Préface
p. 13-16
Texte intégral
1Aborder la question des pratiques linguistiques en France, dans un pays où le français, langue de la République, est la principale langue enseignée à l’école et où aucune autre langue n’a le droit de cité pour les communications officielles, administratives, publiques, est un défi certain. Traiter des populations migrantes et des enfants d’au moins un parent né hors de France, à travers l’étude de ces pratiques, au risque de tomber dans la question simpliste de l’intégration ou de l’assimilation en est un autre. Une telle problématique consisterait à étudier, d’un côté, la disparition, c’est-à-dire la perte progressive de ce que l’on était avant d’immigrer et, d’un autre côté, le devenir, c’est-à-dire ce qu’est l’immigrant ou ce que sont ses enfants.
2Nombreux sont ceux qui cherchent à construire la société sur une opposition entre ceux « de l’intérieur » et ceux « de l’extérieur », ceux qui se reconnaissent comme appartenant à une communauté nationale et ceux qui la pénètrent sans y appartenir. Les multiples discours qui traitent de l’immigration et de l’ethnicité figent très souvent les groupes au sein d’entités identitaires élaborées à partir de quelques critères déterminés et les inscrivent dans une réalité peu diverse, voire homogène.
3La multiplicité qui fait l’individu, exprimée à un moment de sa vie est, par essence, difficile à saisir. Cette hétérogénéité des appartenances le rend capable de s’adapter à des situations multiples et de présenter différentes expressions ou vecteurs d’une identité qui, pourtant, lui est assignée souvent trop rapidement. Les facettes multiples de son parcours et de sa trajectoire le font évoluer même s’il renégocie et reconstruit en permanence son passé. Il faut aussi resituer cet individu multiple dans son environnement social, familial, professionnel, de voisinage qui l’est tout autant. Notre habitude à penser le multiple en le regroupant dans des catégories simples, fortes et univoques, des groupes que l’on souhaite homogènes à l’intérieur, mais hétérogènes entre eux, rend encore plus difficile l’appréhension de ces diversités. Pour être cohérentes, de telles constructions doivent nécessairement renforcer les oppositions entre groupes et offrir une vision réductrice de l’individu, forcément limitée aux caractéristiques de chacun de ces groupes. Elles conduisent, d’un côté, à l’homogénéisation et, d’un autre côté, à la confrontation. La construction statistique est passée maître dans cet exercice qui est le fondement de sa formalisation. En d’autres termes, sur un plan technique, on cherchera toujours à réduire la variance intra-groupe et à augmenter la variance inter-groupe, approche mathématique qui n’a d’évidence que ce qu’elle a mis en elle comme postulat.
4Le travail présenté ici relève ces défis de façon très différente, en s’intéressant aux langues pratiquées et transmises par les immigrants venant d’Afrique du Nord, qui maîtrisent l’arabe dialectal ou le berbère et, parfois, le français. Il offre le regard d’une sociologue qui, au contraire de ce qui vient d’être dit, saisit la multiplicité et la diversité. Sa connaissance d’un terrain longuement parcouru, devenu familier, n’empêche pas une certaine distance, propice à l’étonnement, y compris pour les moindres banalités du quotidien, tout en gardant l’empathie nécessaire pour en apprécier toutes les nuances. Si Alexandra Filhon a pu maintenir ce jeu entre distance et empathie, c’est qu’elle ne s’est pas donné pour but la compréhension des groupes ou des personnes, des parcours ou des situations, mais bien celle des pratiques délimitées, précises, de l’usage des langues dans des environnements divers, pratiques ici saisies à travers les propres représentations qu’en font les individus. Cet objectif précis a permis de s’approcher des familles étudiées sans pour autant être trop intrusive, risque qui aurait conduit à retirer tout pouvoir d’analyse et de synthèse.
5Le cheminement, double, a d’abord été qualitatif. On comprend assez vite que l’auteur est très proche de la démarche qualitative, et elle sait, à travers de longs entretiens, faire dire à quel point les langues sont une richesse pour ceux qui ont répondu à ces questionnements. Son ouvrage bénéficie aussi d’une démarche quantitative issue de la grande enquête Étude de l’histoire familiale, adossée au recensement de 1999, dont un bloc de questions fut consacré aux langues. C’est grâce à la combinaison de ces deux approches, à savoir la compréhension fine du terrain et l’analyse statistique globale, que le livre présenté ici prend toute son importance.
6La langue n’est pas un objet simple à analyser : les mots ont des significations multiples et ce, d’autant plus lorsqu’ils sont prononcés en différentes langues et dans des contextes variés : langue de la famille, langue de la mémoire, langue de l’administration ou du voisinage. Elle est aussi le résultat complexe d’un apprentissage où les environnements familial, social et professionnel sont présents tout au long d’une vie. Projections d’une démarcation entre langue savante et langue populaire (en particulier pour l’arabe), les langues et leurs environnements sont soumis à de multiples distinctions et évaluations. Elles sont l’expression d’attachements, de stratégies, d’opportunités, ou encore de reconnaissance de soi ou d’un groupe auquel on souhaite appartenir : langue parlée chez soi, avec sa mère, son père, langue parlée avec une partie de ses proches, en un lieu particulier, pour une démarche particulière.
