Chapitre 6
La langue, une histoire de famille
p. 173-195
Texte intégral
1Les analyses empiriques menées ont révélé la nécessité de prendre en considération la nature des liens sociaux et les contraintes et pressions sociales qui pèsent sur les individus et se comprennent au regard de leur trajectoire sociale avant et après la migration. Mais la transmission linguistique des parents aux enfants ne peut se réduire aux injonctions plurielles, voire contradictoires des différents univers auxquels ils appartiennent et participent. Ils ne sont pas seulement « agents » mais aussi « acteurs » de leur trajectoire en élaborant des stratégies de transmission. Évidemment, dans les stratégies élaborées, la part d’autonomie laissée aux individus varie en fonction de rapports de domination existants.
L’objectif est donc ici de mettre au jour les principales stratégies formulées par les pères et mères pour permettre la passation des langues arabe et berbère aux enfants, et le sens donné par les parents à cette transmission linguistique familiale. Deux grands types de discours et justifications seront décryptés entre ceux qui ont souhaité transmettre leur langue natale et les autres plus réticents à cette transmission.
I. Habitudes et usages
2Si nombre de parents ont déclaré qu’ils avaient transmis leur langue natale à leurs enfants « naturellement », comme quelque chose allant de soi, cette transmission a pu être favorisée en déployant certaines stratégies.
1. Le mélange des genres
a. Les communications familiales
3Rares sont les parents qui ont indiqué avoir imposé par stratégie de transmission une langue familiale unique à leurs enfants. Souvent, les parents parlent leur langue natale exclusivement à ceux-ci ou mêlent cette langue au français, et en retour la majorité des enfants répondent uniquement en français. La principale difficulté réside dans la façon de parvenir à activer les connaissances linguistiques des jeunes socialisés en France. Or, lorsque les parents s’en rendent compte, les habitudes de communication sont déjà prises et difficilement réversibles. D’une part, les enfants ont introduit le français dans la sphère familiale et c’est pour eux leur principale langue de communication ; d’autre part, avec le temps, les parents eux-mêmes se sont pour la plupart familiarisés avec la langue officielle qu’ils utilisent de plus en plus fréquemment. Cette situation a été relatée dans plusieurs entretiens, avec notamment, la prise de conscience à un moment donné de la place croissante du français dans les échanges familiaux. Ainsi, Djamila, mère algérienne de cinq enfants, au foyer, mariée avec un Algérien raconte :
Djamila – On commence un peu en arabe et puis on se retrouve en français, mais beaucoup plus le français. Parfois on essaie… […] je crois que c’est plus facile en français, c’est pas question du vocabulaire mais on vit dans un pays où y a que du français donc… Maintenant, quand je pars en Algérie je ne parle pas le français vous voyez, je sais pas comment vous expliquer. Quand je pars en Algérie je rencontre la famille et tout ça et bah y a pas de français du tout. Si avec les filles, quand je les appelle y a des mots, mais avec la famille les parents pas du tout de français. Mais ici on essaie juste pour que les enfants apprennent, on essaie mais on se rend pas compte, c’est pas volontaire mais on se retrouve à parler français.
Les propos de Djamila sont révélateurs des habitudes de communication qui se sont progressivement instaurées au sein de la famille. Comme elle l’explique, elle « essaie » de parler arabe à ses enfants mais machinalement, elle en vient à introduire le français. Si parler arabe en Algérie ne lui pose pas de problème, en revanche en France, c’est la langue française qui semble s’être imposée.
Consciente de ses difficultés à maintenir l’usage de l’arabe en famille, Djamila n’insiste pas trop et s’est tournée vers d’autres vecteurs de transmission. Toutefois d’autres parents persistent et tentent d’imposer à leurs enfants de répondre uniquement en arabe ou en berbère. Tel est le cas de Mohamed. Ce père marocain, originaire de Casablanca comme sa femme, est arrivé en France en 1970 par le biais de l’Office des Migrations internationales (OMI). Après avoir cumulé de nombreux emplois précaires, il a finalement été embauché par France Telecom grâce notamment à ses compétences en français. Il a effectivement été scolarisé jusqu’au lycée, ce qui lui permet de maîtriser, en plus du dialectal, partiellement l’arabe littéraire et le français dès son arrivée en métropole. Sa femme qui l’a rejoint en France en 1981 ne maîtrise alors que l’arabe dialectal. Leurs cinq enfants naîtront tous en France, l’aînée étant âgée de 18 ans et le dernier de quelques mois seulement au moment de l’entretien. Les enfants ont donc entendu leurs parents leur parler en arabe et en français mais eux répondaient quasi exclusivement en français. C’est pourquoi, Mohamed, malgré ses compétences en français, a décidé de réintroduire l’usage de l’arabe dialectal dans la famille. Cette décision qui rend compte d’une stratégie manifeste en faveur du maintien de la langue parentale dans la sphère familiale est liée à un événement. La naissance de leur dernier fils a en effet suscité certaines remises en question de la part des parents. Huit années séparent cette naissance de la précédente, période durant laquelle la mère s’est familiarisée avec le français, les aînés sont entrés à l’école et le français a de plus en plus souvent été utilisé en famille. Si bien que pour ce cinquième enfant, l’apprentissage de la langue parentale s’envisageait difficilement si l’emploi du français continuait de prendre le pas sur l’usage de l’arabe. Dans ce contexte, les aînés ont accepté de faire l’effort de parler à leur tour arabe car ils ne sont plus seulement des « récepteurs », ils deviennent à leur tour des transmetteurs potentiels. Indirectement, ils prennent eux aussi part à la stratégie parentale.
Dans ce cas de figure, les communications familiales ont a priori pu être renégociées, mais, plus généralement, les parents font appel à d’autres intermédiaires pour renforcer cette transmission. L’inscription des enfants à des cours d’arabe littéraire par le biais d’associations est une stratégie très répandue bien qu’elle ne favorise pas directement l’apprentissage de l’arabe dialectal et encore moins, bien sûr, celui du berbère.
b. Les cours d’arabe
4Dans la plupart des familles rencontrées, les enfants ont suivi, pour une durée plus ou moins longue, des cours d’arabe dispensés par le biais d’associations ou par l’intermédiaire de la mosquée. Le contenu de ces cours porte principalement sur l’apprentissage des sourates du Coran et l’initiation à l’écriture arabe. Il s’agit donc surtout d’un enseignement de l’arabe littéraire et non pas du dialectal. C’est pourquoi, les parents qui inscrivent leurs enfants à ces cours sont aussi bien arabophones que berbérophones. En fait, la stratégie ne vise pas directement à améliorer les connaissances orales des enfants mais plutôt à les initier à l’islam, à leur inculquer les préceptes de base que les parents ne maîtrisent pas toujours lorsqu’ils sont analphabètes ou n’ont pas été dans une école coranique. Si les enfants ne parviennent pas en majorité à lire le Coran en arabe, ils apprennent dans un premier temps la prononciation des mots et peuvent ensuite réciter les versets à partir d’une traduction en caractères latins. L’objectif des cours est donc en partie lié à la religion, mais d’autres motifs sont aussi invoqués. Certes l’arabe littéraire n’est pas une compétence mobilisable directement au cours des interactions familiales, mais il peut tout de même constituer une ressource dans de nombreux pays arabophones.
Anis (de parents marocains) – Moi quand j’arrive au Maroc, je lis des trucs à la télé et j’ai des cousins qui sont très étonnés « ah tu sais lire et écrire l’arabe ! », « bah ouais en France aussi on apprend à lire et à écrire l’arabe y a des écoles ! ». Ou même par exemple je vais en Égypte ils parlent pas comme nous le marocain on parle le dialectal alors que eux ils parlent le littéraire, donc si je vais en Égypte j’aurai pas de problème pour les comprendre s’ils vont me parler j’aurai pas de problème c’est du littéraire je vais le comprendre
En outre, comme l’explique Anis, l’arabe littéraire est le principal vecteur de l’information à travers la presse écrite, mais aussi à la télévision, à la radio. Enfin, l’apprentissage de l’arabe littéraire peut être justifié en tant que ressource scolaire. Dans un certain nombre de collèges et de lycées, les élèves ont la possibilité de choisir cette langue comme première ou seconde langue d’enseignement. Ainsi par exemple, Naïma de parents berbérophones du Sud du Maroc, parle chleuh et français en famille mais a appris l’arabe littéraire en prenant des cours privés puis à l’école.
