Chapitre IV
La mortalité intra-utérine
p. 47-80
Texte intégral
1Il est assez rare qu’un phénomène, pourtant d’observation courante, voit son incidence complètement mésestimée, y compris par ceux que la question aurait pourtant dû préoccuper. C’est le cas avec la mortalité intra-utérine. Il y a à cela, naturellement, un certain nombre de raisons.
2La première est que, jusqu’à un certain point, l’événement en cause peut être ignoré de la seule personne qui pourrait témoigner de son occurrence : la femme elle-même.
3La seconde raison est la confusion qui a été opérée – et dont la persistance surprend parfois – entre avortements spontanés et avortements provoqués. L’attention a été si vivement attirée sur les seconds, que les premiers ont fini par en être presque négligés.
4Une troisième raison résulte d’un piège, pourtant peu subtil, mais qu’il fallait encore penser à éviter... Habitués qu’ils étaient à manier des tables de mortalité, les statisticiens n’ont pas pris garde à une différence essentielle entre la mortalité classique et la mortalité intra-utérine : pour la première, on calcule des taux (ou des quotients) en rapportant les décès à une population-origine parfaitement connue (une cohorte de nouveau-nés, par exemple) ; dans le cas de la mortalité intra-utérine, la population-origine n’est pas connue. Si l’on enregistre peu de fausses couches au cours du premier mois de gestation, ce n’est pas que celles-ci soient peu nombreuses : c’est que, dans de tels cas, la grossesse passe le plus souvent inaperçue. Ainsi, quand on rapporte un nombre de fausses couches enregistrées à un nombre total de grossesses défini par la somme de ces fausses couches et d’un certain nombre de naissances vivantes, on “oublie” un nombre important de grossesses non décelées, et donc un nombre égal de fausses couches non décelées. Ce point est capital, et nous le développerons longuement.
Questions de langage
5Puisque nous avons cité la confusion entre avortement spontané et avortement provoqué comme l’une des raisons qui bloquaient les progrès de la connaissance en la matière, efforçons-nous de préciser d’abord quelques termes.
6L’appellation “décès intra-utérin” se comprend d’elle-même. Elle s’applique aux décès survenant à tous les stades de la gestation, et inclut donc les mort-nés.
7Le terme “avortement” doit être considéré comme ambigu, tant qu’il n’est pas suivi de l’un des qualificatifs “spontané” ou “provoqué”.
8Nous admettrons que “fausse couche” est synonyme d’avortement spontané. Ces deux expressions s’appliquent en principe aux interruptions de grossesse antérieures au seuil de viabilité du fœtus, généralement fixé à 6 mois de durée de gestation. Au-delà de ce seuil, on parle donc de “mort-nés”.
9La durée de gestation peut être comptée à partir du premier jour des dernières règles : c’est la durée “conventionnelle” ; ou à partir du jour présumé de la fécondation (qui est très voisin de celui de l’ovulation) : c’est la durée “vraie”. L’écart entre les deux mesures est de l’ordre de deux semaines.
10Les tables de mortalité intra-utérine sont généralement construites selon la durée de gestation au moment de l’expulsion de l’embryon. Bien que l’on confonde alors “durée de gestation” et “âge au décès” de l’embryon, il faut être conscient du fait qu’il s’agit d’un abus de langage, l’embryon pouvant être décédé bien avant son expulsion. C’est pourquoi on peut distinguer entre “durée de gestation” et “durée de développement” du fœtus, celle-ci étant évaluée par examen morphologique ou autre.
11(Nous avons employé indifféremment les termes “embryon” et “fœtus”. Certains auteurs réservent le premier à la période comprise entre la 3e et la 6e semaine de développement. Avant la 3e semaine, on parle “d’œuf” ou de “zygote”).
12Dans la plupart des pays, la déclaration des décès intra-utérins n’est obligatoire que pour les mort-nés, c’est-à-dire au delà de 26 semaines de durée de grossesse. La mortalité antérieure ne peut donc être évaluée que par enquêtes spécifiques.
Construction d’une table de mortalité intra-utérine
13De 1953 à 1956, une enquête longitudinale sur le devenir des grossesses a été menée dans l’île de Kauai (près d’Hawaï). Le but de cette enquête était d’enregistrer toutes les grossesses, dès qu’elles étaient connues des intéressées, afin de suivre leur évolution et d’en tirer des conclusions pour une politique de prévention pré et post-natale1. L’idée la plus remarquable de ses auteurs, les docteurs F.E. French et J.E. Bierman, a été de classer les gestations enregistrées selon leur date d’entrée en observation, afin de rapporter les événements étudiés (décès et fausses couches), semaine par semaine, à l’effectif réellement concerné la même semaine. À la différence des tables classiques de mortalité, en effet, les entrées en observation sont étalées dans le temps, nulle femme ne pouvant savoir avec certitude dès le premier jour de sa grossesse qu’elle est enceinte. Autrement dit, on ne peut pas constituer de “cohorte” au sens démographique de ce terme, c’est-à-dire “un ensemble d’individus ayant vécu un événement semblable au cours d’une même période de temps”. On peut, néanmoins, construire une table par la méthode des quotients.
14Désignons par :
Dt le nombre des fausses couches entre les durées de grossesse t et t + 1,
Nt le nombre de naissances vivantes entre les durées de grossesse t et t + 1,
St les sorties d’observations, par départ ou décès de la femme, entre t et t + 1,
Et les entrées en observations, (grossesses “reconnues”) entre t et t + 1.
15Le nombre de grossesses en observation à l’instant t est :

16Le “quotient de mortalité intra-utérine” entre t et t + 1 (qui est en réalité un quotient d’expulsion) peut être calculé par la formule suivante :

