Chapitre V
Le temps mort physiologique
p. 81-90
Texte intégral
1Quel que soit le devenir de la grossesse, toute conception marque le début d’une période pendant laquelle la fécondabilité est nulle, période d’une durée au moins égale à celle de la gestation (et souvent beaucoup plus longue), que l’on appelle – à la suite de L. Henry – un temps mort.
2Si l’expérience quotidienne enseigne, depuis les temps les plus reculés, que la femme est peu fertile durant le post-partum, et surtout quand elle allaite, les données scientifiques et statistiques ont longtemps fait défaut. On peut même dire qu’une grande partie de nos connaissances sur le sujet résulte d’observations strictement démographiques, par le biais des intervalles entre naissances, sans même que la durée de l’aménorrhée post-partum soit toujours connue avec précision. Nous commencerons cependant par traiter des variables physiologiques, préférant ainsi l’ordre logique à l’ordre historique.
L’aménorrhée post-partum
3Une distinction s’impose d’entrée, entre les populations à allaitement court ou nul (la majorité des pays de l’Occident contemporain), et celles où l’allaitement est long et quasi général (cas des pays du Tiers-Monde) : la distance est trop grande, en effet, entre les unes et les autres, du point de vue médical, alimentaire et sociologique, pour permettre d’emblée les extrapolations d’un cas à l’autre.
4Pour les premières, nous retiendrons deux études suffisamment approfondies : celle de Salber, Feinleib et Macmahon à Boston [Réf. 124], et celle de J. Pascal à Cambrai et Paris [Réf. 121]1. Dans les deux cas, l’enquête a été menée auprès de femmes ayant récemment accouché, dans un des hôpitaux de la ville pour Boston pour la première, et dans diverses maternités pour la seconde étude.
5À Boston, 78 % des femmes n’avaient pas allaité du tout. La proportion est plus faible dans le second échantillon (38 %), qui est peut-être davantage sélectionné à cet égard. Pour ces femmes, la durée d’aménorrhée s’établit, en moyenne, à 58 jours (un peu moins de deux mois). Comme la première ovulation peut avoir eu lieu avant le retour de couches, on voit que le temps mort total n’excède pas dix à onze mois en l’absence d’allaitement.
6Mais la durée d’aménorrhée augmente fortement avec celle de l’allaitement2, quoique moins vite qu’elle, comme le montre le tableau A.19. Jusqu’à trois mois de durée d’allaitement, la durée moyenne (ou médiane) d’aménorrhée excède celle de l’allaitement ; au-delà de trois mois, elle lui est inférieure. La durée moyenne d’aménorrhée est de l’ordre de quatre mois pour une durée d’allaitement comprise entre cinq et six mois.
Tableau A.19. – Durée d’aménorrhée selon la durée totale de l’allaitement (complet ou mixte)

