Chapitre 7
L’espace urbain, des origines à la fin du protectorat
p. 199-219
Texte intégral
1Située au cœur de la plaine du Haouz, Marrakech est l’une des plus anciennes capitales impériales. Elle fut, durant des siècles, un modèle exemplaire de cité musulmane, à l’image de Bagdad et de Cordoue. En 1912, l’établissement du protectorat français au Maroc détermine l’implantation officielle et brutale d’une économie capitaliste qui entraîne la désorganisation du mode de production traditionnel. C’est ainsi que le Haouz connaît une brusque intégration au marché international et se lie aux intérêts de la métropole.
2Ces options économiques nouvelles ont des conséquences déterminantes pour Marrakech. Support à l’économie moderne introduite dans le Haouz, elle devient un centre administratif régional et son évolution en est profondément affectée, avec notamment la création d’une ville nouvelle de type occidental, fait majeur de la politique d’urbanisme issue du protectorat. La médina, ville historique, connaît un surpeuplement et une surdensification qui vont provoquer, par contrecoup, une urbanisation spontanée et anarchique.
I. La formation d’un espace urbain typiquement musulman
3Si Marrakech a eu une vocation militaire dès sa création par les Almoravides en 1070, elle est devenue très vite une véritable ville liant les traditions berbères aux apports arabo-mauresques. Aussi fut-elle progressivement dotée, au fil des dynasties, de composantes urbaines stables dont la dynamique interne s’est perpétuée en dépit des fluctuations historiques, pour donner une cité musulmane typique. Celle-ci a réussi à polariser, pendant plus de huit cents ans, l’espace sud du pays (Deverdun, 1959 ; Triki, 1986 ; Wilbaux, 2001).
1. Les espaces d’une ville musulmane
4Une fois son heure de gloire passée, l’aspect rural offert par la ville de Marrakech a déconcerté bien des observateurs qui n’y voyaient qu’un immense village, ou plusieurs villages juxtaposés et réunis autour d’un souk. Une telle perception trouve, bien sûr, sa justification dans un certain nombre d’éléments qui caractérisent le paysage urbain de la médina, telles que l’utilisation du pisé ou encore l’existence de secteurs nettement autonomes. Cependant, elle paraît excessive dans la mesure où c’est précisément cette organisation de l’espace qui confère à Marrakech une spécificité urbaine inscrite dans la tradition architecturale des cités musulmanes.
a. Une organisation sérielle
5Comme pour toutes les vieilles villes musulmanes, le tissu urbain de Marrakech se caractérise par la mise en série de ces formes architecturales particulières que sont les derb. Composante élémentaire de la morphologie urbaine, le derb représente le chaînon social entre la maison et le quartier. Aussi offre-t-il souvent une structure commune : la distribution de maisons autour d’une série d’impasses et de ruelles dont la liaison avec la rue principale se fait uniquement par une ou deux portes. Clos initialement, le derb peut devenir lieu de passage à la suite d’une réorganisation des communications intra-urbaines. C’est pourquoi son dessin a été souvent sujet à de nombreuses variations, son plan n’étant pas préinscrit, mais la conséquence d’interventions occasionnelles liées, par exemple, à un besoin ressenti surtout par les grands notables, d’une protection ou d’une intimité accrue. De là, les formes extravagantes qu’il revêt parfois, sans toutefois perdre sa morphologie d’ensemble.
6Négation du modèle linéaire, le derb apparaît le plus souvent comme un labyrinthe aux multiples venelles, appelées saba lorsqu’elles sont couvertes, et dont le réseau profondément imbriqué lui confère un aspect sombre et complexe. Les saba, ruelles en cul-de-sac susceptibles d’être fermées la nuit et qui desservent quatre ou cinq maisons initialement occupées par une seule famille de type patriarcal, sont en fait une des manifestations du désir d’intimité qui fait l’originalité du derb.
7Si le derb est un labyrinthe, c’est en effet pour préserver sa fonction initiale : celle d’un lieu de résidence où s’opposent un espace vide, public et un espace plein, privé, dont la perception est ambiguë ; une ambiguïté se retrouve d’ailleurs dans la valeur sémantique du mot lui-même, puisqu’il désigne aussi bien l’ensemble habité, que les ruelles qui le desservent. Les deux espaces qui forment le derb se confondent, car non seulement c’est un lieu semi-public, mais il est, surtout, un passage obligé. En principe, on ne flâne pas dans un derb, comme on peut le faire dans une rue. Bordé de murs aveugles qui dérobent au regard l’intimité des espaces privés, il conduit en fait obligatoirement à une porte précise, seule ouverture de la dar (la maison), composante essentielle du derb (Van der Merschen, 1985).
8La maison paraît repliée sur elle-même et hermétiquement close au niveau de la ruelle, mais « s’ouvre » en fait par le haut grâce à la structure à ciel ouvert du patio central et aux terrasses qui permettent une véritable communication entre les maisons. Tout en préservant le caractère privé de la dar, les terrasses sont des lieux de cohésion et ont donc une fonction sociale essentielle : c’est par elles que « les femmes pouvaient échanger des nouvelles, des ustensiles de cuisine ou des injures » (Deverdun, 1959). En quelque sorte, les terrasses pallient la rareté des relations de voisinage qui pourraient s’opérer à partir de la ruelle.
9Si, dans une acception socioculturelle, la maison est le module du derb, ce dernier est le module de la houma (quartier) dans un sens socioéconomique. En effet, si le derb n’a pas une fonction commerciale, il possède une fonction restreinte de service puisqu’il peut accueillir un équipement élémentaire à fonction quotidienne comme le four public (ferran), abriter une petite mosquée (Jamâa) qui, outre sa fonction d’école coranique, facilite l’exercice des prières journalières, en particulier celle de l’aube, en évitant de longs déplacements quotidiens. La mosquée est aussi le lieu privilégié où se nouent les rapports entre les hommes du derb, pour qui la grande mosquée du quartier, fréquentée essentiellement le vendredi, est un lieu d’échanges plus larges entre différents derb qui favorisent une plus forte conscience de l’appartenance à une unité plus étendue qui est celle du quartier.
10A contrario, l’absence du ferran et celle de la mosquée contribuent à asseoir cette prise de conscience, en obligeant les habitants à sortir du cadre étroit du derb. Ainsi, la restriction des services et l’absence de commerce dans le derb provoquent-elles l’établissement de relations avec le reste de la ville ; ces relations s’opèrent au niveau de la souika (petit marché), rue principale qui concentre plusieurs boutiques et réalise l’unité commerciale du quartier, en drainant la clientèle de plusieurs unités résidentielles.
11Aussi, la structure urbaine de Marrakech apparaît-elle constituée d’une simple juxtaposition d’éléments autonomes groupés autour d’un souk, qui lui donnent probablement cet aspect rural, mais elle n’en obéit pas moins à une organisation plus complexe, caractéristique des villes musulmanes, qui s’articule à partir du derb, unité de base. Autrement dit, l’organisation spatiale de la médina peut s’interpréter à deux niveaux : une vision fragmentaire, qui met l’accent sur le clivage entre les différents quartiers et une vision synthétique, qui révèle une liaison structurelle et socioéconomique entre le derb et la houma et par-là l’ensemble de la ville. Cette seconde lecture explicite la complexité de la structure urbaine de la médina et permet de comprendre l’articulation entre les différents éléments organisés d’une manière sérielle. Pour mieux comprendre ce type d’organisation, il faut faire appel à la conception typiquement musulmane de l’espace urbain, qui joue sur la dialectique entre espace clos et espace ouvert.
b. Un espace clos/ouvert
12Au-delà de l’organisation sérielle de la ville, telle que nous venons de l’évoquer, un autre type d’approche s’impose, fondé cette fois non sur la morphologie urbaine elle-même, mais sur la signification symbolique qui en émane.
