmes pour lesquels le genre apparaît comme une variable centrale dans l’analyse.
I. Présence du conjoint et qualité de l’information : l’exemple des tâches parentales
6Les tâches parentales n’ont pas toujours fait l’objet d’analyse en tant que telles, mais ont longtemps été incluses dans les tâches domestiques ou les activités de loisir. Pourtant, les études menées depuis une dizaine d’années ont mis en évidence que les individus ayant un enfant de moins de 15 ans dans leur foyer consacraient plus de dix-neuf heures aux activités exclusivement dédiées aux enfants (soit plus d’un mi-temps si on se réfère au temps de travail salarié légal). Quatre types de temps parentaux sont généralement distingués en fonction de la nature des activités exercées (Pailhé et Solaz, 2004) :
le temps parental domestique (il concerne les soins accordés aux enfants comme les nourrir, les habiller ou faire leur toilette) ;
le temps parental scolaire (essentiellement l’aide aux devoirs) ;
le temps de trajet (accompagner les enfants à leurs activités régulières) ;
le temps de sociabilité parental (temps de présence auprès des enfants lors des activités ludiques et de loisirs).
7Comme pour les tâches domestiques, les études portant sur la répartition des tâches parentales dans le couple tendent à montrer que le partage s’opère en défaveur des femmes qui y passent deux fois plus de temps que leur conjoint, pour un investissement professionnel équivalent (Barrère-Maurisson et Rivier, 2002). Il existe en outre une spécialisation sexuée des rôles parentaux : les pères s’impliquent plus volontiers dans les activités de sociabilité et de loisirs, ce qui a pour conséquence une répartition plus égalitaire de ces tâches, tandis que les activités parentales domestiques, qui relèvent plus d’un temps de contrainte que de partage avec l’enfant, restent largement prises en charge par les femmes. Les biais éventuels occasionnés par la présence du conjoint seront donc mesurés en distinguant le sexe du répondant et le type de temps parental auquel renvoie la tâche considérée.
1. Influence des conditions de passation sur les déclarations des répondants
8Dans l’enquête Erfi, la répartition des tâches parentales a été abordée à travers six questions qui permettent d’envisager les différents types de temps parentaux (cf. encadré 2). Seuls les répondants ayant au moins un enfant de moins de 15 ans dans le ménage et vivant en couple, ou avec un adulte d’au moins 16 ans, étaient concernés par cette partie du questionnaire. Puisque le choix a été fait de focaliser l’analyse sur l’effet de la présence du conjoint, le champ de l’étude a été limité aux individus vivant en couple, soit 2319 répondants (1067 hommes et 1252 femmes). Trois situations de passation ont été distinguées dans cette analyse : la personne a été interrogée seule ; la personne a été interrogée en présence de son conjoint, avec éventuellement une ou plusieurs autres personnes ; un tiers autre que le conjoint était présent lors de l’entretien.
Encadré 2. Le traitement des tâches parentales dans Erfi
Les questions posées dans l’enquête Erfi au sujet de la répartition des tâches parentales permettent d’aborder l’ensemble des dimensions envisagées dans la typologie qui présente les différents types de temps parentaux. Habiller les enfants et rester auprès d’eux quand ils sont malades relève des soins aux enfants ; le temps scolaire est représenté par la question portant sur l’aide aux devoirs ; le fait d’emmener ou d’aller chercher les enfants à leurs activités régulières renvoie au temps de trajet ; l’activité qui consiste à jouer avec les enfants et à participer à leurs loisirs fait partie de ce qui a été désigné par le temps de sociabilité parental ; enfin, le fait de mettre au lit les enfants peut être considéré à la fois comme du temps de soin aux enfants (s’il s’agit de les mettre en pyjama ou de leur brosser les dents), mais aussi comme du temps de sociabilité (si cela constitue un moment privilégié pour discuter avec les adolescents ou lire une histoire pour les plus petits). Les modalités de réponses proposées étaient « toujours moi », « le plus souvent moi », « autant moi que mon conjoint », « le plus souvent mon conjoint », « toujours mon conjoint », « le plus souvent une autre personne du ménage », « le plus souvent quelqu’un d’autre ne faisant pas partie du ménage » et « les enfants eux-mêmes ».
Pour faciliter la lecture des figures et des tableaux, les différentes tâches parentales seront mentionnées de la façon suivante :
– Habiller pour « Habiller les enfants ou vérifier qu’ils sont bien habillés » ;
– Mettre au lit pour « Mettre les enfants au lit » ;
– Enfant malade pour « Rester à la maison avec les enfants quand ils sont malades » ;
– Jouer pour « Jouer avec les enfants et/ou participer à leurs activités de loisir » ;
– Aide aux devoirs pour « Aider les enfants à faire leurs devoirs » ;
– Trajets pour « Emmener/aller chercher les enfants à l’école, à la crèche, chez l’assistante maternelle ou à leurs activités ».
Par ailleurs, afin de simplifier la lecture et la comparaison des résultats entre les hommes et les femmes, de nouvelles catégories ont été constituées à partir des items proposés. Ainsi, la modalité « toujours la femme » correspond à la réponse « toujours mon conjoint », si le répondant est un homme, ou « toujours moi », si c’est une femme. La même logique de regroupement a été adoptée pour les autres catégories. Lorsque le répondant a indiqué que l’activité était prise en charge par une autre personne ou par l’enfant lui-même, l’observation n’a pas été incluse dans l’analyse. En effet, puisqu’un tel cas de figure ne renvoie pas à un enjeu entre les conjoints, l’enquêté n’est a priori pas susceptible d’être influencé par la présence de son conjoint. Ces modalités sont de surcroît très peu représentées.