Naïma – J’ai passé beaucoup d’années à faire de l’arabe, j’ai fait l’école coranique pendant au moins quatre ou cinq ans depuis que je suis petite, et puis après au collège j’en ai fait pendant deux ans de l’arabe littéraire, et au lycée j’en ai fait trois ans, je l’ai même passé au bac donc ça va […] C’est bien d’un côté pour le Coran mais aussi pour connaître la langue parce que quand tu es au Sud ça va tu peux t’en sortir mais quand tu te retrouves au Nord c’est la langue officielle et c’est quand même important, on écoute le journal en arabe et aussi quand on passe d’un pays à un autre. Le berbère ça va en famille ou entre amis mais ça peut pas marcher avec tout le monde.
L’arabe littéraire est la langue du Coran, mais c’est aussi une langue écrite, codifiée et donc internationale. C’est pourquoi, même parmi les berbérophones (surtout au Maroc) comme c’est le cas pour Naïma, son apprentissage est valorisé, mais reste déconnecté des pratiques familiales. La stratégie parentale visant à permettre aux enfants de suivre ces cours n’est donc pas directement liée à une volonté de transmettre l’arabe dialectal. Cet apprentissage vient en renfort aux parents et sert à maintenir le lien avec le pays d’origine. Sinon, l’apprentissage de l’arabe dialectal, autre que par le biais des parents, se fait principalement avec d’autres membres de la famille et en particulier par l’intermédiaire des grands-parents.
c. Le retour régulier au pays
5Les retours réguliers en Algérie, au Maroc ou en Tunisie, durant l’été, sont l’occasion, pour les enfants, de s’imprégner pendant un mois ou deux de la langue arabe ou berbère. Si les communications entre les parents et leurs enfants constituent la principale source d’initiation à la langue parentale, la présence prolongée au pays d’origine du ou des parent-s est sans doute la deuxième principale voie de transmission, favorisant l’activation de la connaissance linguistique. En effet, lorsque les enfants se retrouvent en présence de personnes non-francophones, ils doivent se débrouiller pour communiquer avec eux. Naïma, par exemple, comprend et parle le berbère qu’elle a appris dès sa naissance avec ses parents. Lorsqu’elle retourne chaque été au Maroc, à Souss, dans une région berbérophone, elle se familiarise également avec l’arabe dialectal car si ses grands-parents parlent exclusivement chleuh, ses cousins, scolarisés en ville, privilégient l’arabe plutôt que le berbère. Pour Noria, la découverte du pays d’origine de ses parents et plus particulièrement de la Kabylie s’est faite très tardivement, à 16 ans. En tout, elle n’y est allée que deux fois, dont une fois seule, ce qui lui a permis de renforcer sa connaissance du kabyle.
Noria – Chez nous on parle le kabyle mais avant que j’y aille [en Kabylie] c’est pas que je savais pas parler mais disons que je le comprenais bien quoi, suffisamment bien, mais pour parler c’était différent, quoi j’avais des difficultés. Par exemple, avec ma mère je vais lui parler en kabyle mais les mots que je saurai pas prononcer ou que je saurai pas je vais lui dire en français. Avant que j’y aille mes phrases c’étaient moitié français moitié kabyle et depuis que j’y suis allée la première fois après donc j’ai su maîtriser la langue mais faut savoir que là-bas si tu sais pas parler le kabyle t’es foutu parce que la grand-mère comment veux-tu lui parler autre que le kabyle c’est pas possible.
La fréquence des retours est un facteur important pour favoriser l’apprentissage de la langue parentale, mais ce n’est pas le seul, comme l’attestent les propos de Noria et de Naïma. La diversité des langues parlées dans l’entourage est en effet tout aussi importante. Noria est peu allée en Kabylie, mais, à chaque fois, elle n’avait pas d’autre alternative que de parler kabyle. Or, la part croissante de francophones dans les nouvelles générations vivant en Afrique du Nord est parfois un frein à la familiarisation avec l’arabe ou le berbère lors des retours saisonniers des jeunes Français. Ainsi, à la question « et quand vous êtes au Maroc, vos enfants parlent arabe ? » Latifa répond :
Latifa – Seulement, cette chance on l’a pas eue trop parce que en fait quand on arrive là-bas, par respect, eux nous parlent français les gens, parce que c’est plus comme mon époque, mon époque, je suis de 49, et y a pas vraiment les études. Là, tout le monde parle français, c’est la deuxième langue, tout le monde parle français et même à la campagne y a des petites écoles où on étudie l’arabe et le français. C’est pour ça, avec mes enfants ils leur parlent français même si c’est un peu de travers, eux c’est leur but d’apprendre un peu à parler mieux, sauf les gens qui parlent pas du tout français. Mais je sens un changement quand on vient quand même c’est vrai ils apprennent un peu plus, rien que le mois de vacances ils apprennent, parce que dans la rue on entend, en marchant ils parlent arabe, avec les commerçants ils parlent arabe avec les grands-parents et cætera, ils apprennent des choses.
De même, Djamila, native d’Algérie qui faisait part précédemment de ses difficultés à parler l’arabe à ses enfants à la maison, retourne régulièrement là-bas dans l’espoir que ses filles apprennent le dialectal mais leurs progrès restent jusqu’à présent limités :
Djamila – Quand on part dans le pays c’est aussi bien de le [l’arabe] parler plutôt que d’entendre les petites cousines, de les écouter et de bouger la tête pour dire oui. Mais remarquez la plupart du temps elles [les cousines] aussi elles parlent le français, c’est pour ça qu’elles [ses filles] ont eu du mal à apprendre beaucoup l’arabe, pourtant je les emmène souvent au pays mais elles tombent sur des cousines, sur de la famille qui sont contents de parler eux le français parce qu’ils l’étudient à l’école alors ils se mettent pas à parler l’arabe, elles se mettent qu’à parler le français parce qu’elles sont contentes leurs cousines ne parlent que le français donc comme ça ça les… ça permet de connaître mieux, donc voilà elles apprennent plus [les cousines]. Moi je me dis je les emmène au pays comme ça elles vont apprendre pendant un mois elles vont parler mais on revient à la case départ.
Djamila a pris conscience du peu d’effets de ces stratégies de transmission lorsque sa fille aînée, devenue mère, s’est rendue compte qu’elle était dans l’incapacité de parler arabe à son enfant. Les remontrances de sa fille aînée ont eu pour conséquences de décider Djamila à inscrire ses autres enfants, encore jeunes, à des cours d’arabe. Par ailleurs, cela correspondait également à une période de sa vie où elle avait décidé de pratiquer plus assidûment sa religion.
2. Le sens donné à la transmission
6Les motifs invoqués à la transmission de la langue parentale peuvent être liés à des anticipations sur l’avenir de leurs enfants de la part des parents. Plus généralement, il s’agit surtout d’un souhait de faire perdurer la mémoire familiale, actions de transmission qui en ce sens seraient davantage tournées vers le passé.
a. Un retour définitif ?
7Par son analyse de l’action sociale, Max Weber (1921) a dressé une typologie des principales « actions » et du sens qui leur est donné par les individus. La stratégie renverrait alors à ce qu’il appelle « l’action rationnelle en finalité » mêlant, à la fois, une finalité et des moyens déployés pour y parvenir. Cette mobilisation sur l’avenir à travers la transmission linguistique est en partie évoquée lors des entretiens. La langue arabe notamment a parfois été mentionnée comme une ressource mobilisable professionnellement par les enfants, ou plus largement comme une « richesse » supplémentaire. En effet, au cours des chapitres 3 et 4, les analyses effectuées rendaient compte du « choix » de certains parents notamment parmi les berbérophones du Maroc de transmettre la langue arabe plutôt que la langue berbère. Toutefois, comme on a pu également l’expliciter précédemment, les stratégies à plus court terme visent de façon manifeste à acquérir la maîtrise du français pour les parents arrivés non francophones en France.