17Cette formule repose sur les hypothèses suivantes :
Les divers événements pris en compte (entrée, sortie, naissance vivante, fausse couche) sont statistiquement indépendants.
Par exemple, on doit admettre que la probabilité d’entrée en observation n’est pas liée à la probabilité de faire une fausse couche, etc.Si chaque type d’événements était seul en cause, leur répartition serait uniforme à l’intérieur de chaque intervalle (t, t + 1).
Tous les quotients calculés sont faibles.
18Dans ces conditions, la formule (I) donne la probabilité d’arrivée de l’événement étudié (fausse couche) quand celui-ci est seul en cause. On peut déduire de la série de ces quotients une table, qui ressemble à une table de nuptialité : l’événement étudié dans la table – comme le mariage – n’est pas inéluctable (toutes les grossesses ne se terminent pas par des fausses couches...) ; par contre, l’événement perturbateur principal (pour la nuptialité : le décès ; pour notre exemple : la naissance vivante) met fin au risque d’arrivée de l’événement étudié (mariage ou fausse couche).
19On entrevoit, toutefois, une différence essentielle : les deux événements étudiés (fausse couche et naissance vivante) sont vraiment concurrents, c’est-à-dire exclusifs l’un de l’autre ; dès que l’un quelconque des deux est arrivé, l’autre ne peut plus se produire. Du coup, la formule (I), présente un inconvénient : pour les grossesses se prolongeant au-delà du terme normal, le risque de mortinatalité augmente très fortement ; et puisque la naissance vivante est traitée comme “événement perturbateur”, les derniers quotients de mortalité intra-utérine pèsent lourdement dans la table, alors que le nombre réel des événements en cause est faible. Pour éviter cet inconvénient, deux solutions s’offrent à nous :
ou bien on exclut le terme en Nt du dénominateur, c’est-à-dire que l’on calcule des probabilités de décès en présence d’un risque concurrent : la naissance vivante ; c’est la solution qu’avaient adoptée French et Bierman ;
ou bien on garde le terme en Nt et l’on arrête la table vers la quarantième semaine.
20La seconde solution est un peu bâtarde. La première a pour inconvénient d’être contraire au principe même d’une table, épurée de tous les événements concurrents ; c’est cependant la solution la plus réaliste. Si on l’adopte, il faut calculer deux quotients représentant respectivement la probabilité d’avorter, et la probabilité d’accoucher d’un enfant né-vivant :

21On calcule donc deux séries “d’événements de la table”, les décès (d’t) et les naissances vivantes (n’t), et une série de “survivants” (l’t) ayant échappé à ces deux événements :

22et :

23Les deux méthodes donnent, au demeurant, des résultats très voisins, car l’écart entre les deux formules :

24et

25est nul jusqu’à la vingtième semaine (Nt = O), et très faible jusqu’à la trente-cinquième (Nt << Gt). Au-delà, l’écart relatif devient important, mais les quotients calculés deviennent très petits en valeur absolue (du moins jusque vers la quarante-deuxième semaine).
26Il reste encore à s’assurer que toutes les hypothèses énumérées plus haut sont bien vérifiées. Le point le plus sensible se situe au début de la table : au cours des toutes premières semaines, en effet, les “entrées” sont parfois bien loin d’être uniformément réparties dans le temps. Dans ce cas, le terme correctif :

27n’est pas du tout adéquat. On s’en aperçoit, par exemple, en faisant séparément un calcul par semaine et un calcul par mois (de 4 semaines) : l’écart entre les deux quotients mensuels obtenus peut atteindre 100 % !
28L’idéal, à la limite, est de travailler en jours. Moyennant quelques précautions, on peut alors s’affranchir totalement des termes correctifs du dénominateur. Faute de données journalières, on peut adopter une échelle en semaines, ou mêmes par périodes de 4 semaines : mais dans ce dernier cas, il sera prudent de faire le calcul par semaine au moins pour le premier mois d’observation.
Les tables disponibles
29La première table authentique2 est, nous l’avons dit, celle de French et Bierman, publiée en 1962 [Réf. 077].
Tableau A.9. – Table de French et Bierman

(1) Durée conventionnelle (depuis les dernières règles), en semaines révolues.
(2) Evénements enregistrés entre les durées t et t + 4.
(3) Quotients par périodes de 4 semaines – voir formules dans le texte.
Source : Réf. [077].
30Les calculs – que nous reproduisons dans le tableau A.9 – y sont faits par périodes de quatre semaines, en utilisant les formules II (q’ et v’). Rappelons-en les diverses étapes :
311) À partir des divers événements enregistrés à l’intérieur de chaque période de 4 semaines (Et, Dt, St, Nt), on calcule le nombre de grossesses encore en cours à l’instant t :

32et les quotients suivants :

332) À partir de cette double série de quotients, on construit une table à deux sorties (décès et naissances vivantes) :

34les “survivants” (l’t) ayant échappé aux deux risques :

35Pour 1 000 grossesses en cours à la durée de grossesse (conventionnelle) 4 semaines, on voit ainsi que 237 n’aboutiront pas à une naissance vivante.
36Si l’on s’était contenté, selon la méthode habituelle, de rapporter le nombre des fausses couches enregistrées (Ʃ Dt = 273) à la somme des naissances vivantes et des fausses couches (ƩDt + ƩNt = 3050), on aurait trouvé un “taux apparent’’ de mortalité intra-utérine voisin de 90 pour 1000, deux fois et demie inférieur au “taux vrai” !
37Encore pourrait-on se demander si French et Bierman n’ont pas sous-estimé leur premier quotient (q’4). La formule employée est, nous l’avons dit, très approximative si les événements ne sont pas répartis uniformément à l’intérieur de la période (4 à 8 semaines). Or on peut penser que tel est bien le cas en début d’observation.
38Pour le voir, nous avons calculé une répartition hebdomadaire des “entrées” et des décès, par interpolation sur les courbes représentant les distributions cumulées de ces événements. Nous avons ensuite appliqué les mêmes formules que ci-dessus, mais par périodes d’une semaine, et ceci jusqu’à la douzième semaine (comme il n’y a pas encore de naissances vivantes, la table est à sortie unique)3.
39Les quotients relatifs aux deux premiers mois d’observation prennent alors les valeurs :

40et
Calcul d’une table hebdomadaire (de 4 à 12 semaines), à partir des observations de French et Bierman


41Ce calcul repose évidemment sur une interpolation un peu hasardeuse, mais il montre bien l’incertitude régnant sur l’estimation du premier quotient, qui est en même temps le plus fort. Nous reviendrons sur ce résultat.
42La même année 1962, une autre étude importante sur la mortalité intra-utérine était publiée par Sam Shapiro, E.W. Jones et P.M. Densen [Réf. 090], Quoique son titre fasse mention d’une “table de mortalité” (“A life table of pregnancy termination and correlates of fetal loss”), cet aspect de la question y est assez peu développé, et la méthodologie adoptée pour l’élaboration de la table n’est pas clairement expliquée. La série de quotients hebdomadaires figurant en Appendice (Table VI-A) paraît cependant correcte à partir de la dixième semaine ; avant ce délai, ils sont manifestement sous-estimés. Nous avons construit, à partir de la série de ces quotients hebdomadaires, une table par périodes de 4 semaines afin de la comparer à celle de French et Bierman. L’accord (cf. Tableau A.10) est excellent à partir de la huitième semaine environ ; par contre le quotient 4-7 semaines est très faible : 0,014 contre 0,108.
Tableau A.10. – Tables de mortalité intra-utérine (quotients et décès “de la table”(1))

