Gens de Marrakech : Une vie mise en scène - Photographies et textes de Patrick Festy et Mohamed Sebti
p. 351-366
Texte intégral
1À travers quelques clichés, Marrakech exerce un pouvoir magnétique d’attraction sur les Occidentaux férus d’orientalisme et sur les touristes du monde entier. Parmi les images favorites figurent l’ocre des remparts et le vert des palmiers couronnés par les neiges du Haut Atlas, le pavillon de la Ménara paisiblement reflété par l’eau de son bassin ou encore, les lumières de la place Jemâa El-Fna sous la silhouette tutélaire du minaret de la Koutoubia.
2Ces images ne sont pas des leurres ; les Marrakchis eux-mêmes, voire les Marocains venus du pays tout entier, sont les premiers badauds de la Place et les premiers clients des souks attenants, et le pique-nique dominical dans les jardins de la Ménara est un moment de détente prisé des familles. Mais Marrakech est aussi une ville trépidante dont la médina retentit en permanence du bruit des mobylettes, mode de transport privilégié de ceux qui habitent dans les faubourgs lointains de la ville. Le ronronnement des moteurs et les invectives des pilotes aident ceux-ci à se frayer un chemin entre les piétons, les carrioles des ânes et les étals des commerçants.
3Car dans ce décor de rêve, une population habite, travaille, se nourrit, se déplace. Ce sont en majorité des gens modestes dont voici quelques images.

Place Jemâa El-Fna : le cœur de la vie marrakchie

4Les cantiniers ont installé leurs tréteaux et interpellent déjà les passants. Les uns proposent l’harira (soupe populaire), accompagnée de dattes et de gâteaux au miel pour moins d’un euro, les autres offrent comme plat traditionnel des têtes et des pieds de mouton, mais les touristes se laissent davantage tenter par les couscous ou les plats à base de poisson, pour quelques dirhams de plus.
5Les familles marocaines sont de la fête pour un jus d’orange ou une glace, mais le plaisir le plus recherché est celui du conteur, autour duquel le cercle (halka) se forme rapidement, emprisonnant l’artiste dans son monde de dérision et souvent de misère.
6Musiciens, charmeurs de serpent, marchands de produits médicinaux animent la scène à toute heure du jour et jusque tard dans la nuit. Le spectacle est permanent, assuré sous les projecteurs par les acteurs, mais aussi par ceux qui restent dans l’ombre.


7Les gargotes où les mangeurs se côtoient au coude à coude à la nuit tombée ont été installées dès le milieu de l’après-midi par des acrobates auxquels les badauds ne prêtent guère attention. Les transporteurs attendent dans leurs carrioles (carrosa) que les acheteurs sortent des souks avec des paquets encombrants. Les artistes du henné (photographie ci-dessous) proposent aux femmes des calligraphies élégantes, dans la fumée des braséros où grillent les saucisses des restaurants. Nous estimons personnellement à huit mille ou dix mille personnes la masse de la population vivant directement et de façon informelle sur la Place ou à ses abords.
8Un nombre important d’actifs y travaillent de manière invisible ou exercent des métiers parallèles et clandestins.

Le rêve derrière les murs : les riads maisons d’hôtes
9Depuis quelques décennies déjà, une avant-garde étrangère, littéraire et artistique, avait « découvert » les charmes de Marrakech et en avait fait un lieu à la mode. Vers la fin des années 1990, ce mouvement de privilégiés a été relayé par un flux plus nombreux, quoique encore limité à quelques centaines de personnes attirées par les survivances de l’orientalisme et par la possibilité d’investir avec profit dans les maisons traditionnelles, riads ou dars selon l’importance du patio et de sa végétation. L’organisation de ces habitations, fermées sur l’extérieur et distribuées autour d’un puits de lumière central, a souvent permis l’installation de maisons d’hôtes dont le premier luxe est le calme et l’intimité, à l’abri des regards et du bruit de la rue.
10D’importants travaux de rénovation ont été menés, conduisant parfois à la réhabilitation de techniques artisanales oubliées (tadelakt, enduit au mur des salles de bains). Les étrangers concourent ainsi à la rénovation de l’ensemble du patrimoine architectural de la médina, celui-ci tendant à se dégrader sous l’effet de la densification de l’habitat et du départ des classes moyennes et supérieures attirées par les logements modernes de la ville hors des remparts. Une nouvelle mixité sociale s’instaure ainsi, qui ne va pas sans frictions, rumeurs, voire campagnes de presse alimentées aussi bien par la hausse du prix des logements que par le mystère de ce qui se passe à l’abri des regards.