À partir de la notion de « cours d’action », Catherine Delcroix (2003) montre que les individus « discrédités » ne sont pas dépourvus de ressources (distinguant les ressources objectives des ressources plus subjectives) et qu’ils sont en mesure de se mobiliser sur l’avenir, mais que ces actions anticipatrices évoluent selon le contexte et les circonstances. Le sens donné à la transmission de l’arabe ou du berbère par les parents peut être ainsi redéfini au fil du temps passé en France. Et la question du retour au pays d’origine fait partie des perspectives renégociées. Si nombre de parents sont venus en France dans l’idée que leur séjour ne serait que ponctuel, la plupart d’entre eux ne sont en fait jamais repartis. Même lorsqu’en 1977, des mesures politiques ont été prises pour « favoriser » les retours par un soutien financier ou par une formation professionnelle, peu de migrants natifs d’Algérie, du Maroc ou de Tunisie s’y sont intéressés (Lebon, 1979). La transmission des langues arabe ou berbère a pu se faire dans l’optique d’un éventuel retour, mais bien souvent les parents ont pris conscience que l’avenir de leurs enfants se construirait en France. Dans son ouvrage sur le parcours des jeunes issus de l’immigration et vivant en France, Jean-Luc Richard s’interroge sur leurs éventuels souhaits de retour au pays d’origine de leurs parents. Pour cela, la recherche s’appuie sur un suivi longitudinal à partir de l’échantillon démographique permanent (EDP), constitué sur la base des informations recueillies dans les bulletins des recensements de 1975, 1982 et 1990, de la population résidant en métropole. À ces différentes dates, les individus ont pu décéder ou migrer vers l’étranger, et donc ne plus faire partie de la population de départ ; mais aussi par exemple être présents en 1975, absents en 1982 et être revenus en 1990. Le caractère diachronique des données de l’EDP permet donc en particulier de mesurer des taux de départs et de retours et d’estimer des taux d’émigration nets par période intercensitaire1, malgré des marges d’incertitudes réelles. Jean-Luc Richard montre alors que la durabilité de l’installation en France est l’un des principaux facteurs explicatifs des « chances » ou « risques » de ne pas repartir au pays d’origine des parents. Plus le temps passe et plus les probabilités de quitter la France s’amenuisent. En outre, pour les enfants, le fait d’être né en France diminue également fortement la probabilité de partir.
Si l’on observe à présent, à partir de l’enquête Étude de l’Histoire familiale 1999, les taux de transmission des langues arabe et berbère déclarées par les parents en fonction de leur souhait de retour dans leur pays de naissance (tableau 17), on remarque une déclaration de transmission de l’arabe et du berbère plus forte parmi les parents envisageant un jour un retour. Globalement, que les parents soient arabophones ou berbérophones, les souhaits de retour, de non retour ou d’incertitude se répartissent de façon à peu près équivalente avec un tiers de réponses pour chaque cas. Les principaux écarts dépendent de la transmission ou non du français et surtout de sa transmission exclusive. Ainsi, au moins 50 % des parents déclarent vouloir retourner un jour dans leur pays de naissance lorsqu’ils ont transmis le berbère, l’arabe ou les deux langues, sans le français, à leurs enfants contre seulement 20 % pour ceux qui déclarent n’avoir transmis que le français.
Tableau 17 • Souhait de retour au pays selon la langue transmise aux enfants (%)

Champ : Pères et mères natives du Maroc, d’Algérie ou de Tunisie ayant reçu dans leur enfance au moins l’arabe ou le berbère.
Source : EHF 1999, Ined-Insee.
La déclaration d’un souhait de retour dans le pays d’origine constitue en soi un type de transmission, mais le lien causal entre souhait de retour et transmission linguistique n’est peut-être pas aussi direct qu’il n’y paraît. La régression logistique suivante à partir des parents arabophones (tableau 18) estime l’effet de chaque variable intervenant dans l’occurrence d’une réponse positive à la question du retour. La situation de référence qui a été retenue est celle d’un parent natif du Maroc, ayant un conjoint natif de ce même pays, vivant en France depuis plus de 20 ans, ayant entendu parler dans son enfance uniquement l’arabe par ses parents, ayant un niveau d’études primaire, exerçant un emploi d’ouvrier, ayant plus de 5 enfants et à qui ce parent a transmis l’arabe et le français. Dans ce cas de figure, plus de 35 % des pères et 44 % des mères ont le désir de retourner un jour dans leur contrée natale.
Tableau 18 • Probabilités de souhait de retour parmi les parents arabophones (%)

Champ : Parents natifs d’Algérie, du Maroc ou de Tunisie et ayant reçu au moins l’arabe de leurs parents.
Lecture : Effets propres des pays de naissance des parents, de la durée de vie en France du transmetteur, des langues reçues dans l’enfance puis transmises aux enfants, etc. sur la probabilité de souhaiter retourner vivre un jour dans son pays d’origine. La colonne test donne la significativité de chaque pourcentage du modèle à partir test du khi2 de Wald : *** significatif au seuil de 1 %, ** 5 % et * 10 %, ns signifie non significatif.
Source : EHF 1999, Insee-Ined.
Parmi les modalités renforçant la probabilité pour un parent de vouloir quitter la France, on trouve principalement, pour les pères, le fait d’être installé en France depuis 10 à 20 ans, d’avoir reçu étant jeune le berbère en plus de l’arabe et de façon assez inattendue le fait d’avoir un niveau d’études supérieur à la situation de référence, qui accroît de 10 % la probabilité de souhaiter un retour. Enfin, on retrouve aussi l’effet de la langue transmise aux enfants puisque la transmission exclusive de l’arabe influe très significativement sur ce souhait de retour. Pour les mères, les effets sont différents et par rapport à la situation de référence, seul le fait d’être née en Tunisie aurait un effet « positif ». En revanche, pour les pères comme pour les mères, avoir peu d’enfants et avoir reçu, puis transmis au moins le français a un effet négatif sur la perspective de retour. Enfin, si pour les pères le niveau d’études « lycée ou supérieur » peut inciter à quitter la France, il s’agit sans doute d’individus qui se sentent « déclassés » car, d’après la catégorie socioprofessionnelle et comme l’avait déjà indiqué Jean-Luc Richard (2004), les départs se font davantage dans les ménages où le chef de famille est artisan ou exerce une profession indépendante ou encore a un emploi d’ouvrier et notamment d’ouvrier agricole. On peut également émettre l’hypothèse d’un engagement politique de la part d’une certaine élite, les encourageant à retourner « agir » directement dans leur pays d’origine.
b. Un vecteur de la mémoire familiale
8Pour revenir à la question de départ sur le sens des stratégies parentales, on pourrait supposer que la transmission des langues arabe et berbère aux enfants, en lien avec un souhait de retour au pays d’origine de la part des parents témoignerait d’une stratégie d’anticipation de ce retour, favorisant l’insertion linguistique des jeunes. Or, les discours recueillis attestent du contraire. Certes, certains parents envisagent de retourner un jour dans leur pays de naissance, mais la plupart d’entre eux ont tout à fait conscience que ce départ se fera sans leurs enfants.
Latifa – Je vais vous dire une chose on n’est pas malheureux en France mais on se sent mieux chez nous, personne n’a choisi d’être quelque part ça c’est un destin, même si c’est un choix c’est un destin, un choix quand quelqu’un part de chez soi soit il voulait découvrir ce pays soit il voulait améliorer sa situation mais on se sent toujours mieux quand on est dans ses racines, là où on a grandi, où on a toute sa famille. Mais les enfants ils se sentent bien mais comme si c’étaient des passagers au Maroc, on a une maison, on a tout ce qui faut mais ils se sont toujours sentis comme des passagers, c’est les vacances et ils vont retourner chez eux. […] depuis longtemps, non c’est notre souhait [de partir] franchement, on n’est pas malheureux, on a de bonnes relations, certainement nos enfants ils vont faire leur vie ici, on revient mais notre souhait c’est de partir.
