Chapitre VI
La stérilité
p. 91-98
Texte intégral
Questions de définitions
1“La stérilité d’un couple [incapacité de procréation] peut provenir de celle de l’un des deux partenaires, ou d’une incompatibilité biologique entre eux. On distingue la stérilité totale1, ou incapacité de procréer aucun enfant, de la stérilité partielle (2), ou incapacité de procréer un nouvel enfant après en avoir déjà procréé au moins un”.
2“(2) (Stérilité partielle) : ne pas confondre avec la stérilité secondaire, expression médicale désignant une stérilité consécutive à une maladie ou à un traumatisme”.
3Cet extrait de l’article 622 du “Dictionnaire démographique multilingue”2 (volume français) montre que les questions de langage sont importantes en la matière. Le passage à une autre langue n’arrange rien ; voici les mêmes extraits du même article 622 dans la version anglaise du dictionnaire :
4“À sterile couple cannot procreate a child. The sterility may be due to either or both partners and either or both may prove to be fecund with another mate. Among women, we distinguish primary sterility 3where the woman has never been able to have children, and secondary sterility [2] which arises after one or more children have been born”.
5Pour comparer ces deux passages, il convient d’abord de préciser que l’usage a consacré une bizarrerie qui fait de l’anglais “fecund” l’équivalent exact du français “fertile” (apte à la procréation), et de l’anglais “fertile” l’équivalent du français “fécond” (ayant fait la preuve de sa fertilité).
6Mais si le français oppose fort logiquement “stérile” à “fertile” et “infécond” à “fécond”, l’anglais utilise indifféremment “sterile” ou “infecund” dans le sens commun de “non fertile” (ou stérile), par opposition à “fecund” ; et c’est “infertile” qui traduit la notion de “non-fécondité” :