13Plus encore que l’agencement des dar, derb ou houma, c’est la perception de l’opposition entre espaces interdits et espaces autorisés, base de toute urbanisation traditionnelle musulmane, qui différencie la médina de la ville marocaine « moderne », à l’urbanisation lisible et planifiée. En effet, la médina est davantage une combinaison complexe et subtile d’éléments pertinents, qu’une suite de constructions séparées par des espaces vides fonctionnels (rues, places…). C’est précisément la « confrontation » (opposition) entre les éléments vides (autorisés) et éléments pleins (frappés d’interdits) qui caractérise l’espace perçu de cette organisation.
14L’opposition architecturale recoupe une différenciation fonctionnelle ; les espaces vides ne sont pas uniquement constitués par les rues, mais par tous les lieux accessibles à l’étranger (souk, fondouk…). À ces configurations souvent linéaires s’opposent les espaces protégés constitués autour d’une matrice centrale : maisons, medersas (écoles religieuses) et mosquées.
15À l’échelle de la maison, cette opposition se retrouve dans la dialectique identité/différence qui se joue à partir de l’élément central qu’est le patio. En effet, le centre-cour sépare les différentes pièces qui l’encerclent, mais affirme en même temps leur identité et l’unité spatiale de la maison. L’accès au centre-cour est lui-même autorisé par rapport au réseau des pièces, chambres et alcôves distribuées autour de lui. En fait, un espace est considéré comme autorisé ou interdit en fonction de sa relation avec les autres espaces. Ainsi, le patio, espace autorisé à l’intérieur de la maison, participe de l’interdit, dès lors qu’il met en relation avec la ruelle du derb. Dans ce nouveau rapport entre la maison perçue dans sa globalité et l’espace extérieur, le couloir en baïonnette (chicane), dérobant à la vue l’intérieur de la dar, joue le rôle d’espace semi-public autorisé. Il constitue une sorte de sas qui reproduit, à l’entrée de la maison, le schéma semi-public qu’offrait la ruelle du derb, espace intermédiaire entre la souika autorisée et la maison interdite.
16Ainsi, une partie de l’intimité de la dar se projette sur la ruelle qui dessert le derb, la ruelle et le couloir d’entrée constituant une sorte de double sas destiné à accroître l’intimité de la maison. Cet excès de protection renvoie directement à la symbolique de la dar. L’interdit secrété par la structure de la maison et par son articulation avec le monde extérieur trouve son fondement dans un élément « emblématique », la présence de la femme identifiée au foyer et à la maison elle-même. Ainsi, entre l’étranger et la femme ont été dressés des obstacles successifs qui relaient le port du voile lorsque celle-ci sort de son domaine. Le voile est à la femme ce que la ruelle du derb et le couloir d’entrée sont à la dar. Il est l’obstacle « itinérant » placé à l’interférence spatiale des déplacements respectifs de l’étranger et de la femme (fontaines, fours, souks) (Tillon, 1966).
17Toutefois, l’espace de la ville n’est pas uniquement marqué par l’interdit féminin, mais par d’autres interdits. À celui de l’intimité de la maison se superpose celui du sacré car la ville incarne la religion, et celui de la trame commerciale, puisque la cité est aussi un souk. Ces espaces interdits correspondent à des fonctionnalités différentes et s’organisent d’une manière progressive. L’accès à ces lieux autorisés ou interdits à des titres divers se fait donc par une série de portes qui constituent autant d’étapes dans cette double appropriation de l’espace de la ville.
18Le modèle de l’organisation de l’espace urbain proposé par la médina est donc placé sous le signe de l’ambivalence : sur un plan morphologique où s’opposent espaces vides et pleins, espaces ouverts et clos et sur un plan symbolique, avec la dialectique entre lieux publics et privés, profanes et sacrés, autorisés et interdits. La permanence de cette dualité est un moyen de préservation des différentes fonctions socioéconomiques de la ville.
19De la porte de la cité à la porte de la maison, les filtres se succèdent, qui canalisent les déplacements de l’étranger et les limitent au strict nécessaire. Le filtrage s’accentue au fur et à mesure que l’on s’approche de la maison, domaine de la femme et unité de base de la ville. La médina de Marrakech, comme la maison, est un monde fermé qui se refuse par principe et se donne par nécessité.
c. Un zonage intelligent
20La complexité de la structure de la médina, fondée sur la répétition, a déconcerté les Européens au moment du protectorat, et c’est sans doute par réaction que l’espace géographique de la ville neuve (le Guéliz) véhicule une grande lisibilité fonctionnelle, conséquence d’une organisation planifiée. Mais l’espace labyrinthique de la médina, perçu comme « confus » et « illogique », ne dissimulerait-il pas, lui aussi, une urbanisation fonctionnelle différenciée, qui serait en quelque sorte l’effet d’un zonage « inconscient » ?
21Quoique les différents ensembles qui constituent la médina soient conçus de façon souvent identique, ils remplissent des fonctions différentes. En effet, si l’on excepte les souika destinées, comme on l’a vu, au ravitaillement quotidien des derb, les quartiers commerciaux et artisanaux sont nettement séparés des quartiers de résidence (Le Tourneau, 1949).
Les commerces obéissent souvent à une structure corporatiste, ils sont regroupés par secteurs et la spécialisation est l’une des caractéristiques essentielles de leur fonctionnement. La kissaria (étymologiquement « petit palais » réservé au commerce noble des tissus et des vêtements) offre un bon exemple de cette spécialisation. Sa situation centrale, près du noyau historique et religieux, de même que la surface qu’elle occupe, témoignent de son importance. Elle est non seulement fréquentée par les citadins, mais encore par les paysans de la région, pour qui elle constitue un pôle d’attraction. Les autres souks, moins développés, comme celui des babouches, ou encore à proximité, mais un peu plus au nord celui des cuirs, connaissent une organisation similaire.
Les fondouks sont des marchés polyvalents, à la fois hôtels – comme leur nom l’indique – entrepôts et points de vente. Par leur localisation excentrée, ils sont particulièrement fréquentés par les ruraux, pour qui ils constituent un lieu d’échange. Quant au souk Bab El-Khémis (marché du jeudi), il répond aux mêmes besoins, mais à plus grande échelle et de façon spectaculaire. Sa situation, à la limite nord-est de la médina, entre monde urbain et monde rural, et son fonctionnement, témoignent de la complexité économique qui le régit. Il est essentiellement hebdomadaire, mais tout de même actif les autres jours de la semaine, implanté de part et d’autre de l’enceinte, il donne à ce quartier de la ville un aspect semi-rural tout en couleur.
Les quartiers d’artisanat – dont certains jouxtent les zones commerçantes dans lesquelles ils écoulent leur production – connaissent, comme celles-ci, des regroupements par zones professionnelles. Ainsi trouve-t-on successivement le secteur des sacochiers, des vanniers et des forgerons. À la limite est de la ville, le quartier des potiers et celui des tanneurs forment une zone artisanale bien différenciée, qui remonte aux origines de la cité. Dans le cas particulier des tanneurs, il est probable qu’en plus du besoin d’espace important, qui l’a fait s’établir initialement à l’écart des zones d’habitation, son implantation orientale a voulu protéger les citadins des nuisances inhérentes au traitement des peaux. Toutefois, comme on l’a vu à propos des zones commerçantes, ce principe de sectorisation spatiale souffre aussi quelques exceptions dans le cas des quartiers d’artisanat.
Ainsi, les fondouks peuvent-ils également constituer un noyau artisanal lorsqu’ils servent à la fois d’ateliers et de logement aux maâllam (maîtres) ou aux mataâllam (apprentis). Il peut même arriver que la fonction artisanale soit éparpillée à l’intérieur de certains quartiers d’habitation, surtout excentriques. En fait, il s’agit là d’une évolution postérieure qui a parfois répondu, comme dans le cas de la création du Mellah, à la nécessité de procurer à une population isolée (la population juive), l’ensemble des services qui lui étaient indispensables.
