Chapitre 7
Les couples mixtes, une catégorie hétérogène
p. 197-215
Texte intégral
1Plusieurs déterminants de la trajectoire des individus ont été analysés afin de comprendre les mécanismes et conditions de transmission de la langue parentale. L’insertion professionnelle selon les compétences linguistiques des individus est un élément souvent étudié car elle rend compte plus largement de l’inscription des individus dans le pays d’installation suite à la migration. Cette participation au marché du travail engendre bien d’autres phénomènes sociaux dont la constitution de réseaux (chapitre 5). Mais la transmission des langues parentales aux enfants dépend également, en amont, du choix du conjoint par le migrant. Le pays de naissance du futur compagnon est effectivement une caractéristique à analyser car on peut fortement présumer des incidences de la mise en couple d’une part, sur la constitution du tissu social et donc sur les usages linguistiques et d’autre part, sur les choix de transmission linguistique et plus largement culturelle à négocier dans le couple parental notamment lorsque la langue natale diffère.
2Après avoir défini ce que l’on entend par « couple mixte », les principales caractéristiques des migrants en union mixte, qu’ils soient originaires ou non d’Afrique du Nord, seront étudiées en montrant que les différences a priori liées aux pays d’origine s’expliquent en fait en tenant compte de la trajectoire migratoire. Au regard de ces premiers résultats, les langues reçues puis transmises aux enfants par les parents arabophones et berbérophones seront analysées à la lumière du type d’union contractée.
I. Les migrants en union mixte : qui sont-ils ?1
1. Définir la « mixité »
3La catégorie « couples mixtes » amalgame des situations très diverses. Il existe une forte diversité dans les trajectoires de ces couples et dans la construction même de la catégorie « mixité ». En soi, tout couple hétérogame est mixte de par la différence de sexe entre les deux conjoints ; mais parler de « mixité » fait avant tout référence à des différences d’origine nationale, de statut juridique (Français versus Étranger) de religion, de langue, etc. Dans le cas présent, on étudie la mixité conjugale à partir de la différence d’origine géographique et linguistique des deux conjoints, quel que soit leur statut juridique en France, considérant le lieu de naissance et de socialisation primaire comme déterminants.
4Nombre de travaux traitant de la mixité ont étudié ce phénomène au regard des statuts juridiques et matrimoniaux des conjoints ; la question des couples mixtes est tout d’abord traitée principalement à partir des mariages entre étrangers et Français, puis à partir des mariages entre immigrés et non-immigrés. En 1990, le Haut Conseil à l’Intégration (HCI) préconise en effet l’utilisation de la catégorie statistique d’« immigré » et, à terme, son institutionnalisation (Cerc-Association, 1999). Au critère de nationalité est ainsi ajouté celui du lieu de naissance. De telles recherches ont permis de comparer l’évolution dans le temps des mariages mixtes ainsi définis. L’enquête Étude de l’Histoire familiale de 1999 appariée au recensement de la population permet désormais d’étudier les situations matrimoniales légales, et les situations de fait, élément important à prendre en compte. Mais surtout, on analysera la catégorie « couples mixtes » sous un autre angle, sans présumer de la centralité de la catégorie « immigré » pour expliquer ce phénomène.
5Donner la prévalence au lieu de socialisation primaire plutôt qu’aux statuts juridiques de l’individu pour chercher à comprendre les « stratégies » matrimoniales qui en découlent, c’est reconnaître que la différence culturelle des conjoints s’est construite en rapport avec le cadre national et social dans lequel ils ont grandi. C’est pourquoi les couples dont l’un des conjoints est né en France de parents migrants et dont l’autre est également né en France de parents non migrants ne seront pas considérés comme « mixtes ». Les origines culturelles ne se transmettent pas telles quelles d’une génération à l’autre, elles ne sont ni un « héritage » en soi ni le résultat d’une « hérédité »2. Si la socialisation familiale est centrale dans la construction de l’enfant, elle est loin d’être le seul facteur à prendre en compte. Les enfants s’écartent parfois assez nettement du modèle parental en termes de comportements culturels, mais aussi du fait que leur principale langue est le français, qu’ils ont été scolarisés en France.
6Sur le plan sociologique, et si l’on cherche à interroger la pertinence de la catégorie, deux versants peuvent être questionnés : les personnes déclarant une union mixte se ressemblent-elles significativement, mais aussi se différencient-elles significativement de celles qui ne sont pas en union mixte ? Des études de terrain, des monographies et l’étude des représentations, ont déjà débouché sur quelques pistes ; l’observation, par exemple, que les individus vivant en couple « mixte » seraient surtout des citadins ou encore qu’ils seraient de niveaux éducatifs et professionnels semblables (formant des couples très largement « homogames » du point de vue socioprofessionnel)3. On poursuivra donc dans ce chapitre ces analyses en exposant certaines caractéristiques des migrants formant une union mixte.
2. Les principaux déterminants de la mise en « union mixte »
a. Des vagues migratoires anciennes
7Tout d’abord, dire d’un couple qu’il est « mixte » lorsque les deux conjoints sont nés dans des pays différents, c’est faire l’hypothèse que le lieu de naissance et au moins en partie de socialisation, peut induire des différences de valeurs, de comportements, ou de pratiques plus marquées que pour d’autres couples « non mixtes ». Parmi les adultes interrogés se déclarant en union au moment de l’enquête, 44,5 % des hommes et 39,6 % des femmes nés à l’étranger ont un conjoint né en France. Pour les répondants nés en France, 9,6 % des hommes et 11,2 % des femmes sont en union avec un migrant.