(1) Il s’agit d’une table à “double sortie” par naissance vivante ou fausse couche. Seuls les quotients et décès correspondant au second de ces événements figurent ici.
(2) Table ajustée et extrapolée par l’auteur à partir de ses propres données.
(*) pour la semaine 7 seulement.
43En raison de cette réserve, l’intérêt principal de cette étude résulte d’une analyse des données par âge de la mère, rang de la grossesse, et selon l’issue de la grossesse précédente. Nous y reviendrons plus loin.
44En 1963, C.L. Erhardt [Réf. 075] a publié plusieurs tables résultant – comme l’étude de Shapiro et al. – d’observations faites à New York. Malheureusement, les formules adoptées conduisent au calcul de taux, et non de quotients. Dans l’ensemble, les résultats paraissent cependant tout à fait comparables aux deux études précédentes.
45Plus récemment, F. Pettersson [Réf. 085] a rapproché les résultats d’une série d’études sur la mortalité intra-utérine faites en Suède, dans le cadre de l’hôpital universitaire d’Uppsala. Il publie, entre autres, et sans grand détail, une table couvrant la période 7-27 semaines. Là encore, nous avons recalculé des quotients par périodes de 4 semaines : les quotients 8-11 et 12-15 semaines sont voisins de ceux de French et Bierman (cf. Tableau A.10).
46Et tout récemment, W.F. Taylor [Réf. 095] a proposé une table très détaillée par semaine4, fondée sur des observations faites à l’hôpital d’Oakland. Cette table nous donne l’occasion de revenir sur le problème des “entrées” réparties sur les premières semaines.
47En partant des quotients hebdomadaires, on calcule aisément des quotients par périodes de 4 semaines. On obtient ainsi – comme l’auteur – :
q4–7 = 0,0611
q8–11 = 0,0487
48Supposons maintenant que les données de départ aient été regroupées dès le début par mois. On peut, par un calcul identique à celui développé dans le tableau A.9, déterminer directement des quotients par périodes de 4 semaines. C’est ce que nous faisons dans le tableau ci-après :

49Les deux premiers quotients prennent les valeurs :
q4–7 = 0,0288 (contre 0,0611)
q8–11 = 0,0486 (contre 0,0487).
50Le quotient de 4 à 7 semaines est inférieur de plus de la moitié à ce que donnait le calcul détaillé ! Comme on le voit, la question de la répartition des premières entrées en observation ne peut pas être négligée.
51Finalement, l’examen du tableau A.10 montre que la “meilleure table” (du point de vue statistique) est sans doute encore celle de French et Bierman, car c’est la plus complète pour la période 4-7 semaines. Si l’on excepte cette première période, les séries de quotients sont dans l’ensemble très concordantes, à l’exception peut-être de celle de Taylor dont les estimations sont un peu plus faibles. On peut résumer ainsi ces deux constatations :

52Dans la table de French et Bierman, il y a presque autant de décès avant 8 semaines qu’après (108 et 124). En gardant cette proportion, on voit que les diverses tables conduisent à un quotient total de mortalité intra-utérine compris entre 200 et 250, pour 1 000 grossesses en cours au début de la troisième semaine de durée vraie.
La mortalité intra-utérine selon l’âge de la mère, le rang de la grossesse, et l’issue des grossesses antérieures
53Si l’article de French et Bierman reste la référence principale en matière de table de mortalité intra-utérine, ce sont les travaux de Sam Shapiro et al. à New York qui ont orienté les recherches sur le rôle des variables démographiques dans cette mortalité [Réf. 090 et 089]. Leur étude avait été précédée par un important travail de A.C. Stevenson et al. [Réf. 092] à Belfast, qui avait consisté en l’observation de toutes les grossesses terminées en 1957 dans la ville. À ces deux études sont venues s’ajouter celles de Pettersson (1968) et de Taylor (1970), déjà citées, ainsi que l’analyse par R.G. Potter et al. (1965) d’une enquête effectuée au Punjab [Réf. 087], une étude dans un hôpital de Montréal par D. Warburton et F.C. Fraser (1964) [Réf. 097], et une analyse par A.K. Jain de données collectées à Taiwan (1969) [Réf. 081 et 080], Nous ajouterons à ces travaux une première exploitation de données encore inédites, rassemblées au cours d’une enquête en Martinique à laquelle nous avons collaboré5.
54De nombreux autres travaux mentionnent un taux de mortalité intra-utérine global, généralement compris entre 10 et 15 %. Nous n’avons retenu ici que ceux qui proposaient une analyse un peu détaillée de ce taux, et qui ne risquaient pas d’être trop perturbés par la présence d’avortements provoqués en grand nombre.
Tableau A.11. – Caractéristiques générales de diverses études sur la mortalité intra-utérine

(1) âge de la mère. Certaines études donnent, de plus, des renseignements sur l’âge du père.
(2) rang de la grossesse.
(a) données classées selon la durée de gestation, sans construction de table.
(b) table très incomplète avant 10 semaines.
55Nous indiquons, dans le tableau A.11, la nature des renseignements disponibles dans les dix études citées ci-dessus.
56Nous limiterons notre étude comparative de ces travaux à la présentation des résultats obtenus :
selon l’âge de la mère,
selon le rang de la grossesse,
et selon l’issue des grossesses antérieures.
57Nous développerons davantage les inter-relations existant entre ces trois facteurs sur nos propres données, au sous-titre suivant.
58Pour l’interprétation des tableaux A.12 à A.15, il nous faut donner quelques précisions :
Les deux échantillons de S. Shapiro ne sont pas indépendants (le second inclut le premier) ; mais les résultats n’étant pas présentés de manière identique dans le premier et le second article, nous les avons reproduits tous les deux ;
L’échantillon I de Pettersson est celui de son enquête prospective (chap. VII) ; l’échantillon II, plus large, comprend toutes les femmes ayant accouché à l’hôpital d’Uppsala de janvier 1963 à avril 1964 ;
Dans l’échantillon décrit par R.G. Potter (Punjab), la proportion des mort-nés est très forte, ce qui résulte à la fois de la faible quantité des fausses couches précoces enregistrées, et d’un taux élevé de mortinatalité (comprenant peut-être des “faux mort-nés” en quantité non négligeable) ; le caractère anormalement élevé du taux de mortalité observé dans le groupe “moins de 20 ans” résulte en partie du taux élevé de mortinatalité observé dans ce groupe ;
Dans les échantillons décrits par Pettersson, surtout le premier, figurent des avortements provoqués en proportion non négligeable (globalement les taux observés par Pettersson sont d’ailleurs les plus élevés des dix séries).
59Nous donnons dans le tableau A.12 les taux de mortalité intra-utérine par âge résultant de ces diverses enquêtes (souvent recalculés par nos soins pour les rendre comparables ; c’est ainsi, par exemple, que Stevenson calculait des taux sans les mort-nés : nous les avons rajoutés dans les résultats que nous donnons).
Tableau A.12. – Taux de mortalité intra-utérine selon l’âge de la mère (taux pour 1000 grossesses décelées)