22Les quartiers de résidence : à la spécialisation des secteurs à fonction économique correspond une nette différenciation des quartiers d’habitation, fondée essentiellement sur l’origine ethnique, l’appartenance religieuse ou le niveau social. Bien que Marrakech fasse figure de ville sans grande bourgeoisie, on peut noter l’existence de quelques quartiers bourgeois, voire aristocratiques : comme ceux des ksour (les palais) de Riad Ezzitoun Lagdim (vieux jardin des oliviers) et Riad Ezzitoun Jdid. Mais la séparation sociale des quartiers n’est pas aussi franche que la division ethnique, qui apparaît nettement à travers les exemples du Mellah (ancien quartier juif) et de la Kasbah où dominait l’élément noir (esclaves).
23Par ailleurs, la toponymie de certains derb révèle, dès les origines, le rassemblement dans un espace limité des membres d’une même tribu, comme c’est le cas du Derb Chtouka, de Todrha Derb Draoua et de Derb Gnaoua. Par ailleurs, il peut y avoir eu un regroupement obligé comme celui des lépreux (El-Hara), qui forme un quartier isolé du reste de la médina, du côté de Bab Doukkala, à l’extérieur des remparts. Enfin, certains quartiers peuvent même avoir une fonctionnalité religieuse : le plus important est celui qui entoure la zaouia de Sidi Bel Abbes es Sebti, qui était et qui reste toujours, non seulement un lieu sacré (horm), mais également le refuge des pauvres, des infirmes et des criminels.
24Les ensembles architecturaux s’individualisent donc par rapport à une fonction spécifique, ce qui témoigne déjà d’une organisation cohérente. Mais plus encore que leur spécialisation fonctionnelle, c’est leur distribution spatiale stratégique par rapport au noyau central qui témoigne d’une logique différente dans la conception d’ensemble, en rapport avec le rayonnement religieux de la ville.
25Comme toute ville musulmane, Marrakech s’articule en effet autour de sa grande mosquée, celle de Ben Youssef ; ce qui explique le caractère radioconcentrique du plan de la ville, classique en pays d’Islam : tout s’organise à partir de la mosquée selon une religiosité décroissante vers la périphérie. Les commerces nobles ainsi que l’essentiel de la bourgeoisie sont regroupés aux alentours immédiats, tandis qu’à la périphérie est dévolu l’accueil des ruraux. En réalité, l’articulation ne se fait pas uniquement autour de la mosquée Ben Youssef, mais également autour d’un noyau plus vaste qui inclut la mosquée Mouassine (« mosquée des Bourgeois ») et la place Jemâa El-Fna, devenue avec le temps, le cœur vivant de la ville et l’espace qui fait la liaison entre la médina, la Kasbah, le Mellah et le monde rural.
26Le découpage fonctionnel, dont on a vu qu’il obéissait à des données socioéconomiques et culturelles, est une approche nécessaire pour saisir le fonctionnement de la ville historique. Une seconde lecture, basée cette fois sur la localisation et l’articulation des différents ensembles par rapport à un pôle constitué par le centre religieux et culturel, permet de comprendre la logique de leur organisation globale.
Conclusion
27Si, comme le dit Khatibi « […] dans le labyrinthe, il n’y a ni progrès, puisque tout s’engouffre dans la répétition, ni système, puisque toute totalisation est brisée […] grâce au processus de la scission et du découpage de l’espace et des êtres », la médina de Marrakech n’est un labyrinthe que pour ceux qui n’ont pas cherché à déceler la logique spécifique de son organisation. L’apparente juxtaposition dans un dédale déconcertant néglige la logique structurelle qui organise de manière sérielle ces différents éléments, en reliant la maison au derb, le derb à la houma et la houma au reste de la ville. S’il y a bien répétition, elle s’inscrit donc dans une structuration progressive.
28En outre, ces différents éléments obéissent à l’organisation caractéristique des villes musulmanes où l’on retrouve un système de filtrage, fondé sur l’opposition entre espaces clos et espaces ouverts, auxquels correspond la dialectique entre lieux publics et lieux privés, profanes et sacrés, autorisés et interdits. Il y a donc un système qui répond au besoin de protéger les espaces « interdits » et de préserver les différentes fonctions socioéconomiques de la ville.
29La différenciation fonctionnelle des souks et des quartiers d’artisanat et la nette séparation des quartiers d’habitat constituent un autre indice de l’existence d’un système spécifique. La fonctionnalité différenciée de ces quartiers, leur articulation au sein de l’espace urbain par rapport à un centre religieux et culturel, témoigne d’un zonage « intelligent ». Il y a donc une organisation globale de l’espace urbain de la médina.
30Contrairement à ce qui se passe dans un vrai labyrinthe, le « découpage de l’espace et les êtres » qu’on retrouve dans la médina de Marrakech n’est pas incompatible avec l’existence d’un système cohérent, celui qui organise d’une manière originale les espaces d’une ville musulmane.
2. Une extension circonscrite, limitée aux remparts
a. Une enceinte gigantesque
31Très peu de temps après sa fondation, Marrakech s’est dotée d’une enceinte gigantesque qui s’est révélée au cours des siècles d’une étonnante stabilité et a joué un rôle essentiel dans la dynamique urbaine. Élément stratégique indispensable dans un site trop exposé, la muraille almoravide, dans sa pérennité, offre aussi, tant sur le plan culturel que sur le plan religieux, une signification symbolique profondément liée à la tradition musulmane (Wilbaux, 2001).
32En 1126, Ali Ben Youssef transforme le campement almoravide initial en cité enclose par un rempart de pisé, long de 9 kilomètres et présentant la forme d’un polygone irrégulier. En huit siècles, la superficie urbaine inscrite dans ce périmètre défensif n’a crû que d’un cinquième, et les seules modifications faites au plan almoravide ont été la construction de la Kasbah contre la muraille sud et l’intégration tardive du quartier religieux de Sidi Bel Abbas au nord. La permanence du tracé almoravide, indifférent aux modifications qui ont pu se produire au sein de la ville au cours de son développement, est donc remarquable. Cette stabilité des remparts peut s’expliquer par le fait que leur tracé n’a jamais vraiment été mis en cause par la dynamique urbaine intramuros. En effet, pendant la longue période qui sépare la fondation de la ville de l’avènement du protectorat, l’espace urbanisé n’a jamais totalement occupé la surface définie.
33La disproportion initiale entre le gigantisme de l’enceinte et le noyau urbain peu étendu qu’elle est censée protéger, amène à se demander si le bâtisseur almoravide n’a pas volontairement vu trop grand en proposant au développement futur de la ville des limites virtuelles qu’elle devait mettre longtemps à atteindre. Un rempart aussi étendu, obligeant à faire front sur 9 longs kilomètres, ne peut uniquement s’expliquer par des considérations défensives (il fut construit au sein d’un milieu berbère hostile et en prévention contre d’éventuelles attaques des Almohades). Malgré cette forteresse, la vulnérabilité du lieu demeure évidente, en particulier à cause des immenses terrains découverts et plats présents à l’intérieur de l’enceinte. Les dynasties régnantes qui ont succédé aux Almohades n’ont pas vraiment altéré le tracé originel, y compris lorsqu’elles ont apporté des modifications considérables à l’organisation spatiale de la ville elle-même. Il faut donc trouver aux étonnantes dimensions des remparts de Marrakech et à leur pérennité, d’autres éléments d’explication, non pas stratégiques, mais religieux et culturels.
b. Le rayonnement religieux de Marrakech
34En édifiant une enceinte aussi démesurée, les Almoravides n’ont-ils pas aussi manifesté leur volonté de créer un univers urbain à l’échelle de l’intensité de leur foi ? En effet, l’importance du facteur religieux est décisive dans le mouvement almoravide (mourabitin : étymologiquement habitants du ribat, sorte de monastère groupant des guerriers religieux) et pour les dynasties qui ont pris le pouvoir ultérieurement, à partir des Almohades. Les fondateurs ont ainsi légué à leurs successeurs, avec les remparts, un symbole religieux intouchable.