En cela, si la transmission de la langue parentale a pu être à un moment donné une « action rationnelle en finalité » au sens webérien, ce processus est devenu au fil des ans davantage une « action rationnelle en valeur » ou encore émotionnelle tout en restant, pour certains parents, une « action traditionnelle ». C’est pourquoi, si l’arabe et le berbère ne sont pas des langues fortement mobilisables dans l’avenir de ces enfants en France, elles font référence, avec d’autres vecteurs culturels, à leurs origines et concernent la « mémoire familiale » des individus (Halbwachs, 2002 [1925] ; Muxel, 2002 [1996]).
En fait, même pour les parents, le souhait de retour formulé de longue date n’est pas toujours tant désiré que cela.
Ahmed – Plus tard on va retourner une fois qu’ils seront grands et qu’ils se débrouillent c’est fini on va pas rester tout le temps derrière eux. Après c’est à eux de se débrouiller, comme nous, chacun il mène son chemin comme il veut quoi, une fois à la retraite on va retourner au pays et puis eux ils commencent à travailler. […] Moi personnellement j’arrive pas à vivre au Maroc moi personnellement la vérité, parce que c’est pas pareil ça change. On est habitués en France, ça fait 28 ans que je suis arrivé du Maroc c’est pas la même mentalité que nous c’est pas pareil alors comment vous voulez que j’amène un enfant comme ça qui n’a jamais été au Maroc je vais lui dire bah voilà… c’est plus dur, déjà même nous-mêmes pour nous c’est plus dur alors pour eux c’est même pas la peine.
Belle-sœur d’Ahmed – Oui mais quand même ils ont des parents là-bas donc avec les sentiments ils sont obligés de retourner pour les voir.
Ahmed – Oui mais en vacances ça va mais même pour un mois des fois c’est long déjà, même pour un mois, je vous le dis c’est vrai c’est la vérité, faut dire les choses comme elles sont quoi. Moi je me sens plus… moi je me sens bien plus ici que là-bas, ici je me sens à l’aise non mais c’est vrai, là-bas non. Déjà, ça me plaît pas la mentalité des gens ça me plaît pas la mentalité par exemple la police ça me plaît pas la mentalité, quand ils arrivent vers vous ils… eux au Maroc ils respectent plus les étrangers que les Marocains. Eux ils respectent les Français, vous par exemple vous êtes Française là-bas y a pas de problèmes mais quand ils voient un Marocain c’est même pas la peine c’est vrai hein. Tous les étrangers qui sont au Maroc ils sont bien vus par contre nous non. Avec eux c’est pas bon alors moi je me sens pas bien au Maroc c’est vrai. Bon pour les vacances ça va mais pour rester définitif non, c’est difficile.
Ouvrier dans le bâtiment, Ahmed est en France depuis l’âge de 17 ans. Il a migré seul en 1974 tandis que sa femme l’a rejoint après leur mariage en 1987, et est actuellement nourrice non-agréée. Tous deux, originaires d’Oujda, sont cousins. Leurs quatre enfants sont nés en France et sont âgés de 16 à 6 ans. La femme d’Ahmed envisage de retourner un jour dans sa ville natale, soutenue par sa sœur qui vit au Maroc mais était présente en France au moment de l’entretien pour la période du ramadan. Au contraire, Ahmed, n’a pas très envie de repartir. Malgré ses propos du début de l’entretien, il exprime très vite ses réticences à un tel départ. De fait, il a vécu plus d’années en France que dans son pays de naissance, avec lequel il a pris ses distances et envisage difficilement l’idée de vivre loin de ses enfants dont il s’occupe beaucoup.
Si la perspective du retour est généralement envisagée sans les enfants, elle nécessite également d’être négociée au sein du couple car pères et mères, comme on a pu le percevoir, n’y aspirent pas toujours conjointement ; et elle relève parfois d’un projet lointain et incertain plus que d’un dessein issu d’une mûre réflexion (la part importante de réponses « ne sait pas » dans le tableau 17 témoigne de cette incertitude). La transmission de l’arabe et du berbère n’a donc pas été appréhendée durant toutes ces années à cette seule fin de retour, même si au début de l’installation en France, ce pût être une motivation certaine. Face à la rupture que constitue la migration, aux « discontinuités » dans la trajectoire familiale qu’elle a engendrées, maintenir la ou les langue-s d’origine des parents et des générations précédentes aux générations suivantes est surtout un marqueur de « continuité ». Le maintien de la langue natale en France et sa transmission à la génération suivante représentent un substitut au territoire et aux proches quittés.
3. Famille et école
9Indirectement liée au choix de transmettre ou non la ou les langue-s parentale-s, l’une des principales stratégies, au sens d’action anticipatrice, reste la forte mobilisation des parents autour de la scolarité de leurs enfants. Qu’ils maîtrisent ou non le français lors de l’entrée des enfants à l’école, les parents et notamment les mères s’investissent fortement dans le suivi scolaire, déployant des soutiens assez divers. Ainsi, contrairement à certaines idées reçues, les parents sont loin d’avoir baissé les bras et ont même un niveau d’ambition très élevé pour leurs enfants. Dans son travail de thèse intitulé Au cœur du parcours migratoire, les investissements éducatifs des familles immigrées : attentes et désillusions » (2002), Yaël Brinbaum analyse les aspirations et pratiques éducatives des parents mises en place pour favoriser la scolarité de leurs enfants. À partir de l’exploitation de l’enquête Efforts d’éducation des familles de 1992, elle compare notamment les investissements des parents originaires d’Afrique du Nord à ceux des parents venus du Portugal. Elle montre, d’une part, que les aspirations parentales découlent directement de leur migration, mais précise d’autre part, que l’hétérogénéité de ces populations nécessite de prendre en compte l’ensemble de la trajectoire migratoire et de l’histoire de vie familiale pour comprendre l’inégalité de ces investissements. Cette analyse des trajectoires lui permet d’ailleurs de revenir sur la pertinence de la catégorie « immigrée » qui « masque et recouvre des différences internes parfois plus importantes que celles entre certaines populations immigrées et françaises d’origine » (Brinbaum, 2002, p. 284). Enfin, ses résultats révèlent qu’il n’y a pas toujours concordance entre les aspirations parentales, leurs investissements et la réussite scolaire des enfants : « La force des aspirations éducatives ne peut pas toujours se traduire au niveau des investissements et n’engendre pas automatiquement ni les réussites scolaires ni les réussites professionnelles escomptées. » (op. cit., p. 287.)
Dans le cas de Karima, sa maîtrise partielle du français lui a permis de conjuguer en partie aspirations et investissements. Native de Tunisie, elle a été scolarisée à Tunis jusqu’au lycée, mais a rencontré des difficultés à aider sa fille aînée dans ses devoirs à partir du CM1. Pour sa seconde fille, elle s’est appuyée sur les corrections des cahiers de la première et se sent plus à même de la suivre : « L’aînée elle avait 13 ou 14, pas plus, tandis que la moyenne elle est excellente mais je lui dis à la grande je lui dis que si sa sœur elle réussit c’est grâce à elle… ». Enfin, pour la cadette, la mère a investi dans l’achat d’un ordinateur, elle suit même une formation en informatique pour devenir secrétaire mais aussi pour que cet apprentissage soit utile à ses filles.
D’autres parents, en revanche, n’ayant pas été scolarisés, ne sont pas en mesure d’aider scolairement leurs enfants mais leurs discours sont toutefois explicites. Ainsi, Myriam et sa sœur, de parents algériens employés de service, sont toutes deux en troisième (l’aînée a redoublé deux fois et la seconde une fois). En difficultés scolaires, elles sont suivies par un voisin marocain. Leur mère n’est pas en mesure de les aider, mais pour autant, elle croit fermement à la promotion sociale de ses enfants grâce à l’école française. Il existe parfois des perceptions négatives réciproques (de Queiroz, 1995) entre enseignants issus principalement des classes moyennes et familles d’origine populaire. Toutefois, les parents migrants, qui sont les plus éloignés de l’expérience scolaire et les moins dotés en capital culturel, mettent tous leurs espoirs dans l’école, perçue comme l’unique vecteur de promotion sociale.