(a) Source : J. Pascal, Réf. [121]. 425 femmes ayant allaité, et 276 n’ayant pas allaité.
(b) Source : Salber et al, Réf. [124]. 485 femmes ayant allaité, et 1712 n’ayant pas allaité.
(c) En moyenne, huit mois environ.
7Il est donc certain qu’une forte proportion des femmes qui allaitent voient cesser leur aménorrhée avant de sevrer leur enfant (environ les deux-tiers parmi celles qui allaitent au moins quatre mois). Mais de plus, une première ovulation peut précéder les premières règles : c’est même le cas le plus fréquent, contrairement à ce que laissaient penser les travaux antérieurs, revus par Tietze en 1961 [Réf. 127]. Seule l’étude de J. Pascal, qui était complétée par la détermination de la première ovulation post-partum, nous permet d’étudier ici ce point. Dans cet échantillon, la première ovulation a eu lieu :
8dans 57 % des cas avant le retour de couches,
dans 33 % des cas au cours du premier cycle suivant,
dans 6 % des cas au cours du second cycle suivant,
dans 3 % des cas au cours du troisième cycle suivant,
et dans 1 % des cas au cours du quatrième cycle suivant.
9Ni la durée d’allaitement, ni l’âge, ni la parité n’introduisent de différences significatives.
10En moyenne, il ne semble donc pas nécessaire d’ajouter systématiquement à la durée d’aménorrhée un ou deux cycles supposés anovulaires, comme certains auteurs avaient suggéré de le faire (ceci n’exclut pas la possibilité que de tels cycles surviennent, à n’importe quel moment des périodes fertiles)3.
11Néanmoins, le retour à une fertilité normale n’est peut-être pas subit. Les premiers cycles, en effet sont souvent irréguliers, et leur variance est beaucoup plus élevée que normalement. Voici, toujours d’après J. Pascal, l’évolution de la variance des cycles successifs :
V = 48,5 pour le premier cycle après retour de couches,
V = 32,7 pour le second cycle après retour de couches,
V = 20,2 pour le troisième cycle après retour de couches,
V = 21,1 pour le quatrième cycle après retour de couches,
V = 15,7 pour le cinquième cycle après retour de couches.
12La fréquence des cycles anovulaires tombe, dans le même temps, de 10 % à moins de 5 %.
13Dans les populations où l’allaitement prolongé est la règle commune (l’impossibilité d’allaiter pouvant signifier la condamnation à mort de l’enfant), la situation est connue avec moins de détails. Mais l’existence d’une corrélation très forte et très significative entre durée d’allaitement et durée d’aménorrhée, est toujours attestée. D’une manière directe, cette corrélation a été mise en évidence (entre autres) par Potter, New, Wyon et Gordon au Punjab [123 et 017], ou par Jain, Freedman, Hsu et Chang à Taiwan [Réf. 117]. Nous citerons seulement ici leurs résultats globaux :

14Les chiffres pour Taiwan sont certainement biaisés, car le calcul a été fait après exclusion des femmes qui allaitaient encore au moment de l’interview (9 %). Ils constituent donc une limite inférieure. Ceux du Punjab, par contre, ont été redressés par la méthode des “tables de survie”, et sont donc – en principe – exempts de biais.
15Si l’on peut observer des durées (moyennes ou médianes) d’allaitement atteignant deux ans, les durées (moyennes ou médianes) d’aménorrhée excédant un an semblent rares. Il est donc probable que le processus d’inhibition de l’ovulation par l’allaitement perd progressivement de son efficacité quand l’allaitement se prolonge. (Celui-ci peut, d’ailleurs, devenir très partiel). Néanmoins, les résultats cités plus haut laissent penser que le temps mort total est voisin de vingt mois (pour une naissance vivante), quand l’allaitement est généralisé. Cette analyse peut être plus facilement poursuivie par des méthodes indirectes.
Les intervalles entre naissances
16L’existence d’un temps mort excédant largement la durée de gestation se trouve en effet attestée, nous l’avons déjà dit, par le fait que les intervalles entre naissances sont, en moyenne, nettement plus longs que l’intervalle mariage-première naissance ; nous indiquions, comme ordres de grandeur, pour les premiers : 24 mois (vers 20-25 ans, c’est-à-dire en début de mariage), et pour le second : 14 mois, soit une différence de 10 mois qui ne peut être attribuée au hasard (on trouvera quelques données de ce type dans le tableau A.20).
Tableau A.20. – Intervalles entre naissances et “temps mort"