35Par ailleurs, l’islam est une religion urbaine, qui s’est d’abord développée dans les cités des oasis de la péninsule Arabique. Seuls lieux de peuplement notable dans un territoire désertique, les villes musulmanes ont tendance à recréer un « microcosme », à l’image de l’univers fini autour duquel n’existait que le « néant ». La signification symbolique des composantes urbaines essentielles indique le poids de la religion. Ainsi, la mosquée centrale représenterait la divinité, centre de l’univers qu’est la ville et les remparts, eux, sépareraient cette globalité du vide environnant, le bien du mal, le sacré du profane (Mazzoli-Guintard, 1996).
36Marrakech n’échappe pas à cette réalité : isolée au cœur d’une plaine semi-désertique, elle symbolise, par sa taille et son organisation spatiale, la puissance de la religion islamique. Plus que le simple noyau urbain, ses gigantesques remparts délimitaient surtout un univers clos et « autosuffisant » dans lequel la multitude des arset (grands jardins) et des riad (jardins à l’intérieur des maisons) reproduisaient artificiellement une nature idéale et accueillante, et réalisaient ainsi les « fantasmes » des Almoravides, ces hommes venus du désert.
37L’importance donnée par ces fondateurs aux espaces verts intramuros, confirmée surtout sous les Almohades, s’inscrit dans une tradition qu’évoque Deverdun (1959) en ces termes : « La vision enchanteuse des jardins frais et ruisselants d’eau vive, d’arbres couverts de fruits merveilleux, de porteurs de fleurs embaumés, a toujours été le rêve des habitants des pays désertiques ». Apparaît ainsi, dans le cas précis de Marrakech, une explication non négligeable de l’étendue d’une surface non urbanisée enserrée elle aussi dans les remparts. L’enceinte de Marrakech devait toujours rester une limite lisible et tangible entre le monde urbain et le monde rural. C’est une explication qui relève du symbolisme culturel tout autant que religieux. Les remparts sont pour le paysan la première perception de la puissance de la culture urbaine. En franchissant cette barrière pour pénétrer dans la cité, il reprend sa place au sein de la communauté musulmane : il n’est plus simple fellah (paysan), il est homme, il n’est plus seulement « campagnard », il est un « musulman » à part entière. Par le capital religieux qu’elle offre, la ville lui confère, ne serait-ce que le temps d’un séjour, un statut supérieur.
Conclusion
38Jusqu’au protectorat, l’extension de la ville a été circonscrite par la ceinture des remparts qui entourent Marrakech. L’organisation spatiale qu’offre Marrakech en tant que ville musulmane avant l’arrivée du protectorat est le fruit d’une gestation qui a duré près de huit siècles. Malgré les périodes de stagnation ou de déclin que la ville a connues, sa lente dynamique interne s’est révélée globalement positive. Si la présence d’un makhzen puissant a servi le rayonnement extérieur de la ville, il n’en a pas toujours été de même en ce qui concerne sa croissance et son urbanisation.
39Sur le plan local, l’ambiguïté de certaines fonctions administratives et l’absence d’une organisation destinée spécifiquement à la gestion de la ville a laissé une large place à l’initiative privée qui a ainsi compensé les défaillances du pouvoir central. Les temps forts au cours desquels Marrakech a vu sa structure de base se définir correspondent aux règnes d’Ali Ben Youssef et de Yaacoub El Mansour, ces souverains bâtisseurs qui lui ont donné lentement les deux noyaux à partir desquels elle allait « mûrir ». Mais, quelle qu’ait pu être l’évolution postérieure autour du pôle almohade, c’est le centre initial, celui des Almoravides, qui a le plus fortement marqué la structuration de l’espace de la cité.
40En outre, le facteur essentiel qui a conditionné sa dynamique interne reste la stabilité de l’énorme rempart almoravide. Élément particulièrement lisible du paysage urbain, c’est sa démesure qui a laissé à Marrakech de larges possibilités d’extension sans véritable contrainte. Les Almoravides ont vu peut-être trop grand, mais le cocon de pisé dont ils ont muni leur ville dès les origines devait laisser à sa « chrysalide » et l’espace et le temps nécessaires à son épanouissement.
II. Le protectorat, transgression d’un modèle ?
41En 1912, les Français arrivent dans une ville en déclin. Depuis déjà longtemps, Marrakech n’est plus l’aboutissement du commerce caravanier qui a participé à sa richesse. Elle est désormais un centre économique de second ordre et ses relations avec les autres régions deviennent de plus en plus limitées. Mais si elle a perdu son influence au profit des villes côtières, elle n’en reste pas moins un modèle urbanistique. Cité avant tout musulmane, elle conserve toujours une structure urbaine héritée de son passé lointain. L’harmonie exemplaire, que les différentes dynasties sont parvenues à former au niveau de la structure urbaine, aussi bien dans ses fonctions que dans ses alternances, existe encore, mais elle tend progressivement à s’effriter.
42Avec l’installation du protectorat, le modèle islamique de la ville de Marrakech se trouve confronté à un modèle fonctionnaliste occidental. La redéfinition économique et foncière des campagnes et des villes entraîne une remise en cause de la société urbaine, dans ses fonctions et ses réalisations. Quelques dizaines d’années suffisent à remettre en cause plusieurs siècles de lente urbanisation à Marrakech et à transformer profondément sa structure.
43En effet, le protectorat s’est caractérisé par une négation globale de l’économie traditionnelle. Il tente d’introduire le modèle économique occidental et modifie ainsi, non seulement les systèmes commerciaux, mais la société marocaine dans son ensemble.
1. Effraction du capitalisme dans le Haouz
44L’établissement du protectorat français au Maroc détermine l’implantation officielle et brutale, dans la région de Marrakech (Haouz), d’une économie capitaliste qui a entraîné d’une manière accélérée, la désorganisation d’un mode de production pré-industriel. Restée longtemps isolée, cette région connaît brutalement une intégration au marché international. Elle est désormais liée aux intérêts de la métropole et constitue donc une simple périphérie, dans la mesure où l’orientation économique qu’elle va connaître répond aux besoins d’un centre situé en Europe (Pascon, 1983). En effet, dès le départ, les colons ont compris les bénéfices qu’ils pouvaient tirer d’une agro-industrie qui alimenterait les usines installées à Marrakech. Pour mener à bien cette entreprise, une opération majeure s’imposait : accaparer les terres nécessaires et faire une volte face technique. Les autorités coloniales cherchaient surtout, tout au long du protectorat, à équilibrer la production agricole et les capacités industrielles, d’une part, et à intégrer le Haouz dans une économie de marché, d’autre part. Elles ont toujours déclaré, dans leurs discours, que l’intention était de développer économiquement la région et agir dans le sens d’un progrès général de la paysannerie marocaine.