8D’un pays à l’autre, les taux de mixité fluctuent sensiblement. Alors que les migrants hommes ou femmes natifs d’un pays de l’Union européenne4, autre que l’Espagne, le Portugal ou l’Italie, déclarent à plus de 60 % être en couple avec un Français – nous emploierons ici abusivement ce terme au sens de personne née en France – ceux venus de Turquie ou encore du Cambodge et du Laos optent à près de 60 % ou plus pour un conjoint de la même origine et à 20 % ou moins pour un conjoint né en France. On note également des distinctions selon le sexe. Si, globalement, les hommes migrants se mettent davantage en union avec une Française, pour les originaires de certains pays comme ceux d’Amérique ou encore d’un pays d’Europe5, les femmes ont un taux de mixité plus élevé que leurs homologues masculins (figure 13). Pour les personnes originaires d’Afrique du Nord, quelles que soient leurs langues natales, les résultats suivent la tendance générale dans la mesure où, globalement, les hommes déclarent davantage vivre avec une conjointe native de France. En tête arrivent les hommes nés en Tunisie avec un taux de mixité de 51 %, c’est-à-dire supérieur à la moyenne. A contrario, les femmes nées en Tunisie déclarent à seulement 36 % une union avec un conjoint né en France, tandis que le taux de mixité atteint 44 % pour leurs homologues d’Algérie. Enfin, pour les hommes comme pour les femmes, des trois pays, c’est parmi les originaires du Maroc que les taux sont les plus bas.
b. Des arrivées précoces
9Les taux de mixité prennent sens au regard de l’âge d’arrivée en France et de la situation matrimoniale à l’arrivée. Si les profils des migrants varient sensiblement selon qu’il s’agit d’hommes ou de femmes et aussi selon leur provenance, ceci s’explique en partie du fait que certains sont arrivés jeunes et célibataires tandis que d’autres sont venus plus tardivement et déjà en couple. Cette situation à l’arrivée a bien évidemment des effets importants quant aux taux de mixité, c’est pourquoi, à des fins de comparaison, on distinguera les migrants installés en France avant l’âge de 16 ans de ceux arrivés à un âge plus avancé et enfin on prendra en compte uniquement les migrants célibataires lors de leur entrée en France.
10Selon l’ancienneté du courant migratoire, l’âge à l’arrivée en France ou encore selon que le migrant est un homme ou une femme, les taux de mixité varient plus ou moins fortement (figure 13). D’une part, plus les vagues migratoires sont anciennes, plus les taux de mixité croissent. D’autre part, globalement, les hommes se mettent plus souvent en couple avec une conjointe née en France qu’inversement. La migration de ces derniers souvent antérieure à celle des femmes y est pour beaucoup, et il s’agit là, en grande partie, d’un effet structurel. Si les hommes attendent d’être installés en France avant de contracter une union avec une femme migrante ou non, pour nombre de femmes, la migration a été directement liée à leur mise en union. Ces femmes sont en France essentiellement parce qu’elles sont mariées avec un homme originaire du même pays, les femmes migrant seules restant encore minoritaires.
Figure 13 • Proportions d’unions mixtes par pays de naissance selon le sexe du migrant


Champ : Adultes nés à l’étranger vivant actuellement en France et déclarant une union.
Source : EHF 1999, Insee-Ined.
11Pour les migrants venus avant l’âge de 16 ans (tableau 19), on trouve en première position les hommes natifs d’un pays d’Europe, qui déclarent à plus de 70 % être actuellement en union mixte. Seuls les migrants portugais font exception avec des taux de mixité qui s’élèvent respectivement à environ 57 % pour les hommes et 49 % pour les femmes. Cet écart s’explique en partie par leur installation plus récente en France. Au cours du xxe siècle, plusieurs vagues migratoires se sont succédé. Jusqu’à la première guerre mondiale, l’immigration était essentiellement constituée par les pays limitrophes. À partir du recensement de 1901, les Italiens prennent notamment le pas sur les Belges et forment la population immigrante la plus importante jusqu’en 1960. La proximité géographique de ces populations frontalières avec la France explique d’ailleurs en partie leur plus grande facilité à contracter une union mixte. Au début des années 1930, les Italiens sont suivis des Polonais et des Espagnols (en 1931, on recense 810 000 Italiens, 500 000 Polonais et 350 000 Espagnols sur le territoire). Contrairement à l’immigration polonaise qui se déroule sur une courte période, les migrants venus d’Italie s’installeront encore de façon conséquente après la seconde guerre mondiale. Toutefois, au cours des années 1960, leur stock est dépassé par celui des Espagnols puisque l’on compte en 1968 environ 620 000 Espagnols contre 590 000 Italiens. Les populations algérienne et portugaise font partie, elles aussi, des principales vagues migratoires de cette période. Leur afflux vers l’hexagone diffère cependant car l’immigration portugaise suit le modèle polonais au sens où elle s’effectue de façon assez brutale à la fin des années 1960, passant de moins de 300 000 présents en métropole au recensement de 1968 à près de 760 000 en 1975 (Noiriel, 1992). L’immigration algérienne culmine dans ces années-là également mais, comme on l’a déjà vu précédemment, les premiers migrants originaires de ce pays sont arrivés bien plus tôt, certains bien avant la seconde guerre mondiale.
Tableau 19 • Taux de mixité par sexe et pays d’origine parmi les migrants venus célibataires (%)

Champ : Adultes nés à l’étranger, en couple actuellement, et arrivés en France avant leur première mise en union.
Note : pour les originaires de Turquie et d’Asie, les pourcentages sur les migrants arrivés après l’âge de 15 ans célibataires sont fournis à titre indicatif car les effectifs sont faibles.
Source : EHF 1999, Insee-Ined.
12Globalement, parmi les migrants d’Afrique du Nord les populations marocaines se sont installées en France en moyenne quelques années après les Algériens et les Tunisiens, et elles ont des taux de mixité plus bas. En revanche, on note un taux de mixité particulièrement élevé, de plus de 70 %, chez les hommes et de près de 64 % chez les femmes, parmi les migrants originaires d’Afrique subsaharienne. Bien que leur migration vers la France soit plus récente, leur taux de mixité est proche de ceux des migrants européens. Quant aux migrants d’Asie du Sud-Est, leurs choix conjugaux varient selon qu’il s’agit de Vietnamiens ou de Cambodgiens et Laotiens, les premiers, hommes ou femmes nés au Vietnam, formant une union mixte dans près de 65 % des cas contre presque moitié moins pour les autres. Enfin, avec le taux de mixité le plus faible arrivent les originaires de Turquie, installés en France depuis les années 1980. En outre, les taux varient assez fortement selon le sexe du migrant, les femmes turques se déclarant très rarement (6,8 % pour les femmes arrivées avant 16 ans contre 30,6 % des hommes turcs arrivés aux mêmes âges) avec une personne née en France. Là encore, on ne peut faire l’impasse sur les effets de structure, car cette vague migratoire est récente et l’est d’autant plus pour les femmes.
