Chapitre 1
Mille ans de démographie au Maghreb : de la stagnation à l’urbanisation
p. 33-62
Texte intégral
I. Tendances démographiques de l’an mil à nos jours
1La démographie du Maroc au long du IIe millénaire reste à peu près sans documentation sérieuse jusque vers 1900. Les récits des voyageurs fourmillent d’évaluations sur la taille des villes, voire des pays, mais ils sont, manifestement, grossièrement erronés, péchant le plus souvent par excès, pour magnifier observations et découvertes. Les administrations, souvent faibles et mal organisées, ne s’intéressent guère au nombre des hommes, comme on a pu le voir en d’autres temps et d’autres lieux, à des fins fiscales ou militaires. Quelques chercheurs ont récemment mis un peu d’ordre dans les informations parcellaires, les soumettant à leur jugement de vraisemblance et les articulant autour de leur connaissance des faits politiques et économiques, ainsi que des événements, pour ne pas dire les catastrophes, naturels et sanitaires. Ils dressent ainsi les grands traits de l’évolution de la population du Maghreb depuis l’an 1000, à défaut de pouvoir distinguer chacun des trois pays, Algérie, Maroc et Tunisie (Tabutin, Vilquin, Biraben, 2002).
1. Dépopulation puis croissance au IIe millénaire
2La population du Maghreb a vraisemblablement reculé pendant la première moitié du millénaire, l’effectif global passant de 6,3 millions en l’an mil à 4,7 millions, cinq cents ans plus tard, après avoir sans doute connu un minimum, autour de 4 millions, dû aux ravages de la Peste noire au milieu du xive siècle. Dans la seconde moitié du millénaire, la population se stabilise autour de 5 millions d’habitants, avant d’entreprendre une lente croissance, quasi continue, qui s’accélère progressivement à partir du xixe siècle pour atteindre un maximum vers la fin du siècle suivant. Durant cette dernière période, la documentation statistique, de bonne qualité, permet une analyse détaillée de la situation démographique du Maroc, et une comparaison avec les deux autres pays du Maghreb (tableau 1).
Tableau 1 • Population du Maghreb entre 1000 et 1850

Source : Tabutin et al., 2002.
a. Décroissance et décadence du xie au xve siècle
3Tabutin, Vilquin et Biraben (2002, p. 2) analysent ainsi le recul démographique, confortant leur jugement par ceux des autres historiens des populations. Vers l’an mil, après plusieurs siècles de crise et de recul démographiques, les trois pays du Maghreb ont dû, grâce à la prospérité de l’ère ziride, approcher les 6,5 millions d’habitants. Mais, au milieu du xie siècle, l’invasion des Hilaliens, venus du sud égyptien, c’est-à-dire de l’est, clôt brutalement cette période heureuse. L’empire berbère des Almoravides, fondé à la même époque, mais à partir de l’ouest, à l’autre bout du Maghreb, et celui, plus glorieux encore, des Almohades qui lui succède, sont impuissants à endiguer le flot des nomades qui, partout où ils passent, font reculer l’agriculture. En 1200, le Maghreb ne doit guère compter plus de 5 millions d’habitants. L’arrivée en Tunisie des Béni Solaïm, tribu hilalienne attardée en Libye, accélère la désagrégation administrative du pays. Dès la première moitié du xiiie siècle, l’Empire almohade entre en décomposition. Selon la Cambridge History of Africa (Fage, Oliver, 1975-1986, t. 3, p. 360), les xiiie et xive siècles se signalent par « des indices de dépopulation au Maroc ». Les Mérinides, qui y ont supplanté les Almohades, tentent vainement de ressusciter leur empire face aux individualismes locaux. Tout cela est balayé par les ravages de la Peste noire en 1348-1349, qui, de Tunis à Tanger, emporte tout ce qui restait de l’administration et fait, directement ou indirectement, disparaître une grande partie de l’élite intellectuelle : après elle, ce n’est plus qu’une lente décadence. Reinhard et al. (1968, p. 83) résument parfaitement le diagnostic unanime des contemporains et des historiens pour la période qui sépare les invasions de la Peste noire : « Après le xie siècle, la situation s’aggrave, surtout dans les campagnes. Des ravages de plantations, de systèmes d’irrigation, éliminent ou réduisent considérablement l’agriculture au profit du nomadisme. De toute évidence, cette transformation abaissa considérablement le niveau démographique, par exemple en Afrique du Nord, de l’Égypte au Maroc. » Avec le retour de la peste en 1362-1363, et tous les dix ou douze ans par la suite, la population du Maghreb ne dépasse sans doute guère les 4 millions en 1400.
