Chapitre VII
Fécondité naturelle et contraception
p. 99-103
Texte intégral
1Nous avons dû faire appel, dans l’étude de chacune des composantes de la fécondité, tantôt à des données collectées sur des populations modernes, et tantôt à des données reconstituées sur les populations anciennes. Si nous reprenons les trois dernières composantes, nous pouvons dire que :
nos idées sur la mortalité intra-utérine résultent exclusivement d’observations récentes ; n’ayant encore aucune opinion sur le degré de dispersion dans l’espace ou dans le temps du taux de mortalité intra-utérine, nous sommes dans l’obligation de considérer les résultats obtenus comme quasi universels ;
le temps mort post-partum est étroitement dépendant de la durée d’allaitement au sein, laquelle a considérablement diminué ; cette dépendance a été mesurée aussi bien sur des populations anciennes que modernes, et les résultats sont cohérents entre eux ;
l’incidence de la stérilité, et sa progression avec l’âge, ne sont quasiment plus mesurables directement dans les populations malthusiennes ; faute de mieux, on se contente de reconduire les estimations établies pour des populations anciennes.
2La pratique de la contraception, au sens strict du terme, c’est-à-dire à l’exclusion de l’avortement provoqué et de la stérilisation volontaire, n’introduit donc pas de discontinuité dans le schéma.
3Il en va tout autrement pour la fécondabilité. Le but de toute contraception étant d’empêcher, ou de retarder, une conception, c’est le délai de conception qui doit être le révélateur de l’efficacité de la contraception. Ainsi se trouve prise en charge la cinquième dimension – devenue essentielle – dans l’analyse de la fécondité, d’une manière beaucoup plus précise et beaucoup plus pratique que ne le permet l’analyse “macrodémographique”. C’est ce que nous allons, brièvement, rappeler.
Approche de la notion d’efficacité de la contraception
4La méthode la plus simple consiste à déterminer, par enquête, le nombre total de grossesses enregistrées dans un groupe de femmes, et le nombre des grossesses déclarées “non désirées” par ces femmes : en faisant le rapport des secondes aux premières, on détermine la proportion de grossesses non désirées, qui peut être considérée comme un indice de l’inefficacité de la contraception. En fait, le chiffre obtenu est très ambigu.
5D’abord parce qu’il ne tient pas compte du facteur temps : mesuré sur les dix premières années de mariage, il sera sans doute plus élevé que si l’on se limite aux cinq premières années ; la comparabilité de divers résultats ne se trouve donc pas assurée.
6Ensuite parce que l’imprécision sur le caractère “non désirée” ou “désirée” de la grossesse peut être grande ; il y a, en particulier, une nette tendance à la ratification a posteriori de la dimension de la famille atteinte, même si celle-ci ne correspondait pas aux souhaits initiaux.
7Enfin, on risque d’attribuer à la contraception des succès qui ne résultaient que de la stérilité acquise par le couple...
8L’indice proposé par R. Pearl lève totalement la seconde objection, et partiellement les deux autres. Dans une cohorte de femmes (nouvellement mariées, par exemple), on calcule le rapport :

9qui s’exprime en “grossesses pour 100 années x femmes”.
10Dans le calcul du numérateur, on compte toutes les grossesses, désirées ou non. Dans celui du dénominateur, on exclut les périodes de séparation, de grossesse, et d’aménorrhée.
11L’inconvénient majeur est que cet indice dépend encore de la longueur de la période d’observation, en raison de l’hétérogénéité du groupe (au regard de la fécondabilité naturelle et de l’efficacité individuelle de la contraception). Il se produit un phénomène de sélection : les femmes dont la fécondabilité résiduelle est forte conçoivent en moyenne plus vite, et sortent donc les premières de l’observation ; l’efficacité apparente devient ainsi de plus en plus forte. C’est ce qui ressort du tableau ci-après, résultant d’une enquête américaine1 (Voir tableau page suivante).
12Un moyen d’atténuer cet inconvénient est de normaliser la durée d’observation : 12 mois, par exemple.

13Finalement, le problème s’est trouvé reposé sur des bases nouvelles après que la notion de fécondabilité introduite par Gini a été reprise. C’est R.G. Potter qui a proposé de définir ainsi l’efficacité de la contraception :

14où P nat. est la fécondabilité naturelle, et P rés. la probabilité mensuelle de conception pendant les périodes de pratique de la contraception, ou fécondabilité “résiduelle”. Cette définition est, en un sens, plus théorique que les précédentes : mais elle a l’avantage de s’intégrer à un concept précis.
15La correspondance entre l’indice de Pearl (R) et l’efficacité (E) n’est pas simple, sauf pour les valeurs de R limitées au premier mois (R1) ; on a, en effet :
16R1 = 1200 P nat. (1 – E)
17L. Henry a proposé [Réf. 257] une correspondance approximative entre les valeurs de R12 (calculé sur 12 mois) et celles de E :