11En médina, densément peuplée, le mètre carré est cher. On peut apercevoir les maisons marrakchies « déborder » au-dessus des remparts (photo ci-dessous). Elles sont partagées par plusieurs familles, chacune dans une ou deux pièces qu’il faut aménager « en repoussant les murs », afin de respecter un peu d’intimité, tout en préservant un lieu pour la cuisine et la toilette.
12A l’opposé, les riads transformés en maisons d’hôtes offrent des terrasses aménagées pour le repos des clients, où des orangers donneront un jour de l’ombre. Mais le soleil est aussi source d’énergie et les panneaux solaires récemment installés concourent à la modernisation de la médina. Plus bas, les pièces s’organisent autour du patio, suggéré par la balustrade (ci-dessus). Ces deux lieux, situés à moins de cinq cents mètres l’un de l’autre, illustrent une nouvelle mixité sociale qui se développe dans la médina.

Commerce de rue, marchands ambulants
13À Marrakech, la moitié des emplois sont dans le secteur informel, sans statut légal ni protection sociale, dans des entreprises sans comptabilité organisée. Ces « petits métiers » sont caractéristiques d’une économie sous-capitalisée, dans laquelle les jeunes qui entrent sur le marché du travail souffrent d’un chômage d’autant plus sévère qu’ils sont plus diplômés.

14Une part bien visible de ces petits métiers est faite des commerçants ambulants qui sillonnent la ville, se mêlent aux commerçants mieux établis dans leur boutique et donnent à Marrakech sa couleur et son animation. Ils sont irremplaçables parce qu’ils détaillent à l’extrême les produits à vendre pour les rendre accessibles à une clientèle aussi démunie qu’eux : cigarettes à l’unité pour deux dirhams, quelques grammes de ras el hanout qui serviront à épicer les traditionnels tajines, deux petits piments, un vert et un rouge.
15Tout le monde reconnaît le marchand de cigarettes au cliquetis des pièces de monnaie dans la paume de sa main, ou le cireur de chaussure à la brosse qu’il fait claquer sur la caisse en bois où il range ses boîtes de cirage. Ce sont des familiers du quartier (houma).
16Les deux tiers de ces commerçants ambulants sont originaires de la campagne et n’ont pas trouvé d’autre voie pour s’insérer dans l’économie urbaine.


17Dans sa petite échoppe, le khoddar (marchand de fruits et légumes) entrepose les marchandises dans des paniers au bord de la rue. Il s’approvisionne au marché central et ramène ses cagettes de produits en louant les services d’une camionnette, d’une charrette à âne ou d’une carriole à bras. Il ne déballe pas avant dix heures du matin, mais est ouvert tard dans la nuit.
18Dans les rues étroites de la médina, les ambulants cohabitent avec les boutiques. La carriole du marchand d’avocats est installée face au boucher. À côté, le restaurant prépare les tajines pour le déjeuner des clients du quartier. Les avocats proviennent du marché de gros. Une fois la marchandise écoulée, le marchand retourne payer son fournisseur si celui-ci lui a fait l’avance de ses produits.
19Les vendeurs peuvent avoir des endroits fixes, souvent près du lieu de leur habitation, comme c’est le cas dans les quartiers de la médina. D’autres parcourent les rues de la ville, en espérant trouver le lieu idéal pour écouler au plus vite la cargaison. Les portes des mosquées sont bien indiquées, car à la sortie de la prière se forment des flux intéressants.
20Dans la chasse au client, tous les moyens de transport sont bons : charrettes, larges couffins portés à dos d’animaux, vieilles bicyclettes ou motocycles. Cette façon de procéder offre autant d’exemples d’anachronisme, accusant le caractère rural et prolétaire de Marrakech.
21L’occupation des lieux se fait de manière spontanée et sans autorisation préalable. Pendant les heures de grande affluence, il est difficile de traverser une rue commerçante pleine d’étalages de toutes sortes. Mais les habitants des quartiers de la médina s’accommodent de ces squatters devenus, avec le temps, partie intégrante de l’ambiance vivante de la ville.