(a) quotient de mortalité intra-utérine au-delà de 3 mois de gestation.
Tableau A.12bis. – Taux de mortalité intra-utérine selon l’âge de la mère, pour un taux global égal à 150 pour 1000

60Globalement (tous âges réunis), les taux observés sont compris entre 120 et 153 p. 1000 – si l’on exclut, pour la raison donnée plus haut, les résultats de Pettersson. Les observations les plus soignées, fondées sur des observations semi-longitudinales (et non seulement rétrospectives) donnent des taux groupés autour de 150 p. 1000 : nous pouvons donc considérer que la mortalité intra-utérine, parmi les grossesses décelables sans moyens particuliers, est de l’ordre de 15 %.
Graphique A.1 : Mortalité intra-utérine selon l’âge de la mère, (pour des taux moyens des diverses séries tous ramenés à 150 p. 1000)

61Pour avoir une idée plus précise de la dispersion des résultats selon l’âge, nous avons calculé (Tableau A.12bis) pour chaque série des taux par âge, pour un taux global égal à 150 p. 1000 : si le taux global effectivement observé était, par exemple, égal à 142 p. 1000, nous avons multiplié tous les taux par âge de la série correspondante par le coefficient 150/142. Ce sont ces derniers taux que nous avons reportés sur le graphique A.1.
62Si la dispersion des divers résultats n’est pas négligeable, la tendance générale est cependant très nette : de 20 à 40 ans, le taux de mortalité intra-utérine double de valeur, passant de 12 % à 23 % environ. C’est, en fait, surtout au-delà de 30 ans que la croissance est très rapide. Quant à la mortalité aux très jeunes âges (avant 20 ans), il est difficile de savoir si elle est plus élevée ou moins élevée que vers 20-24 ans. Les deux premières études (Stevenson et Shapiro 1962), ainsi que celles de Potter et de Jain, montrent un taux avant 20 ans assez nettement plus fort qu’à 20-24 ans. Mais l’échantillon complet de Shapiro (1969) et quatre des cinq autres séries présentent une tendance inverse.
63Pour fixer les idées, nous avons défini une série “moyenne”, en nous fondant principalement sur les études les plus fiables. Sur la base d’une mortalité intra-utérine d’ensemble voisine de 150 pour 1 000, les taux moyens selon l’âge s’établiraient ainsi :
Tableau A.13. – Taux de mortalité intra-utérine selon le rang de la grossesse (taux pour 1000 grossesses décelées)

(a) série estimée par l’auteur.
Tableau A.13bis. – Taux de mortalité intra-utérine selon le rang de grossesse, pour un taux global égal à 150 pour 1000

Graphique A.2 : Mortalité intra-utérine selon le rang de la grossesse. (pour des taux moyens des diverses séries tous ramenés à 150 p. 1000)

64L’étude selon le rang de la grossesse conduit à des résultats tout à fait semblables, en raison de la très forte corrélation entre le rang et l’âge (cf. Tableau A.13). Nous avons, à nouveau, calculé des taux comparatifs sur la base d’une mortalité globale égale à 15 %. Mais cette fois (voir le graphique A.2) la dispersion des résultats est beaucoup plus grande, et il serait très hasardeux de définir une série de taux moyens. On peut cependant noter que pour le rang un la dispersion n’est pas considérable (102 à 151, et même 102 à 132 en excluant l’observation de Potter) : il semble donc que le taux “de départ”, c’est-à-dire en tout début de la vie féconde, soit peu variable d’un groupe à un autre. Que se passe-t-il ensuite pour que la dispersion augmente autant ? Seule l’observation longitudinale des grossesses successives permet de mieux saisir cette évolution.
Tableau A.14. – Risque de mortalité intra-utérine selon l’issue des grossesses antérieures (taux pour 1000 grossesses observées)

(a) grossesses et fausses couches d’une durée de gestation supérieure à 12 semaines.
(b) après la première fausse couche.
(c) grossesses de rangs 1 à 6 seulement.
⁂
65La manière dont l’histoire génésique antérieure est prise en compte varie beaucoup d’une étude à l’autre. Nous avons reproduit dans le tableau A.14 les principaux résultats disponibles, selon :
l’issue de la grossesse précédant immédiatement la grossesse observée dans l’enquête,
et le nombre des fausses couches parmi l’ensemble des grossesses antérieures.
66Le résultat le plus frappant est le doublement du risque de fausse couche dès que la femme en a déjà eu au moins une, et en particulier immédiatement après une grossesse déjà terminée par une fausse couche. Comme nous étudions ce point plus en détail sur notre propre échantillon, nous ne nous y étendrons pas davantage ici, mais c’est un résultat fondamental.
67Notons enfin que la mortalité intra-utérine augmente avec l’âge de la mère même pour les grossesses de premier rang, ce qui prouve que l’âge joue bien un rôle indépendant du rang et de l’histoire génésique antérieure (tableau A.15). À chaque âge, le taux du premier rang est généralement un peu inférieur au taux “tous rangs réunis”, ce qui est conforme à la conclusion précédente sur l’augmentation du risque après une première fausse couche. Mais on peut remarquer que pour le groupe : 35 ans et plus, le taux de mortalité au rang 1 est systématiquement plus élevé que celui des autres rangs ; or, d’une part, il y a de grandes chances que l’âge moyen des primipares, à l’intérieur de ce groupe, soit plutôt inférieur à l’âge moyen des multipares. Mais, d’autre part, les primipares de plus de 35 ans forment certainement un groupe très sélectionné de femmes ayant eu des difficultés à concevoir plus tôt. Il est donc difficile de dire si l’écart observé est, ou non, significatif.
Tableau A.15. – Mortalité intra-utérine au rang 1 selon l’âge (taux pour 1 000 grossesses décelées)