7Nous avons ajouté, en dernière ligne du tableau précédent, la “fécondabilité” – qui traduit une aptitude, comme le suffixe “abilité” le montre bien – et que l’anglais exprime aussi par “fecundability”.
8Revenons maintenant aux définitions citées. Les deux dictionnaires mettent en correspondance :
stérilité totale et primary sterility,
stérilité partielle et secondary sterility,
9l’expression “stérilité secondaire” étant réservée – selon la version française – à l’usage médical (stérilité consécutive à un traumatisme ou à une maladie). Toujours dans cette version, l’expression “stérilité primaire” n’apparaît pas.
10Ces nuances dans les définitions cachent, en réalité, des différences de point de vue importantes.
11Imaginons le cas d’une femme supposée – par hypothèse – fertile à 20 ans. Elle se marie à 30 ans avec un homme lui-même fertile. Le couple ne parvient pas avoir d’enfant. Laissons de côté la question d’une éventuelle incompatibilité biologique entre les deux époux, et supposons même qu’il soit démontré médicalement que la femme est devenue stérile. Du point de vue de la définition anglaise, nous sommes en présence d’une “stérilité primaire”, puisque la femme (ou le couple) s’avère incapable d’avoir un enfant. Cette conclusion vaut pour l’âge auquel l’incapacité est constatée, sans préjudice de la situation ayant pu exister entre 20 et 30 ans.
12Du point de vue de la définition française, il est plus difficile de dire que nous sommes en présence d’une stérilité totale, puisque nous avons admis que la femme était bel et bien fertile durant un certain nombre d’années, entre l’âge de 20 ans et un âge indéterminé (inférieur à 30 ans).
13La difficulté réside dans le choix entre un point de vue “prospectif", où l’on se place résolument dans le domaine de l’aptitude, et un point de vue “rétrospectif", plus pragmatique, où l’on se borne à constater a posteriori un état de fait. L’observation démographique oblige à se situer dans la seconde perspective, qui sera donc maintenant la nôtre. Elle y oblige d’autant plus qu’on se limite, le plus souvent, à l’enregistrement des seules naissances vivantes, et qu’on se trouve ainsi dans l’ignorance d’autres grossesses ayant pu faire la preuve de l’aptitude de la femme à concevoir, et même à engendrer. Nous parlerons indifféremment, en conséquence, de stérilité “primaire” ou “totale”, quand un couple ne parvient pas à engendrer un enfant né-vivant.
14La même remarque vaut pour la distinction entre stérilité “secondaire” et “partielle” : les suites d’un accouchement, par exemple, sont-elles à ranger dans les causes “médicales” ou non ? L’accouchement lui-même ne constitue-t-il pas un “traumatisme” pour l’organisme féminin ? S’il est bien clair, dans les définitions données, que la stérilité “partielle” a un sens beaucoup plus large que la stérilité “secondaire”, les limites de la seconde de nous apparaissent pas clairement.
Infécondité et stérilité
15Puisque nous sommes résignés à constater a posteriori une stérilité (partielle ou totale), cela revient à dire que nos estimations sont fondées sur l’observation de l’infécondité. Soit un groupe de femmes d’âge x, venant d’accoucher ; ces femmes sont donc toutes encore fertiles à l’âge x, ou, plus précisément, à l’âge x moins 9 mois. Parmi elles, une certaine proportion (Sx) n’aura plus d’autre enfant : elles deviendront donc stériles avant d’avoir eu le temps de concevoir à nouveau. On peut considérer que Sx est une estimation de la proportion des femmes devenues stériles entre :
16x (– 9 mois) et x + d,
17si d est le délai de conception après un accouchement (délai qui inclut, ici, le temps mort post-partum).
18Le point important est que cet intervalle inclut une gestation et un accouchement : Sx prend donc en compte le risque de stérilité lié à une grossesse.
19On peut en effet admettre, en première approximation, que le risque de devenir stérile, pour une femme encore fertile, dépend de deux facteurs :
son avancement en âge (risque de stérilité “spontanée” ou physiologique),
et ses maternités successives, qui peuvent perturber accidentellement ses fonctions reproductrices.
20P. Vincent, en 1950, [Réf. 137], et L. Henry, en 1953, [Réf. 132], ont indiqué des moyens de mettre en évidence ces deux facteurs.
La stérilité totale (ou primaire)
21Dans une population non malthusienne, un couple de jeunes mariés restant plusieurs années (cinq pour fixer les idées) sans enfant, peut être considéré comme stérile : totalement, s’il s’agit des cinq premières années de mariage, partiellement s’il s’agit de cinq années consécutives à un accouchement ; dans ce dernier cas, le délai est à augmenter quand le couple dépasse 35 ans.
22Si l’on classe les nouveaux mariés en divers groupes selon l’âge au mariage (l’âge de la femme, généralement), la proportion XS0 des couples mariés à l’âge x et restant sans enfant est une estimation du taux de stérilité totale à l’âge x + d, si les couples féconds mariés au même âge ont leur premier enfant en moyenne à l’âge x + d. Le complément à un de So n’est autre que la “probabilité d’agrandissement d’ordre O”, que l’on note a0. La suite des divers XSO (ou des divers a0) permet donc de suivre l’évolution du taux de stérilité totale avec l’âge.
23Cette estimation, en réalité, ne vaut que pour les couples mariés. La restriction est importante si l’on a quelque raison de penser que le taux de stérilité n’est pas identique chez les mariés et les célibataires. Par exemple, le fait que certains mariages soient provoqués par une grossesse en cours tend à augmenter la fertilité des couples mariés.
24En se fondant sur la “statistique des familles” de trois groupes d’origine européenne (ouvriers des mines français, ruraux du Québec, et habitants de l’Angleterre et du Pays de Galles), P. Vincent a proposé l’estimation suivante [Réf. 137, Tableau IV] :
Proportion de couples stériles parmi les nouveaux mariés