13Si les migrants arrivés avant l’âge de 16 ans ne s’étaient à cette époque pas encore mis en union, c’est déjà nettement moins le cas de ceux qui s’installent en France à un âge plus tardif, s’agissant surtout des femmes migrantes de certains pays, venues par le biais du regroupement familial. C’est pourquoi ces migrants sont au moment de l’enquête très majoritairement en couple avec un conjoint de la même origine qu’eux. Les taux de mixité des migrants arrivés jeunes, qui étaient de 67,5 % pour les hommes et 61 % pour les femmes, baissent respectivement à 39, 1 % et 42,8 % lorsque la migration a eu lieu après l’âge de 15 ans et avant la mise en couple. Si l’on ne tient pas compte du fait d’être déjà ou non en union à l’arrivée en France métropolitaine, les taux sont d’autant plus bas : 29,9 % pour les hommes et 27,1 % pour les femmes.
14Dans l’ensemble, 65 % des hommes sont arrivés célibataires contre seulement 48 % des femmes migrantes. Dans l’absolu, puisque les hommes s’installent en France plus souvent avant leur mise en union, ils déclarent aussi plus fréquemment être en couple avec une conjointe née en France. Si l’on considère uniquement les hommes et femmes migrants venus seuls, la tendance s’inverse. Dans la mesure où les migrants arrivés en France avant l’âge de 16 ans ont baigné plus longtemps dans la société française et ont pu développer diverses formes de sociabilité avant d’avoir à « choisir » un conjoint, la mixité des unions s’en ressent. Toutefois, si cette mixité est plus forte chez les migrants arrivés jeunes, on note qu’elle est parfois très proche et relativement élevée pour certains des migrants venus plus tardivement. Par exemple, les femmes tunisiennes ayant migré avant leur mise en couple seraient majoritairement en union avec un Français, quel que soit leur âge à l’arrivée ; et après 15 ans, les taux sont supérieurs à ceux de leurs homologues masculins. Pour interpréter ce résultat, il faut tenir compte du fait qu’une telle trajectoire migratoire, à savoir venir seule en France pour une femme tunisienne, reste relativement atypique.
15Par rapport à l’enquête Mobilité géographique et insertion sociale (MGIS) réalisée en 1992 par l’Ined et avec le concours de l’Insee (Simon, 1996 ; Tribalat, 1995) et passée auprès de 13 000 personnes6, les résultats présentés ici diffèrent quelque peu. Les taux de mixité mesurés à partir de l’enquête Étude de l’Histoire familiale de 1999 sont souvent plus élevés que ceux évalués à partir de l’enquête MGIS. Plusieurs raisons peuvent expliquer cela. La principale explication concerne la population prise en compte. Dans le cas présent sont considérés comme mixtes les couples comprenant une personne « migrante » en union avec un conjoint non migrant de 18 ans et plus. Dans l’enquête de 1992, seuls les « immigrés » en couple avec des conjoints « non immigrés » étaient considérés comme mixtes et la limite d’âge s’élevait à 59 ans, voire 39 ans pour les personnes originaires du Sud-Est asiatique et d’Afrique subsaharienne. En outre sont pris ici en compte les couples actuels alors que l’enquête MGIS s’attardait davantage sur les premières unions. Ainsi par exemple, parmi les écarts les plus importants, on trouve les originaires d’Algérie en couple avec un conjoint de France : 46 % des hommes et 23 % des femmes immigrés d’Algérie venus célibataires et arrivés avant l’âge de 16 ans ont constitué une première union avec un conjoint né en France ; lorsque la migration est postérieure à l’âge de 15 ans, les taux sont respectivement de 27 et 15 % (Tribalat, 1996, p. 88). Cependant, si l’on tient compte de l’origine géographique et du lieu de socialisation initial, quel que soit le statut juridique de la personne, c’est-à-dire en considérant comme migrants les « rapatriés » d’Algérie parce qu’ils sont nés dans ce pays, les taux dépassent dans tous les cas les 40 % (figure 13).
c. La socialisation en français favorise la mixité
16La mise en couple d’un migrant avec un conjoint natif de France est souvent analysée, comme on l’a vu précédemment, comme un indicateur d’intégration et d’« ouverture ». Or, les résultats avancés jusqu’à présent montrent plutôt que le choix du conjoint se comprend surtout au regard de l’âge à l’arrivée, de la situation matrimoniale lors de la migration et en tenant compte d’effets structurels, liés à l’ancienneté du courant migratoire.
17Par ailleurs, en plus de l’âge et de la situation matrimoniale à l’arrivée en France, d’autres facteurs ont « toutes choses égales par ailleurs » un effet sur la probabilité d’être actuellement en union mixte, dont notamment le niveau d’études et le lieu de vie en milieu rural ou urbain. D’une part, plus le niveau d’études est élevé, plus la probabilité de déclarer une union mixte est forte, et ceci d’autant plus nettement pour les femmes (tableau 20). Celles qui ont un niveau d’études « supérieur » augmentent de 29 % leurs « chances » d’avoir un conjoint français, par rapport à la situation de référence, contre une hausse de 22 % pour les hommes les plus diplômés. D’autre part, les migrants vivent majoritairement dans les grandes agglomérations, et d’autant plus lorsqu’ils sont en couple avec une personne native du même pays qu’eux. C’est pourquoi, on constate que vivre dans une commune rurale augmente de plus de 20 % la probabilité d’avoir déclaré une union mixte, c’est-à-dire de vivre actuellement avec une personne née en France. Ce résultat amène à nuancer l’idée fondée sur des recherches menées aussi bien en France que dans d’autres États, selon laquelle les couples mixtes vivraient presque toujours dans les grandes villes.