Étude systématique des grossesses successives
68L’analyse que nous proposons maintenant résulte d’une enquête effectuée en 1968 à la Martinique, sur un échantillon représentatif de la population féminine de l’île, de 15 à 54 ans. La liste des grossesses successives a été obtenue par simple interrogatoire rétrospectif, mais la qualité des données est attestée par la très grande cohérence de nos résultats avec ceux d’enquêtes semi-prospectives. Un autre indice du soin avec lequel les enquêtrices ont conduit au moins cette partie de l’interrogatoire, nous a déjà été fourni par l’étude – a priori très délicate – de la fécondité selon les unions successives6. De plus, nous avons calculé des taux de mortalité intra-utérine, selon le rang, par génération (c’est-à-dire selon l’âge au moment de l’enquête), pour mettre en évidence d’éventuels biais liés à l’intervalle écoulé entre les premiers événements (premières grossesses) et la date de l’observation. Nous n’avons rien trouvé de significatif. Ceci nous donne, en passant, l’occasion à la fois de plaider pour la priorité à la qualité sur la quantité dans les échantillons démographiques, et d’insister sur le degré élevé de cohérence interne des observations, cohérence dont les tests statistiques usuels ne tiennent pas compte, et qui résulte de l’absence d’indépendance entre ces observations, même quand les sous-échantillons que l’on compare sont composés d’individus distincts.
Tableau A.16. – Martinique, mortalité intra-utérine selon le rang et l’âge

FC = fausse couche (ou mort-né)
NV = naissances vivantes.
Graphique A.3 : Martinique. Mortalité intra-utérine selon l’âge de la mère et le rang de la grossesse.

69Nous avons déjà donné, dans les tableaux A.12 et A.13, les taux de mortalité intra-utérine, par âge ou par rang, résultant de notre échantillon (dont l’effectif utile est ici de 5.672 grossesses). On trouvera (tableau A.16 et graphique A.3) des taux selon l’âge et le rang combinés7.
70Nous avons également calculé des taux par âge, rang et issue de la grossesse précédente. Globalement, pour l’ensemble des grossesses de rangs 2 à 10, le risque de fausse couche après une naissance vivante est égal à 104 pour 1000, alors qu’il atteint 244 pour 1000 après une fausse couche. Le rapport entre ces deux risques est un peu plus faible aux âges jeunes et pour les rangs 3 et 4, mais il reste toujours supérieur à 1,5 (Tableau A.17). Si on se limite aux grossesses de second rang survenant avant 25 ans, on obtient les taux suivants :
après une naissance vivante : 47/498=9,4 % FC
après une fausse couche : 14/47=29,8 % FC
Tableau A.17. – Martinique, mortalité intra-utérine selon l’issue de la grossesse précédente et selon l’âge ou le rang

FC = Fausse-couche (ou mort-né)
NV = Naissance vivante
71Pour poursuivre l’analyse, nous avons fait l’inventaire systématique des grossesses successives, pour les rangs 1 à 6. Nous nous sommes limités à ces six premiers rangs (qui comptent déjà 4 406 grossesses, soit 78 % du total) pour les raisons suivantes :
72a) pour une femme ayant eu six grossesses, le nombre “d’histoires génésiques” possibles est égal à 26, soit 64 ; au-delà du sixième rang, le nombre de combinaisons dépasse rapidement celui des grossesses observées au même rang, et les résultats n’ont plus grand sens ;
Graphique A.4 : Martinique. Issue des grossesses successives, pour les rangs 1 à 6.

Graphique A.5 : Martinique. Mortalité intra-utérine selon l’histoire génésique antérieure.

73b) jusqu’au sixième rang (inclus), le taux de mortalité intra-utérine n’augmente qu’assez peu dans notre échantillon : ainsi se trouve écartée une source de biais gênants pour notre analyse, puisqu’en sélectionnant certaines cohortes on risquait d’augmenter la proportion de fausses couches par simple “effet de rang”, sans liaison avec l’histoire génésique antérieure ;
74c) du même coup, “l’effet d’âge” se trouve fortement atténué, car notre sous-échantillon ne compte plus que 31 % de grossesses après 35 ans.
75Nous avons reconstitué “l’arbre” complet de ces 4 406 grossesses selon leur rang, et nous avons également décomposé cet arbre en trois selon l’âge atteint à la fin de chacune des grossesses : moins de 25 ans, 25 à 34 ans, et 35 ans et plus. Nous ne reproduisons ici que l’arbre total (graphique A.4). Le graphique A.5 résume les principaux résultats, que nous allons développer davantage ci-après. Globalement, la proportion des fausses couches parmi les grossesses de rang 1 à 6 s’établit à 10,7 % (472/4406).
76Pour la première grossesse, le risque de fausse couche est égal – nous l’avons déjà vu – à 9,8 %. Si l’issue de cette première grossesse a été normale, le risque reste du même ordre de grandeur au rang suivant (72/824 = 8,7 %) ; et de même au rang 3, après deux naissances vivantes (64/654 = 9,8 %). Au contraire, après une fausse couche au rang 1 le risque atteint 25,3 % (21/83) au rang 2, et semble encore plus élevé après deux fausses couches successives aux rangs 1 et 2 (5/17 = 29,4 % pour le rang 3, ou 19/56 = 33,9 % pour l’ensemble des rangs 3 à 6). D’une manière plus générale, le risque d’une première fausse couche reste faible (moins de 10 %) lorsque les naissances vivantes se succèdent :
Taux de mortalité intra-utérine au rang n, en l’absence de fausse couche aux rangs 1 a n – 1 :

77La suite des taux a tendance à décroître, comme on peut s’y attendre dans tout processus sélectif, mais cette diminution est très lente : il est possible que l’effet de sélection soit partiellement compensé par l’augmentation du risque avec l’âge.
78Lorsque s’est produite une première fausse couche, le risque global aux rangs ultérieurs est voisin de 20 %, et ceci quel que soit le rang d’arrivée de la première fausse couche :
Taux global de mortalité intra-utérine après une première fausse couche survenue au rang n