45En fait, le développement du mode de production capitaliste a surtout bénéficié aux Européens. Ni la mise en valeur des terres ni la régularisation des eaux dans la région n’ont été à l’avantage des agriculteurs marocains. Les conséquences de ces opérations étaient même désastreuses, car il n’y a pas eu d’amélioration des systèmes de culture et des rendements. Aussi, la dichotomie entre l’agriculture moderne et l’agriculture traditionnelle s’est-elle progressivement accentuée. La paysannerie marocaine est donc restée complètement à l’écart de la révolution agraire entreprise par le protectorat dans le Haouz. Elle ne pouvait réellement participer au développement du capitalisme, car elle n’était pas considérée sur le même pied d’égalité avec les colons européens. Elle n’avait pas les mêmes chances, dans l’acquisition de nouvelles terres, quant à l’équipement, l’aide financière ou la distribution de l’eau pour les besoins d’irrigation. Des impératifs politiques et sociaux empêchaient toute tentative visant l’amélioration de la condition des agriculteurs marocains, même ceux formés dans les écoles françaises. Ces derniers, considérés comme protégés, étaient pourtant désireux de rompre avec les anciennes méthodes de culture et s’astreindre aux nouvelles obligations techniques. Il n’y avait pas lieu de refuser la participation des Marocains au progrès général de l’agriculture. Mais il n’était nullement question de les mettre en concurrence avec les candidats français. Le développement du capitalisme dans le Haouz ne concernait qu’une minorité d’étrangers. Bien plus, il a participé à la destruction des bases économiques des communautés paysannes et à la création de nouveaux rapports sociaux au sein du monde rural. Ainsi, les liens forts qui existaient autrefois, entre les individus et la terre et entre les paysans et les grands propriétaires, se sont progressivement relâchés.
46Comme conséquence inévitable de cette évolution apparaît dans le monde rural une nouvelle couche sociale, formée d’anciens métayers et de paysans sans terre, qui travaillaient autrefois sous de multiples contrats. Pour la plupart, ils deviennent des salariés et il s’agit là d’un des effets les plus importants de la colonisation agricole.
47D’une certaine manière, la modernisation a rendu service aux paysans marocains en leur apportant du travail et en leur permettant de gagner plus d’argent qu’avant. Les salaires distribués étaient logiquement importants, par rapport à ce qu’on pouvait espérer toucher durant la période précoloniale. Mais la demande en main-d’œuvre a surtout été importante au moment des grandes opérations de mise en valeur agricole. Ces opérations terminées, la demande a cessé de croître et a stagné, essentiellement avec les progrès de la mécanisation. L’orientation elle-même, donnée à l’économie de la région, ne pouvait garantir l’occupation régulière des ouvriers agricoles.
48Les fermes de colonisation, bien spécialisées, et les industries agroalimentaires naissantes dans la région demandaient surtout une main-d’œuvre saisonnière. Aussi s’est-il créé, dans les régions avoisinantes de Marrakech, un net déséquilibre entre le nombre des ouvriers occupés et la masse de main-d’œuvre disponible sur le marché. De jour en jour, le chômage s’est accru, entraînant des départs massifs des paysans en direction des villes, en particulier vers Marrakech.
49La conséquence de toutes les contradictions qui ont caractérisé l’économie coloniale a été une forme d’adaptation aux nombreux déséquilibres créés ; la ville est passée d’une situation d’attraction à une situation de pression aux départs, résultat de l’écart important entre l’offre et la demande d’emplois. La pression, engendrée par les effets de la conjoncture économique sur le marché du travail, a poussé les paysans à quitter la terre pour chercher de nouvelles opportunités en ville. Il y a eu, en fait, une orientation de la demande insatisfaite vers les occupations urbaines, elles-mêmes peu sûres. Mais c’était une meilleure option que de rester confronté à des situations difficiles, sans aucune solution immédiate.
50Vu sous un angle différent, l’exode rural peut s’expliquer par la confrontation de deux types de société, signe peut-être de la bonne santé de l’économie capitaliste introduite dans le Haouz. Mais, ce mouvement a eu des effets importants sur le processus d’urbanisation de la région et surtout sur la ville de Marrakech, dont l’évolution spatiale était restée limitée à l’intérieur des remparts.
51Dès lors s’ouvre une nouvelle période d’extension de la ville, marquée cette fois par l’anarchie et la non-cohérence. Avec la modernisation, toute la société se transforme et des éléments concrets, marqués par la ségrégation, trouvent de plus en plus leur place dans la manière de gérer les questions urbaines.
2. Le Guéliz : les moyens d’une économie
52L’agriculture mécanisée, en progrès dans la région du Haouz, avait besoin d’un ensemble d’activités et de services pour l’accompagner. Ces activités se sont installées rapidement à Marrakech et ont attiré un nombre important d’Européens. Ainsi s’est posée, dès le départ, la question du logement de ces éléments étrangers, dans une ville musulmane habitée par les indigènes. Il n’était nullement question d’installer cette nouvelle population dans la médina, car cela pourrait avoir des conséquences fâcheuses (Royer, 1932 ; Marrast, Vois, 1960 ; Baudouï, 2001).
53L’expérience avait déjà été faite ailleurs et l’on a pu en tirer les conséquences. Mêler des Européens avec des musulmans dans l’espace étriqué de la médina, était une source de difficultés que les colonisateurs voulaient particulièrement éviter. Il y avait le risque d’éveiller, chez les Marocains, le sentiment d’animosité et d’hostilité vis-à-vis des étrangers.
54En outre, l’arrivée massive des Européens dans la ville ancienne présentait le risque de lui faire perdre son caractère pittoresque et original. Le passé glorieux d’une telle ville ne pouvait en aucune façon être sacrifié. La ville nouvelle devait être franchement séparée de la cité musulmane, car dans le fond, il existait une opposition catégorique entre deux modèles culturels. Le modèle offert par la civilisation musulmane devait, dans l’idéologie coloniale, être impérativement respecté et sauvegardé, préoccupation surtout destinée aux visiteurs cherchant l’exotisme et le dépaysement.
55Mais il fallait aussi préserver la santé des Européens arrivés dans la ville. Les habitations des autochtones ont été construites sans tenir compte des principes élémentaires d’hygiène et de salubrité. L’élément marocain, lui-même, était vu comme caractérisé par une misère physiologique et une certaine malpropreté. Il y avait là autant de conditions favorables à l’extension d’épidémies, dangereuses pour la santé et le bien-être des émigrés blancs. Éviter de mélanger ces derniers avec la population indigène était donc une priorité.
56Séparer la ville nouvelle de la médina avait aussi des justifications d’ordre stratégique. Le choix du site, loin de la ville indigène, obéissait logiquement à des préoccupations de défense. La question de la sécurité se posait, tout particulièrement pour l’une des capitales politiques et culturelles du pays. Marrakech n’était pas seulement considérée comme un centre administratif, mais aussi comme une base militaire pour les opérations de pacification et de répression. D’ailleurs, tout de suite après la pénétration de l’armée française, un imposant quartier militaire a été créé au pied du rocher du Guéliz. Celui-ci va servir de citadelle et gardera, pour longtemps, la ville indigène sous le contrôle efficace de l’armée coloniale.
57Ainsi, étant donné tous ces impératifs réunis, Marrakech connaît une modification essentielle dans sa structure d’ensemble avec la création, dès 1913, d’une ville neuve appelée du nom du mont qui la domine et située entre le camp des groupes mobiles et les remparts de la médina. Œuvre du protectorat, c’est l’une de ses manifestations les plus spectaculaires en matière d’aménagement et d’urbanisme, fondée sur deux principes majeurs qui seront à la base de sa construction : la rationalité et l’esthétisme.