18La génération de naissance du migrant semble n’avoir que peu d’effets pour les hommes et un effet positif pour les femmes nées dans la première moitié du xxe siècle. Enfin, « toutes choses égales par ailleurs », en plus de ces différents éléments, le pays d’origine continue d’avoir un effet significativement important sur le choix du conjoint, avec aux deux extrêmes, une hausse de 22 % par rapport à la situation de référence pour une femme originaire d’Espagne et au contraire une probabilité d’avoir contracté une union mixte réduite de 28 % lorsque la femme est native de Turquie.
19En revanche, lorsqu’on fait interférer la « langue reçue dans l’enfance » (modèle 2), les pays d’origine n’ont plus pour la plupart d’effet significatif ou leur effet propre est moindre (excepté toujours pour les deux cas extrêmes que sont l’Espagne et la Turquie). Ce n’est donc pas tant le lieu de naissance qui influe sur la probabilité d’être en couple avec un conjoint né en France que le fait d’avoir été dans son jeune âge familiarisé à la langue française par le biais de ses parents. Cet effet est très marqué pour les femmes qui augmentent leur probabilité d’être en union mixte de 35 % lorsqu’elles ont été socialisées au moins en partie en français contre une hausse de 25 % pour les hommes.
Tableau 20 • Probabilités de déclarer une union actuelle avec un conjoint né en France (%)

Champ : Adultes nés à l’étranger vivant en France et en couple actuellement.
Lecture : Deux modèles sont présentés ci-dessus distinguant à chaque fois les hommes des femmes. Au premier modèle, on a rajouté sur le second la modalité d’avoir ou non reçu dans son enfance la langue française par au moins l’un de ses parents. Dans le premier modèle, pour les hommes, 78 % des paires sont concordantes et 81 % pour les femmes. Dans le second modèle, les pourcentages s’élèvent respectivement à 80 % et 83 %. On peut ainsi lire sur le premier modèle : les hommes natifs du Portugal, nés entre 1950 et 1959, arrivés en France avant 16 ans, célibataires ayant été scolarisés jusqu’au collège et vivant actuellement dans une grande ville ont un « risque » de 43 % d’être en union avec une Française contre 37 % à cette même situation de référence pour les femmes. Sur le second modèle en plus de cette même situation de référence, le fait de n’avoir pas reçu la langue française dans son enfance réduit fortement, pour les hommes comme pour les femmes, la probabilité d’être actuellement en union avec une personne native de France.
La colonne test donne la significativité de chaque pourcentage du modèle à partir test du khi-deux de Wald : *** significatif au seuil de 1 %, ** 5 % et * 10 %, ns signifie non significatif.
Source : EHF 1999, Insee-Ined.
II. Langues reçues et transmises en union mixte
20L’effet net de la langue française sur la probabilité d’avoir contracté une union avec un conjoint originaire de France est à la fois un résultat attendu, car pour entrer en contact les deux conjoints doivent au moins avoir une langue d’usage commune, mais ce constat mérite également d’être étudié plus en détails en prenant en compte cette fois-ci uniquement les migrants originaires d’Afrique du Nord socialisés linguistiquement au moins en arabe et/ou en berbère.
1. Une socialisation linguistique spécifique ?
21Tout d’abord, les taux de mixité entrevus précédemment en fonction du lieu de naissance diffèrent sensiblement lorsqu’on prend en compte la langue natale, à savoir au moins l’arabe ou le berbère.
22En restreignant le champ de la population aux individus qui nous intéressent ici, à savoir les adultes natifs d’Algérie, du Maroc ou de Tunisie arabophones ou berbérophones et actuellement en couple, on observe la part moindre d’unions avec un conjoint non-migrant (tableau 21). Les hommes originaires de Tunisie restent ceux qui déclarent le plus fortement un conjoint actuel né en France avec un taux s’élevant à 38,7 % (contre 51 % si l’on ne tient pas compte de la langue natale, figure 13). Toutefois, leurs homologues féminins sont moins de 11 % à vivre avec un Français. Dans l’ensemble, les taux d’unions mixtes avec un conjoint de France des femmes arabophones et berbérophones ne dépassent pas 18 % et ce sont les Algériennes qui arrivent en tête. Elles sont notamment les seules à être davantage en union avec un conjoint de France qu’avec un conjoint originaire d’un autre pays (« mixte autre »). Il s’agit dans ce cas-là, majoritairement, d’un homme natif d’un autre pays d’Afrique du Nord. De ce fait, si le couple est mixte, il l’est surtout géographiquement et dans une moindre mesure seulement linguistiquement. Comparées aux adultes originaires d’Algérie et de Tunisie, les populations arabophones venues du Maroc ont les taux de non-mixité les plus hauts (69,4 %) du fait en particulier que les hommes « choisissent » très majoritairement une conjointe native du même pays : 67,2 % d’entre eux contre seulement 57,9 % des Algériens et 43,8 % des Tunisiens. Le taux est d’autant plus élevé parmi les hommes berbérophones du Maroc, dépassant les 74 %.
Tableau 21 • Proportions d’unions mixtes parmi les migrants arabophones et berbérophones selon leur pays de naissance et leur sexe

Champ : Adultes arabophones ou berbérophones natifs d’Afrique du Nord vivant en France et en couple. Pour ce tableau, les khi-2 sont dans l’ensemble significatif au seuil de 1 %, excepté pour les taux de mixité des berbérophones du Maroc qui ne sont fournis qu’à titre indicatif compte tenu du faible effectif.
Lecture : La colonne « mixte autre » signifie que le conjoint n’est ni originaire du même pays que le parent répondant ni natif de France. Par exemple, si le répondant est natif d’Algérie, son conjoint peut être natif du Maroc, d’Espagne ou du Portugal.
Source : EHF 1999, Insee-Ined.
23Ces écarts entre berbérophones et arabophones, mais aussi d’un pays à l’autre s’expliquent au regard des langues reçues dans l’enfance et surtout par le fait d’avoir ou non entendu ses parents parler français étant jeune.
24Dans la première partie de cette recherche, au chapitre 2, on a mis en évidence des différences de socialisation linguistique entre ces trois pays d’Afrique du Nord en rapport notamment aux politiques d’arabisation et à la massification plus ou moins rapide de l’enseignement. Les berbérophones du Maroc par exemple, principalement issus des milieux ruraux ont des niveaux d’études plus faibles que les berbérophones d’Algérie mais surtout que l’ensemble des arabophones davantage urbains. Cette moindre scolarisation explique dans un premier temps une plus faible familiarisation avec la langue française et dans un second temps la très faible part d’unions mixtes.