Ainsi, Myriam explicite le point de vue de sa mère : « Avec elle si tu veux tu peux redoubler autant de fois que tu veux mais faut aller en seconde, elle dit que c’est là-bas qu’on réussit le plus, on a plus de chances d’avoir un bon boulot et tout ça, parce qu’elle veut pas qu’on fasse comme eux, elle veut qu’on ait quelque chose et pas un balai comme elle dit. » Contrairement à certaines familles populaires natives de France, au sein desquelles les parents ont déjà vécu la désillusion d’une ascension sociale par l’école, les parents non diplômés venus d’Afrique du Nord sont, pour leur part, en attente de cette réussite pour leurs enfants (Delcroix, 2003). En plus de leurs fortes aspirations, ces parents sont aussi globalement plus persévérants (Brinbaum, 2002). De même, comme les propos de Myriam en témoignent, ceux venus du Maroc, de Tunisie ou d’Algérie aspirent pour leur progéniture à des études longues en enseignement général et les poussent donc à décrocher leur baccalauréat alors que les populations nées au Portugal orientent davantage leurs enfants vers des études cour tes et professionnalisantes, comme le BEP, en vue d’une inscription rapide sur le marché du travail (op. cit., 2002, p. 290).
Souvent, cette mobilisation se fait parallèlement à la transmission de la langue parentale, mais celle-ci peut, dans certains cas, être délaissée pour ne pas nuire à la scolarité des enfants. Dans les années 1970, les discours des acteurs sociaux incitaient fortement les parents migrants à parler uniquement français à leurs enfants afin de ne pas perturber leur insertion scolaire et plus largement sociale (Héredia-Deprez et Varro, 1991). Et ce type de discours a continué à circuler dans les familles de façon plus ou moins explicite. Au cours de plusieurs entretiens, la question du bilinguisme précoce comme source d’échec scolaire est ainsi réapparue :
Latifa – Je vais vous dire quelque chose c’est que la langue maternelle on peut la transmettre à un jeune âge, c’est-à-dire 2 ans, 3 ans, 4 ans, 5 ans, avant que l’enfant il va à l’école. Une fois que l’enfant va à l’école ça le perturbe un petit peu. Moi c’est mon point de vue, parce que j’avais vu quelqu’un un enfant dans mes proches, ils ont mis leur enfant dans une école arabe avant qu’il aille à l’école française et quand il était au CP, il commence à écrire comme l’arabe, il commence à écrire par la droite, vous voyez et il a vraiment du mal. Moi je veux pas que mes enfants soient perturbés parce que le système scolaire c’est important pour leur avenir et donc si on leur fait apprendre en parallèle, c’est un supplément pour eux, et ensuite il y en a certains qui s’intéressent après le bac et qui choisissent carrément une option arabe et donc c’est si c’est son choix. C’est mieux comme ça plutôt que si ça vient des parents et que c’est forcé. Mais pour transmettre à ses enfants la langue maternelle il faut que dès les premières années il entend que la langue de la maman, il entend que la voix de maman, c’est là qu’il apprend. Moi je connais les Portugais, je connais les Espagnols, ils leur parlent leur langue, on l’entend dans la rue, moi je travaille au XVIe, je croise les gens, les Allemands, les Anglais avec les bébés les enfants, ils parlent que leur langue, pas français. Et c’est là que je me suis rendu compte, c’est pas par mes enfants que j’ai appris ça, c’est par les autres. Moi j’ai fait le contraire. […] Le français ça sera leur langue ils vont dire peut-être il était une fois mes grands-parents parlaient une autre langue, c’est pas un plaisir pour les parents mais il faut que ça se passe comme ça. Si par exemple, ils peuvent pas le transmettre à leurs enfants, c’est sûr qu’elle va être perdue mais c’est pas un souci pour moi, l’essentiel c’est de vivre leur vie proprement, faire leurs études normalement, de pas faire un poids sur la société, de pas devenir un voyou, un drogué.
Comme l’explique Latifa, les parents sont partagés entre le désir de ne pas « perdre » leur langue et leur aspiration à voir leurs enfants réussir socialement en France. Pour certains, cette ambivalence les conduit à ne pas transmettre leur langue natale.
Ce sentiment qu’un apprentissage précoce de plusieurs langues peut nuire à l’acquisition du français et être un frein à la réussite scolaire des enfants est encore présent actuellement et a même été conforté par certains acteurs politiques. En 2004, dans un rapport préliminaire de la commission de prévention du groupe d’études parlementaire sur la sécurité intérieure, intitulé « Sur la prévention de la délinquance », les langues parlées en famille étaient montrées comme étant l’une des causes favorisant l’échec scolaire conduisant ensuite les enfants concernés à entamer une trajectoire délinquante2. Aux dires du président de la commission3, la langue parentale serait même un facteur plus déterminant que le milieu socioéconomique pour expliquer l’échec scolaire ou la délinquance4.
De nombreuses études effectuées par des linguistes et sociolinguistes (Lüdi et Py, 1986 ; Vermès et Boutet, 1987 ; Deprez, 1994) ont pourtant montré que la connaissance de plusieurs langues, dès le plus jeune âge, ne nuit pas au développement intellectuel de l’enfant et ne constitue pas non plus un frein dans sa scolarité. Au contraire, plus l’initiation à plusieurs langues est précoce, meilleure en est l’acquisition, ce qui a été mis en pratique dans les écoles primaires où l’apprentissage de l’anglais ou de l’allemand se fait de plus en plus tôt.
II. De la transmission à la non-transmission
10Face à certains discours ambiants, aux perceptions de francité qui seraient liées à la pratique – exclusive – du français, quelques parents n’ont pas transmis leur langue natale.
1. Deux discours parentaux
11L’analyse du discours (cf. encadré) des parents produit deux principaux types de propos, rendant compte de leur rapport à leur langue natale et de la transmission qui en est faite aux enfants. On trouve, d’un côté, des pères et mères qui ont un rapport cognitif à la langue, et d’un autre côté, des parents ayant plutôt un rapport réflexif aux langues arabe et berbère.
Encadré Méthode d’analyse du logiciel Alceste
Alceste est un logiciel d’analyse de discours qui effectue de manière automatique une analyse d’entretiens ou de textes divers dans l’objectif de quantifier le texte et d’en extraire les « structures signifiantes les plus fortes ». Le principe est fondé sur un découpage du « corpus » en Unités de Contexte Élémentaire (UCE) et un classement de ces UCE en fonction de la distribution du vocabulaire. Unité de base du logiciel, l’UCE est composée d’un ou de plusieurs « segments de texte marqués » consécutifs. Elle peut être rapprochée de la phrase, mais est découpée en fonction de la longueur et de la ponctuation. D’une part, les mots sont lemmatisés, c’est-à-dire que toutes les formes dérivées d’une même racine sont regroupées sous la même appellation ; d’autre part, le vocabulaire est classé selon qu’il s’agit de mots pleins (noms, adjectifs, verbes…) ou de mots outils (pronoms, articles…). Après avoir analysé le vocabulaire et découpé le corpus, Alceste effectue la phase de classification en repérant les oppositions les plus significatives et en élaborant des classes d’énoncés (uniquement à partir des mots pleins). L’analyse procède à deux classifications descendantes hiérarchiques afin d’assurer la stabilité du découpage.
Pour chacune des classes on obtient :
- les mots et phrases les plus significatifs ;
- les segments répétés (texte composé de plusieurs formes successives apparaissant au moins deux fois dans le corpus) ;
- les concordances des mots les plus caractéristiques.
Ces variables étoilées sont hors corpus, elles ne sont pas calculées mais aident à l’interprétation de l’analyse de chaque classe. Nous avons ainsi introduit plusieurs dimensions explicatives : le statut de parent ou d’enfant, le pays de naissance, le sexe, la position sociale occupée, le lieu de vie, etc.