9Pour les hommes, le fait que la conjointe soit présente ou non a une influence sur toutes les réponses qui portent sur la répartition des tâches parentales, sauf pour les activités ludiques représentées par la variable « jouer » (figure 1). Lorsqu’ils sont interrogés seuls, les hommes présentent une répartition plus égalitaire du temps parental. Ils sont systématiquement moins nombreux à déclarer que c’est « toujours la femme » qui prend en charge les tâches considérées pour donner une réponse moins tranchée (« le plus souvent la femme » ou « autant l’un que l’autre »). Ainsi, 18 % des hommes interrogés seuls déclarent que c’est toujours la femme qui habille les enfants ; la proportion passe à 36 % lorsque la conjointe est présente (+ 18 points). Lorsqu’on leur demande qui reste auprès de l’enfant lorsqu’il est malade et qui assure les trajets réguliers, l’influence des conditions de passation joue dans le même sens, avec des écarts respectifs de 17 et 10 points. L’impact de la présence du conjoint semble d’autant plus marqué que le temps parental envisagé relève davantage d’une contrainte : le temps de soins aux enfants et le temps d’accompagnement à l’école. En revanche, la présence d’une personne autre que le conjoint ne fait quasiment aucune différence sur les déclarations des hommes.
Figure 1. Répartition des tâches parentales selon les conditions de passation (d’après les hommes)

Champ : hommes en couple cohabitant ayant au moins un enfant de moins de 15 ans dans le ménage. Pour chaque tâche, on ne tient pas compte des observations quand l’homme a indiqué qu’une autre personne que lui-même ou sa conjointe s’en occupait.
Source : Erfi-GGS1, Ined-Insee, 2005.
10Du côté des femmes également, l’absence ou la présence du conjoint n’est pas neutre quant aux informations recueillies (figure 2). La proportion cumulée des réponses « toujours la femme » et « le plus souvent la femme » est plus importante lorsqu’elles sont seules. Par exemple, 59 % des femmes pour qui l’entretien s’est déroulé en tête-à-tête indiquent prendre majoritairement en charge l’aide aux devoirs, et elles ne sont plus que 38 % lorsque le conjoint est présent. De manière générale, les femmes interrogées seules déclarent dans des proportions plus importantes prendre en charge la totalité des différents temps parentaux (de 5 à plus de 20 points de différence) et offrent une image plus égalitaire lorsque le conjoint est là, puisque la modalité « autant l’un que l’autre » est alors plus représentée (de + 5 à + 15 points en fonction des activités). La présence d’une autre personne semble également influencer les réponses des femmes, mais dans une moindre mesure par rapport à celle du conjoint. En outre, l’effet constaté est inversé puisque les femmes répondent dans une proportion encore plus importantes être celles qui prennent « toujours » ou « le plus souvent » la charge des tâches dédiées aux enfants en présence d’une autre personne (lorsqu’une personne autre que le conjoint est présente, il s’agit d’un enfant dans près de 9 cas sur 10).
Figure 2. Répartition des tâches parentales selon les conditions de passation (d’après les femmes)

Champ : femmes en couple cohabitant ayant au moins un enfant de moins de 15 ans dans le ménage. Pour chaque tâche, on ne tient pas compte des observations quand la femme a indiqué qu’une autre personne qu’elle-même ou son conjoint s’en occupait.
Source : Erfi-GGS1, Ined-Insee, 2005.
11La présence du conjoint influence donc les déclarations des hommes, comme celles des femmes, qui disent s’investir davantage dans les tâches parentales lorsqu’ils ou elles sont interrogé(e) s seul(e) s. Il s’agit à présent de voir si les différences constatées en fonction des conditions de passation restent statistiquement significatives, et auquel cas, tenter de déterminer si la présence du conjoint nuit à la qualité des réponses ou, au contraire, si elle favorise une meilleure représentation de la répartition des tâches parentales au sein du couple.
2. La présence du conjoint lisse les écarts entre hommes et femmes
12Afin de déterminer la situation de passation la plus propice à l’obtention de réponses qui soient les plus proches de la réalité ou, à tout le moins, les plus consensuelles, la proportion de réponses « toujours la femme » a été comparée dans quatre configurations d’entretiens différentes : en fonction du sexe du répondant et de la présence ou non de son conjoint (figure 3).
Figure 3. Proportion de réponses « toujours la femme » selon le sexe et les conditions de passation

Note : intervalles de confiance à 95 %.
Champ : personnes en couple cohabitant ayant au moins un enfant de moins de 15 ans dans le ménage, interrogées seules ou en présence du conjoint (les personnes interrogées en présence d’une autre personne ne sont pas prises en compte ici).
Lecture : 17,7 % des hommes dont l’entretien s’est déroulé sans tiers ont répondu que c’était « toujours la femme » qui habillait les enfants contre 35,9 % des hommes dont l’entretien était accompagné de sa conjointe.
Source : Erfi-GGS1, Ined-Insee, 2005.