25La comparaison entre la socialisation linguistique des migrants venus d’Algérie, du Maroc ou de Tunisie selon leur type d’union révèle de fortes disparités (tableau 22). Si les migrants en couple avec un conjoint originaire du même pays ont majoritairement reçu de leurs parents exclusivement l’arabe, ou bien pour les populations berbérophones, exclusivement le berbère (en association avec l’arabe pour les Marocains), dès lors que le conjoint est né en France, l’association du berbère ou de l’arabe à la langue française dès l’enfance est notoire. En revanche, les écarts d’un pays à l’autre entre berbérophones et arabophones se maintiennent. Tout comme les « non-mixtes » algériens sont davantage socialisés en français que les « non-mixtes » marocains, de même, parmi les migrants en union avec un conjoint né en France, des écarts assez importants persistent d’un pays à l’autre. Ainsi, qu’ils soient berbérophones ou arabophones, les migrants marocains en couple mixte ont moins souvent été socialisés à la langue française que leurs homologues algériens ou tunisiens, mais l’ont plus été que les autres migrants n’ayant pas conclu une union avec un Français de naissance.
Tableau 22 • Langues reçues par les migrants arabophones ou berbérophones selon leur pays de naissance et l’origine de leur conjoint (%)

Champ : Populations arabophones ou berbérophones, originaires d’Afrique du Nord, en couple actuellement dont le conjoint est, soit natif du même pays (« non mixtes »), soit natif de France (« mixtes ») et ayant au moins un enfant. Les couples dont les deux conjoints sont migrants, mais ne sont pas originaires du même pays n’ont pas été pris en compte.
Lecture : La colonne en italique sur les migrants berbérophones marocains en union avec un conjoint né en France est fournie à titre indicatif. Pour chaque colonne, la somme des pourcentages n’atteint pas 100 car toutes les modalités de langues reçues dans l’enfance n’ont pas été listées.
Source : EHF 1999, Insee-Ined.
2. Une moindre transmission de leur langue natale
26Dans un premier temps, on a pu constater le lien étroit existant entre le fait d’être ou non en couple mixte et les langues reçues dans l’enfance. La socialisation précoce à la langue française est un facteur favorisant très nettement la possibilité de conclure une union avec un conjoint né en France, et donc socialisé principalement en français. Les taux de transmission des différentes langues aux enfants (tableau 23) permettent de poursuivre dans un second temps l’analyse du rapport à ces langues des migrants en fonction de leur type d’union. Et l’on constate notamment qu’une socialisation linguistique identique parmi les migrants ne conduit pas aux mêmes transmissions selon le pays d’origine du conjoint. En effet, parmi les populations arabophones, les parents n’ayant entendu parler dans leur enfance que l’arabe retransmettent cette langue à leurs enfants dans des proportions très différentes en fonction du lieu de naissance de leur conjoint. Avoir un partenaire né en France conduit à transmettre le français dans plus de 95 % des cas et 43 % des migrants arabophones transmettent exclusivement cette langue contre seulement 5 % de ceux dont le conjoint est originaire du même pays. Cette forte proportion de transmission monolingue confirme les observations des études de terrain, où l’on voit que le français est souvent adopté comme langue franche par des conjoints de langue différente (Deprez et Dreyfus, 1998). Lorsque l’un des deux parents a pour langue natale la principale langue utilisée dans le pays, l’autre conjoint marque clairement une rupture avec sa langue d’origine. Ce constat est d’autant plus flagrant parmi les migrants berbérophones7 qui transmettent à plus de 59 % uniquement le français lorsqu’ils ont reçu au moins le berbère dans leur enfance, contre 54 % des migrants socialisés au moins en arabe. Le statut de la langue du migrant et notamment sa présence dans l’institution scolaire du pays d’installation favorise ou non sa transmission. Le maintien de la langue du parent migrant à la génération suivante est en effet d’autant plus probable si celle-ci a été apprise par le conjoint. Ainsi, l’arabe a plus de chances d’avoir été appris que le berbère, mais plus globalement ce sont les langues anglaise, espagnole ou allemande qui se transmettent le mieux au sein de couples linguistiquement mixtes (Varro, 1984 ; Deprez, 2000).
Tableau 23 • Proportions de (re)transmission des langues arabe et française selon le type d’union et la socialisation linguistique

Champ : Populations arabophones originaires d’Afrique du Nord sans distinction par pays, en couple actuellement dont le conjoint est, soit natif du même pays (« en union non-mixte »), soit natif de France (« en union avec un conjoint né en France ») et ayant au moins un enfant. Les couples dont les deux conjoints sont migrants, mais ne sont pas originaires du même pays n’ont pas été pris en compte.
Lecture : Lorsque les langues (re)transmises se trouvent dans la catégorie « autres » cela signifie que d’autres langues y compris ou non l’arabe et le français ont été transmises. Pour les migrants dont le conjoint est originaire du même pays et qui ont reçu au moins l’arabe, le 5,5 % inclut principalement au moins le berbère tandis que le 4,2 % parmi les migrants en union mixte inclut d’autres langues comme l’anglais, l’espagnol souvent associées au français.
Source : EHF 1999, Insee-Ined.
27Le conjoint né en France a donc un rôle déterminant dans la transmission de langues autres que le français, mais aussi plus largement dans l’éducation, les valeurs et les comportements véhiculés auprès des enfants. Ces transmissions découlent en partie des négociations conjugales et stratégies éducatives mises en place par les deux parents.
