Chapitre 6. Les liens entre structures familiales et précarité
p. 169-192
Texte intégral
Introduction
1En 2005, la population française de 18 ans et plus, considérée comme pauvre, était estimée à 7136000 individus, en retenant comme définition celle de la pauvreté monétaire, soit un peu moins d’un homme et d’une femme sur six1. Après avoir stagné entre 1970 et 1990, la pauvreté monétaire a diminué jusqu’en 2002 pour être de nouveau stable depuis selon l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES, 2008). Cette situation se traduit dans l’opinion publique par le sentiment d’une augmentation de la pauvreté (Julienne et al., 2004). Au-delà de ce constat chiffré, la pauvreté est un phénomène complexe à analyser. Nombres de travaux, à l’instar de ceux de l’ONPES (rapport 2006), s’accordent sur le caractère multidimensionnel de la pauvreté. La difficulté d’analyse provient également de la multiplicité et de la diversité des indicateurs visant à la mesurer. Dans son rapport 2007-2008, l’ONPES propose par exemple onze indicateurs afin de rendre compte des principales dimensions de la pauvreté (par exemple le taux de pauvreté monétaire, le taux de pauvreté de la population en emploi, le taux de persistance dans le RMI, etc.).
2Les indicateurs de pauvreté proposent une mesure absolue ou relative du phénomène. Deux indicateurs de pauvreté relative sont plus fréquemment utilisés en France : la pauvreté monétaire, calculée à partir du revenu médian et la pauvreté en conditions de vie qui mesure l’absence ou la difficulté d’accès à un certain nombre de biens (équipement, logement, etc.) ou l’impossibilité de faire face à des échéances. C’est l’indicateur de pauvreté monétaire qui sera retenu ici. Cependant, compte tenu de la complexité du phénomène, il n’est pas tout à fait satisfaisant de travailler par la seule approche monétaire. C’est pourquoi une approche sur la perception que les personnes se font de leur situation, qui privilégie l’aspect subjectif du phénomène, sera confrontée à la précédente. La variable d’aisance, qui correspond à une question d’opinion sur les fins de mois, est utilisée pour cette approche subjective (encadré 1). Grâce à ces deux indicateurs, plusieurs populations se dégagent selon que les personnes sont en situation de pauvreté relative et qu’elles ont un sentiment d’aisance ou non. Pour cela, à partir de la variable d’aisance, nous distinguerons une population que l’on qualifie en situation de précarité ressentie.
3Partant du constat que la pauvreté et la précarité se déclinent de manière différente selon le type de ménage et de famille, il nous est apparu primordial de mesurer le phénomène de la pauvreté relative et du ressenti au sein des différentes structures familiales. En effet, différents travaux de l’Insee2 mettent en évidence des taux de pauvreté plus élevés dans les familles monoparentales (27 %), les familles nombreuses et chez les personnes isolées (17 %). Ainsi, pour mieux comprendre ce phénomène, il s’agira d’analyser également les différences en termes de ressenti.
4La pauvreté n’est pas un phénomène figé. De la même manière, une vie est généralement constituée d’une succession d’événements (unions, naissances, séparations) qui font passer l’individu d’une situation familiale à une autre. C’est pourquoi, l’approche transversale du phénomène sera complétée par une approche dynamique.
5Dans une première étape, il s’agit de voir quelles sont les différentes populations couvertes par l’indicateur de la pauvreté monétaire et par celui de la précarité ressentie, au sein des différentes structures familiales. De la combinaison de ces deux indicateurs, quatre situations bien distinctes se dégagent qui seront détaillées ici. La deuxième partie de l’étude s’intéresse aux caractéristiques de la population qualifiée de précaire ressenti. Là encore, les différences sociodémographiques (sexe, âge, niveau d’études, catégorie socioprofessionnelle, entre autres), sociales (pension alimentaire, prestation sociale) ou liées à l’aide familiale sont étudiées au sein des différentes structures familiales. La troisième partie est consacrée à l’élaboration d’un indicateur synthétique de la précarité ressentie dont on étudie la variation selon différents scénarios.
I. Pauvreté relative et « précarité ressentie »
6Afin de mieux cerner les différents concepts utilisés, cette première partie va tenter d’élucider ces deux aspects de l’étude. Ainsi, il s’agit de définir dans le détail ce que recouvre l’indicateur de précarité ressentie et de mesurer les différences entre cet indicateur et la mesure de la pauvreté relative, notamment en fonction de certaines caractéristiques de la population.
1. Définitions et mesures
7L’indicateur de pauvreté monétaire fait l’objet d’une mesure commune au niveau des pays développés (encadré 1). En revanche, il n’en va pas de même pour la précarité ressentie. Il s’agit donc d’expliquer ce que cet indicateur recouvre et de quelle manière il est construit.
Encadré 1. Définitions des termes utilisés
Le taux de pauvreté monétaire
Le taux de pauvreté est mesuré par la part des individus appartenant à un ménage dont les revenus par unité de consommation sont inférieurs au seuil de 50 % ou 60 % du revenu médian. Pour comparer les niveaux de vie de structures familiales différentes, le revenu disponible est corrigé par unité de consommation à l’aide d’une échelle d’équivalence. L’échelle de l’OCDE présentée ici, également utilisée par l’Insee, retient la pondération suivante :
– 1 unité de consommation pour le premier adulte du ménage ;
– 0,5 unité de consommation pour les autres personnes de 14 ans ou plus ;
– 0,3 unité de consommation pour les enfants de moins de 14 ans.