58La direction de l’aménagement est confiée à un grand spécialiste en la matière, Henri Prost, qui réussit à unir le sens pratique des formes et le goût artistique. Pour donner à la ville nouvelle un aspect propre et une belle image, le cadre dans lequel elle est destinée à se développer est défini à l’avance. Les grandes avenues sont tracées et l’emplacement des rues et des futurs jardins est indiqué. Le Guéliz devient une véritable ville coloniale, servant même d’exemple pour la reconstruction de certaines villes françaises après-guerre. Dans cette ville, les Européens auront non seulement l’existence facile, mais elle sera rendue aussi plaisante et agréable. Pour cela, il fallait faire preuve d’une grande imagination et d’un effort suffisant d’improvisation, pour dépasser même les autres pays européens, confrontés avec l’expérience coloniale. On cherchait, surtout, à montrer tous les éléments de la supériorité de la France et, en même temps, celle de l’urbanisme moderne par rapport aux pratiques traditionnelles, confuses et illogiques. « Cet urbanisme d’esthète aboutit automatiquement à un urbanisme de papier, de maquette dont un des principes est le regard, en l’occurrence un regard d’esthète » (Khatibi). De fait, répondant à l’idéologie coloniale, Marrakech est rapidement dotée de plans d’extension au profit à peu près exclusif du colonisateur. L’organisation territoriale traditionnelle est complètement ignorée, au nom d’un urbanisme particulièrement ségrégatif. Au moment où l’habitat indigène est laissé à l’initiative privée avec l’introduction d’un minimum de règles hygiéniques, la ville européenne connaît un développement contrôlé et obéit à une législation stricte. Elle finit par présenter plusieurs formes et natures de construction, destinées essentiellement aux catégories sociales privilégiées.
59Elle va surtout concentrer l’essentiel des administrations publiques, les établissements d’enseignement primaire et secondaire et devient un centre important de commerce et de loisirs au bénéfice des étrangers et des Marocains fortunés, car pour eux, l’importance des revenus devient progressivement le seul critère de localisation dans l’espace urbain. La création de la ville nouvelle marque l’introduction à grande échelle de la ségrégation raciale, spatiale et sociale. Au-delà de cette ségrégation systématisée, la ville nouvelle est le symbole du gaspillage et de l’utilisation inconsidérée de l’espace.
60Fort de ses fonctions multiples et de ses privilèges dans ce jeu colonial, le Guéliz connaît une croissance spatiale importante et sa population évolue rapidement. Les rares éléments humains étrangers, une trentaine environ en 1912, vont former peu à peu une véritable communauté au sein de la ville. La population étrangère augmente rapidement (tableau 1). En 1923, le chiffre est encore réduit, 2 000 habitants, face à 127 000 musulmans et 11 000 juifs cantonnés au sein des remparts de la médina. Mais à partir de 1936 et jusqu’au lendemain de la seconde guerre mondiale, le rythme de croissance s’accélère. La population non marocaine passe de 6 800 habitants à 13 000 habitants environ soit une augmentation de 86 % et un rythme de croissance parmi les plus forts enregistrés par les villes de l’intérieur.
61Pendant ce temps, l’élément marocain connaît une augmentation moins rapide et l’un des taux de croissance les plus faibles de l’ensemble des villes du pays. On a là l’une des manifestations de l’évolution urbaine induite par la pénétration coloniale, défavorable aux villes intérieures.
Tableau 1 • Les différentes communautés dans la croissance de Marrakech (1931-1952)

Note : selon Daniel Noin (1970), le dénombrement marocain de 1931 est de bonne qualité. Celui de 1947 sert de base au rationnement et aboutit à une surévaluation de la population. En 1952, les luttes de la fin du protectorat ont débuté : le dénombrement des hommes est manifestement déficitaire.
Source : Mandleur, 1972.
62En même temps qu’elle s’élargit et voit sa population européenne augmenter, la ville nouvelle diversifie ses fonctions. Elle concentre l’essentiel de l’appareil administratif et s’impose comme grand pôle industriel, commercial et touristique. En effet, vers 1930, conséquence logique de la mise en valeur agricole de la région, un quartier industriel est créé à l’ouest du Guéliz. Une cité ouvrière est bâtie, tout près des usines, pour répondre aux besoins immédiats en main-d’œuvre locale. Cette cité constitue, d’ailleurs, l’une des rares réalisations en faveur de la population marocaine.
63L’orientation vers l’activité touristique va également marquer profondément l’évolution de la ville. Un changement structurel important, s’expliquant par l’originalité du climat et par les visées des colonisateurs, voulant faire de Marrakech un paradis d’hiver. Ainsi, de grands hôtels sont construits, avec des arbres, des palmiers et des fleurs pour attirer surtout une clientèle riche, pouvant séjourner longuement. Avec ce type d’équipement, conçu spécialement pour la vie dans un climat doux en hiver et chaud en été, les colonisateurs lancent la ville dans l’aventure du tourisme d’élite. Marrakech doit devenir la ville du rêve où les visiteurs ont toutes les facilités pour pratiquer divers sports au pied des palmiers et sur les pistes enneigées de l’Atlas si proche. En fait, c’est la concrétisation de tous les efforts de conquête, de pacification et d’aménagement par les Français. La vocation touristique annoncée, dès les premières années du protectorat, marque l’introduction à grande échelle de la ségrégation spatiale et sociale dans la ville de Marrakech.
3. La médina : le modèle délaissé
64L’arrivée des Européens dans le pays, les principes de modernisation et l’orientation donnée à l’économie n’ont pas été une source de richesse pour la ville de Marrakech. En fait, aucune mesure réelle et efficace n’a été prise pour installer dans de bonnes conditions le surplus de la population musulmane qui résulte pourtant des différentes actions menées ou suscitées par les colonisateurs. Cette lacune majeure constitue un facteur primordial expliquant les différentes perturbations et les nombreux désordres urbains. L’introduction coloniale et les différents comportements, en contradiction avec le mode de vie local, devaient avoir nécessairement des conséquences sur l’organisation de l’univers traditionnel lui-même. Pendant que le colonisateur se préoccupe avant tout de l’édification du Guéliz et de ses annexes immédiates, la médina est laissée à son destin.
65Pourtant, Marrakech est le point d’arrivée d’un nombre important de ruraux qui viennent directement s’installer dans cet espace destiné en priorité aux musulmans. Avec l’arrivée massive de ces éléments humains nouveaux, sans grande qualification professionnelle et ayant des revenus modestes, la médina entre dans une phase marquée par la densification continuelle et la taudification extrême. L’ensemble de l’écosystème évolue vers la destruction et la suppression des éléments positifs, marquant l’originalité de la cité musulmane traditionnelle. Les jardins et les vergers, à travers lesquels la ville ancienne respirait, sont progressivement délaissés puis supprimés pour laisser la place aux édifices réservés à l’habitation. De plus en plus, la rentabilité financière prend le pas sur les autres considérations d’ordre écologique et humain. Ainsi, l’enrichissement devient le moteur essentiel dans la dynamique urbaine et les maisons sont désormais conçues et préparées pour la vente ou la location. La médina voit se multiplier les actions à caractère purement spéculatif. Les anciennes habitations, suffisamment vastes, ouvertes et bien ensoleillées se réduisent progressivement. Une évolution allant à l’encontre des principes d’autrefois ayant pourtant fait leur preuve jusqu’à présent. Même les soucis d’hygiène ne sont plus respectés et l’habitat traditionnel finit par se détériorer. C’est toute la structure d’ensemble de la médina qui est profondément atteinte. De vastes secteurs et de nombreux quartiers subissent des dommages irréversibles.
66L’évolution des fondouks (caravansérail) marque lisiblement la profondeur des atteintes portées à la structure de la médina. Éléments essentiels dans la structure initiale de l’espace musulman et ayant autrefois d’autres fonctions économiques et sociales, ils sont assaillis par les populations pauvres et les immigrants.
67Le fondouk a toujours entretenu avec la campagne des liens d’ordre économique et sociologique. Il est, comme son nom l’indique, « hôtel », mais aussi entrepôt et lieu de vente des produits ruraux. C’est, à l’arrivée à la ville, le lieu d’accueil du fellah, le premier équipement qu’il rencontre et le seul qui lui soit destiné : les fondouks sont implantés à proximité des portes et à la périphérie du tissu urbain au sein duquel ils ont fini par être inclus avec le temps. Aussi n’y a-t-il rien d’étonnant à leur voir jouer un rôle privilégié dans la pénétration de l’exode rural.