13Lorsqu’ils sont interrogés seuls, les hommes et les femmes déclarent dans des proportions très différentes que c’est « toujours la femme » qui s’occupe des tâches parentales. Les hommes optent systématiquement moins souvent que les femmes pour cet item, et les écarts sont statistiquement significatifs pour toutes les tâches considérées. Si l’on s’intéresse par exemple au fait de rester auprès des enfants lorsqu’ils sont malades, les proportions sont de 28 % pour les hommes et de 55 % pour les femmes (soit un écart de 27 points). En revanche, interrogés en présence de leur conjoint, les réponses des hommes et des femmes concordent bien mieux : les proportions de réponses « toujours la femme » se concentrent autour de 45 % pour les deux sexes et les écarts ne sont pas significatifs au seuil de 5 %. Ce constat vaut également pour les activités qui consistent à habiller les enfants, aider aux devoirs et assurer les trajets réguliers. La présence du conjoint garantirait donc une certaine fiabilité de la qualité des informations recueillies sur la répartition des temps parentaux domestiques, scolaires et de transport, dans la mesure où elle permet d’obtenir des réponses plus consensuelles entre les hommes et les femmes. Les contrastes logistiques5 confirment la plus grande proximité dans les réponses des hommes et des femmes lorsque le conjoint est présent (figure 4, odds ratio proches de 1 en présence du conjoint).
14Cependant, les biais induits par la présence du conjoint diffèrent selon le type d’activité considéré. Jouer et mettre les enfants au lit constituent ainsi deux tâches parentales à part. Les réponses obtenues sur la répartition de ces activités ne sont pas sujettes à l’influence de la présence du conjoint, les écarts de réponses en fonction des conditions de passation n’étant pas significatifs au seuil de 5 %6 pour les hommes comme pour les femmes (figure 3). Les contrastes logistiques révèlent bien une plus grande similitude des réponses pour la modalité « toujours la femme », mais le rapport reste relativement éloigné de 1 (figure 4).
Figure 4. Contrastes logistiques de la proportion de réponse « toujours la femme », selon le sexe et la présence du conjoint

Champ : personnes en couple cohabitant ayant au moins un enfant de moins de 15 ans dans le ménage, interrogées seules ou en présence du conjoint (les personnes interrogées en présence d’une autre personne ne sont pas prises en compte ici).
Lecture : Un odds ratio égal à 1 signifie qu’il n’y a pas de différence entre les proportions de réponse « toujours la femme » observées chez les femmes et chez les hommes ; un odds ratio supérieur à 1 indique que la proportion observée chez les hommes est moindre que celle observées chez les femmes et inversement pour un odds ratio inférieur à 1. Plus la valeur du odds ratio est éloignée de 1 (supérieur ou inférieur) et plus la différence est importante.
Méthode de calcul de l’odds ratio (femme versus homme) :
Source : Erfi-GGS1, Ined-Insee, 2005.
15Rappelons que ces activités – et plus particulièrement le fait de jouer avec les enfants – renvoient à un temps de sociabilité parentale, et se répartit de manière plus égalitaire entre les conjoints. Si l’on prend comme référence la moyenne des réponses des hommes et des femmes interrogés en présence du conjoint (situation de passation pour laquelle les réponses ne sont pas significativement différentes selon le sexe), les écarts entre les réponses des hommes et des femmes pour qui l’entretien s’est déroulé en tête-à-tête sont d’autant plus importants que la tâche envisagée est contraignante, et inversement lorsque l’activité peut être assimilée à un temps de loisirs (figure 5).
16En outre, les hommes donnent une représentation de la répartition des tâches parentales globalement plus éloignée de la moyenne par rapport aux femmes, surtout lorsqu’il est question du temps accordé au soin des enfants : – 20 points quand on leur demande qui habille les enfants (+ 7 points quand ce sont les femmes qui répondent) par exemple.
17Plutôt que d’induire un biais sur les réponses, la présence du conjoint permettrait donc d’obtenir des informations plus fiables pour les tâches parentales « contraignantes » dans la mesure où les réponses des hommes et des femmes sont concordantes en présence du conjoint.
Figure 5. Différence de proportions de réponses « toujours la femme » données par les hommes et les femmes interrogés seuls et la moyenne de celles obtenues en présence du conjoint

Champ : personnes vivant en couple ayant répondu seules.
Lecture : les hommes interrogés seuls donnent une proportion de réponse « toujours la femme » concernant le fait d’habiller les enfants de 20 points inférieure à la moyenne de celles données par un homme accompagné de sa conjointe et d’une femme accompagnée de son conjoint ; les femmes interrogées seules donnent une proportion supérieure à la moyenne de 6,5 points.
Source : Erfi-GGS1, Ined-Insee, 2005.
18On peut alors supposer que le biais induit par les conditions de passation ne découle pas de la présence du conjoint, mais de son absence, laquelle favorise une surestimation de la part des répondants de leur propre participation aux tâches parentales.
3. L’influence de la présence du conjoint est confirmée toutes choses égales par ailleurs
19Les caractéristiques sociodémographiques peuvent jouer sur la répartition des tâches parentales au sein du couple. Des études ont, par exemple, montré que le partage est d’autant plus équilibré que l’investissement professionnel de la femme est important (Bauer, 2007).