Le seuil à 60 % a été retenu dans cet article car il est utilisé dans la plupart des pays européens. En 2005, il correspond à 817 € par mois pour un ménage constitué d’une personne seule et à 2043 € pour un couple avec deux enfants de plus de 14 ans.
La précarité ressentie
Pour mesurer l’aisance ressentie, on utilise les réponses à la question portant sur l’opinion sur les fins de mois (par rapport aux revenus), où 6 modalités étaient proposées : « très difficiles, difficiles, assez difficiles, assez faciles, faciles, très faciles ». La définition restrictive de l’indicateur comptabilise les personnes ayant déclaré que leurs fins de mois étaient difficiles ou très difficiles, tandis que la définition moins restrictive inclut en plus les personnes ayant déclaré des fins de mois plutôt difficiles. La définition restrictive est retenue dans ce chapitre.
8L’indicateur de précarité ressentie repose en premier lieu sur la réponse à la question sur l’aisance, à savoir, l’opinion sur les fins de mois par rapport aux revenus. La population étudiée est celle qui déclare avoir des fins de mois « très difficiles », « difficiles » ou « plutôt difficiles » par rapport à leurs revenus, c’est-à-dire, le fait de ne pas être en situation « d’aisance ». Il n’existe pas vraiment de concept contraire à l’aisance qui soit clairement identifié. Ainsi, si l’on se réfère à la définition du dictionnaire et à la littérature, l’aisance, synonyme d’opulence, aurait son contraire dans la pauvreté ou dans des conditions de vie médiocres. Il nous semble que le terme de pauvreté ou de misère est « un peu fort » et que l’on fait ici plutôt référence à une situation de précarité au sens « du risque de voir sa situation sociale se dégrader » (Bresson, 2007) ou encore à l’instabilité d’une situation dans une société sans cesse en mouvement. Le terme ressenti est associé à celui de précarité pour deux raisons : la question repose sur une opinion et correspond donc à une mesure subjective ; ce type de question sur l’aisance est utilisé dans les modèles fondés sur la perception qu’ont les ménages de leur niveau de vie (Hourriez et Legris, 1997). Ainsi, la population en situation de « précarité ressentie » ou ayant un sentiment de précarité est, dans cette étude, celle qui a le sentiment d’une dégradation ou d’une instabilité de sa situation sociale et qui, d’une certaine manière, se sent dans une situation proche de la pauvreté, en situation de précarité économique et sociale (Paugam, 1991).
9Le groupe de population concerné par la précarité ressentie est plus ou moins grand selon que l’on retient une définition plus ou moins restrictive. Cependant, même en choisissant la définition la plus large, on n’observe pas de variation en termes de rang selon la situation familiale (tableau 1). En outre, le niveau de l’indicateur est relativement élevé (46 %), c’est-à-dire, bien au-delà, par exemple, de la proportion de personnes ayant un revenu par unité de consommation inférieur à 50 ou 60 % du revenu médian (respectivement 10 % et 15 % dans l’enquête). C’est pourquoi il nous semble préférable de ne considérer dans la population en précarité ressentie que les individus ayant répondu que leurs fins de mois étaient « très difficiles » ou « difficiles ».
Tableau 1. Fréquence de la précarité ressentie selon les caractéristiques des répondants (%)

Lecture : 12,2 % des enquêtés ont déclaré que leurs fins de mois étaient difficiles ou très difficiles.
Source : Ined-Insee, Erfi-GGS1, 2005.
10La définition de l’indicateur de précarité ressentie est fondée sur une question faisant référence aux revenus. Cependant, travailler sur la notion de précarité ressentie diffère de l’étude de la pauvreté monétaire. Quatre situations bien distinctes se dessinent (figure 1) en croisant la pauvreté monétaire et la précarité ressentie :
les personnes qui ne sont pas en situation de pauvreté monétaire et ayant un sentiment de précarité (10 %)
celles n’ayant pas de sentiment de précarité (50 %)
les personnes qui sont en situation de pauvreté monétaire et ayant un sentiment de précarité (12 %)
celles n’ayant pas de sentiment de précarité (28 %).
Figure 1. Les positions relatives en termes de pauvreté ressentie et de pauvreté monétaire

Lecture : 9,8 % des répondants ne sont pas en situation de pauvreté monétaire et déclarent être en situation de « précarité ressentie ».
Source : Ined-Insee, Erfi-GGS1, 2005.
11Ainsi, une partie de la population se sent en situation de précarité alors que sa situation monétaire ne la classe pas en tant que telle, et inversement. Ce phénomène, déjà mis en évidence dans d’autres études (Simon et al., 2007), pourrait sembler paradoxal. Il conforte en réalité l’hypothèse selon laquelle, la pauvreté monétaire et la précarité ressentie ne mesurent pas la même chose.
2. Des variations importantes selon le sexe et l’âge
12Il apparaît, au fil de l’analyse, que la fréquence du sentiment de précarité varie de manière significative selon l’âge et le sexe. La variable d’âge est retenue comme grille d’analyse principale car elle correspond à différentes étapes de la vie face auxquelles le sentiment de précarité est différemment interprétable. Ainsi, si l’on excepte les répondants hommes vivant en couple avec enfant(s) (figure 2d), la fréquence de la précarité ressentie augmente ou stagne jusqu’à 40-49 ans avant de diminuer aux âges plus élevés.
13Dans le cas où le ménage ne compte qu’un seul adulte (figures 2a et 2d), la fréquence de la précarité ressentie est plus forte chez les femmes aux âges élevés, à partir de 30-39 ans pour les familles monoparentales et à partir de 40-49 ans pour les personnes isolées. En revanche, lorsqu’il y a deux parents (figures 2b et 2c), la différence est beaucoup moins marquée, même si la fréquence de la précarité ressentie est plus élevée chez les hommes que chez les femmes. On remarquera notamment des différences plus importantes chez les couples avec enfant(s). Ici, les différences observées peuvent s’expliquer par le nombre de personnes contribuant au revenu du ménage et selon que le répondant est un homme ou une femme et par la qualité de celui-ci (répondant ou non).