7Les historiens sont devenus particulièrement sensibles aux réflexions à donner sur la nature d’un document historique, sur l’analyse des sources et sur des mots qu’elles contiennent. De longs débats ont accompagné ce mouvement réflexif, qualifié de tournant linguistique, et offert une réflexion profonde sur le sens de la langue dans l’histoire, langue territorialisée et inscrite dans les documents. Dans une démarche tout aussi exigeante, Alexandra Filhon offre au lecteur une même attention aux mots, aux langues et aux pratiques langagières. Elle part d’un a priori sociologique fort qui porte une attention particulière aux modes d’expression, aux mots utilisés, aux langues qui vont servir de fondement à l’expression, à divers moments et contextes d’une vie. Mais elle ne fait pas de l’usage d’une langue plutôt qu’une autre, dans un contexte particulier, la simple expression d’une maîtrise de cette langue ou la conséquence d’une contrainte dans un contexte particulier d’écoute. Au contraire, un sens différent est donné aux mots en relation avec ce contexte, lorsqu’ils le sont dans une langue ou une autre. Néanmoins, ce cadre n’est pas uniquement le travail d’une linguiste, dont on attendrait d’ailleurs un regard complémentaire, mais bien celui d’une sociologue attentive aux parcours, aux différences, aux multiples expressions de l’individu, sensible à ce qui l’entoure, mais aussi à ce qu’il projette du monde dans lequel il évolue.
8C’est une vision extrêmement dynamique et malléable qui décrit le processus complexe de transformation, de recomposition et de diversification accompagnant la migration, puis la transmission entre parents et enfants. L’auteur évite le cliché d’une culture importée, d’un monde figé qui reproduirait, en migrant, les modes d’expression des territoires d’où sont originaires les populations d’Afrique du Nord. Elle nous propose, au contraire, d’observer les usages diversifiés du berbère, de l’arabe et du français, les modes de transmission qui privilégient parfois la transmission de l’arabe au détriment du berbère, qui préfère l’arabe classique à l’arabe dialectal, sans pour autant négliger le français. Ces transmissions produisent de nouvelles formes culturelles, linguistiques, inventées au cours de parcours migratoires et d’insertion dans de nouveaux lieux de socialisation, de culture et de communication. Cet apport, dont l’importance doit être soulignée, interdit la confrontation entre des cultures différentes, figées dans leurs territoires d’origine. Il évite l’écueil d’un amalgame entre cultures d’immigration et cultures d’origine.
9Cet ouvrage est une incitation à repenser et à formuler cette diversité modelée par la mobilité et par le déplacement. Il contribue aussi à faire de la langue un vecteur de multiples formes d’identités et de pratiques, dans une démarche connue des linguistes et des sociologues. Les multiples formes d’usages, les adaptations permanentes aux contextes, les marques de l’environnement proche sont là pour rappeler qu’on ne se caractérise pas par une identité unique, tenue par des pratiques déterminées et indépendantes de leur contexte.
10Au cœur de cet ouvrage, la combinaison des parcours et des associations conduit à des mixités linguistiques inédites, des transmissions partielles, certaines au détriment d’autres, offrant à la personne qui les reçoit un capital propre et une multiplicité d’usages face à des contextes particuliers.
11L’enquête Étude de l’histoire familiale comportait un volet sur les langues d’usage en France, dont le but était, entre autres, d’offrir un panorama des « langues et parlers » encore pratiqués, mettant volontairement sur le même plan les langues qualifiées de « régionales », de « nationales » ou encore d’« étrangères ». Ce volet renouait ainsi avec une tradition perdue de mesure des usages linguistiques au sein d’un territoire où une seule langue est reconnue officiellement comme langue de la République. La séparation entre « variétés linguistiques régionales » et « variétés linguistiques issues de l’immigration » était cependant faite, même si la volonté de mettre ces diverses langues dans une même problématique ouvrait déjà la porte à une interrogation qui prenne en compte la diversité des parlers comme constitutive des pratiques sur le territoire français. Le traitement qui est fait ici sur les langues des enfants de migrants d’Afrique du Nord, part donc d’un parcours géographique particulier, pour se concentrer sur la concurrence et la complémentarité des langues françaises, arabe et berbère. À ce titre, il a la grande intelligence de ne pas se fixer sur des caractères propres aux personnes étudiées, mais de les définir dans leur mobilité et leurs trajectoires, afin de saisir les mutations des apprentissages et usages linguistiques tout au long d’une vie et de la transmission qui s’opère alors. Cette plasticité imposée comme postulat méthodologique permet de se dégager d’un enfermement trop fréquent dans les questions qui ont trait à l’immigration ou à l’ethnicité, pour autoriser la reconstruction des interactions multiples qui existent entre l’individu et son environnement.
Auteur
Directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences sociales.
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