20L’âge des enfants apparaît également comme un facteur déterminant, le temps parental consacré par les mères étant décroissant avec l’avancée en âge des enfants (Algava, 2002). Afin d’isoler l’effet de la présence du conjoint sur les déclarations des enquêtés, toutes choses égales par ailleurs, la probabilité de répondre « toujours la femme » versus une autre réponse a été modélisée. Les variables qui ont été introduites dans le modèle sont la situation d’activité du couple et la présence ou non d’un enfant de moins de 3 ans, mais aussi le niveau d’études, l’âge du répondant ainsi que les conditions de passation7 (tableau A en annexe).
21Avant d’étudier l’effet propre des conditions de passation, on peut examiner brièvement l’influence, toutes choses égales par ailleurs, des autres variables retenues sur la répartition des différentes tâches parentales décrites par les femmes et par les hommes. Par rapport au fait de ne pas avoir d’enfant de moins de 3 ans dans le ménage, les hommes ont une probabilité plus faible de répondre que c’est « toujours la femme » qui s’occupe des tâches parentales lorsqu’ils ont au moins un enfant en bas âge (à l’exception du fait de rester auprès de l’enfant quand il est malade). En revanche, ce facteur n’a pas d’impact sur la description que donnent les femmes, sauf pour le fait de jouer avec les enfants : lorsqu’elles ont au moins un enfant de moins de 3 ans, les femmes ont une probabilité plus faible de répondre que c’est systématiquement elles qui jouent avec lui. Plus les hommes sont âgés, plus ils décrivent une répartition des tâches déséquilibrée en défaveur de leur conjointe (habiller, mettre au lit, rester auprès de l’enfant quand il est malade et jouer). Pour les femmes, l’âge joue dans le même sens, mais pour seulement deux tâches : mettre au lit et jouer avec les enfants.
22La situation d’activité du couple est un déterminant majeur dans la répartition du temps accordé aux enfants : relativement au fait d’être dans un couple biactif, lorsque la femme est inactive alors que son conjoint occupe un emploi, les réponses des hommes comme celles des femmes se portent plus sur la modalité « toujours la femme ». Enfin, le niveau d’éducation du répondant influe sur la description de la répartition des tâches parentales. Par rapport au fait d’avoir un diplôme de niveau Bac + 2, n’avoir aucun diplôme accroît la probabilité que ce soit la femme qui s’occupe toujours des enfants (toutes les tâches sont concernées lorsque le répondant est une femme, seulement trois sur six quand c’est un homme). À l’inverse, lorsque le répondant à un diplôme supérieur à Bac + 2, habiller les enfants se révèle être une tâche mieux répartie entre les conjoints.
23Compte tenu de l’incidence de ces variables sur la probabilité de répondre « toujours la femme », l’influence de la présence du conjoint reste avérée pour la plupart des tâches parentales envisagées. Lorsque la conjointe est présente durant l’entretien, les hommes décrivent une répartition significativement plus déséquilibrée que lorsqu’ils sont interrogés seuls (pour habiller, mettre au lit, rester auprès de l’enfant lorsqu’il est malade et effectuer les trajets réguliers). Côté féminin, l’influence de la présence du conjoint toutes choses égales par ailleurs est moins systématique et joue dans le sens inverse par rapport aux hommes : pour jouer, aider aux devoirs et emmener les enfants, les femmes décrivent une moindre participation de leur part lorsque leur conjoint est là. Enfin, la présence d’un tiers autre que le conjoint n’a aucun impact sur les réponses des individus, à l’exception des propos des femmes concernant la répartition des trajets réguliers.
24Comme pour les tâches domestiques, l’analyse des déclarations des enquêtés au sujet de la répartition des tâches parentales révèle que les conditions de passation ne sont pas neutres et les réponses sont souvent significativement différentes selon que le conjoint est présent ou non. Par rapport aux déclarations recueillies en présence du conjoint, les individus interrogés seuls ont tendance à surestimer leur propre participation aux tâches parentales. Or, pour toutes les activités considérées, les informations recueillies auprès des hommes et des femmes sont davantage concordantes lorsque le conjoint a assisté à l’entretien. On peut donc conclure à un effet de contrôle qui s’exerce en sa présence, ce qui améliore la qualité des données. Cependant, loin de généraliser ces premiers constats, l’étude qui a été réalisée sur les désaccords et les opinions révèle que l’impact des conditions de passation est parfois contradictoire.
II. L’influence des conditions de passation varie selon les sujets considérés
1. Les désaccords au sein du couple
25Dans l’enquête Erfi, les personnes qui ont déclaré être en couple ont été interrogées sur la fréquence à laquelle ils ont eu des désaccords sur divers sujets au cours de l’année passée, et sur la manière dont leur conjoint et eux-mêmes les ont gérés (encadré 3). Dans l’optique de mesurer les biais occasionnés par la présence du conjoint, ces questions s’avèrent très intéressantes à double titre. D’une part, puisqu’il s’agit d’un sujet « sensible » dans le couple, les réponses sont d’autant plus susceptibles d’être influencées par la présence du conjoint. D’autre part, les questions abordées concernent directement le conjoint. On peut donc s’attendre à ce que sa présence biaise les réponses, soit parce qu’il intervient lui-même pour répondre à une question qui le concerne, soit parce que le répondant ne répond pas ce qu’il pense, mais plutôt ce qu’il pense être la « bonne » réponse, c’est-à-dire celle qui sera acceptée par son compagnon.