Figure 2. Fréquence de la précarité ressentie selon le sexe du répondant, par groupes d’âges

Lecture : 32,7 % des hommes isolés âgés de 30-39 ans déclarent être en précarité ressentie contre 21,8 % des femmes isolées au même âge.
Source : Ined-Insee, Erfi-GGS1, 2005.
14Pour analyser les tendances observées, il convient de prendre en compte les parcours ou situations antérieures des répondants. En effet, nous avons vu précédemment que la précarité repose en partie sur le sentiment d’une incertitude ou d’une dégradation de sa situation passée. Le fait d’avoir connu une rupture d’union dans le passé pourrait biaiser l’analyse du phénomène en ce sens que la rupture d’union serait fortement corrélée avec le sentiment de précarité ressentie. Cependant, le calcul du coefficient de corrélation entre la fréquence de la rupture d’union et la fréquence de la précarité ressentie (tableau 2), n’est pas significatif (coefficients bien inférieurs à 1 : 0,21 pour les personnes isolées et 0,49 pour les familles monoparentales).
Tableau 2. Relation entre rupture d’union et sentiment de précarité

Lecture : parmi les hommes de 30-39 ans, 22,1 % ont connu une rupture d’union et 32,7 % déclarent être en précarité ressentie. Le coefficient de corrélation entre la rupture d’union et la « précarité ressentie » est de 0,21 pour les personnes isolées.
Source : Ined-Insee, Erfi-GGS1, 2005.
15Comme pour la précarité ressentie, les différences observées de fréquence de la pauvreté monétaire selon le sexe et l’âge sont importantes. La part des personnes ayant un revenu inférieur à 60 % du revenu médian est d’abord plus élevée chez les hommes que chez les femmes, sauf dans les familles monoparentales (figures 3a à 3d). De même, la fréquence de la pauvreté monétaire augmente chez les femmes pour atteindre son niveau maximum à partir de 60 ans. Cette tendance ne se vérifie pas chez les hommes où les proportions baissent chez les plus âgés dans les structures familiales composées d’un seul adulte. La différence observée entre hommes et femmes au sein des couples (aussi faible soit-elle) est difficilement explicable compte tenu de la construction de l’échantillon. On observe cependant une moindre déclaration des revenus de la part des femmes en couple. Cela supposerait, au final, une sous-déclaration de la pauvreté monétaire chez ces personnes.
Figure 3. Proportions de répondants dont le revenu est inférieur à 60 % du revenu médian, selon le sexe, par groupe d’âges

Lecture : 11,1 % des hommes isolés âgés de 30-39 ans ont un revenu inférieur à 60 % du revenu médian contre 4,9 % pour les femmes isolées au même âge.
Source : Ined-Insee, Erfi-GGS1, 2005.
16Les fréquences respectives de la pauvreté monétaire et de la précarité ressentie ne varient pas de la même manière selon la structure familiale (figures 4a à 4d). En ce qui concerne la fréquence de la pauvreté monétaire, celle-ci est généralement plus élevée aux âges jeunes (moins de 30 ans), excepté pour les familles monoparentales, et aux âges plus élevés (après 60 ans). En revanche, la fréquence de la précarité ressentie diminue aux âges élevés et atteint son maximum à 30-39 ans dans les familles monoparentales et à 40-49 ans chez les personnes isolées ou les couples sans enfant. Celle-ci est relativement stable chez les couples avec enfant(s). Ainsi, la fréquence de la précarité s’affaiblit chez les personnes de 50 ans et plus tandis que la fréquence de la pauvreté monétaire a tendance à augmenter.
Figure 4. Fréquence de la précarité ressentie et proportions de répondants au revenu inférieur à 60 % du revenu médian

Lecture : 8,5 % des personnes isolées âgées de 30-39 ans ont un revenu inférieur à 60 % du revenu médian, tandis que 28,1 % des personnes isolées âgées de 30-39 ans déclarent être en « précarité ressentie ».
Source : Ined-Insee, Erfi-GGS1, 2005.
17Ces observations posent la question de la signification de l’indicateur de pauvreté monétaire fondée sur la proportion du revenu médian. Ainsi, les actifs de 30 à 49 ans ont malgré tout un revenu par unité de consommation a priori supérieur au seuil de pauvreté, un sentiment de précarité bien supérieur aux plus de 50 ans qui sont, eux, plus fréquemment en dessous de ce même seuil. Cela va dans le sens des travaux montrant que l’activité (surtout pour les jeunes actifs dans notre étude) accroît le sentiment de pauvreté (Simon et al., 2007).
18Les résultats précédents démontrent que ces deux indicateurs mesurent des phénomènes différents. Il est probable que la précarité ressentie mesure en partie des besoins de consommation que les personnes de 60 ans et plus n’ont pas, ainsi qu’un effet de génération : les générations les plus récentes connaissent des durées d’activité plus faibles que les précédentes et sont donc plus fréquemment concernées par un sentiment de pauvreté (Jourdan, 2007). Elle mesure aussi probablement la dégradation d’une situation sociale. D’une certaine manière, la précarité ressentie se mesure relativement à son entourage ou environnement (la situation est vécue comme « difficile par rapport aux autres qui me ressemblent ») tandis que la pauvreté monétaire est relative à l’ensemble des individus. En outre, le décalage entre précarité ressentie et pauvreté monétaire pourrait provenir de la situation du conjoint, de l’aide des parents, de leur capital, du fait d’avoir des proches qui en cas de besoin aideront, environnement que l’enquête ne permet pas de définir précisément.