Il ressort de cette analyse globale du corpus d’entretiens, deux classes distinctes caractérisant le discours des parents et deux autres classes représentatives du discours des enfants. Les classes 3 et 4 portant sur les enfants sont analysées plus précisément au cours du chapitre 8.
Bien qu’ils aient été analysés ensemble et sans distinction, les discours des parents et ceux des enfants apparaissent clairement différenciés comme on le constate à partir de la classification (figure 12).
Figure 12 . Classification descendante hiérarchique par Alceste5

a. La langue comme outil du savoir
12La classe 1 comprend plus de 38 % des UCE retenues pour l’analyse. Le vocabulaire le plus utilisé a trait directement à la pratique et à l’apprentissage de la langue. Les verbes portent surtout autour de l’activité linguistique comme « apprendre », « comprendre », « parler », etc.
Classe 1 • Vocabulaire spécifique
Français (223), arabe (256), langue (109), mot (66), apprendre (112), comprendre (87), écrire (42), parler (307), berbère (54), kabyle (48), lire (32), couramment (17), école (61), marocain (54), dialectal (11), étranger (10), primaire (7), accent (12), bonjour (7), chaîne (10), mélange (11), dépendre (23), regarder (19), répondre (17), traduire (11), Algérie (28), classe (7), petit (84), dialecte (10), parabole (11), anglais (6), contraire (7), espagnol (5), facile (13), national (8), pareil (25), sujet (6), parfaitement (5), conversation (5), cours (17), difficulté (18), dire (80), effort (6), identité (5), langage (11), lis (8), rire (17), corriger (6), écouter (12), étudier (13), immigrer (6), inscrire (7), perturbé (5), base (13), écrit (11), important (18), littéraire (13), traduction (6), bien-aimé (6), expressif (5), longue (5), quotidien (5), complètement (9), deuxième (11), dialogue (4), gêne (4), journal (4), phrase (4), prononciation (4), truc (13), entendre (19).
Classe 1 • Profils les plus présents
Femme de ménage (57), ouvrier (43), inactif (77), femme (536), mère (292), Paris (44).
Classe 1 • UCE caractéristiques de la classe6
[…] on les comprend si y a un mot de-travers, on les corrige et ça les gêne pas. Ils parlent mieux français, moi j’aurai bien aimé qu’ils parlent les deux mais le français c’est la langue quotidienne et, j’aime beaucoup la langue arabe je peux pas vous dire le contraire…
[…] absolument, le dialectal parce que on a baigné dedans et le classique parce que on a appris mais c’est pas facile. Si on l’utilise pas après on peut facilement l’oublier, moi je sais qu’il y a beaucoup de gens qui me disent tiens je sais même plus comment dire ce mot là parce que on ne le parle pas dans la vie quotidienne c’est pas un langage qu’on peut écrire…
[…] et elle lui explique, elle lui dit voilà ça veut dire ça dans mon langage et après c’est comme ça c’est au fur et a mesure, mais quand à la base y a une ressemblance quand même y a juste un petit accent qui fausse un mot.
[…] non seulement c’est pas une langue qu’ils parlent chez eux, déjà ils parlent français ou l’arabe dialectal, c’est une langue étrangère c’est comme si on apprenait le chinois, pareil.
[…] été comme ça et elle pareil elle maîtrise un petit peu le kabyle et moi je maîtrise un petit peu l’arabe, je le comprends un petit peu quoi je le comprends je vais pouvoir comprendre une conversation pour parler ça va être différent mais y a certains mots que je vais pouvoir dire.
[…] bah ouais en France aussi on apprend à lire et à écrire l’arabe y a des écoles. Ou même par exemple je vais en Égypte ils parlent pas comme nous le marocain on parle le dialectal alors que eux ils parlent le littéraire.
[…] et même le berbère selon la région y aura un mot tu comprendras un mot tu comprendras pas, donc ça dépend aussi avec qui tu parles.
[…] lui c’est pareil y a des mots où il arrive pas à dire comme il faut mais sinon s’il était là et qu’il vous parlerait si si il parle très bien le français.
[…] mais quand je parle français je dis jamais des mots en arabe quoi, non ; mais le contraire oui je parle en arabe je prononce beaucoup de mots en français.
[…] oui, un petit peu, je parlais un petit peu. Mais c’est ici où j’ai appris. J’ai pris des cours et j’ai appris le français.
Les individus présents dans cette classe sont principalement issus des milieux populaires et les discours proviennent davantage des mères.
En outre, parmi les mots outils, les plus utilisés concernent les marqueurs d’intensité indiquant notamment le degré (un peu, beaucoup, souvent…) de pratique, de transmission des langues natales et du français.
Ainsi, les propos qui composent ce premier type de discours parental rendent compte d’un rapport cognitif à la langue. Les individus de cette classe s’interrogent principalement sur les modes d’acquisition des différentes langues.
b. La langue comme valeur culturelle
13La classe 2 qui a trait elle aussi au discours des parents contient près de 23 % des UCE retenues pour l’analyse. Dans cette classe, le vocabulaire utilisé concerne davantage les aspects culturels et religieux et non plus directement l’apprentissage de la langue.
Les verbes employés tels que « transmettre », « donner », « pratiquer » attestent d’un rapport plus réflexif à la langue. Les individus de cette classe ne se demandent pas comment parvenir à parler telle ou telle langue, mais plutôt quelles sont les conséquences d’une telle transmission. La langue n’est pas ici perçue comme un outil de communication, mais comme un vecteur de transmissions plus larges comme l’indique le vocabulaire se rapportant à l’islam : « musulman », « Ramadan », « mosquée »… Ce vecteur que constitue la langue est lié aux messages que les parents veulent ou non faire passer à leurs enfants, mais il est aussi vecteur d’une image réelle ou imaginée par rapport à l’extérieur. Ce ne sont donc plus seulement les relations de transmission entre les parents et leurs enfants qui sont ici prises en compte par ces parents, mais plus largement le regard sur et de l’environnement extérieur (« image », « extérieur », « copain », « copine »).
La présence de verbes modaux « falloir », « savoir », de marqueurs d’une modalisation : « jamais », « sans doute », « tout à fait » ou encore de pronoms personnels à la première personne du singulier ou du pluriel, est caractéristique d’une attitude active voire revendicative du sujet.
Les parents les plus présents dans cette classe sont plus souvent issus de milieux socioprofessionnels supérieurs, certains sont en couple mixte et les discours des pères y sont plus fortement représentés.
Ainsi, le vocabulaire utilisé par ces parents atteste de ce rapport réflexif à la langue. Dans les extraits suivants, ce n’est pas tant la transmission de la langue parentale qui est abordée, que la représentation qu’elle engendre, les éléments culturels qu’elle véhicule. Contrairement aux discours de la classe 1, les parents ne s’interrogent pas sur les conditions de transmission, les moyens à mettre en œuvre pour permettre l’acquisition de ce « savoir-faire » ; mais plutôt sur le sens de cette transmission avec un regard critique (positivement ou négativement) et distancé.
Classe 2 • Vocabulaire spécifique
Musulman (36), prière (57), donner (32), faire (102), transmettre (26), éducation (25), religion (49), culture (23), pratiquer (18), rejeter (12), Ramadan (20), chrétien (9), pratique (15), mosquée (15), islam (13), maghrébin (14), bref (7), reçu (7), chose (55), façon (16), image (10), espérer (8), essayer (30), croyant (7), différent (28), sourates (6), aise (7), calme (5), extérieur (6), gentil (5), habille (6), forcement (8), détail (5), dieu (7), église (5), fête (5), homme (8), mouton (7), origine (12), porc (6), prénom (7), principe (10), raison (5), réalité (5), reproche (7), salle (5), valeur (8), vécu (28), choquer (5), imposer (9), remettre (4), respecter (6), circoncision (4), confiant (6), envie (6), extraordinaire (4), intellectuel (5), message (5), physique (4), transmissible (5), envie (8), reconverti (4), certain (6), compromis (2), interdit (4), positif (3), simple (4), vrai (6), exactement (6), naturellement (2), bible (3), copain (9), copine (5).