Encadré 3. Le traitement des désaccords dans le couple dans Erfi
Afin de recueillir des informations sur les relations de couple, différentes questions ont été posées à l’ensemble des personnes ayant un conjoint. Ici encore, l’analyse a été restreinte aux personnes qui vivent avec leur conjoint afin d’homogénéiser la population et de faciliter la présentation des résultats. Au total, l’échantillon comporte 6088 observations (2823 hommes et 3265 femmes). Les enquêtés étaient interrogés sur la fréquence à laquelle ils ont eu des désaccords au sujet des tâches ménagères, de l’argent, de l’organisation des loisirs, des relations avec les amis, avec les parents ainsi que les désaccords concernant l’éducation des enfants (uniquement pour les personnes ayant au moins un enfant dans le ménage, soit 3129 cas). Le désir d’enfant, l’alcool et les relations sexuelles ont également été envisagés comme des sujets de discordes potentielles dans le couple, mais ne seront pas pris compte dans l’analyse. En effet, peu de répondants ont déclaré avoir, ne serait-ce que « rarement », des désaccords sur ces thèmes, le consensus étant tel que les quelques écarts relevés ne sont pas significatifs lorsque l’on calcule les intervalles de confiance.
Concernant les répondants qui n’avaient pas systématiquement répondu « jamais » pour l’ensemble des sujets de désaccord (soit 257 individus), une deuxième série de questions leur était proposée sur la manière dont ils géraient les désaccords, en leur demandant de préciser la fréquence à laquelle :
– ils gardaient leur avis pour eux
– discutaient calmement
– s’emportaient ou criaient
– ou finissaient par devenir violents.
Ces trois dernières questions étaient posées au répondant lui-même et à propos de son conjoint. Pour l’ensemble de ces questions, les items proposés étaient « jamais », « rarement », « parfois », « souvent » et « très souvent ».
a. Une description plus harmonieuse du couple lorsque le conjoint est présent…
26La présence du conjoint a un effet sur les réponses des hommes et celles des femmes en ce qui concerne la fréquence des désaccords dans le couple : lorsque le conjoint assiste à l’entretien, les répondants sont systématiquement plus nombreux à déclarer qu’ils n’ont « jamais » de désaccords (figure 6). C’est le cas de 47 % des individus interrogés seuls sur les désaccords au sujet des tâches ménagères, contre 61 % parmi ceux qui ont été interviewés en présence de leur conjoint (+ 14 points). Les écarts sont comparables et restent significatifs au seuil de 5 % pour les désaccords concernant l’argent, les loisirs, les amis, les relations avec les parents et l’éducation des enfants. Ils sont cependant plus marqués chez les femmes que chez les hommes (sauf pour les discordes au sujet des tâches domestiques, où c’est l’inverse). Par exemple, la proportion de femmes qui déclarent n’avoir jamais de désaccord au sujet de l’argent s’accroît de 16 points en présence du conjoint ; l’écart n’est que de 9 points pour les hommes.
Figure 6. Proportion de réponses « jamais » selon le sexe et les conditions de passation

Champ : personnes vivant en couple ayant répondu seules ou en présence du conjoint. Lecture : cf. figure 3.
Source : Erfi-GGS1, Ined-Insee, 2005.
27Pour certains sujets, des écarts de réponses apparaissent également quand l’entretien se déroule en présence d’un tiers autre que le conjoint. Cependant, compte tenu des effectifs relativement faibles pour les propos recueillis en présence d’une autre personne, le calcul des intervalles de confiance montre que ces différences ne sont pas significatives au seuil de 5 %, sauf pour les désaccords concernant l’organisation des loisirs côté masculin (+ 15 points pour la modalité « jamais » en présence d’un tiers).
28Afin de vérifier si l’influence de la présence du conjoint reste avérée toutes choses égales par ailleurs, on a modélisé la probabilité de répondre « jamais » versus les autres modalités proposées (tableaux B et C en annexe). Le modèle construit tient compte du nombre d’enfants, de la situation d’activité combinée des conjoints, du niveau de diplôme d’ego, et de l’âge couplé à la durée de vie commune. L’analyse confirme l’influence de la présence du conjoint pour les hommes comme pour les femmes et pour presque toutes les dimensions envisagées dans Erfi (une seule exception cependant : les désaccords au sujet de l’éducation des enfants chez les hommes). Toutes choses égales par ailleurs, les répondants ont une plus forte propension à déclarer n’avoir « jamais » de désaccord lorsque le conjoint est présent. La présence d’une personne autre que le conjoint n’a en revanche aucun effet significatif, sauf au sujet de l’éducation des enfants et de l’organisation des loisirs pour les hommes, où cette présence augmente la probabilité de répondre « jamais » et au sujet des relations avec les amis, pour les femmes, où l’effet est inverse.
29S’il existe bien un effet de la présence du conjoint, il est cependant difficile de déterminer si celle-ci améliore ou nuit à la qualité de l’information, puisque les réponses des hommes et des femmes coïncident dans les deux configurations d’entretien. Les intervalles de confiance se recoupent et les contrastes logistiques (non présentés ici) donnent des résultats proches de 1 pour tous les sujets de désaccords envisagés dans l’enquête, quelles que soient les conditions de passation. L’effet de la présence du conjoint joue dans le même sens et avec la même intensité pour les hommes comme pour les femmes.