II. La population concernée par la précarité ressentie
1. Les caractéristiques sociodémographiques
19La fréquence de la précarité ressentie, quelle que soit la définition et le sexe du répondant, est plus élevée dans les familles monoparentales et plus faible dans les couples sans enfant (tableau 1). Les seules exceptions concernent les couples avec enfant(s) où la précarité est ressentie un peu plus fréquemment chez les hommes, et les familles monoparentales, où elle l’est plus fréquemment chez les femmes. Là encore, le niveau de contribution du répondant par rapport au niveau de vie des ménages peut expliquer les variations observées. Afin de mieux connaître cette population, nous allons mesurer les variations de la précarité ressentie selon d’autres caractéristiques sociodémographiques : diplôme le plus élevé, nationalité et catégorie socioprofessionnelle.
20Sur l’ensemble des structures familiales, la précarité ressentie est plus forte chez les ouvriers, suivis des chômeurs et des personnes sans activité (tableau 3). La prise en compte de la situation familiale montre que pour les familles monoparentales, la fréquence de la précarité ressentie reste élevée pour d’autres catégories socioprofessionnelles (employés et artisans, notamment). Ainsi, le cumul de certaines situations défavorables en termes de catégorie socioprofessionnelle (ouvrier, chômeur) et de situation familiale (famille monoparentale) accroît la précarité ressentie. On notera également que la précarité ressentie n’est pas aussi rare qu’on aurait pu le penser chez les cadres et professions intermédiaires, en particulier dans le cas de familles monoparentales. Cela correspond a priori aux cas où les individus ont un sentiment de précarité alors que leur situation objective (revenu supérieur à 60 % du revenu médian) ne les classe pas parmi les pauvres. Un élément de réponse est à trouver par rapport à une éventuelle dégradation du niveau de vie de cette population. Au final, ce sont les ouvriers, les chômeurs et les employés vivant en famille monoparentale qui ont plus fréquemment un sentiment de précarité (respectivement 47 %, 46 % et 44 %).
Tableau 3. Fréquence de la précarité ressentie (%) selon les caractéristiques sociodémographiques, par situation familiale

*Les retraités ont été reclassés selon leur ancienne profession.
Lecture : 32,7 % des personnes isolées sans diplôme déclarent être en situation de « précarité ressentie ».
Source : Ined-Insee, Erfi-GGS1, 2005.
21La précarité est bien plus fortement ressentie chez les étrangers (tableau 3) : elle concerne 37 % d’entre eux, contre seulement un Français sur cinq. Cette inégalité se retrouve quel que soit le type de structure familiale, mais c’est de nouveau dans les familles monoparentales que la fréquence de la précarité ressentie est la plus élevée.
22Enfin, plus le diplôme est élevé et moins le sentiment de précarité est présent (tableau 3). Un niveau d’études élevé favorise en effet une bonne situation sur le marché de l’emploi, jouant ainsi le rôle de bouclier contre la précarité. Néanmoins, à diplôme égal, la précarité ressentie varie encore selon la structure familiale : elle est toujours plus élevée dans les familles monoparentales, et plus faible pour les couples sans enfant(s).
23Les résultats observés précédemment ont permis de mesurer la fréquence de la précarité ressentie pour chaque situation familiale, selon différentes caractéristiques sociodémographiques. La mise en place de régressions logistiques permet d’affiner les résultats en contrôlant d’éventuels effets de structures. Trois modèles sont présentés ici : le premier évalue la probabilité de ressentir la précarité pour l’ensemble des répondants, le deuxième ne porte que sur les femmes et le dernier, que sur les hommes (tableau 4).
Tableau 4. Probabilité de ressentir la précarité versus ne pas la ressentir (modèle logit, odds ratio)

Lecture : un odds ratio supérieur à 1 (resp. inférieur à 1) et statistiquement significatif indique que l’on est en présence d’un facteur qui accroît (resp. qui diminue) la probabilité de ressentir la précarité, toutes choses égales par ailleurs. Niveau de significativité : ★ p < 0,05, ★★ p < 0,01, ★★★ p < 0,001. La modalité de référence (Réf.) correspond à la variable modale.
Source : Ined-Insee, Erfi-GGS1, 2005.
24De manière évidente, le fait de disposer d’un revenu inférieur à 60 % du revenu médian augmente significativement la fréquence de la précarité ressentie, mais la structure familiale influence encore plus fortement les réponses de l’ensemble des répondants, en particulier le fait de vivre dans une famille monoparentale (odds ratio = 3,02) ou de manière isolée (odds ratio = 2,46). En revanche, ce sentiment est moindre chez les hommes (odds ratio plus élevé chez les femmes).
25L’âge exerce une influence importante sur la probabilité de ressentir la précarité. C’est aux âges où le taux d’activité est le plus élevé (30-49 ans) que la fréquence de la précarité ressentie est la plus forte. Cela confirme l’hypothèse selon laquelle le fait de travailler accroît le sentiment de précarité. En outre, on notera que si les indices sont significatifs quel que soit le sexe du répondant, les odds ratio sont nettement plus élevés pour les femmes.