79Après une seconde fausse couche, le risque global est de l’ordre de 25 % (37/144 = 25,7 %) ; après une troisième, il est sans doute plus élevé encore (13/23 = 56,5 %).
*
* *
80Au lieu d’établir ces résultats comme nous l’avons fait jusqu’ici “prospectivement” (risque global d’un rang n au rang 6), on peut aussi procéder rétrospectivement en calculant, pour chaque rang, des taux de mortalité selon le nombre de fausses couches antérieures. Après regroupement des résultats relatifs à chaque rang, on obtient :
Taux de mortalité intra-utérine selon le nombre de fausses couches antérieures

81Le calcul de la troisième ligne est formellement identique au calcul du “risque global après une seconde fausse couche”, et le résultat ne nous apprend rien de nouveau. La deuxième ligne, par contre, est limitée aux grossesses consécutives à une seule fausse couche, la sommation étant arrêtée dès que la deuxième est arrivée. Le taux obtenu (18,9 %) est logiquement inférieur au résultat global du tableau précédent (20,3 %), mais l’écart est faible.
82Nous avons enfin recherché un éventuel “effet de grappe”, en calculant les risques aux rangs successifs après une première fausse couche. Après regroupement des résultats établis pour chaque rang d’arrivée de la première fausse couche, on obtient :
Taux de mortalité intra-utérine au rang (n + i) quand la première fausse couche s’est produite au rang n :

83Le risque immédiatement après la première fausse couche (20,5 %) n’est donc guère différent du risque global après cette première fausse couche (20,3 %). Si l’on ne veut pas limiter l’analyse aux grossesses consécutives à la première fausse couche, signalons que le risque de mortalité immédiatement après une fausse couche (quel qu’en soit le rang) est égal à 22,1 % (73/330).
⁂
84Que conclure de l’ensemble de ces résultats ? Disons d’abord, comme le notaient déjà Warburton et Frazer, qu’aucun modèle simple ne permet de rendre compte de tous les phénomènes observés. En gros, il paraît à peu près assuré que :
Il existe une forte hétérogénéité inter-individuelle quant au risque de mortalité intra-utérine ; pour une certaine proportion des femmes, 10 ou 20 % peut-être, le risque est dès le début très supérieur à la moyenne.
Cette hétérogénéité ne suffit pas à rendre compte de l’augmentation très forte du risque après une première fausse couche : s’il ne s’agissait que d’un processus sélectif, cette hausse devrait encore être très forte après la deuxième, après la troisième, etc. ; et concurremment, la diminution devrait être plus rapide dans le groupe des femmes n’ayant encore subi aucune fausse couche au rang 2, au rang 3, etc. Il semble donc que l’arrivée d’une première fausse couche augmente notablement le risque de nouvelle fausse couche, même chez des femmes qui n’avaient pas manifesté jusque là de prédisposition particulière. Cette augmentation serait définitive, ou du moins ne serait pas limitée aux deux ou trois grossesses immédiatement consécutives (il ne s’agit pas d’un “effet de grappe”).
Le risque augmente certainement avec l’âge, au moins à partir de 30-35 ans, quels que soient les antécédents génésiques ; c’est, en particulier, le cas pour la première grossesse.
85Soulignons un dernier point. Nous avons implicitement ignoré, dans cette discussion, l’éventuelle présence d’avortements provoqués, mais déclarés comme spontanés. L’effet de répétition que nous avons observé pourrait peut-être s’expliquer ainsi : toute femme qui accepte un premier avortement provoqué augmente sa probabilité d’en subir d’autres, et augmente sans doute aussi son risque de fausse couche spontanée ultérieure. Il reste, néanmoins, troublant que l’effet de répétition s’observe partout avec la même intensité. Il faudrait donc admettre que le taux de dissimulation est dans tous les pays du même ordre de grandeur, ce qui – sans être impossible – n’est pas très probable.
Étiologie de la mortalité intra-utérine
86Nous ne développerons que brièvement ce point, dont les aspects médicaux dépassent largement notre compétence. Mais il est intéressant de noter combien l’évolution des idées sur les causes de la mortalité intra-utérine a été marquée par l’amélioration des connaissances sur le taux d’incidence de cette mortalité. Au fur et à mesure qu’il apparaissait clairement que la plus grande part de la mortalité intra-utérine se trouvait concentrée sur les toutes premières semaines du développement in utéro, et que l’expulsion de l’embryon pouvait suivre avec un grand retard (plusieurs semaines) l’arrêt de son développement, il a fallu abandonner les interprétations trop immédiates : traumatisme subi par la mère (voyage, effort violent, ...), choc psychologique, etc. Ces événements peuvent être responsables de l’expulsion d’un embryon déjà décédé, mais ils sont rarement à l’origine de ce décès.
87D’une manière générale, il convient de distinguer entre les avortements tardifs (après la 20e semaine) et les avortements précoces (avant la 20e semaine). Pour les premiers, les lésions inflammatoires, souvent d’origine infectieuse, seraient responsables de plus de la moitié des fausses couches. Les malformations utérines pourraient également jouer un rôle non négligeable, surtout dans le cas de fausses couches répétées.
88Pour les avortements précoces, l’étiologie en est radicalement différente. C’est dans des anomalies de la structure génétique du zygote qu’il faut chercher l’origine de la majorité de ces fausses couches. Ces anomalies peuvent être de deux ordres :
anomalies géniques, n’affectant qu’un ou plusieurs gènes ; ces anomalies peuvent avoir été acquises héréditairement, ou résulter d’une mutation ;
anomalies chromosomiques, affectant en totalité un ou plusieurs chromosomes. Ces anomalies sont graves, et la majorité d’entre elles ne s’observent jamais sur des enfants parvenus à terme.
89Ce sont ces anomalies ou “aberrations” chromosomiques qui expliquent la plus grande partie des décès intra-utérins précoces. On le soupçonnait depuis longtemps, après les travaux fondamentaux de Hertig et al., mais les idées ont pu se préciser davantage avec la détermination systématique des caryotypes (c’est-à-dire des “cartes chromosomiques”) de produits d’avortements spontanés, réalisée à grande échelle par D. Carr au Canada et par J. et A. Boué en France (voir la rubrique 1.121 de la bibliographie). D’après les observations de ces derniers, près des deux tiers des fausses couches spontanées sont dues à une aberration chromosomique. En rapprochant leurs résultats de ceux de Shapiro (pour l’évolution avec l’âge de la mortalité intra-utérine d’ensemble) et de French et Bierman (pour le niveau général), nous avons pu proposer une décomposition des taux par âge ou par rang de grossesse [Réf. 084]. Nous reprenons ici (Tableau A.18) ces résultats, qui montrent que l’augmentation de la mortalité intra-utérine avec l’âge de la mère (ou le rang de la grossesse) résulte, pour sa plus grande part, de l’augmentation du risque génétique.
Tableau A.18. – Mortalité intra-utérine d’origine génétique selon l’âge de la mère et selon le rang de grossesse