18Les valeurs élevées de l’efficacité ne doivent pas faire illusion. Si, au niveau collectif, une méthode efficace “à 50 %” a une incidence non négligeable sur le taux de reproduction, la sécurité qu’elle apporte est dérisoire au niveau individuel. Dans les populations d’origine européenne, les méthodes les plus simples (retrait, condom, diaphragme) sont pratiquées avec une efficacité moyenne de 95 %. Leur efficacité peut même atteindre 98 ou 99 % après la naissance du dernier enfant désiré (contraception “d’arrêt”) – comme l’a montré l’enquête précitée – rejoignant presque celle de méthodes plus “modernes” : stérilet ou pilule contraceptive, dont l’efficacité est voisine de 99 à 99,5 %.
Qu’est-ce que la « fécondité naturelle » ?
19Nous avons jusqu’ici implicitement admis que l’expression “fécondité naturelle” était synonyme de “fécondité des populations non malthusiennes”. Suffisante en première analyse, cette définition n’est cependant pas dépourvue d’ambiguïté. Il serait préférable de poser les choses ainsi :
20“Nous appelons “régime naturel de fécondité” une situation dans laquelle il n’existe pas, au niveau de l’individu ou du couple, d’intention malthusienne délibérée”.
21Avec une telle définition, tous les facteurs de comportement dépourvus de finalité explicitement malthusienne, n’altèrent pas l’aspect “naturel” d’un régime de fécondité.
22Prenons le cas de l’allaitement maternel. Sa finalité est, très évidemment, d’assurer la survie de l’enfant. Il n’est, toutefois, pas exclu que certaines sociétés aient parfaitement conscience qu’il en résulte aussi un plus grand espacement des naissances. On ne peut donc pas écarter l’idée que dans la “contrainte” sociale de l’allaitement prolongé, il y ait une part de malthusianisme collectif. Mais tant que l’expression de ce malthusianisme reste collective, nous considérons que le régime de fécondité qui en résulte est “naturel”.
23Plus évident encore serait le rôle des coutumes en matière matrimoniale. À travers l’âge au mariage, les conditions ou les obligations du remariage en cas de veuvage, les conséquences de l’infidélité, etc., une société peut exprimer toute sa conception de la fécondité, des conditions et des limites d’exercice de la fonction de reproduction. Il est important de constater que le niveau d’ensemble de la fécondité s’en trouve grandement affecté, la descendance moyenne d’une femme dépendant d’abord du nombre d’années qu’elles a vécues “en union”. On peut, naturellement, tourner la difficulté en ne considérant, par exemple, que des femmes entrées en union à un certain âge (20 ou 25 ans) et restées en union jusqu’à la fin de leur vie fertile (45 ou 50 ans), ce qui revient à éliminer les effets propres des coutumes matrimoniales.
24D’une manière générale, les interdits, tabous et usages en matière sexuelle ne sont pas sans influencer certaines des “composantes” de la fécondité. La fécondabilité, par exemple. Que l’autorité religieuse invite à la continence pendant certaines périodes de l’année, ou dans certaines occasions, et la fécondabilité moyenne des femmes peut s’en trouver affectée. Que l’organisation sociale (rythme et intensité du travail, lieu et type d’habitat, etc.) augmente ou réduise les périodes de séparation ou de durs labeurs, et la fréquence des rapports sexuels peut diminuer ou augmenter...
25En conclusion, nous dirons qu’il n’existe pas une fécondité naturelle, mais des régimes de fécondité naturelle, caractérisés par leur enracinement socio-culturel.
26Même à considérer un contexte apparemment homogène, comme celui des populations européennes (ou originaires d’Europe) du XVIIIe siècle, on peut constater des écarts importants. La descendance moyenne de femmes mariées à 20 ans, et restant en union jusqu’à 45 ans, varie de 7,5 à 11 enfants nés vivants (moyenne entre 8 et 9) dans les monographies consacrées à de telles populations2. Pour la période 15-19 ans, on pourrait, rajouter 1,5 enfant environ, ce qui donnerait une fécondité “potentielle” de l’ordre de 10 enfants (9 à 12,5) pour toute la période fertile.
27Mais pour répondre à la question : “Quelle serait la fécondité “naturelle” des femmes françaises en 1972 si elles abandonnaient toute pratique contraceptive”, il nous faudrait répondre préalablement à toute une série d’autres questions :
Quelle est la durée “naturelle” de l’allaitement : deux ans, un an, 6 mois, ou zéro ?...
Quelle est aujourd’hui la répartition des âges d’acquisition de la stérilité définitive ?...
Quelle est la fécondabilité “naturelle” de ces femmes ? Dans l’hypothèse d’abandon de toute intention malthusienne, peut-on admettre que la répartition et la fréquence des rapports sexuels demeureraient inchangées, compte tenu des connaissances acquises sur le déroulement du cycle menstruel ?...
28... La question, on le voit, est trop incomplètement formulée. Un régime “naturel” de fécondité laisse encore trop de place aux comportements pour que l’on puisse le réduire à ses seuls aspects physiologiques. Mais à l’inverse, en montrant ici la grande variabilité des composantes de la fécondité naturelle, nous espérons mettre en garde contre les interprétations trop rapidement “malthusiennes” des variations observées en termes de fécondité.
Notes de bas de page
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Gens de Marrakech
Géo-démographie de la ville Rouge
Mohamed Sebti, Patrick Festy, Youssef Courbage et al.
2009
Histoire de familles, histoires familiales
Les résultats de l’enquête Famille de 1999
Cécile Lefèvre et Alexandra Filhon (dir.)
2005
La population canadienne au début du xviiie siècle
Nuptialité - Fécondité - Mortalité infantile
Jacques Henripin
1954
Les travaux du Haut comité consultatif de la population et de la famille
Travaux et documents
Haut comité consultatif de la population et de la famille
1946