3. Les négociations conjugales
28Certes, les couples mixtes doivent élaborer des stratégies éducatives qui supposent des négociations conjugales lorsqu’ils visent explicitement à transmettre à leurs enfants des pans de leurs deux univers culturels. Ces négociations concernent en tout premier lieu le choix d’un prénom puis plus tard l’orientation religieuse. En revanche, la transmission linguistique fait peu l’objet de négociations dans la mesure où le plus souvent les parents ne perçoivent pas cette transmission comme un « choix ». Il ne s’agit pas d’opter pour une langue à défaut d’une autre comme ce peut être le cas pour d’autres types de transmission. Par ailleurs, le conjoint ne maîtrisant pas la langue à transmettre peut émettre un avis, inciter son conjoint à parler sa langue natale arabe ou berbère en famille ou au contraire l’en dissuader, mais il n’a pas de prise directe sur ce processus de transmission puisqu’il ne détient pas ce capital culturel. C’est pourquoi, si la transmission de valeurs ou pratiques culturelles considérées comme spécifiques à chaque membre du couple, peut faire l’objet de négociations voire de désaccords importants entre eux, ce n’est que rarement le cas pour la transmission d’une langue.
29Hormis le fait que le conjoint né en France possède rarement les ressources qui lui permettraient de se constituer en transmetteur potentiel, il est en général favorable à son maintien et tente de valoriser ce capital. Mais, comme on a pu le voir précédemment, la transmission de l’arabe et du berbère aux enfants lorsque les deux parents ne sont pas porteurs de ces langues est rendue très incertaine. Même s’il n’a pas été socialisé en partie en langue française, le parent migrant apprendra le français par d’autres intermédiaires et notamment grâce à l’école. Si, parmi les parents maîtrisant tous deux l’arabe ou le berbère, on a déjà constaté la pénétration progressive de la langue française dans la sphère familiale, pour les couples mixtes, cette imposition du français comme langue conjugale puis familiale est d’autant plus forte. En outre, le « choix » de parler arabe ou berbère à ses enfants implique d’exclure le conjoint de la conversation, bien que le parent né en France ne le perçoive pas nécessairement de la sorte, comme l’explique Dominique, nourrice, mère de quatre enfants, mariée à un Marocain :
Dominique – Mon mari il parle le dialectal mais malheureusement il leur a pas appris, ça c’est une chose que j’aurais bien aimé, ils disent des mots mais pour parler… Le problème c’est quand on est en famille. Quoi, ma belle-sœur eux ils sont tous Marocains mais par contre elle a deux enfants qui sont nés ici en France, bien sûr ils parlent français et ses autres enfants aussi, mais mes neveux qui sont nés en France ils parlent tous les deux [langues]. Le problème ici c’est que moi étant française, ne comprenant pas le marocain donc quand ils étaient petits bon déjà mon mari était pas souvent à la maison mais quand il était à la maison il leur parlait pas marocain et pourtant moi je lui ai reproché plusieurs fois, je lui ai dit : « pourquoi tu leur parles pas ? » parce que ça aurait été bien qu’ils comprennent parce que déjà moi s’il leur avait appris le marocain si admettons il aurait parlé en marocain automatiquement j’aurais appris.
30Dominique est née en 1949. Elle a grandi à la campagne dans une famille d’accueil et a commencé à travailler dans la couture à l’âge de 14 ans. Après s’être mariée une première fois avec un homme originaire du Portugal avec lequel elle a eu deux premiers enfants, elle rencontre son second mari, Rafik, en 1984, trois mois après l’arrivée en France de ce dernier. De cette union, naissent deux autres enfants : Yacine et Medhi. Si la langue arabe n’a pas été transmise à ses deux fils comme elle l’explique dans ses propos, d’autres éléments de l’univers culturel de son mari ont été véhiculés, notamment par la proximité de sa belle-sœur qui habite l’immeuble d’en face et à laquelle elle se réfère très fréquemment, voire s’identifie. Ainsi, toutes deux font leurs courses, préparent souvent les repas ensemble et discutent aussi bien de l’aménagement de leur logement que de la façon d’éduquer leurs enfants.
31Dans l’ensemble, les femmes nées en France unies à un conjoint marocain, algérien ou tunisien valorisent fortement l’univers culturel de leur compagnon et tentent, elles aussi, très souvent de le communiquer à leurs enfants. Pour ce faire, certaines se documentent et tentent en partie de transformer leurs modes de vie. La situation inverse, moins fréquente, où le père est né en France et la mère est originaire d’Afrique du Nord, n’implique pas a priori cette même valorisation de l’autre. En effet, lorsque l’union mixte est conclue entre une femme musulmane et un conjoint non-musulman, des conflits familiaux importants peuvent émerger et aboutir à une complète rupture avec la famille. Cette rupture rend donc d’autant plus difficile la transmission de la culture familiale de la migrante. Il semble, plus globalement, que dans les couples mixtes, ce soit plus souvent la femme qui privilégie la culture de l’homme. Cette dominance se retrouve par exemple parmi les couples franco-américains (Varro, 1984) où ce sont cette fois-ci les femmes originaires de France qui migrent vers les États-Unis. La socialisation familiale des enfants est donc l’enjeu de rapports conjugaux pouvant aller, schématiquement, de la compétition à la coopération (Streiff-Fenart, 1989). En cela, le choix du prénom de l’enfant est un exemple emblématique.
4. Le choix symbolique du prénom des enfants
32Si la transmission d’une langue peut constituer un marqueur identitaire, il s’agit comme on l’a amplement montré à présent, d’un processus qui se comprend à travers le parcours des individus, qui peut être redéfini au fil du temps et n’est pas nécessairement anticipé. En revanche, le choix du prénom se fait à un moment donné et résulte souvent d’une décision prise par les deux conjoints. L’option retenue n’est pas sans conséquence car le prénom est un marqueur identitaire éminemment visible et permanent. Parmi les parents rencontrés originaires du même pays, tous les enfants portent des prénoms d’origine arabe ou berbère, alors que parmi les couples mixtes les modalités sont plus variées.