(a) 1,67 fois les taux bruts enregistrés par Shapiro et al [Réf. 090].
Le coefficient 1,67 est égal au rapport entre le taux global de la table de French et Bierman [Réf. 077] et le taux global obtenu par Shapiro.
(b) D’après les résultats de J. et A. Boué.
90Dans l’état actuel des observations, nous ne pouvons guère préciser davantage les rôles respectifs des aberrations chromosomiques et des autres anomalies dans le risque de mortalité en fonction de l’issue des grossesses précédentes, ou en fonction de l’origine des fausses couches précédentes. Il faudrait, d’ailleurs, entrer dans le détail des divers types d’anomalies, et tenir compte des antécédents héréditaires des parents, ainsi que des anomalies observées chez des enfants nés à terme.
Vers une table complète de mortalité intra-utérine
91Nous avons déjà dit que l’estimation obtenue par French et Bierman, pour la période 4-7 semaines, était peut-être inférieure à la réalité, leur premier quotient pouvant tort bien être voisin de 150 p. mille. Avec un tel quotient, la mortalité totale dépasserait déjà 270 p. mille selon leur table.
92Et que se passe-t-il au cours des deux premières semaines de grossesse, entre l’ovulation et le moment théorique des règles suivantes ? La réponse à cette question n’est pas prête d’être donnée d’une manière définitive. Mais essayons de reprendre pas à pas le déroulement du processus.
93Si la fécondation a bien eu lieu, il en est résulté la formation d’un œuf, qui a aussitôt entrepris, mais très lentement, sa division cellulaire. Au moment d’entrer dans la cavité utérine, vers le quatrième jour, l’œuf ne compte encore qu’une douzaine de cellules (en cas de développement normal) ; à la fin de la première semaine, la nidation a eu lieu, mais l’œuf mesure encore moins d’un millimètre. C’est dire que si l’expulsion intervient vers la deuxième ou la troisième semaine (au moment théorique des règles), il faudrait être particulièrement averti pour distinguer ce cycle avec fécondation d’un cycle ovulaire normal, sans fécondation. Certes, la distinction n’est pas impossible théoriquement : dès le début d’une grossesse, par exemple, certains équilibres hormonaux se modifient considérablement. Mais l’arrêt très précoce du développement, puis l’expulsion, de l’œuf peuvent résulter précisément d’un mauvais “réglage” des sécrétions hormonales. Autrement dit, les moyens que l’on possède de déceler – même très tôt – une grossesse normale, risquent de devenir inopérants en cas de grossesse anormale...
94Quant à l’observation directe, elle a évidemment pour conséquence... l’arrêt immédiat du développement !
95C’est pourtant par cette seconde voie que l’on a pu avoir quelque idée sur les quinze premiers jours de la gestation. Il s’agit d’un travail extrêmement minutieux, accompli par Hertig et ses collaborateurs [Réf. 108], à l’occasion d’opérations (du type hystérectomie) ayant pour conséquence une stérilisation définitive. En raison de cette conséquence inévitable, il n’y avait pas d’inconvénient à demander aux femmes concernées de se placer volontairement dans des conditions optimales de fécondation juste avant l’opération. Hertig a pu ainsi constituer (progressivement) un petit échantillon de femmes :
ayant déjà fait la preuve de leur fertilité,
ayant ovulé normalement au cours du dernier cycle,
ayant eu au moins un rapport sexuel, moins de 24 heures avant ou après le jour de l’ovulation,
dont l’opération n’était pas motivée par un état pathologique pouvant empêcher la fécondation.
96En opérant ces femmes dans les jours suivant l’ovulation, Hertig a pu tenter de reconnaître les cas de fécondation effective, le degré de développement de l’œuf, et le caractère normal ou anormal de son évolution. Sur 107 cas, il a conclu 34 fois à une fécondation effective, en détectant un œuf âgé de 2 à 17 jours ; dans 10 cas sur 34, l’œuf était manifestement anormal. Hertig a ensuite constitué un sous-échantillon, limité à 36 femmes, en ne retenant que les cas pour lesquels la recherche avait pu être faite dans les meilleures conditions possibles (c’est généralement ce sous-échantillon qui est cité dans la littérature). Dans ce groupe, la fécondation a été reconnue 21 fois, dont 6 cas d’implantation avec un œuf anormal. Autrement dit, la “fécondabilité apparente” de cet échantillon s’élève à 15/36 = 0,42.
97En 1967, Hertig a donné un excellent résumé de ses travaux et de ses conclusions [Réf. 106], Sur 100 ovules mis en contact avec des spermatozoïdes, il estime que l’on comptera :
16 cas de non-fécondation,
15 décès avant implantation (1e semaine),
27 décès au cours de la 2e semaine,
8 décès entre les 3e et 6e semaines,
3 décès dans les mois suivants,
et 31 naissances vivantes (dont, en moyenne, une d’enfant porteur d’anomalies congénitales).
98Ainsi, sur 42 grossesses encore en cours au début de la troisième semaine, 11 se termineraient par des fausses couches, soit 26 % – taux compatible avec les observations de French et Bierman. Mais il faudrait ajouter un nombre égal de grossesses (42) arrêtées avant la fin de la seconde semaine.
⁂
99Plus récemment, W.H. James a réanalysé les données de Hertig, en proposant des conclusions un peu différentes [Réf. 083]. Selon James, il faudrait compter :
10 % d’échecs à la fécondation,
50 % d’œufs anormaux parmi les ovules fécondés,
60 % de ces œufs anormaux disparaissant avant le 25e jour, et 10 % des œufs normaux disparaissant avant le 25e jour.
100Sur 90 cas de fécondation effective, il y aurait donc :
101 x 90 x 0,6 = 27 décès de zygotes anormaux au cours des deux premières semaines (environ).
102 x 90 x 0,1 ≃ 5 décès de zygotes normaux au cours de la même période, ce qui laisserait 58 grossesses en cours deux semaines après la fécondation. Si l’on applique – comme l’admet James – le quotient global de la table de French et Bierman à ces 58 “survivants”, il se produirait encore :
10358 x 0,237 ≃ 14 décès après deux semaines, ce qui laisserait finalement 44 naissances vivantes (au lieu de 31 selon Hertig).
104Mais on peut objecter à ce calcul que la proportion de zygotes anormaux se développant jusqu’au terme normal serait beaucoup trop élevée. En effet, il subsisterait après deux semaines de développement :
10545 – 27 = 18 zygotes anormaux,
106et donc, après 38 semaines de développement, au minimum :
10718 – 14 = 4 enfants porteurs d’anomalies, sur 44 nés-vivants, soit près de 10 % (la proportion généralement admise pour l’ensemble des malformations congénitales, même bénignes, est inférieure à 5 %, et pour les seules anomalies chromosomiques voisine de 1 %).
108Il ne suffirait pas d’augmenter légèrement la mortalité après 2 semaines, en y intégrant les 3 ou 4 embryons anormaux “superflus”, pour résoudre le problème, car de toute façon il n’est pas possible d’admettre que tous les embryons décédés après 2 semaines soient malformés. On peut, pour s’en convaincre, reprendre le problème ainsi :
109Partons des 40 embryons normaux et des 18 anormaux, encore en développement après deux semaines dans le schéma de James. Nous pouvons admettre, au maximum, que sur les 18 anormaux un arrivera à terme. On compterait donc 17 décès d’embryons anormaux.
110Quand nous parlons d’embryons “anormaux”, il s’agit toujours d’anomalies graves, dans la majorité des cas d’origine chromosomique. Or, d’après J. et A. Boué, on trouve une anomalie chromosomique dans 60 % (environ) des fausses couches spontanées après deux semaines. En plus, des 17 décès d’embryons anormaux, il faudrait donc admettre :