(1) Accouchements à partir de huit mois de mariage seulement.
(a) Femmes mariées entre 20 et 30 ans.
(b) Moyennes des intervalles moyens de chaque type, par famille, non pondérées (familles de dimension 3 à 13).
(c) Intervalle calculé entre accouchement et conception suivante (ajouter 9 mois pour la comparaison avec les autres observations).
(d) Décès entre 0 et 1,2 mois.
(e) Décès entre 1,2 et 6 mois.
Sources : Québec : J. Henripin [Réf. 196] – Crulai : E. Gautier et L. Henry [Réf. 194] – Ile-de-France : J. Ganiage [Réf. 193] – Tourouvre : H. Charbonneau [Réf. 186] – Sénégal : P. Cantrelle et H. Léridon [Réf. 114] – Mömmlingen : J. Knodel [Réf. 118] – Taiwan : A.K. Jain [Réf. 116] – Tunis : J. Ganiage [Réf. 192].
17Laissons, pour l’instant, de côté le problème de la mortalité intra-utérine. La durée de gestation étant peu variable, la seule connaissance d’un intervalle entre naissances ne permet que de calculer la somme :
18délai de conception + temps mort post-partum.
19Toute comparaison de plusieurs intervalles, pour étudier leur variation avec l’âge ou estimer leur dispersion inter-individuelle, incorpore donc deux sources de variabilité distinctes. L. Henry a étudié les problèmes posés par cette interférence [Réf. 115], et proposé deux conclusions :
la comparaison entre : intervalles mariage – première naissance, et : intervalles entre naissances, donne une bonne estimation de l’ordre de grandeur du temps mort (malgré la discontinuité qui pourrait être introduite par la première grossesse) ;
le temps mort augmente vraisemblablement avec l’âge, au-delà de 30 ans, en même temps que diminue la fécondabilité.
20De plus, l’existence de la mortalité intra-utérine ne perturbe pas le schéma.
21On peut aussi avoir une idée de l’augmentation du temps mort résultant de l’allaitement en classant les intervalles selon l’âge au décès du premier des deux enfants.
22Le décès de l’enfant, en effet, a pour conséquence immédiate l’arrêt de l’allaitement, et donc aussi la fin de l’inhibition de l’ovulation liée à l’allaitement. De nombreuses monographies de démographie historique proposent de telles comparaisons, entre intervalles “après décès” (enfant décédé avant six mois ou avant un an), et intervalles “avant décès” (enfant encore en vie à un an) ; les moyennes d’intervalles peuvent être calculées par des voies diverses (moyennes par rang, par famille, pondérées ou non pondérées, etc.). Nous avons reproduit dans le tableau A.20, quelques résultats : les écarts vont de six mois à dix mois, lorsque l’on compare le cas où l’enfant est décédé avant six mois, avec celui où l’enfant a survécu au moins jusqu’à un an.
23Les effectifs utilisés dans chaque monographie étant limités, le calcul n’a généralement pas été fait de manière détaillée (sauf par J. Knodel, pour Mömmlingen en Bavière). Une enquête à passages répétés, réalisée par P. Cantrelle au Sénégal, nous a donné l’occasion d’étudier de manière plus approfondie les interrelations entre fécondité, allaitement et mortalité infantile [Réf. 114],
24En particulier, nous avons pu calculer les intervalles entre naissances selon l’âge au sevrage de l’enfant précédent (par périodes de trois mois), selon l’âge au décès de l’enfant précédent (par périodes de trois mois), et selon que cet enfant était décédé avant ou pendant la grossesse consécutive (Tableau A.20 bis).
Tableau A.20bis – Sénégal. Intervalles entre naissances, selon l’âge au décès ou l’âge au sevrage du premier des deux enfants

(*) Moins de 10 intervalles.
Source : P. Cantrelle et H. Léridon [Réf. 114].
25Dans les trois cas, l’augmentation de l’intervalle est rapide : 12 mois, en moyenne, quand on passe d’un âge au décès inférieur à trois mois4 à un âge au décès supérieur à dix-huit mois. Au-delà de deux ans, les courbes se séparent assez sensiblement, mais une partie des écarts résulte de la durée limitée de l’observation.
Graphique A.6 : Sénégal. Intervalles entre naissances selon l’âge au sevrage ou l’âge au décès