33D’après Streiff-Fenart (1989, 1990), l’attribution du prénom est un événement déterminant de l’histoire familiale car cette décision classe l’enfant dans une catégorie d’appartenance, mais aussi les parents dans une « communauté » culturelle plutôt que dans une autre : « En choisissant un prénom dans un stock ou dans un autre, le couple conjugal manifeste symboliquement et publiquement une orientation privilégiée vers l’une des deux composantes de la cellule familiale, à savoir vers une des deux cultures des deux nations et des deux langues représentées au sein du foyer mixte par chacun des conjoints » (1990, p. 7). En cela, cette décision serait un enjeu de lutte entre les deux conjoints qui aboutirait à trois situations différentes : soit l’enfant reçoit un prénom usuel de France ou d’Afrique du Nord, soit en dernière alternative, les parents attribuent à l’enfant un prénom dit « neutre ». Cette troisième possibilité rendrait compte de rapports de force équilibrés au sein du couple. Or, cette conception binaire d’une appartenance culturelle à travers le choix du prénom semble réductrice. Certains parents se posent effectivement la question en ces termes, ce qui témoigne de rapports de domination entre les deux conjoints ; ils choisissent alors souvent un double-prénom, mais ce cas de figure reste minoritaire. Nathalie et Abderrahim ont pris cette résolution pour leur fils aîné dont le prénom et le nom de famille ont été doublés :
Nathalie – Au départ c’était pas si simple que ça, c’était pas seulement une francisation du nom parce que moi j’ai ressenti une concurrence entre les deux prénoms. Abderrahim l’appelle Youssef et moi j’utilisais les deux prénoms, ça dépendait mais par exemple à l’école il est inscrit sous le nom de Joseph. […] Chaque fois que je disais Joseph j’avais l’impression de l’ancrer, d’enfoncer le clou pour l’attirer vers moi. Donc au début c’était un peu dur mais maintenant plus du tout, vraiment plus du tout.
Abderrahim – Moi j’ai quand même peur d’être ridiculisé par les Arabes qui diraient « tiens celui-là il renie ses origines, il est pas fier, il essaie d’être plus français que les Français ». Mais à l’inverse, parfois je me surprends à me retenir d’appeler Youssef dans la rue pour ne pas attirer les regards, mais je le fais quand même pour ne pas céder à ce jeu là. Je combats quand même.
34Les propos de Nathalie et d’Abderrahim témoignent d’une ambivalence certaine. Le double prénom résout dans un premier temps les conflits qui peuvent se poser au sein du couple, mais par la suite, le choix de nommer l’enfant Youssef ou Joseph reste tout aussi problématique. Les parents sont partagés entre une volonté de ne pas stigmatiser leur fils en l’appelant Youssef en France, et en même temps chacun des deux conjoints souhaite que l’enfant appartienne à sa propre lignée afin de ne pas trahir ou renier ses origines, et ne pas subir le regard désapprobateur des familles respectives. Pour leur second fils, ils ont choisi un prénom « passe-partout » : Yanis8.
35Dans la majorité des cas, les parents optent pour un prénom facilement prononçable dans leurs deux pays d’origine et peu connoté : Inès, Nadia ou encore Meriem et Sami sont fréquemment d’usage. Un certain nombre de femmes qui s’identifient comme le fait Dominique aux origines culturelles de leur mari, ou ont tissé des liens étroits avec leur belle-famille, acceptent des prénoms plus marqués culturellement comme Youssef et Hossein dans la famille de Jeanne et Mohamed, ou encore comme le prénom féminin Mimouna, d’origine berbère, choisi par sa mère Claire.
Claire – J’ai été très vite attirée par le Maroc, par la culture maghrébine et donc pour moi c’était très important que mes enfants, presque par principe aient un prénom maghrébin. Enfin bon, je pense qu’en tant qu’Européens on a toujours un petit complexe par rapport à la colonisation. Alors quand on est profondément antiraciste on a envie de forcer encore un peu la couleur.
36De même Jeanne raconte :
Jeanne – J’ai pas eu d’hésitation, je me suis pas posé de questions pour lui donner un prénom arabe parce que je me suis dit que c’était la moindre des choses sachant que moi je suis Française et qu’on vit en France, il faut au moins qu’il ait quelque chose d’important du côté de son père.
37Les arguments qui ont motivé leur choix du prénom sont divers et ne peuvent se résumer à une simple domination du conjoint. Les discours recueillis attestent que les femmes sont davantage prêtes à faire des compromis et s’identifient plus à l’univers culturel de leur compagnon qu’inversement. Mais elles considèrent leurs comportements comme un simple rééquilibrage de la situation. À partir des données d’état civil fournies par l’Insee de Marseille, Streiff-Fenart (1990) a recensé 576 prénoms d’enfants de couples mixtes « franco-maghrébins » des années 1984 et 1985. Les résultats montrent que 30 % des couples dont la mère est née en France et le père est né en Afrique du Nord ont doté leur enfant d’un premier prénom « arabo-berbère », d’après la catégorisation de l’auteure, contre seulement 6 % des couples composés d’un homme né en France et d’une conjointe née dans l’un des trois pays d’Afrique du Nord. Toutefois, cette domination masculine ne peut être la seule explication dans le choix des prénoms. La situation de Claire par exemple révèle bien d’autres aspects dans sa motivation à choisir des prénoms berbères pour ses enfants au vu de la configuration conjugale. Son mari et elle sont tous deux enseignants, mais lui exerce sa profession au Maroc et elle en France. Elle s’occupe donc seule de l’éducation de ses trois enfants âgés de 13 à 18 ans. À travers les allers-retours entre le Maroc et la France, Claire a appris à parler berbère, seule langue que sa belle-mère comprend. Elle se sent très proche de sa belle-famille, a tissé surtout des liens très forts avec les femmes car les hommes restent semi-nomades et donc peu présents.
Claire – J’ai pas l’impression de gérer deux cultures car quand je pense à ma belle-famille je considère que c’est ma famille. Je mets pas de différences entre cette famille là et celle de France, pour moi c’est exactement la même chose et très souvent je dis « nous les Marocains » parce que c’est vraiment comme ça que je le sens. […] J’ai géré la situation seule mais vraiment avec le désir de mixité, c’est-à-dire que c’est moi qui me suis battue pour que mes enfants fassent de l’arabe. […] Je pense que j’ai toujours souhaité ce genre de mixité en me disant qu’on est un enfant du monde et non un enfant d’un pays, je suis très fière d’avoir des enfants mixtes même si c’est pas toujours facile.