Vivre au Mellah, hier et aujourd’hui
22Le Mellah fut construit au XVIe siècle, alors que la dynastie saâdienne avait redonné à Marrakech le rang de capitale. Le sultan Moulay Abdallah, désireux d’embellir sa ville, attira la population juive qui fuyait l’Espagne, riche de son talent et de ses savoir-faire. Il offrit à ces immigrants la relative sécurité d’un nouveau quartier à l’ombre du palais royal.
23Extérieurement, les hauts murs du Mellah créaient une certaine distance avec la population musulmane au sein de la médina marrakchie. Seules quelques portes, que l’on fermait à clef le soir, permettaient d’entrer et de sortir du Mellah. On parle d’un ghetto, en oubliant trop vite que toute la médina fonctionnait alors sur un système de filtre surveillant entrées et sorties dans les derbs et fermant le soir les portes de ces ruelles.
24À l’intérieur, les bâtisses se déploient sur plusieurs étages. Des fenêtres s’ouvrent sur des rues étroites au tracé régulier, s’écartant du schéma traditionnel de la ville musulmane où la maison est plus basse et repliée sur elle-même au long des derbs tortueux. Plutôt qu’une organisation autour d’un patio, on a là un groupement de boutiques et d’appartements proche du système du fondouk, mêlant commerce ou artisanat au rez-de-chaussée et logement sur plusieurs étages.
25Aujourd’hui, la quasi-totalité des familles juives qui vivaient à Marrakech ont quitté l’endroit surtout au cours des années 1970. Elles ont été immédiatement remplacées par des familles musulmanes, généralement venues de la campagne, au moment où l’exode rural battait son plein.


26La structure de l’habitat favorise le morcellement des logements et son corollaire, une densification du quartier avec sept cent cinquante habitants par hectare, soit près de quatre fois plus que le reste de la médina. Deux tiers des ménages, qui comptent, au moins six personnes, vivent dans une ou deux pièces, dans une extrême promiscuité, sous le regard des voisins dont on se protège comme on peut.
27Ils vivent dans des conditions très modestes, reflet de leur pauvreté, voire de leur misère et quittent rarement le Mellah. Cette situation inextricable à laquelle l’environnement marrakchi n’offre pas d’issue est souvent comparée à une « trappe ».

Le moukef, marché de l’emploi précaire

28Initialement, le mot moukef vient de l’idée d’attente, accompagnée de la station debout ou d’arrêt pour les personnes ou les véhicules. Les individus attendent, dans un lieu particulier, l’opportunité de se faire embaucher. Des camions s’y arrêtent, destinés à emmener les éventuels candidats au travail et qui sont venus à leur rencontre, selon la loi de l’offre et de la demande. Les moukfi se tiennent debout en attendant une proposition d’emploi de courte durée.
29Bab Doukkala est le lieu d’un moukef important car la médina et la ville moderne s’y rejoignent et la gare routière est à deux pas, amenant les travailleurs ruraux qui arrivent de la campagne. Ici, les moukfi sont des hommes à tout faire. Leurs bicyclettes affichent les signes de leur métier, peinture ou maçonnerie, sans pour autant garantir leur compétence.

30Parmi les marchés hors de l’enceinte de la médina, celui du Guéliz, près de l’ancien marché central, est spécialisé dans les travaux ménagers. Il est fréquenté habituellement par des femmes, une cinquantaine environ, profitant de l’activité du quartier moderne et bourgeois pour se faire embaucher à la journée. Autrefois, ce type de travail était sollicité par les Européens du quartier créé pour eux sous le protectorat. Après l’indépendance, les Marocains aisés ont pris la suite et continué à faire travailler les femmes comme aides ménagères.

La joutia de la rue et celle du souk el Khemis

31La joutia est un marché de brocante et de ferraille, un lieu où s’échangent, se fabriquent ou se transforment toutes sortes de marchandises. C’est un rassemblement hétéroclite et complexe d’activités diverses, attirant une clientèle nombreuse, caractérisée surtout par un faible pouvoir d’achat. Les marchands étalent leurs produits sur le trottoir au pied des remparts, d’autres ont des installations plus stables sous la halle du souk el Khemis, devenu si populaire que le marché n’est plus limité au jeudi mais devenu quotidien. Les prix sont négociés par petits groupes. Les camionnettes attendent d’emporter les achats les plus volumineux.

Douars clandestins et rénovés
32La photo en noir et blanc date du début des années 1980, au douar Ain Itti, au nord-est de la médina, où s’étaient installées quelques familles qui avaient construit en une nuit des habitations de fortune en brique de pisé, mélange de terre, de paille et de chaux, utilisé souvent dans les constructions rurales. Les buissons d’épineux, qui servaient à garder des animaux attestent encore de l’origine paysanne des populations logées dans le douar.
33Avec le temps, les autorités ont accepté l’existence d’Ain Itti, qui compte aujourd’hui dix mille habitants. Des équipements ont été installés. Dès 1994, les deux tiers des logements avaient l’électricité. Des constructions modernes se sont ajoutées ou substituées à l’habitat originel, mais il reste un peu partout des murs en pisé au milieu des immeubles en ciment et béton. La lutte a été d’autant plus rude que le douar voisine avec la luxueuse palmeraie.


Si un jour le peuple désire la vie
Il faut que le destin réponde
La nuit s’achèvera quoi qu’il arrive
Et le joug se brisera absolument.
Abui-Qasim Chabbi (1909-1934)
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