68Dès 1920, mais surtout à partir de 1930, ils perdent leur fonction économique traditionnelle et se transforment en logements d’abord provisoires, puis souvent définitifs, pour les nombreux émigrés aux faibles revenus. Très vite, ils deviennent des taudis où s’entassent ruraux, prolétaires et parfois animaux. Cet habitat fixe une forte majorité de célibataires ou de « faux célibataires » qui ont laissé leur famille à la campagne. Dans le contexte de densification générale marqué par les transformations des demeures bourgeoises en petites maisons, les fondouks constituent des îlots particulièrement insalubres par la concentration humaine qui les caractérise et les conditions matérielles dans lesquelles elle s’opère.
69Un seul fondouk peut regrouper plus d’une centaine de personnes, dans des conditions hygiéniques déplorables souvent aggravées par le manque d’eau. Les modifications qu’apportent les locataires eux-mêmes accentuent le caractère précaire de cet habitat : on cherche, en effet, à protéger un restant d’intimité ou à gagner un peu d’espace pour établir un semblant de cuisine en utilisant des matériaux tels que les planches ou la tôle. Parfois même, la cour du fondouk est occupée par des constructions précaires comme des huttes ou des abris de fortune. L’évolution des fondouks montre le rôle que joue la médina dans l’absorption d’une population misérable à forte proportion de ruraux, jusqu’à atteindre un seuil de saturation. Cette première phase d’habitat précaire, implantée encore intramuros dans une médina délaissée et marginalisée, va être relayée par l’apparition des premiers douars « spontanés ».
4. L’apparition de l’habitat clandestin
a. Première génération de douars : de la tente à la nouala
70Avec l’apparition des premiers douars, la ville franchit, au moins symboliquement, un pas important, puisque pour la première fois se fait le saut « hors des remparts » de manière spontanée. Jusque-là, en effet, et tant que le seuil de saturation n’est pas atteint, c’est-à-dire aux alentours de 1935, la ville est restée cantonnée dans son enceinte. La création extramuros du Guéliz et de ses annexes par la colonisation est en effet purement artificielle et relève d’une politique volontariste et concertée. Aussi ne faut-il pas s’étonner que les premières manifestations de l’habitat spontané soient passées à peu près inaperçues des autorités municipales. De la même façon que l’on a ignoré la croissance de la médina, on n’a pas prévu l’extension rapide que prendrait l’habitat précaire. Sans doute, faut-il convenir que les premiers embryons de ce type d’habitat ne présentaient rien d’alarmant dans un contexte où toutes les préoccupations étaient tournées vers l’édification d’une ville modèle, destinée aux Européens (Sebti, 1984, 1985, 2004).
71C’est entre les carrières de pierres proches de la route de Casablanca qu’est apparu vers 1920 ce qui allait devenir le douar Al-Koudiat. Un certain nombre de ruraux, venus essentiellement des Rhamna, de Sraghna et de la région de Chichaoua, embauchés pour l’exploitation des carrières destinées aux chantiers routiers et à l’édification du Guéliz, ont installé là leur campement, d’abord fait de tentes, puis de nouala (hutte de roseaux). Le passage de la tente à la nouala, une fois que l’armée les a transférées de l’autre côté de la colline de façon à les dissimuler, indique un début de stabilisation, même s’il n’est pas nécessaire de démontrer la précarité présentée par ce type d’habitat. Toujours est-il qu’en l’espace d’une dizaine d’années, la population d’Al-Koudiat a atteint le millier d’habitants.
72Plus intéressant, peut-être, est le processus qui va donner naissance au futur Sidi Youssef Ben Ali, dans la mesure où sa situation à proximité immédiate de la partie sud de la médina constitue la première manifestation sensible du « trop plein » de la médina. Là encore, les habitants sont au départ d’origine rurale, et proviennent pour la plupart de la région située dans un rayon de 100 kilomètres de Marrakech (Wilbaux, 2001).
73La protection escomptée d’un des sept patrons de la ville, le saint Sidi Youssef Ben Ali, gardien titulaire de Bab Ghmat, constitue une raison non négligeable d’implantation. Dès 1926 apparaissent des nouala groupés autour du marabout du saint, censé protéger les personnes qui lui demandent refuge, de même qu’il est supposé garantir la ville contre les inondations. Commence alors l’évolution qui devait faire de ce groupe initial de nouala, la plus grande agglomération clandestine de la ville (plus de 10 000 habitants au moment de l’accession à l’indépendance), puis un véritable quartier annexe de la médina. Mais dans cette première phase, Sidi Youssef Ben Ali reste constitué de nouala et il en sera ainsi jusqu’en 1937, qui marque un tournant dans l’histoire de ce douar : « avant 1937, il n’existait que quelques nouala à l’emplacement actuel du douar » (Rapport du capitaine Adler, 1966).
74Dans ces deux premiers cas, la précarité même du type d’habitat – tente puis nouala – a pu faire illusion. On n’a sans doute pas voulu y voir l’amorce d’un habitat qui marque davantage le désir d’un enracinement. C’était négliger le fait que la nouala pour instable qu’elle puisse paraître, n’en constitue pas moins un élément classique de l’habitat rural sédentaire, en particulier dans la région des Rhamna et Doukkala. C’était aussi sous-estimer les conséquences de la crise agricole, créée dans le monde rural par la colonisation, et le rôle que la proximité de la ville et ses besoins en main-d’œuvre pouvait jouer pour fixer cette population nouvelle.
b. De la nouala au pisé : deuxième génération de douars
75Si la substitution de la nouala à la tente marquait donc une amorce de sédentarisation, c’est le passage de la nouala au pisé qui va donner naissance aux douars, au sens actuel du terme. Il marque la rupture avec une forme d’habitat temporaire et extrêmement fragile, et constitue une manière forte d’élire domicile. Cette rupture correspond évidemment à une évolution dans la mentalité des populations concernées : on comprend aisément que la construction d’une maison en dur soit le but essentiel de ces ruraux déracinés. Elle constitue pour eux une sécurisation et indique leur volonté de se fixer au moins à la périphérie de la ville, souvent après une tentative non réussie de vivre à l’intérieur de la médina. Cette deuxième génération de douars s’est produite à partir des années 1930 et correspond au moment où la médina, saturée dès 1926 par sa propre évolution démographique, ne peut plus faire face à l’afflux des populations nouvelles, déracinées par la crise économique et les années de sécheresse dans le Haouz et les campagnes environnantes. L’augmentation du prix des terrains et des loyers dans la médina et la crise du logement qui s’ensuit vont donc accélérer le phénomène des constructions clandestines extra-muros. D’une part, les premiers embryons comme Al Koudiat et Sidi Youssef Ben Ali trouvent là un second souffle et, d’autre part, de nouveaux douars apparaissent, comme Sidi Daou, Sidi Mbarak, et forment un début de constellation autour de la ville.
76Concernant le « second souffle » que connaissaient les douars de la première génération, l’histoire compliquée de Sidi Youssef Ben Ali donne un certain nombre d’indications intéressantes : on a vu qu’en 1937 il n’existait que quelques nouala autour du marabout. Dans son rapport sur ce douar, le capitaine Adler montre bien les difficultés que les autorités ont éprouvées pour faire face à la « fièvre » de construction anarchique.
En 1937, la municipalité expulse les occupants de quelques baraques insalubres installées à l’extérieur des remparts contre la porte dite Bab Ghmat et les recase sur un terrain municipal, situé au sud du douar existant alors. Ce petit groupe constitue le noyau autour duquel viendront s’agglomérer les constructions de plus en plus nombreuses, qui envahirent peu à peu la surface appartenant à la société Lotimar plus, une parcelle domaniale, en bordure Ouest et une parcelle appartenant au Pacha de Marrakech (bordure Est). Cette croissance a connu des périodes plus fiévreuses qui s’expliquent par les à coups de la surveillance des autorités. En effet, les propriétaires successifs du terrain Lotimar, après s’être efforcés de diriger l’afflux des bâtisseurs dans le but de tirer bénéfice de la location ou de la vente des emplacements occupés, se sont vus chaque fois vaincus par le nombre et l’indiscipline. De temps à autre, ils sollicitaient l’intervention de l’administration, qui, après quelques efforts devait s’avouer impuissante devant cette ruée anarchique (Rapport du capitaine Adler, 1966).