30Deux hypothèses peuvent être émises pour expliquer l’impact de la présence du conjoint sur les informations recueillies au sujet des désaccords dans le couple. On peut d’abord supposer que sa présence au moment de l’entretien accentue le risque de « valorisation sociale » (Auriat, 1996). Les réponses seraient alors moins sincères, soit parce que le répondant est d’autant plus susceptible de donner une description plus harmonieuse que la réalité, pour « garder la face » du couple (Goffman, 1974) et surtout protéger celle de son conjoint en sa présence, soit, plus simplement, parce que la relation de confidence n’a pas pu s’établir avec l’enquêteur. Mais il faut également garder à l’esprit que la présence du conjoint au moment de l’entretien n’est pas neutre, et un effet d’endogénéité n’est pas exclu dans la mesure où cette présence peut constituer en soi un indicateur de bonne entente dans le couple.
b.… mais pas d’influence de la présence du conjoint sur la gestion des désaccords
31Le biais occasionné par les conditions de passation sur les questions relatives à la fréquence des désaccords dans le couple laissait présager des résultats similaires pour la gestion des désaccords : si les répondants interrogés en présence du conjoint donnent un description plus harmonieuse de leur couple, on peut s’attendre à ce qu’ils présentent une gestion des désaccords plus tempérée, qu’ils décrivent leur propre comportement ou, a fortiori, celui de leur conjoint. Il n’en est rien : on constate non seulement que les descriptions des hommes et des femmes s’accordent remarquablement bien, mais également que les réponses restent stables d’un mode de passation à l’autre (figures 7 et 8).
Figure 7. Fréquence des modalités de gestion des désaccords selon les conditions de passation (d’après les hommes)

Champ : hommes vivant en couple qui n’ont pas déclaré n’avoir jamais de désaccord (N = 2690).
Source : Erfi-GGS1, Ined-Insee, 2005.
Figure 8. Fréquence des modalités de gestion des désaccords selon les conditions de passation (d’après les femmes)

Champ : femmes vivant en couple qui n’ont pas déclaré n’avoir jamais de désaccord (N = 3141).
Source : Erfi-GGS1, Ined-Insee, 2005.
32Pour les deux sexes, les réponses obtenues au sujet de la gestion des désaccords sont similaires, que le conjoint soit présent ou non. Par exemple, 10 % des hommes déclarent garder leur avis pour eux « souvent » ou « très souvent », que l’entretien se soit déroulé en tête-à-tête ou avec leur conjointe. Quant aux femmes, elles sont 13 % à le déclarer lorsqu’elles sont seules et 14 % quand le conjoint est présent (écart non significatif). Pour les autres variables, les résultats sont semblables : les écarts imputables aux conditions de passation ne sont pas significatifs. Deux exceptions cependant : en présence du conjoint, les répondants déclarent dans une proportion moindre que l’homme discute calmement « souvent ou très souvent » ( – 8 points quand les hommes parlent d’eux-mêmes, – 4 points quand ce sont les femmes qui décrivent le comportement de leur conjoint), et les femmes sont proportionnellement plus nombreuses à déclarer ne jamais crier (+ 7 points).
33L’analyse des désaccords dans le couple montre la complexité des biais induits par les conditions de passation. On a, d’une part, une influence significative et systématique de la présence du conjoint lorsqu’on interroge les enquêtés sur les sujets de désaccord dans le couple, mais d’autre part, on ne constate aucun effet lorsqu’il s’agit de la manière dont sont gérés ces mêmes désaccords. On peut alors supposer que la présence du conjoint est en fait révélatrice d’une meilleure entente dans le couple et donc, d’une moindre fréquence des désaccords. Dans la mesure où, d’une part, les réponses des hommes et des femmes sont parfaitement concordantes et que, d’autre part, la présence du conjoint n’affecte pas les réponses quant à la manière de gérer les désaccords, il semble que la présence du conjoint n’occasionne pas de biais déclaratifs, mais traduise simplement des relations conjugales plus harmonieuses. La même difficulté d’interprétation se retrouve dans l’analyse des questions d’opinions.
2. Un effet erratique sur les questions d’opinion
34L’étude de l’influence des conditions de passation se révèle particulièrement intéressante au sujet des questions d’opinion, d’autant plus que les thèmes choisis relèvent de problématiques « genrées ». Sur les trente-neuf questions d’opinion posées dans l’enquête Erfi, six ont été sélectionnées : trois au sujet de la vie de couple : « C’est bien pour un couple non marié de cohabiter même s’ils n’ont pas l’intention de se marier » (cohabitation)8; « Le mariage est un lien pour la vie qui ne devait jamais être rompu » (mariage) ; « Si des gens sont malheureux en couple, ils peuvent divorcer même s’ils ont des enfants » (divorce) ; les trois autres affirmations portent sur la place et le rôle des hommes et des femmes dans la famille ou la société en général : « Une femme peut avoir un enfant et l’élever seule si elle n’a pas envie d’avoir une relation stable avec un homme » (mère seule) ; « Dans un couple, c’est mieux quand l’homme est plus âgé que la femme » (homme plus âgé) ; « Lorsque l’emploi est en crise, les hommes devraient être prioritaires sur les femmes pour obtenir un emploi » (priorité des hommes). Les répondants étaient invités à dire s’ils étaient « d’accord », « plutôt d’accord », « ni d’accord ni pas d’accord », « plutôt pas d’accord » ou « pas d’accord » avec les affirmations énoncées.