Classe 2 • Profils les plus présents
Catégorie « supérieure » (187), né en France (53), origine mixte (89), nationalité française (53), double nationalité (89), nationalité tunisienne (78), homme (117), père (92), département 92 (210), département 93 (56) éducatrice (4), nourrice (55).
Les discours des parents sur leur langue sont, globalement, de deux types : les uns ont principalement un rapport réflexif dans la mesure où ils s’interrogent sur la manière de transmettre l’arabe ou le berbère, tandis que les autres semblent davantage se questionner sur le sens de cette transmission. Parmi ces derniers, certains se demandent notamment si cette transmission de leur langue natale ne risque pas d’assigner leurs enfants dans une certaine catégorie.
Classe 2 . UCE caractéristiques
[…] que j’aime pas le porc c’est aussi simple. Mes enfants ont commencé à le manger bon et d’un commun accord on n’a pas voulu leur donner une éducation religieuse et j’avais vraiment pas envie que mes enfants ils deviennent les musulmans des banlieues.
[…] ceux qui font l’islam par rattrapage et ils risquent même de mettre des bombes, bon j’ai pas envie de ça. J’avais envie quand même qu’on parle de dieu un petit peu parce que c’est un besoin pour les enfants, on parle ils savent qu’il y a la religion chrétienne qu’il y a la religion musulmane et depuis peu ils savent qu’il y a la religion juive.
[…] et là je sais que depuis la fête du mouton il va à la mosquée tous les jours il fait ses prières ici et tout, et c’est vrai que quand on vit dans un endroit où que c’est pratiqué ça nous donne envie de le faire.
[…] on pratiquait on faisait le ramadan si vous voulez pratiquer la religion musulmane voila comment ça va se passer, y a pas de problèmes j’essaierai de faire mon boulot.
[…] différent je pense, quoi pas différent mais les temps changent donc je pense que ce sera différent, ça sera même mieux je pense si je peux leur offrir mieux je le ferai. Moi je vois ce que mes parents n’ont pas eu ils ont essayé de nous le transmettre à nous, donc je ferai la même chose, ce que j’ai pas pu avoir j’essaierai de le donner à mes enfants.
[…] donc je sais pas ils montraient pas leur individualisme mais en tout cas c’était vécu différemment, ça c’est une chose qui m’a choquée mais après quand je me suis mariée parce que quand on est jeune on est entre copains j’ai pas eu ce choc là j’ai eu ce choc après, j’ai eu ce choc là quand j’ai eu des enfants, voilà.
[…] je sentais que ça me faisait un pincement au cœur, ah oui parce que je me disais dans le fond ça doit faire plaisir à mon mari de le voir pratiquer sa religion, et moi je sais que ça me faisait plaisir.
[…] bah non, la langue je pense pas que je l’oublierai, je la transmettrai à mes enfants je pense que ça leur servira, c’est les origines de leur père de leurs grands-parents et puis la vie j’essaierai d’avoir un autre mode de vie que mes parents.
[…] j’ajoute qu’à un moment J. dans son éducation des enfants à un moment elle dénigrait sans le faire exprès les Arabes, la culture arabe, et j’étais obligé d’intervenir comme quoi c’est la chose la plus mauvaise de donner une mauvaise image des Arabes.
[…] ah non je regrette c’est pas ça, tu as refusé c’est pas un compromis d’avoir choisi un joli prénom. Non mais c’est ça transmettre, tu as refusé leur côté français qui est un petit peu moins mais tu as refusé ça, donc c’est un problème de transmission.
2. Un marqueur d’appartenance, ou « Je » et « les Autres »
14Un facteur important dans le « choix » de transmettre ou non sa langue natale à ses enfants réside dans la projection de soi par rapport aux autres, c’est-à-dire dans la construction d’une délimitation entre un « nous » et un « eux ». La non-transmission de l’arabe ou du berbère est, non seulement, le résultat d’une trajectoire passée et d’un mode de vie actuel en France comme on l’a vu au cours de la deuxième partie, mais résulte aussi d’une volonté de la part de certains parents de se démarquer des autres populations migrantes. Les parents craignent en effet de voir leurs enfants associés à ces « arabes de banlieue », perçus comme des « jeunes sauvages » selon leurs termes, en mal d’intégration et dont on parle tant dans les médias. La transmission exclusive du français manifeste de leur part le désir de rendre moins visibles leurs origines. Ils ont en fait fortement intériorisé les attentes véhiculées à travers des discours communs sur l’intégration fortement présents, et cherchent ainsi à se fondre dans le moule. Les propos de Khalid, tunisien, diplômé d’un DESS et devenu ingénieur informaticien, vont dans ce sens. Ce père de deux enfants ne leur a jamais transmis l’arabe, sa langue natale, même s’il le regrette un peu à présent. Son discours manifeste une certaine appréhension à transmettre certains éléments de sa culture d’origine, liée surtout à l’image sociale qui stigmatise les jeunes de parents migrants, stigmatisation qu’il semble avoir largement reprise.
Khalid – Par exemple mes enfants mangeaient le halouf, le porc, et moi j’ai jamais aimé c’est pas par principe c’est plus que j’ai vécu, j’ai grandi dans l’idée que c’est pas bon de manger le porc. Mes enfants ont commencé à le manger, bon, et d’un commun accord on n’a pas voulu leur donner une éducation religieuse et j’avais pas envie que mes enfants ils deviennent les musulmans de banlieue, ceux qui font l’islam par rattrapage et ils risquent même de mettre des bombes ; bon j’avais pas envie de ça […] je partais avec l’image très négative, je voulais pas trop parler de religion […] mais avec l’âge c’est vrai que… mais en même temps y a des regrets, j’aurais souhaité transmettre l’arabe à mes enfants, leur apprendre l’islam peut-être mais de façon équilibrée parce que ça m’arrive de croiser des jeunes beurs qui essaient de faire l’islam par rattrapage et ça me fait peur.
Khalid est originaire du Sud tunisien, il a sept frères et a grandi, selon ses dires, dans la « tradition musulmane ». Il est venu en France à l’âge de 24 ans pour commencer une thèse de mathématiques et a poursuivi en informatique. Son discours concernant ses origines et ce qu’il souhaite transmettre à ses enfants est empreint de contradictions et semble avoir évolué avec le temps. Il affirme se sentir « arabe à 100 %, je parle l’arabe dialectal, je pense arabe, j’ai une famille en Tunisie, j’ai une culture et des origines en Tunisie ». Et ce discours est en lien avec certaines pratiques objectives puisqu’il a, par ailleurs tenté, en 1989, de créer une société en informatique en Tunisie et est reparti vivre là-bas avec sa femme et son fils durant un an et demi. Cependant, cette expérience a échoué. À l’inverse et paradoxalement, il n’a pas vraiment souhaité transmettre l’arabe à ses enfants, tout comme sa femme, ni leur apprendre les préceptes de l’islam. Durant une longue période, il est resté assez distant de ces questions de transmission, mais plusieurs éléments lui font à présent un peu regretter l’éducation donnée à ses enfants. D’abord, les parents de Khalid ont émis des reproches sur le fait que leurs deux petits-enfants âgés de 15 et 12 ans ne parlent pas arabe et ne connaissent pas l’islam :
Mes parents étaient un peu déçus que mes enfants parlent pas l’arabe surtout ma mère elle parle pas du tout français ce qui fait que le dialogue est assez pauvre […] et mon père était quand même déçu que je fasse pas l’effort d’apprendre à mes enfants l’arabe […] et puis ma mère elle était choquée elle me dit « mais tu n’as jamais parlé de l’islam à ton fils ? »
Par ailleurs, par le biais de l’école et de leurs amis, les enfants ont eux-mêmes pris certaines décisions qui n’allaient pas forcément dans le sens de l’éducation donnée par leurs parents. Si dans un premier temps, comme le dit Khalid, ils mangeaient de la viande de porc, ils ont ensuite arrêté :
Au contact de l’école des copains maghrébins, mes deux enfants ont décidé de ne plus manger de porc, donc on mange plus de porc et c’est vraiment un choix de leur part ; moi des fois ça m’arrive de manger le jambon mais mes enfants sont choqués, donc ils ont décidé tout seuls de ne plus manger le porc, je pense en discutant avec les petits copains en discutant voilà.