77On trouve ici tous les éléments favorables à l’extension incontrôlée de Sidi Youssef Ben Ali : complexité et ambiguïté du statut des sols, spéculation immobilière, attitude incohérente des autorités. Au moment où le capitaine Adler termine son rapport – le 1er mai 1955 – il pense qu’une solution a été apportée par le rattachement de Sidi Youssef Ben Ali à l’arrondissement du Sud du contrôle urbain (mai 1954) et que l’autorité « efficace » du Khalifa de la Kasbah devrait interdire toute nouvelle construction.
78Mais on attend toujours – et nous sommes à la veille de l’indépendance – « la mise au point d’un plan d’urbanisme et le règlement du statut des terrains Lotimar qui ne devraient, l’un comme l’autre, plus tarder davantage ». Et dans la remarque pleine de bon sens qui conclut son rapport, le capitaine Adler tire la leçon de l’évolution pourtant bien anarchique de Sidi Youssef Ben Ali :
La croissance spontanée du douar Sidi Youssef Ben Ali nous démontre parfaitement que le problème du logement peut se résoudre dans de bonnes conditions sans intervention dirigiste.
79Il resterait bien sûr à s’interroger sur ce qu’il entend par « bonnes conditions ». Peut-être en trouve-t-on un indice dans sa description de l’habitat à Sidi Youssef Ben Ali :
Malgré ses imperfections…, le douar constitue un habitat beaucoup plus sain que la médina et convenant parfaitement à la population qui l’occupe.
80Encore a-t-il fallu qu’une crue soudaine de l’oued Issyl emporte une bonne partie de l’habitat précaire initial, pour que la municipalité se décide à mettre un plan d’aménagement, qui ne sera d’ailleurs jamais vraiment réalisé. Cette inondation catastrophique n’a d’ailleurs pas découragé les habitants sinistrés qui, forts de la protection du saint et sans doute soucieux de demeurer à proximité immédiate de la médina, refusent d’être recasés ailleurs et construisent sur place.
81Sidi Youssef Ben Ali constitue une sorte de condensé de l’histoire des autres douars. Celle de Sidi Mbarek, par exemple, commence de façon beaucoup plus simple vers 1935. Ici encore, il y a un marabout, et puis un gardien de propriétés agricoles qui comprend vite le parti financier qu’il pourra tirer des ruraux qui ont rapidement rejoint les quelques familles qu’il avait laissé s’installer sur le terrain.
82Avec le douar Iziki, on retombe en plein imbroglio. Là encore, il s’agit d’une longue histoire, qui connaîtra des rebondissements après l’indépendance, surtout à partir des années 1960. Mais dans la période qui nous occupe, ce douar n’est encore qu’une toute petite agglomération dont on ne peut soupçonner la façon dont elle va se développer.
Le douar Iziki était situé à l’origine du côté inférieur de la route d’Essaouira, à proximité des propriétés occupées par les colons. Vers 1932, lors de la répartition des lots de colonisation, un échange a été conclu entre les membres de la Jmaâ (collectivité) du Guich et le Makhzen qui en aura exprimé le désir, la propriété de 640 hectares qu’ils occupaient. Ce douar qui ne comptait à l’époque que 26 foyers, fut détruit car il se trouvait sur le lot attribué à monsieur Deshaseaux. Sur ce, les habitants du vrai douar Iziki, en échange et en compensation des dégâts causés, se virent octroyer chacun une parcelle de terrain destiné à être complantée en arbres fruitiers, en plus d’un lot où a été édifié un autre douar conservant le même nom, sur la rive sud de la route d’Essaouira, là où il se trouve actuellement (Rapport sur le douar Iziki, 1967).
83On voit bien dans ce cas que l’occupation des lieux n’a rien de clandestin ou d’illégal. C’est le développement ultérieur du douar qui va se heurter à la volonté des autorités. Aussi bien les phénomènes de taudification à l’intérieur de la médina, que la naissance des premiers douars, sont le reflet de la marginalisation dans laquelle est maintenue la population musulmane sous le protectorat. L’attention exclusive portée par les autorités de l’époque au Guéliz et à ses annexes résidentielles ou industrielles laisse penser qu’elles n’ont pas mesuré l’étendue des problèmes que poserait une médina « délaissée ». Les premiers douars ont été l’objet de la même négligence. Au moment de l’indépendance, ils abritent déjà plusieurs milliers de personnes (plus de 10 000 dans le seul Sidi Youssef Ben Ali). C’est là un bien lourd héritage…
Conclusion
84Jusqu’à l’avènement du protectorat, Marrakech est constitué en un tout complexe et hétérogène au sein de la médina selon une organisation typique des villes musulmanes. Les différentes classes sociales sont réunies à l’intérieur des remparts, même si elles sont localisées dans des quartiers différents et, surtout, dans des maisons d’un confort très inégal. Mais cette population intra muros est loin d’être un groupe clos. Marrakech est un pivot du commerce transsaharien, qui accueille les caravanes de marchands dans ses fondouks, mais aussi les paysans des environs venus approvisionner la ville et les serviteurs du pouvoir quand elle est aussi capitale sous les dynasties almoravide et almohade, puis à nouveau sous les Saadiens. Ces migrants, temporaires ou définitifs, font croître et décroître la population de la ville au gré de ses fortunes et de ses infortunes, mais les remparts restent une protection pour tous, une enveloppe qui suffit à contenir la croissance démographique et surtout un point de contact avec le monde extérieur.
85Cette évolution avec ses hauts et ses bas s’étend sur plus de huit siècles. En moins de cinquante ans, le protectorat va modifier radicalement ce modèle d’organisation et imprimer une marque que l’indépendance n’effacera à aucun moment. Il crée ainsi les conditions d’une croissance démographique irréversible, qui se substitue aux oscillations du passé. Il bouleverse d’abord l’équilibre économique de la région en transformant une agriculture de subsistance en une production essentiellement orientée vers l’exportation, moyennant le développement d’une industrie agroalimentaire, qui reste cependant bien incapable d’absorber l’excédent de population active rurale induit par la mécanisation. Il introduit par ailleurs un système urbain dual qui fait sortir Marrakech de ses murs, en créant des quartiers réservés aux Européens et transforme le rempart en un instrument de ségrégation raciale et sociale.
86Le cadre est prêt pour les évolutions majeures qui vont marquer le Marrakech contemporain : le délaissement de la médina par la bourgeoisie et la classe moyenne, qui iront remplacer les Européens dans la ville moderne ; la densification, la prolétarisation et la dégradation de la médina jusqu’à son débordement dans les douars environnants ; enfin le retour d’une mixité sociale avec l’installation de nouveaux Européens, dans la médina cette fois. Le protectorat a organisé un système ségrégatif, qui ne s’estompe qu’au hasard d’une évolution urbaine qui échappe largement aux autorités.
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Références bibliographiques
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Auteur
Est géographe, professeur à l’université Cadi Ayyad à Marrakech. Il travaille sur la population de Marrakech et sa région, la pauvreté et les classes populaires. Dès les années 1980, il montrait l’originalité du phénomène de l’habitat clandestin, les constructions en pisé donnant une forme très différente de celle des bidonvilles. Très attaché à la médina de Marrakech, il a choisi de s’y installer.
Sebti M., 1985, « L’habitat des douars de Marrakech : un héritage compromis » Annales de géographie, 94, p. 63-84.
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