26La catégorie socioprofessionnelle joue également un rôle significatif quant au sentiment de précarité. En particulier, les cadres (odds ratio = 0,58) et les professions intermédiaires (odds ratio = 0,82) ont une moindre probabilité de se sentir en situation de précarité, toutes choses égales par ailleurs. Là encore, les résultats sont plus patents du côté des femmes (odds ratio plus éloignés de 1 dans un sens ou dans l’autre et seuil de significativité plus élevé). Ainsi, l’odds ratio obtenu pour les femmes cadres est plus faible que celui des hommes (0,33 contre 0,71) et plus fortement significatif (p < 0,001 contre p < 0,1) ; ceci tient probablement au fait que lorsqu’elles sont en couple, les femmes cadres le sont souvent avec un homme de même position (par le jeu de l’homogamie), renforçant ainsi l’effet « protecteur » de la catégorie socioprofessionnelle de la femme sur le sentiment de précarité.
27Enfin, être de nationalité française ou avoir un diplôme élevé protège du sentiment de précarité. Les indices sont fortement significatifs aux extrêmes, pour les non-diplômés (odds ratio = 1,71) et pour les diplômés de niveau supérieur ou égal à Bac + 2 (odds ratio = 0,50). Cependant, côté féminin, être titulaire d’un baccalauréat semble protéger plus fortement du sentiment de précarité que le fait d’avoir un diplôme de niveau supérieur (odds ratio = 0,67 contre 0,45).
2. Des différences selon les prestations et aides reçues
28Outre les caractéristiques sociodémographiques évoquées précédemment, la précarité ressentie peut également dépendre de différents événements et varier selon certaines situations liées aux conditions de vie ou aux aides familiales et sociales. Quelle que soit la configuration familiale, le fait de bénéficier d’une prestation sociale ou d’une aide financière, c’est-à-dire le fait d’être dans une situation reconnue comme précaire, accroît le sentiment de précarité (tableau 5) : 43 % des bénéficiaires d’une pension alimentaire (au cours des douze derniers mois), 29 % des bénéficiaires de prestations familiales et 27 % des bénéficiaires d’une aide familiale gratuite ressentent la précarité contre un cinquième de ceux n’ayant pas bénéficié de ces aides. Les différences observées sont très certainement liées aux conditions d’attribution. Les répondants vivant dans une famille monoparentale ont plus fréquemment un sentiment de précarité quelle que soit la prestation dont ils bénéficient. Il est intéressant de noter que malgré la perception d’une pension alimentaire qui permet d’augmenter significativement le revenu disponible d’environ 20 % (Algava et al., 2005), le sentiment de précarité reste plus fréquent pour les familles monoparentales : cette augmentation du revenu ne comble pas le manque à gagner dû à la séparation (Algava et al., 2005). Le fait d’avoir connu une rupture d’union est un événement qui renforce globalement le sentiment de précarité, même pour les personnes de nouveau en couple.
Tableau 5. Fréquence de la précarité ressentie selon la situation familiale et différentes aides sociales (%)

Lecture : 43 % des personnes bénéficiaires d’une pension alimentaire au cours des douze derniers mois déclarent être en situation de « précarité ressentie ».
★1600 répondants concernés sur 10079 (avoir connu vie en couple + séparation).
★★ ns : non significatif (trop peu de personnes concernées).
Source : Ined-Insee, Erfi-GGS1, 2005.
III. L’estimation du nombre d’années en précarité selon différents scénarios
29Les variations de la fréquence du sentiment de précarité ont été mises en évidence selon différentes caractéristiques individuelles. L’objectif est désormais d’intégrer les résultats obtenus précédemment dans une optique longitudinale. Il s’agit de déterminer le temps passé dans une vie d’adulte en précarité ressentie ou en pauvreté monétaire. Pour cela, nous avons d’abord construit un indicateur représentant le nombre moyen d’années vécues en précarité ressentie sur le modèle du calcul de l’indicateur conjoncturel de fécondité. Ensuite, à partir de cet indicateur, il s’agit de construire différents scénarios à travers la succession de différents événements (union, naissance, séparation, décès du conjoint).
1. Le nombre moyen d’années vécues en précarité
30Le nombre moyen d’années vécues mesure le temps passé dans une vie d’adulte (de 17 à 79 ans dans notre cas3) dans une situation donnée. L’indicateur retenu ici est le nombre moyen d’années vécues en précarité ressentie, qui mesure une forme de précarité perçue. Il se rapproche en cela de ce qui a pu être fait au niveau européen avec l’indicateur d’espérance de vie sans incapacité (Cambois et al., 2006), fondé notamment sur des questions relatives à la santé perçue, de manière à proposer une comparabilité maximum. Ainsi, si dans l’immédiat, nous ne proposons pas une comparaison entre pays, il s’agit bien de construire un indicateur devant permettre à l’avenir des comparaisons internationales (notamment entre les pays ayant participé à l’enquête GGS). Le rapprochement avec l’indicateur d’espérance de vie sans incapacité s’arrête là, dans la mesure où la non-linéarité du risque de précarité ressentie ou de pauvreté monétaire selon l’âge ne permet pas de construire un indicateur d’espérance de vie en précarité ressentie ou sans précarité ressentie.
31Afin de disposer d’un indicateur comparatif, il faut s’intéresser aux deux grandes difficultés que représentent l’harmonisation des données et la construction même d’indicateurs comparatifs (Egidi et al., 2006). Chacune de ces deux difficultés regroupe différentes modalités :
pour l’harmonisation des données : la couverture des données, les concepts, les définitions, les modes de recueil de l’information, les plans de sondage, la couverture temporelle, les procédures de correction, la spécificité des données et l’environnement social ;
pour la construction d’indicateurs comparatifs : l’agrégation des données, la décomposition par groupe de risque, la standardisation, le contrôle des variables de confusion.