La stérilité partielle (ou secondaire)
25La méthode des “probabilités d’agrandissement” peut être prolongée aux âges ou aux rangs de naissance successifs. On définit, en effet, les probabilités d’agrandissement de rang 1 (a1), de rang 2 (a2), etc., égales aux proportions de couples ayant au moins deux enfants (parmi ceux qui ont eu un premier enfant), au moins trois enfants (parmi ceux qui ont eu un second enfant), etc. Mais le complément à un de an mesure cette fois les acquisitions nouvelles de stérilité entre l’âge moyen à la nième naissance et l’âge moyen à la (n +1)ième naissance, puisque tous les couples considérés étaient fertiles au début de l’intervalle.
26On peut donc comparer l’évolution avec l’âge de (1 – an) avec celle de : – a0/a0, comme l’a fait P. Vincent dans l’article cité, – Δao/ao représentant la stérilité acquise par le seul vieillissement4 entre les âges x et x + 3, au sein des a0 couples encore féconds à l’âge x, si la différence entre les âges moyens de deux maternités successives est égale à 3 ans. Au contraire, (1 – an) incorpore les effets de la maternité en plus de ceux de l’âge.
27Les couples sur lesquels on calcule a1, a2, etc. sont sélectionnés par le fait qu’ils ont eu au moins un enfant. Il est intéressant de constater, par contre, que le fait qu’ils en aient eu : un, deux, trois, quatre ou cinq, est indifférent, en ce sens que “la probabilité d’agrandissement d’une famille considérée à la naissance d’un enfant vivant est, à âge égal de la femme au moment de cette naissance, indépendante du rang de cette naissance” (L. Henry, [Ref. 132]).
28En pratique, ceci est vrai pour les rangs 1 à 5, mais pas au-delà à cause de l’hétérogénéité des fécondabilités.
29Ce résultat n’était pas évident a priori : il revient, en effet, à admettre que la probabilité d’acquisition de la stérilité est indépendante du nombre d’enfants déjà nés. Ce qui n’empêche pas, notons-le, que la stérilité puisse être acquise à l’occasion d’une naissance : c’est d’ailleurs pourquoi les tables d’acquisition de la stérilité établies pour des femmes déjà mères (probabilités d’agrandissement a1 a2, etc.) et pour les nouvelles mariées (probabilités d’agrandissement, a0) ne peuvent pas être rigoureusement identiques. Mais ce risque supplémentaire est le même à chaque naissance.
30D’après les résultats de P. Vincent, le risque d’acquisition pour les femmes déjà mères semble nettement supérieur au risque résultant du seul vieillissement jusque vers 30-35 ans.
31Finalement, compte tenu des réserves que nous sommes constamment amenés à faire en raison des divers biais de sélection, on peut considérer que le risque d’acquisition “spontanée” de la stérilité chez les femmes ayant été fécondes, n’est guère différent du même risque chez des femmes encore infécondes par célibat ; mais les premières supportent un risque supplémentaire à chaque maternité.
Taux de stérilité selon l’âge
32Revenons maintenant à la question, apparemment plus simple, de l’évaluation de la proportion des femmes stériles à un âge donné, quel que soit leur statut matrimonial ou leur histoire génésique antérieure.
33D’après la conclusion du paragraphe précédent, (1 – a0) nous fournit déjà une estimation convenable.
34Mais on peut aussi procéder autrement. Considérons une série de taux de fécondité par âge :
355f15 , 5f20 , 5f25 , 5f30 , etc.
36Sur des données individualisées, il est également possible de calculer des taux de fécondité pour les femmes ultérieurement fécondes. Une femme, appartenant à un groupe d’âges donné est considérée comme “ultérieurement féconde” si elle met au monde un autre enfant dans l’un des groupes d’âges suivants ; les femmes devenues stériles se trouvent ainsi éliminées. On obtiendra une nouvelle série :

37Si l’on divise chacun des taux f par son homologue f’, on obtient la proportion des femmes encore fertiles dans le groupe d’âges en cause, et par complémentation à un, le taux de stérilité cherché. Par exemple :

38À partir de cinq séries relatives à des populations d’origine européenne (xviie, xviiie et xixe siècles), L. Henry a proposé les valeurs suivantes5 :
Proportion de couples stériles selon l’âge [Réf. 199]

39Cette série est très voisine de celle citée plus haut, qui était fondée sur les probabilités d’agrandissement ao. Mais ce recoupement ne doit pas faire illusion : nos connaissances sur la stérilité restent très imprécises. Elles sont fondées sur un petit nombre d’observations, relatives à des populations anciennes, et la généralisation de la contraception rend presque impossible l’observation des populations contemporaines.
40Insistons aussi sur le fait qu’en raison de la croissance rapide du taux de stérilité avec l’âge à partir de 35 ans, la série des taux d’infécondité définitive selon l’âge diverge sensiblement de celle des taux de stérilité aux mêmes âges. Voici les valeurs proposées par L. Henry pour les taux d’infécondité correspondant aux taux de stérilité ci-dessus :