35Une précédente étude indiquait que les opinions étaient faiblement liées au genre : lorsque le sexe du répondant est isolé d’autres facteurs qui apparaissent comme déterminants dans la formation d’une opinion (le niveau de diplôme, la catégorie sociale, le revenu et l’âge), les réponses des hommes et des femmes se caractérisent par un fort degré de consensus, en particulier sur les jugements relatifs aux mœurs (Bigot et Piau, 2004). L’analyse des réponses obtenues dans l’enquête Erfi confirme ces résultats puisque parmi les six questions considérées ici, on ne constate pas d’écarts significatifs attribuables au genre (les intervalles de confiance se chevauchent à conditions de passation identiques, cf. figures 9 et 10), sauf au sujet du divorce : 49 % des hommes disent être d’accord avec l’affirmation selon laquelle des personnes peuvent divorcer si elles ne sont pas heureuses ensemble, contre 57 % des femmes.
36Pour trois des affirmations retenues ici, les conditions de passation n’ont aucun effet sur les réponses : que le conjoint soit là ou non, les enquêtés disent, dans des proportions similaires (écarts non significatifs, cf. figure 9), être « d’accord » avec le fait que des personnes peuvent vivre ensemble en dehors du mariage (47 %), que les gens peuvent divorcer même s’ils ont des enfants (53 %) et qu’une femme peut décider d’avoir un enfant seule (26 %)9. En revanche, lorsque le conjoint assiste à l’entretien, les hommes comme les femmes ont significativement plus tendance à accréditer les affirmations selon lesquelles le mariage ne devrait jamais être rompu, qu’il est préférable que l’homme soit plus âgé dans le couple et que les hommes devraient être prioritaires dans l’emploi en situation de crise (figure 10). L’influence de la présence du conjoint se confirme pour ces sujets et pour les deux sexes toutes choses égales par ailleurs (en introduisant comme facteurs l’âge, le niveau de diplôme, la catégorie socioprofessionnelle d’appartenance, le revenu du ménage, le lieu de résidence, le statut matrimonial, le nombre d’enfants dans le foyer ainsi que la fréquence de la pratique religieuse10).
Figure 9. Proportion de réponses « d’accord » selon le sexe et les conditions de passation

Champ : personnes vivant en couple.
Lecture : cf. figure 3.
Source : Erfi-GGS1, Ined-Insee, 2005.
Figure 10. Proportion de réponses « d’accord » selon le sexe et les conditions de passation

Champ : personnes vivant en couple.
Lecture : cf. figure 3.
Source : Erfi-GGS1, Ined-Insee, 2005.
37Il n’y a donc pas de lien entre le degré de consensus entre les hommes et les femmes et l’effet de la présence du conjoint sur leurs réponses respectives. Pour certaines questions, l’absence ou la présence d’un tiers n’a aucun effet, quand pour d’autres l’effet est significatif pour les hommes et les femmes, et joue dans le même sens et avec la même intensité. Comme pour la question des désaccords, l’explication se trouve peut-être dans la signification à attribuer au fait que le conjoint assiste à l’entretien. On peut par exemple supposer que sa présence traduise une meilleure entente dans le couple, ce qui permettrait de comprendre la plus forte propension des individus à être d’accord avec l’idée selon laquelle le mariage ne devrait jamais être rompu.
38La présence du conjoint au cours d’un entretien n’est pas neutre, et peut en soi être révélatrice de caractéristiques qui à leur tour permettent d’expliquer les opinions. Les différences de réponses selon les conditions de passation seraient alors dues à un effet d’endogénéité plutôt qu’à un biais déclaratif, par exemple lié à une quête de valorisation de soi.
Conclusion
39L’importance attachée à la description des conditions de passation dans l’enquête Erfi se justifie dans la mesure où un entretien sur trois s’est déroulé en présence d’un tiers. Or cette présence n’est pas neutre, en particulier lorsqu’il s’agit du conjoint, puisque les réponses obtenues sont souvent significativement différentes d’une configuration d’entretien à une autre.
40L’étude des réponses au sujet de la répartition des tâches parentales dans le couple révèle que la présence du conjoint peut améliorer la qualité de l’information. Celle-ci joue alors un rôle de régulateur dans la mesure où elle semble neutraliser la valorisation de soi face à l’enquêteur. Mais l’effet n’est pas toujours aussi clairement interprétable, comme l’ont montré les analyses aux sujets des désaccords dans le couple et des jugements de valeur. Si de nettes différences apparaissent selon les conditions d’entretien, lorsque l’on interroge les enquêtés sur la fréquence des sujets de désaccords dans le couple, les réponses concernant la gestion de ces mêmes désaccords sont marquées par une grande stabilité, quelles que soient les configurations d’entretien. En ce qui concerne les jugements de valeur, les effets de la présence du conjoint sont difficilement interprétables dans la mesure où ils dépendent largement des questions et que, même lorsque sont abordés des sujets teintés d’enjeux en termes de genre, les réponses des hommes et des femmes sont similaires à conditions de passation identiques. Pour ces deux exemples, l’explication se trouve peut-être dans les caractéristiques individuelles ou conjugales qui déterminent la présence ou l’absence du conjoint.
41Les biais induits par les conditions de passation peuvent prendre des formes complexes (effet de contrôles ou d’endogénéité), ce qui accroît la difficulté à inclure ce paramètre dans l’interprétation des données. Il est donc difficile de statuer de manière générale sur une « bonne » situation d’entretien (dyadique ou en présence du conjoint) et il importe à chaque chercheur de s’interroger sur la manière dont les conditions de passation peuvent avoir biaisé les réponses aux questions sur lesquelles il travaille.