32Au sujet de l’harmonisation des données, les biais seront relativement limités dans la mesure où les enquêtes GGS ont été pensées dans une optique comparative (questionnaire commun, champ comparable, harmonisation des bases de données au niveau international, etc.). Cependant, deux contraintes retiennent plus particulièrement l’attention : l’environnement social (contexte culturel et social du pays) et la couverture temporelle (période de l’enquête, tous les pays ne réalisant pas l’enquête au même moment). Concernant la construction d’un indicateur comparatif, une attention plus particulière est portée aux effets de structure et au contrôle des variables de confusion (Wunsch, 2001). C’est pourquoi, nous avons essayé de construire un indicateur qui ne propose ni niveau ni échelle et qui soit décomposé par groupe de risque.
33La construction de cet indicateur repose sur le principe de l’indicateur conjoncturel de fécondité (encadré 2). Cela nécessite de disposer, à chaque âge, du risque de se trouver dans l’une des deux situations étudiées. La somme des risques à chaque âge, de 17 à 79 ans, donne ainsi un nombre moyen d’années vécues.
Encadré 2. Un indicateur du nombre moyen d’années vécues
La construction d’un indicateur du nombre moyen d’années vécues selon différentes situations, est fondée sur la construction de l’indicateur conjoncturel de fécondité. Pour cela, nous disposons à chaque âge de la part des personnes selon différentes situations étudiées. Dans cet article, les situations étudiées sont la pauvreté monétaire et la précarité ressentie. Les questions permettant de repérer les différentes situations portent sur les douze derniers mois. Il est alors raisonnable d’affecter une valeur de un correspondant à une année vécue en précarité ressentie pour chaque individu ayant répondu être en situation de précarité ressentie. De manière à réduire les éventuels biais liés aux effectifs, chaque valeur ou risque par âge a été corrigé en utilisant une moyenne mobile d’ordre 3. En faisant la somme de la part de ces années vécues, nous obtenons ainsi le nombre moyen d’années vécues en pauvreté monétaire et en précarité ressentie. On peut écrire la formule de la manière suivante pour la précarité ressentie :

où NavKpréca représente le nombre d’années vécues à l’âge x avec le sentiment de précarité la population à l’âge, K qui qualifie la population : genre, situation familiale, CSP, nationalité, etc.
La valeur maximale est de 63 ans puisque nous disposons des données pour les individus âgés de 17 à 79 ans.
34Dans l’ensemble, le nombre moyen d’années vécues en précarité ressentie (12,9 ans) est plus élevé que celui en pauvreté monétaire (10,4 ans) (tableau 6). Quel que soit l’indicateur retenu, c’est pour les familles monoparentales que la valeur est la plus élevée mais contrairement aux résultats précédents, le nombre moyen d’années vécues en pauvreté monétaire (24,4 ans) est plus élevé que celui en précarité ressentie (20,2 ans). Ainsi, les variations de l’indicateur selon la situation familiale sont beaucoup plus importantes quand on étudie la pauvreté monétaire et l’intensité du phénomène n’est pas la même. Si les familles monoparentales se caractérisent par le plus grand nombre d’années vécues en précarité, on retrouve ensuite pour la pauvreté monétaire les couples avec enfant(s) (14,6 ans) suivi des personnes isolées (8,3 ans), tandis que pour la précarité ressentie se sont d’abord les personnes isolées (15,5 ans) suivi des couples avec enfant(s) (13,1 ans). Ces différences entre pauvreté monétaire et précarité ressentie sont significatives. En outre, alors que les femmes interrogées se retrouvent moins fréquemment en situation de pauvreté monétaire (sauf pour les familles monoparentales), elles se classent plus fréquemment en situation de précarité ressentie que les hommes.
Tableau 6. Nombre d’années passées en précarité ressentie et en pauvreté monétaire selon la situation familiale

Lecture : les personnes isolées passent en moyenne 15,5 ans en précarité ressentie.
Source : Ined-Insee, Erfi-GGS1, 2005.
35La comparaison de cet indicateur selon la situation familiale pose cependant un problème d’ordre méthodologique. En effet, le nombre moyen d’années vécues ainsi calculé suppose que les personnes ne changent pas de situation familiale de 17 à 79 ans, ce qui est, pour beaucoup d’entre eux, improbable. C’est pourquoi nous proposons de calculer le nombre moyen d’années vécues en précarité ressentie ou en pauvreté monétaire selon différents scénarios de parcours familiaux (figure 5). Cette démarche reste ici relativement succincte, mais son objectif est d’illustrer notre propos et de montrer les éventuelles possibilités d’utilisation d’un tel indicateur.
2. Une approche dynamique selon différents parcours familiaux
36Cette partie, à la différence de la précédente, s’inscrit résolument dans une démarche différente. Il s’agit de proposer une approche dynamique à partir d’un indicateur construit sur des données transversales. La démarche retenue pour la construction des scénarios consiste à composer six scénarios présentant différents types de parcours familiaux : deux scénarios « standards » et quatre scénarios « observés ».
37Les deux premiers scénarios qualifiés de « standard » sont construits en faisant intervenir les événements démographiques à des durées les plus proches possibles de ce que l’on observe en moyenne. Ainsi, on observe tout d’abord un phénomène durable de recul de l’âge à la première union (Delmeire, 2005 ; Prioux, 2005a). Pour la génération 1971, les femmes se sont mis en couple à 23,5 ans et les hommes à 26 ans contre respectivement 22,5 ans et 24,6 ans pour la génération 1960. En conséquence, les unions de rang 2 sont plus tardives : 35 ans pour les hommes et 33 ans pour les femmes (Breton, 2006). Ces unions plus tardives sont aussi plus fragiles (Prioux, 2005b). À l’instar d’une mise en couple plus tardive, on observe un recul de l’âge à la maternité (29,9 ans pour les hommes et 27,7 ans pour les femmes). Enfin, en France en 2005, c’est en moyenne à 21 ans, comme il y a 40 ans, que les enfants quittent le foyer parental pour au moins trois mois consécutifs (Régnier-Loilier, 2006).