38Dans cette identification assez fréquente de ces femmes à l’univers familial et culturel de leur conjoint, il y a donc bien plus qu’une simple domination de l’un sur l’autre. Et comme le dit Claire, elles éprouvent une fierté à vivre cette mixité culturelle et à valoriser aussi les origines de leurs conjoints qui sont parfois en France l’objet de stigmatisations voire de discriminations. Enfin, ces stratégies de nomination dépendent aussi du milieu social. Les hommes nés en France et cadres seraient par exemple davantage disposés à doter leur enfant d’un prénom « arabo-berbère » (Streiff-Fenart, 1990).
Conclusion
39Il ressort de cette déconstruction de la catégorie « couple mixte » qu’elle ne peut être appréhendée uniquement comme un indicateur d’intégration des migrants en France. La mixité conjugale amalgame des situations très diverses et la variation des taux de mixité d’un pays à un autre ne peut être perçu comme un simple signe de « repli communautaire » ou inversement d’« ouverture sur les autres ». Les vagues migratoires vers la France ont effectivement pris des formes diverses, certains migrants venant seuls et célibataires, d’autres arrivant plus tardivement et déjà en couple. La comparaison ne peut donc s’effectuer qu’à critères égaux afin d’éviter de donner une interprétation culturelle à un phénomène social qui se comprend avant tout en tenant compte de l’ancienneté en France, du type de trajectoire et notamment des langues de socialisation.
40La mixité conjugale s’appréhende donc à la fois à travers la trajectoire individuelle des migrants mais aussi à travers la trajectoire collective du courant migratoire. Comme l’ont analysé à de nombreuses reprises les sociologues de l’École de Chicago9, les migrants sont dans un premier temps fortement concentrés dans une zone urbaine et ce n’est que progressivement qu’ils parviennent à une certaine mobilité résidentielle leur permettant à la fois d’élargir leur territoire et leur tissu social. Ainsi, les conséquences notamment en terme de « choix » du conjoint ne sont pas les mêmes pour les migrants, selon qu’ils arrivent comme pionniers ou non. Lorsque le groupe est encore très concentré, les unions se forment d’autant plus fortement à l’intérieur de cet ensemble ; mais symétriquement, si la proportion d’hommes et de femmes est très inégale, les hommes venant antérieurement, ces derniers seront également contraints de « choisir » une conjointe à l’extérieur de ce groupe. C’est pourquoi, la compréhension du phénomène de mixité nécessite une analyse fine des parcours tant individuels que collectifs.
41La mixité conjugale entraîne par la suite des négociations au sein du couple qui s’expliquent en partie par des rapports de domination, mais aussi selon l’inclination du réseau social tant familial qu’amical ou professionnel. Le maintien de la langue arabe ou berbère du parent migrant est faible et les stratégies de transmission difficiles à élaborer lorsque le conjoint ne maîtrise pas l’une de ces langues. Le français reste donc la principale langue de communication entre parents et enfants. Mais d’autres transmissions faites aux enfants attestent d’un certain maintien d’éléments culturels du conjoint migrant après sa migration. La mixité ne se résume donc pas à une « assimilation » du migrant à la France, et le parent né en métropole veille, parfois de façon presque militante, au maintien de la diversité culturelle au sein de la famille. Si la transmission de l’arabe et du berbère s’avère difficile parmi les couples dits « mixtes », ce peut être compensé par d’autres types de transmissions. Il peut s’agir du choix du prénom ou d’autres pans culturels ou religieux. Les combinaisons de transmission ou de non-transmission sont diverses, elles dépendent de compromis entre les deux conjoints, mais aussi, voire principalement, de négociations avec les autres membres des deux familles qui exercent souvent des pressions fortes.
Notes de bas de page
1 Ce chapitre reprend en partie un article écrit avec Gabrielle Varro intitulé « Les couples mixtes : une catégorie hétérogène », dans Histoires de famille histoires familiales. Les résultats de l’enquête Famille 1999, Cahiers de l’Ined, 2005.
2 « Si la notion de culture d’origine se révèle à l’examen d’usage délicat et finalement peu opératoire pour ce qui est des migrants proprement dits, a fortiori recourir à cette notion est totalement inapproprié dans le cas des enfants de ceux-ci nés dans le pays d’immigration, souvent appelés (à tort, puisqu’ils ne sont pas eux-mêmes des migrants) les « deuxième génération » d’immigrés. L’origine à laquelle il est fait référence n’est pas leur origine, puisqu’ils ne sont pas nés et n’ont pas été socialisés dans le pays de leurs parents. » (Cuche, 2001, p. 109).
3 Voir Philippe, Varro, Neyran, 1998, et Varro, 2003 pour une tentative de synthèse des travaux sur la mixité conjugale.
4 Par souci d’anonymat, les pays de naissance ont été regroupés – selon les cas – en 16 groupes. Ces regroupements ne sont donc pas de l’initiative de l’auteur et cet assemblage de certains pays est sans doute discutable. Ils ont été effectués en fonction des effectifs, ce qui implique que seuls les pays de « forte » immigration vers la France apparaissent séparément. La catégorie « Union européenne » s’est construite sur la base de l’Europe des 15 avant l’élargissement de mai 2004 aux dix nouveaux États membres.
5 Toujours d’après les catégories imposées, on distingue ici les migrants d’Europe (exceptée la Turquie qui apparaît explicitement) des migrants originaires des pays de l’Union européenne tels que la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie, la République tchèque, pays qui n’en faisaient pas partie à l’époque de l’enquête, mais qui ont rejoint l’UE depuis mai 2004.
6 L’enquête MGIS portait sur 9 000 individus nés hors de France issus de 7 courants migratoires différents, âgés de 20 À 59 ans, 2 000 personnes de 20 à 29 ans nées en France de parents nés à l’étranger et enfin 2 000 personnes représentatives de la population française.
7 L’effectif des migrants berbérophones en union avec un conjoint né en France s’élevant à 140, nous n’avons pas reproduit ici de tableau similaire au tableau 23.
8 Yanis : « un peu de breton, de grec et d’arabe mis en verlan (inversion du sin en nis) et voilà un bel exemple de prénom d’intégration » (Besnard et Desplanques, 2000).
9 Pour une synthèse de différents travaux, voir l’ouvrage L’École de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, présenté par Grafmeyer et Joseph, Paris, Aubier, 1990 [1979].
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