Bibliographie
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Références bibliographiques
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Annexe
Annexes
Tableau A. Probabilités estimées (β) de répondre « toujours la femme » vs une autre réponse (modèle Logit)

Champ : personnes en couple cohabitant ayant au moins un enfant de moins de 15 ans.
Lecture : un coefficient de signe positif (resp. négatif), statistiquement significatif, indique que l’on est en présence d’un facteur qui accroît (resp. réduit) la probabilité que ce soit « toujours la femme » qui prenne en charge la tâche parentale considérée. ★★★ : significatif au seuil de 1 % ; ★★ : significatif au seuil de 5 % ; ★ : significatif au seuil de 10 % ; – : non significatif ; Réf. : catégorie de référence.
Source : Erfi-GGS1, Ined-Insee, 2005.
Tableau B. Influence d’un tiers sur la probabilité pour un homme de répondre « jamais » vs. une autre réponse (paramètres β issus du modèle Logit)

Champ : hommes vivant en couple.
Lecture : cf. tableau A.
Source : Erfi-GGS1, Ined-Insee, 2005.
Tableau C. Influence d’un tiers sur la probabilité pour une femme de répondre « jamais » vs. une autre réponse (paramètres β issus du modèle Logit)

Champ : femmes vivant en couple.
Lecture : cf. tableau A.
Source : Erfi-GGS1, Ined-Insee, 2005.
Notes de bas de page
1 Pour le quatrième indicateur de présence (placé au moment où les désaccords dans le couple sont abordés), le lien entre l’enquêté et la personne présente n’a pas été précisé puisque sa fonction était d’abord de filtrer les questions relatives à l’évaluation de la relation conjugale et non de permettre la mesure d’un éventuel biais des conditions de passation.
2 Notons que plusieurs personnes peuvent avoir assisté à tout ou partie d’un même entretien, ce qui explique pourquoi le total des individus présents dépasse 100 %.
3 Pour une description des conditions de passation de l’enquête Erfi, voir Régnier-Loilier, 2007.
4 Les questions posées sont respectivement : « En dehors de votre vie de couple actuelle, avez-vous auparavant vécu en couple ou avez-vous déjà été marié ? » et « Au cours des douze derniers mois, avez-vous envisagé de mettre un terme à votre vie de couple ? », avec la possibilité de répondre « oui » ou « non ».
5 La comparaison des écarts en différence de points de pourcentage est surtout éloquente si l’on s’intéresse à des proportions proches de 50 %, mais s’avère moins judicieuse pour de forts ou de faibles proportions. L’échelle logistique est alors plus appropriée pour ce type de comparaisons (Toulemon, 1995).
6 Calcul des intervalles de confiance (95 %) :
7 La durée de cohabitation a également été envisagée comme un paramètre explicatif, mais ce facteur étant corrélé à l’âge des enquêtés, son incidence sur la probabilité de répondre « toujours la femme » était systématiquement non significative pour les deux sexes (à l’exception de la variable « jouer » pour les femmes).
8 Les termes entre parenthèses correspondent aux labels utilisés dans les figures 9 et 10.
9 Les pourcentages sont calculés pour l’ensemble des personnes vivant en couple, indépendamment du genre et des conditions de passation.
10 Dans une étude consacrée à l’influence des différents critères sociodémographiques sur les opinions, Régis Bigot et Franck Delpal (2004) avaient retenu le niveau de diplôme, le lieu de résidence, la PCS, le niveau de revenu du ménage, la composition du foyer, l’âge et le sexe. La composition du foyer a ici été incluse dans le modèle avec le nombre d’enfants et le statut matrimonial (la population sur laquelle porte l’étude étant restreinte aux personnes vivant en couple, la distinction ne s’est faite qu’entre les couples mariés et les non mariés, sans entrer dans le détail (divorcés, veufs ou jamais mariés).
Auteurs
Chargé de recherches à l’Institut national d’études démographiques, et rattaché à l’unité « Fécondité, famille, sexualité ». Docteur en sociologie, il travaille sur les comportements contemporains de fécondité et la planification des naissances. Ses récents travaux portent également sur la conjugalité, les conséquences qu’un divorce ou une séparation peuvent avoir sur les relations qu’entretiennent ensuite enfants et parents, ou encore sur la méthodologie d’enquête (influence des conditions d’entretien sur les réponses, attrition dans les enquêtes longitudinales). Il est responsable scientifique des trois vagues de l’enquête Erfi (2005, 2008 et 2011) et a animé entre 2006 et 2008 le groupe d’exploitation de la première vague de l’enquête Erfi qui a donné naissance au présent ouvrage. Il participe en outre à la préparation d’autres enquêtes (« Formation et déformation des couples » (Ined) prévue en 2012, « Fécondité, contraception et dysfonction », Inserm, 2010).
Au moment de la rédaction de son chapitre, étudiante en master de Sociologie à l’université de Paris IV-Sorbonne. Cette recherche a été menée à l’Ined sous la responsabilité d’Arnaud Régnier-Loilier. Elle est actuellement étudiante en master Métiers des études, du conseil et de l’intervention à l’université de Paris-VII Paris Diderot.
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