Khalid est en fait partagé entre cette peur du regard des autres car il ne veut pas que ses enfants soient étiquetés parmi les « Maghrébins » et une certaine fierté qu’ils se revendiquent en partie Arabes. Son discours atteste de cette contradiction lorsqu’il dit par exemple :
J’essaie de leur parler de la Tunisie de façon positive, j’essaie de leur parler des Arabes d’une façon positive parce qu’on est tenté des fois d’être critique vis-à-vis de notre propre société et on pense pas aux enfants qui peuvent le ressentir très mal dans le sens que pour eux bah les Arabes c’est les méchants.
En définitive, sans trop savoir expliquer pourquoi, Khalid s’est remis à jeûner durant la période du Ramadan et se rapproche de plus en plus de certains éléments de sa culture familiale d’origine :
J’avais la religion musulmane de naissance que j’ai remise en cause en tant que progressiste je ne vis pas dans la mouvance de la religion. Mais avec l’âge je suis pas religieux mais presque, j’ai tendance à faire le Ramadan alors que ça correspond à rien sans conviction ça fait même rigoler des amis à moi qui disent « nous on connaît un pratiquant non croyant c’est Khalid ». Je pratique je fais le ramadan et c’est souvent l’occasion pour qu’ils [les enfants] mangent avec moi le soir pour qu’on parle un petit peu ; des fois je fais des efforts j’achète de la viande pour la fête du mouton, je leur parle ça les intéresse un peu.
À plusieurs reprises, il utilise les termes « je fais des efforts » ou « je n’ai pas fait l’effort » qui montrent que ces transmissions ne vont pas nécessairement de soi, mais qu’il se sent un certain devoir de transmission.
Dans le prolongement, et de façon d’autant plus éloquente, Djaffar, un enseignant originaire d’Algérie, de parents kabyles, marié à une styliste née en France explique pourquoi il n’a que peu transmis d’éléments de sa culture familiale à son fils âgé de 27 ans et à sa fille de 20 ans. Bien qu’il considère sa langue natale comme une langue de complicité, il ne l’a pas transmise à ses enfants car il n’en voyait pas l’utilité, ne retournant pas en Algérie ; et il associait cette transmission à un mode de penser et d’agir propre à l’Algérie, qu’il ne souhaitait pas reproduire en France.
Djaffar – La langue c’est un tout, c’est bien plus qu’une façon de communiquer car ça implique d’autres valeurs. Si j’ai pas parlé ma langue à mes enfants c’est peut-être que si je l’avais fait, j’aurais aussi interdit à ma fille de sortir.
La non-transmission amène ici une rupture d’avec sa vie passée avant la migration. S’il a pu, étant jeune, interdire à sa sœur de sortir, voire de s’exposer à la fenêtre ; en venant en France, il pense avoir assez radicalement changé de mode de vie. Pourtant, comme pour Khalid, cette rupture reste ambiguë car il admet tout de même, au détour d’une phrase, avoir essayé à une reprise de leur transmettre sa langue natale par l’intermédiaire d’une nourrice choisie parce qu’elle ne parlait pas français. Enfin, de même que pour les enfants de Khalid, le fils de Djaffar reproche aujourd’hui à son père cette non-transmission et tente à présent par ses propres moyens d’apprendre la langue paternelle.
Conclusion
15Trois principaux résultats ressortent de cette analyse :
les langues parlées par les parents à leurs enfants constituent une voie possible de transmission, mentionnée comme la plus « naturelle », mais elle n’est pas la seule envisageable. D’autres modes de transmission – les retours saisonniers au pays d’origine, les cours d’arabe ou encore les amis – sont aussi souvent mobilisés par les parents et témoignent en partie de l’élaboration de stratégies de leur part ;
les motivations à transmettre la langue parentale peuvent être liées à des anticipations sur l’avenir des enfants mais elles témoignent surtout d’un attachement au passé, d’un souci de faire perdurer la mémoire familiale à travers notamment, le maintien de la langue parentale mais aussi d’autres pratiques culturelles et valeurs religieuses. Comme l’écrit Rémi Lenoir (2003) : « À cette conception de la famille comme un tout harmonieux, homogène, indivisible est aussi liée l’obsession de la permanence, de la continuité, de la perpétuation du groupe et de ce qui le fonde, ainsi que le rappellent les notions d’héritage, d’hérédité ou de succession et de « dynastie », ou encore de « saga ». C’est ce qu’exprime aussi la langue ordinaire qui associe à la notion de « famille » celles de souche et de racine, de lignée et de postérité, d’ascendance et de descendance » (p. 46). C’est par l’intermédiaire de certaines valeurs et pratiques comme les pratiques linguistiques, et leur transmission, que justement la famille prend racine ;
enfin, le processus de transmission des langues arabe et berbère est majoritairement enclenché dans la plupart des familles, mais certains parents ne considèrent pas seulement ces langues comme des marqueurs d’une identité passée permettant la continuité d’une génération à l’autre, ils perçoivent leur langue natale en tant qu’assignation dans une extranéité. Les discours sur la langue sont en effet de deux ordres : soit un rapport cognitif explicitant les mécanismes d’apprentissage, soit un rapport réflexif illustrant une mise à distance de cette transmission ou non-transmission. La langue est alors davantage appréhendée comme vecteur d’une appartenance collective qui peut être revendiquée, mais aussi, parfois, niée.
Notes de bas de page
1 Parmi les individus issus de l’immigration présents au recensement de 1975, 79 % le sont encore en 1982, soit un taux annuel d’émigration net de 2,6 % et 74 % en 1990 (dont 7 % de retours vers la France depuis 1982), soit un taux annuel d’émigration net de 1,9 %.
2 Ainsi, il est décrit dans le rapport préliminaire : « Seuls les parents, et en particulier la mère, ont un contact avec leurs enfants. Si ces derniers sont d’origine étrangère elles devront s’obliger à parler le français dans leur foyer pour habituer les enfants à n’avoir que cette langue pour s’exprimer » (p. 9) puis, « L’enseignant devra alors en parler aux parents pour qu’au domicile, la seule langue parlée soit le français » (p. 10). « Le bilinguisme est un avantage pour un enfant sauf lorsqu’il a des difficultés car alors ça devient une complication supplémentaire. Il faut alors faire en sorte que l’enfant assimile le français avant de lui inculquer une langue étrangère. » (p. 17.)
3 La commission Prévention du groupe d’études parlementaire sur la sécurité intérieure est présidée par M. Bénisti, député du Val-de-Marne.
4 Lors d’une interview au journal Afrik.com, à la question suivante posée par la journaliste « Alors plus encore qu’une question de langue, la délinquance ne tiendrait-elle pas à d’autres facteurs plus notables, comme les difficultés économiques ou la démission des parents ? », le président de la commission répond : « Il y a, bien entendu, divers facteurs qui interviennent dans le parcours d’un délinquant et ceux-ci en font partie. La principale raison reste néanmoins la difficulté d’apprendre la langue, à laquelle s’ajoutent des problèmes d’éducation, notamment chez les Maghrébins et les Africains. En fait, les problèmes se cumulent et les difficultés se manifestent de manière concrète. Par exemple, bon nombre de jeunes ne peuvent passer le permis de conduire à cause de la barrière linguistique et ont donc plus de mal à trouver un travail. » (15 mars 2005, http://www.afrik.com/article8205.html)
5 Les deux dendogrammes présentés ci-dessous ont été calculés à partir de deux méthodes différentes par Alceste. Les résultats sont identiques ce qui confirme la stabilité des quatre classes. Sur la première classification sont indiqués les pourcentages de contribution des UCE de chaque classe tandis que sur la seconde représentation sont rapportés les principaux thèmes qui réfèrent aux deux classes des parents.
6 Les mots en gras ont servi à constituer la classe.
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