Figure 5. Fréquence de la pauvreté monétaire et de la précarité ressentie selon l’évolution de la situation familiale

Lecture : pour les hommes ayant eu un parcours « standard », mise en couple à 26 ans, 1er enfant à 30 ans, départ de(s) enfant(s) à 51 ans, entre 17 et 80 ans, le nombre moyen d’années vécues en pauvreté monétaire est de 7 ans et 10 mois, tandis que le nombre moyen d’années vécues en « précarité ressentie » est de 11 ans et 11 mois.
Source : Ined-Insee, Erfi-GGS1, 2005.
38Les deux scénarios « standard » sont donc construits à partir de ce constat, selon que l’on soit un homme ou une femme (figure 5). Pour simplifier la lecture du parcours, nous avons pris le cas où chaque individu avait un seul enfant, une espérance de vie de 74 ans pour les hommes, et supérieure à 80 ans pour les femmes. Ainsi, pour le parcours d’une femme, celle-ci se retrouve isolée à 74 ans (âge de l’espérance de vie des hommes). En outre, nous n’avons pas inclus de rupture et de remise en couple. Les parcours observés permettront de prendre en compte ces événements.
39En construisant ces parcours, on observe finalement un nombre moyen d’années vécues en précarité ressentie supérieur au nombre moyen d’années vécues en pauvreté monétaire d’environ 4 ans pour les hommes et de 3 ans pour les femmes (figure 5). L’indicateur est toujours plus élevé dans le parcours de l’homme que dans celui de la femme. Cela s’explique par le mode de construction des parcours. En effet, l’homme a une durée de parcours plus importante dans la situation familiale la plus défavorable pour lui, à savoir être en couple avec des enfants. À cela se cumule un effet de calendrier, puisque c’est à ces âges-là (30-49 ans) que le risque de pauvreté monétaire et de précarité ressentie est le plus élevé. Au final, dans ces deux scénarios, un homme passerait en moyenne 12 % de sa vie d’adulte en situation de pauvreté monétaire et 19 % en précarité ressentie, contre respectivement 11 % et 16 % pour une femme.
40Les quatre scénarios suivants sont construits autour d’une logique d’illustration à partir d’histoires de vie observées. Ainsi, nous sommes partis de la population de l’enquête et nous avons reconstitué l’ensemble des événements de parcours (mise en couple, naissance, rupture d’union) en tenant compte cette fois-ci du caractère renouvelable grâce à l’indicateur de rang, pour les répondants de 75 ans et plus à la date de l’enquête. Ainsi, en faisant une hypothèse de stabilité de la situation observée à l’enquête, nous disposons de parcours complets de 17 à 79 ans. Les parcours choisis le sont en fonction de la fréquence relativement importante des changements familiaux.
41Le parcours 3 (figure 6) est celui d’une femme qui a mis au monde 3 enfants, dont le premier avant sa première de ses trois unions et qui a connu deux ruptures d’union. Il correspond à un nombre moyen d’années vécues en précarité ressentie (14 ans et 1 mois) et en pauvreté monétaire (10 ans et 6 mois) plus élevé que pour les parcours « standards ». Cependant, si ce parcours est complexe, aux âges où les risques sont les plus élevés, les situations familiales observées ne sont pas toujours celles qui présentent les risques les plus élevés. Dans le parcours 4 (figure 6), l’homme a connu autant de ruptures d’union que de mises en couple (trois). En revanche, son parcours est à la différence du précédent plus stable dans les premières années. Cependant, le nombre moyen d’années vécues en pauvreté monétaire et en précarité ressentie est relativement proche de celui observé précédemment. Cela est la conséquence d’une situation de couple avec enfant(s) entre 22 et 40 ans et d’isolé en fin de parcours, là où les risques sont plus élevés. Dans ces deux premiers parcours observés, il y a une certaine cohérence entre le niveau du nombre moyen d’années vécues en précarité ressentie et en pauvreté monétaire. Ce qui n’est plus le cas dans les deux parcours suivants où pour un risque de précarité ressentie proche, le nombre moyen d’années vécues en pauvreté monétaire est moins élevé (18 mois de différence en moyenne).
Figure 6. Pauvreté monétaire et précarité ressentie selon l’évolution de la situation familiale

Lecture : voir figure 5.
Source : Ined-Insee, Erfi-GGS1, 2005.
42Paradoxalement, le parcours le plus linéaire (n° 5, figure 6), qui concerne un homme, avec seulement quatre situations qui se succèdent avec une seule rupture d’union et deux mises en couple, est caractérisé par un nombre moyen d’années vécues en précarité ressentie élevé (13 ans et 5 mois). Là encore, c’est le calendrier des différentes situations familiales qui favorise une intensité relativement élevée : couple avec enfant(s) entre 30 et 49 ans et isolé par la suite. À ces âges de la vie et dans ces situations familiales-là, la fréquence de la précarité ressentie est plus élevée. Finalement, le parcours 6 (figure 6), d’une femme, composé de 8 états familiaux successifs, est caractérisé par un nombre moyen d’années vécues en précarité ressentie comparable au parcours 2 et plus faible que les deux autres, malgré une période en situation de monoparentalité et trois périodes en tant que personne isolée. Dans ce cas précis, la fréquence et le calendrier de survenue des situations familiales qui correspondent au risque le plus élevé de précarité ressentie (famille monoparentale et personne isolée) devrait a priori favoriser un nombre moyen d’années vécues élevé. Mais la faible durée de ces situations au cours du parcours atténue l’intensité du phénomène.