26Sur la figure A.6, nous indiquons une décomposition approximative de l’intervalle. La durée de stérilité post-partum (que nous supposerons égale à celle de l’aménorrhée), est égale à celle de l’intervalle, diminuée de la durée de gestation (neuf mois) et du “délai moyen de conception d’un enfant à naître vivant”. Dans l’article cité, nous estimions à 0,18-0,19 la fécondabilité effective du groupe étudié. D’après les résultats du tableau A.7 (chapitre III), on peut évaluer à huit mois environ le délai de conception correspondant. On en déduit la durée de stérilité post-partum, qui est responsable du plus ou moins grand allongement de l’intervalle. Dans le tableau ci-après, nous l’avons comparée aux résultats de J. Pascal (d’après le tableau A.19) :

27Pour le Sénégal, nous avons utilisé les intervalles selon l’âge au décès – les sevrages sans décès étant très rares avant un an. On constate que les deux séries se raccordent très bien, malgré les très grandes différences existant entre les deux populations d’où sont issues les observations.
Conclusion sur le temps mort
28Nous n’avons pas évoqué, dans ce rapide survol, la variabilité du temps mort avec l’âge, ni, au sein d’une même population, sa dispersion. Les études sur le sujet sont plus que rares, et la référence essentielle en la matière demeure un article de R.G. Potter et al. sur le Punjab [Réf. 039].
29• Il en ressort que l’augmentation de la durée d’aménorrhée avec l’âge pourrait expliquer la moitié environ de l’allongement des intervalles, l’autre moitié résultant de la baisse de la fécondabilité et, surtout, de l’augmentation de la mortalité intra-utérine. Quant à la dispersion de la durée d’aménorrhée moyenne entre les femmes, elle n’expliquerait qu’un quart de la variance totale des intervalles ; il est vrai que cette dispersion totale est considérable (tableau A.21).
Tableau A.21. – Punjab. Intervalles entre naissances et durée d’aménorrhée (en mois), selon l’âge de la femme

(a) Âge mesuré en fin d’aménorrhée.
(b) Âge au début de l’intervalle (635 intervalles).
(c) Âge à la fin de l’intervalle (423 intervalles).
Source : R.G. Potter et al. [Réf. 039].
30Le fait essentiel reste, finalement, le suivant : l’abandon de la pratique générale de l’allaitement au sein a réduit considérablement la durée de stérilité post-partum chez les femmes des pays occidentaux (et d’ailleurs). De dix à douze mois, en moyenne5, le temps mort correspondant est tombé à moins de trois mois, faisant passer l’intervalle moyen entre deux naissances vivantes de 28-30 mois (environ) à une valeur “potentielle” peu supérieure à vingt mois ; mais la contraception est venue compenser – et même bien au-delà – cette réduction potentielle.
31Avec la réduction de la fécondité, en même temps que celle de la durée d’allaitement, le “temps mort” n’occupe plus qu’une place réduite dans la vie fertile des femmes. Salber a calculé, dans l’article cité plus haut, que les femmes de Boston passent, en moyenne, 7 % de leur temps de vie fertile (12 à 45 ans) en temps mort6, alors que les femmes de Punjab passent environ 40 % de leur durée de vie fertile en temps mort.
32Ajoutons, enfin, que nous avons négligé le cas où la durée de stérilité physiologique post-partum serait inférieure à celle des interdits ou tabous sexuels durant cette période. Il nous semble, en effet, que ce cas doit être assez rare, sauf en régime de polygamie. Il convient, néanmoins, de s’en assurer dans chaque circonstance, en tenant compte de la distance pouvant exister entre la “théorie” et la pratique...
Notes de bas de page
1 On trouvera dans cette étude une revue très complète de la littérature sur le sujet.
2 La durée d’allaitement prise en compte inclut, éventuellement, celle de l’allaitement mixte.
3 Ces conclusions viennent d’être confirmées par une étude de Pérez et al. au Chili (Cf. réf. 122).
4 Le nombre de sevrages (sans décès) avant un an était trop faible pour se prêter à une analyse sérieuse.
5 Parfois moins chez certaines populations européennes anciennes (xviie au xviiie siècle), la pratique de l’allaitement y étant quelquefois limitée.
6 Temps mort total, y compris les périodes de gestation.
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