111Au total, il ne subsisterait donc au terme normal que : 58 – 17 – 11 = 30 enfants nés-vivants. On retrouve le résultat de Hertig, mais avec une mortalité après deux semaines double de celle de French et Bierman (28/58 = 0,483). A notre avis, le schéma de James se trouve donc en défaut, et l’estimation de Hertig est plus cohérente.
112On aboutirait ainsi, en combinant les résultats de Hertig et ceux de French et Bierman, à la “table de mortalité intra-utérine complète” ci-après, qui incorpore les cas d’échecs à la fécondation, celle-ci ayant été – répétons-le – tentée dans les conditions optimales (un rapport à moins de 24 heures du moment de l’ovulation).
Table complète de mortalité intra-utérine (pour 100 ovules exposés au risque de fécondation) (d’après les résultats de Hertig et de French et Bierman).

(1) plus précisément, expulsions d’embryons décédés.
(2) = grossesses encore en cours
(3) = échecs à la fécondation.
Fécondabilité et mortalité intra-utérine
113La notion de fécondabilité ayant peut-être paru se diluer quelque peu dans le cours des paragraphes consacrés à la mortalité intra-utérine, il n’est sans doute pas inutile d’y revenir un instant. Ces deux composantes interfèrent, en effet, fortement, ainsi que L. Henry l’a montré dans un important article théorique [Réf. 051].
114À s’en tenir à la table que nous venons de donner, la fécondabilité “physiologique” atteindrait 0,84 (et même 0,90 selon James). En fait, les 42 décès des deux premières semaines passant totalement inaperçus, on peut immédiatement ramener cette estimation à 0,42. Cette opération ne présente absolument aucun inconvénient, si le risque de fécondation durant le premier cycle consécutif n’est pas modifié par l’existence d’une très éphémère grossesse (autrement dit, si le temps mort consécutif est nul). Si tel est bien le cas, il revient au même d’admettre qu’il n’y a pas eu fécondation, ou que la fécondation a eu lieu mais n’a eu aucune suite le cycle suivant.
115En réalité, nous ne savons pas s’il en est bien ainsi. Ce que nous savons, c’est que si une telle conception est suivie d’un temps mort, celui-ci est certainement de courte durée. En effet, R.G. Potter [Réf. 016] et L. Henry [Réf. 051] ont montré que le temps mort consécutif à une fausse couche survenant à deux ou trois mois n’excède pas, en moyenne, de plus d’un mois la durée de gestation. L’erreur que l’on risque de commettre en intégrant la mortalité intra-utérine des deux premières semaines à la fécondabilité, est donc certainement très réduite.
116Ce premier point éclairci, on pourra trouver que l’estimation de la fécondabilité (0,42) est encore trop élevée. Il en résulte, en effet, une fécondabilité “effective”, en termes de naissances vivantes, égale à 0,31, alors que nous avons suggéré plus haut une valeur voisine de 0,25 (vers 25 ans). Mais il ne faut pas perdre de vue que Hertig s’était placé dans des conditions “optimales”, en ne retenant que les cas où il y avait eu rapport sexuel à moins de 24 heures de l’ovulation. Pour qu’il en soit ainsi dans un échantillon, par exemple, de nouvelles mariées, il faudrait admettre une fréquence (uniforme) de rapports égale à un tous les deux jours, ce qui est supérieur aux résultats de la plupart des enquêtes ; en réduisant cette fréquence à un tous les trois ou quatre jours, on passe selon l’étude de Barrett et Marshall d’une fécondabilité 0,43 à une fécondabilité 0,31 ou 0,24 (cf. page 44).
117La cohérence de ces diverses approches d’une même notion se trouve ainsi assurée. Mais il serait impossible d’aller au-delà du résultat de Hertig (63 % des œufs fécondés éliminés spontanément), sans entrer en contradiction avec les conclusions les plus assurées des études démographiques sur la fécondité.
Notes de bas de page
1 Précisons que les conditions sanitaires générales de l’île de Kauaî sont comparables à celles des Etats-Unis dans leur ensemble.
2 Il est possible que G.W. Mellin ait calculé une table un an plus tôt (en 1961), à partir de données collectées à New York par R. Mc Intosch et al.
3 Nous avons retranché des 941 “entrées” durant la période 8-12 une “sortie” observée durant la même période.
4 Les calculs en ont même été faits à partir de quotients journaliers.
5 Pour la présentation et les résultats généraux de cette enquête, voir : H. Leridon, E. Zucker et M. Cazenave : “Fécondité et famille en Martinique. Faits, attitudes et opinions”. Cahier n° 56, INED-PUF, 1970.
6 Cf. H. Leridon : “Les facteurs de la fécondité en Martinique”, Population, 1971, n° 2.
7 L’âge de la mère est toujours celui atteint en fin de grossesse.
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