43Au final, l’intensité du phénomène étudié, c’est-à-dire le nombre moyen d’années vécues en précarité ressentie ou en pauvreté monétaire dépend autant des types de situations familiales qui se succèdent, de leur fréquence, de leur calendrier et de leur durée. L’ensemble des parcours est donc la résultante du jeu complexe entre ces différents éléments. Globalement, dans les différents parcours proposés ici, le nombre moyen d’années vécues en précarité ressentie représente un cinquième d’une vie d’adulte et le nombre moyen d’années vécues en pauvreté monétaire représente un sixième d’une vie d’adulte. Cependant, dans les exemples présentés ici, nous n’avons fait intervenir que le genre et la situation familiale, or l’analyse « toutes choses égales par ailleurs » avait révélé des différences significatives selon d’autres caractéristiques (notamment la catégorie socioprofessionnelle). Ainsi, en prenant le parcours 3 comme base comparative, pour une femme ouvrière ou cadre, le nombre moyen d’années vécues en précarité ressentie serait respectivement de 17 ans et 4 mois contre 1 an et 10 mois.
44Nous avons essayé de « décortiquer » la fréquence de survenue de la précarité ressentie et de la pauvreté monétaire à travers différents parcours familiaux « standards » ou « observés ». On peut légitimement se demander dans quelle mesure cette analyse de l’existant pourrait se transposer dans une perspective future. Ainsi, l’utilisation d’un tel indicateur pourrait se faire dans le cadre d’une approche prospective à l’instar de différents travaux existants proposant des scénarios, notamment sur le vieillissement (Delannoy et al., 2001). Cependant, cela suppose qu’un certain nombre d’hypothèses soient vérifiées et, par ailleurs, cela nécessite de disposer d’informations complémentaires. Ainsi, le nombre moyen d’années vécues en précarité ressentie est une agrégation de situations individuelles à différents âges. Mais en construisant cet indicateur de cette manière, on raisonne comme si l’événement étudié intervenait pour la première fois dans le parcours de l’individu et l’on occulte en partie son caractère renouvelable, alors que le sentiment de précarité peut être ressenti à différents moments de la vie.
45En revanche, une mesure plus précise du nombre moyen d’années vécues en précarité ressentie pourrait être réalisée, si nous disposions, tout au long du parcours, pour chaque individu et pour chacune des situations familiales, du ressenti par rapport à la précarité. Ce qui est difficile, voire impossible à réaliser dans le cadre d’une observation rétrospective. Il faudrait pour cela effectuer une observation longitudinale et interroger les individus tout au long de leur parcours, idéalement tous les ans, notamment en répétant la question sur l’aisance. En outre, il serait fort intéressant de coupler la question d’opinion sur les revenus en fin de mois avec une ou plusieurs questions relatives au sentiment de précarité de manière plus directe, afin de consolider l’indicateur retenu. Cependant, aussi imparfait que puisse paraître cet indicateur, dans l’état actuel des données disponibles, il représente, une assez bonne approximation de la réalité.
Conclusion
46Nous avons construit deux indicateurs traitant de la précarité que sont la fréquence de la précarité ressentie et le nombre moyen d’années vécues avec le sentiment de précarité. Le premier indicateur de précarité ressentie s’écarte de l’indicateur de pauvreté monétaire (% du revenu médian) en prenant en compte une population plus large. Il permet, par sa construction, de prendre en compte, non seulement la précarité du point de vue budgétaire, mais aussi du point de vue du vécu, et se rapproche ainsi d’une définition en termes de précarité relative, offrant des possibilités d’analyses comparatives. Le deuxième indicateur propose des perspectives longitudinales en permettant de mesurer la durée de vie en situation de précarité relative.
47Sur le plan des résultats, la fréquence de la précarité ressentie est plus ou moins importante selon la situation familiale. Mais surtout, c’est le cumul de différentes caractéristiques avec la situation familiale qui favorise ou protège des situations de précarité. L’analyse de différents parcours familiaux met en exergue l’importance de la succession des situations familiales selon leur fréquence, leur calendrier et leur durée dans le niveau d’intensité du phénomène étudié, à savoir le nombre moyen d’années vécues en précarité ressentie.
48Enfin, en termes de perspective, ce travail peut être répété (comparaison avec la deuxième vague d’enquête) et réalisé dans une optique comparative (enquête menée dans d’autres pays), ce qui devrait permettre de consolider l’indicateur aujourd’hui proposé.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Source : Insee-DGI, enquête sur les revenus fiscaux, 2005.
2 Source : Insee-DGI, enquête sur revenus fiscaux, 2005.
3 Le champ de l’étude couvre les 18-79 ans au 31 décembre 2005 : dans la mesure où l’enquête a eu lieu à l’automne 2005, quelques personnes âgées de 17 ans au moment de l’enquête ont été interrogées.
Auteur
Maître de conférences en démographie, enseignant chercheur à l’université de Strasbourg (département de démographie) et rattaché au Centre de recherches et d’études en sciences sociales (Cress). Dans le cadre de ses recherches, il travaille notamment sur le champ des politiques sociales, de la pauvreté et de la famille et, notamment, les bénéficiaires du RMI : analyse longitudinale, parcours d’insertion, évolution et renouvellement des effectifs. Il s’intéresse également à la population étudiante : transition lycée-université, parcours de formation, insertion professionnelle et conditions de vie et études.
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