41On peut enfin rapprocher ces taux des proportions de femmes ménopausées selon l’âge. Nous avons, pour cela, repris quelques données du tableau A.2. Le graphique A.7 permet ces comparaisons : nous y avons fait figurer les moyennes des deux séries parisiennes, d’une part, et des deux séries indiennes (villages + Punjab), d’autre part. Il est, évidemment, difficile de savoir si les femmes de l’Europe ancienne voyaient leur ménopause survenir à des âges voisins de ceux des Parisiennes d’aujourd’hui, ou des Indiennes d’aujourd’hui ; dans le second cas, on aurait une estimation par excès de la stérilité à chaque âge, puisque les deux séries tendent à se rapprocher. Mais dans le premier cas, la stérilité précéderait – en moyenne – la ménopause assez nettement.
Graphique A.7 : Proportions de femmes désormais infécondes, stériles ou ménopausées, selon l’âge (taux pour cent)

Conclusion sur la stérilité
42Bien que nos estimations soient imprécises, il est certain que l’apparition spontanée de la stérilité avant 45 ou 40 ans est un facteur important de réduction de la fécondité potentielle au sein d’une cohorte. Toutes choses égales par ailleurs, le nombre moyen d’enfants par femme mariée à 20 ans (en régime de fécondité naturelle) augmenterait sans doute de 35 à 40 % si aucune femme ne devenait stérile avant 45 ans...
43Si important qu’il soit, ce facteur n’est cependant pas le seul responsable de la baisse des taux de fécondité avec l’âge : même les taux de fécondité des femmes ultérieurement fécondes diminuent avec l’âge.
44Par ailleurs, la progression de la stérilité avec l’âge peut, évidemment, être accélérée par un mauvais état sanitaire : lésions gynécologiques aiguës, syphilis et autres maladies vénériennes. A. Retel-Laurentin l’a montré pour une population africaine, les Nzakara (cf. Réf. 134 bis). Nous l’avons, nous-même, soupçonné pour certaines générations martiniquaises.
45Dans les populations modernes, le problème se trouve encore compliqué par l’existence de nombreuses opérations chirurgicales ayant pour effet (recherché ou subi) une stérilisation de la femme. Il est vrai, qu’à l’inverse, les stérilités pathologiques y sont mieux traitées. Mais il n’en reste pas moins qu’une certaine proportion des couples se découvrent stériles avant d’avoir eu le temps de constituer la descendance qu’ils souhaitaient, et ce problème mériterait plus d’attention qu’il en reçoit actuellement. Nous nous bornerons ici à renvoyer à quelques enquêtes dont les auteurs ont consacré une partie de l’analyse aux problèmes de stérilité et de sous-fertilité : les enquêtes américaines “Growth of American Family”6, l’enquête belge7 et une enquête réalisée à la Nouvelle-Orléans (Réf. 131).
46Pour être complet, ajoutons un mot sur les périodes de stérilité temporaire. À dire vrai, nous en avons déjà beaucoup parlé, puisque les plus importantes sont les périodes de stérilité post-partum. Mais il peut en exister à d’autres moments, par exemple sous la forme de cycles anovulaires. Les estimations sur la fréquence de ces cycles varient entre 5 et 15 % ; le plus important serait de savoir s’ils surviennent par grappes, ou isolément. Dans le second cas, la fécondabilité peut les prendre en compte, mais pas dans le premier.
Notes de bas de page
1 Publié par les Nations-Unies.
2 Publié par les Nations-Unies.
3 Publié par les Nations-Unies.
4 En fait, (1 – a0) comprend le risque de stérilité lié à un premier accouchement n’ayant pas donné lieu à une naissance vivante (fausse couche, par exemple).
5 En fait, l’une des cinq séries avait été établie par la méthode des probabilités d’agrandissement.
6 Freedman, Whelpton, Campbell : “Family planning, sterility and population growth”, Mac Graw-Hill, New-York, 1959.
Whelpton, Campbell, Patterson : “Fertility and family planning in the United States”, Princeton Univ. Press, 1966.
7 Cliquet (R.L.) : “The sociobiological aspects of the National Survey on fecundity and fertility in Belgium”, J. of Biosoc. Sci., 1969, 1.
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