À la fin du xve siècle, le Maghreb connaissait une crise sévère, marquée par un affaiblissement démographique, une désarticulation de l’économie et une incurable faiblesse politique. […] Au cours des xive et xve siècles, épidémies et famines eurent pour effet de réduire l’ensemble des populations du Maghreb. […] (Unesco, 1980-1998, t. 5, p. 181.)
b. Crises politiques et épidémies jusqu’au début du xxe siècle
4Les bonnes périodes alternent avec les moins bonnes. Au Maroc, les Saadiens, qui remplacent les Mérinides au milieu du xvie siècle, ont un petit succès dans leur tentative de remise en ordre. L’un de leurs souverains, El Mansour, réussit, de 1578 à 1603, à imposer vingt-cinq années de paix et de prospérité au Maroc, pendant que l’accueil des réfugiés morisques d’Espagne (musulmans convertis de force au catholicisme sous l’Inquisition, puis expulsés au début du xviie siècle) revivifie un peu le commerce des villes. Suit une lente décomposition économique et politique, faite de violences et de luttes intestines, à peine ralentie par les longs règnes de Moulay Ismaïl (1672-1727) et de Sidi Mohamed (1757-1790).
5À la conjoncture politique se superpose celle des crises alimentaires et sanitaires, qui alternent avec des périodes de relative abondance et concourent sans doute à une évolution numérique de la population en dents de scie. Daniel Noin qui étudie le Maroc rural décrit ainsi la situation du pays :
Sur ce sujet, les renseignements sont nombreux depuis le xvie siècle : c’est même le seul point relativement facile à connaître de l’histoire de la population. C’est ainsi qu’on peut compter au moins trois ou quatre grande famines par siècle, plus ou moins généralisées, sans compter une dizaine ou une quinzaine de disettes plus circonscrites dans leur extension. […] Il n’y a pas de périodicité bien nette mais des cycles de bonnes et de mauvaises années. Ce ne sont pas les famines pourtant mais les épidémies qui ont provoqué les chocs démographiques les plus violents ; c’est le cas en particulier des épidémies de peste [jusqu’à la fin du xviiie siècle], les épidémies de choléra prenant le relais au xixe (Noin, 1970, t. 1, p. 238-239).
6Le commerce avec l’Europe reprend un peu d’ampleur et redonne un peu de vie à l’économie. Malgré la très grave peste de 1816-1822, la population croît de nouveau. En 1830, lorsque les Français débarquent à Sidi Ferruch, le Maghreb compte environ 7 millions d’habitants, un peu plus de 3 millions pour le Maroc, autant pour l’Algérie, et peut-être 1 million pour la Tunisie. Tout au long du xixe siècle, l’Afrique du Nord, alors essentiellement rurale, connaît périodiquement des années (ou des périodes) « noires », liées à des crises climatiques, agricoles et sanitaires d’ampleur variée. Tabutin, Vilquin et Biraben (2002, p. 12) donnent une brève chronologie des principales crises que connaît le Maroc de 1800 à 1945, en complétant celle esquissée par Noin (1970, t. 1, p. 239) :

7La crise de 1878-1882 au Maroc, conjuguant choléra, variole et famine, aurait conduit au dépeuplement de certaines régions et peut-être même à un recul de la population totale (Noin, 1970, t. 1, p. 240).
8La fréquence, la virulence et l’extension géographique de ces fléaux, notamment des épidémies, reculent peu à peu, avec le développement des administrations et des contrôles sanitaires, l’amélioration de l’hygiène dans les villes et les premiers progrès en matière de transports. La lente croissance démographique qui se dessine en tire bénéfice. Il faudra néanmoins attendre la fin des années 1940 pour les voir disparaître de la région.
2. Le xxe siècle, une nouvelle ère de la démographie marocaine
a. Une population plus contrôlée et mieux connue
9Les démons malthusiens qui freinaient la croissance, famines et épidémies, sont progressivement sous contrôle d’une administration plus efficace. La croissance de la population s’accélère et atteint un sommet dans les années 1960. Dans le même temps, les progrès de l’administration – celle des colonisateurs, puis celle du pays indépendant – se marquent aussi par une connaissance plus précise des effectifs et des caractéristiques de la population.
10Le premier dénombrement ne date que de 1921 (dans la zone Sud sous protectorat français) et le premier recensement sur une base individuelle de 1952 seulement (pour un échantillon de la population), mais les décomptes partiels permettent déjà d’avoir une idée relativement bonne de la population vers 1900. Daniel Noin (1970, t. 1, p. 249) estime ainsi à 4,4 millions la population rurale au début du xxe siècle. Il y ajoute 400 000 personnes dans 27 agglomérations retenues comme étant des villes (dont quatre seulement dépassant 25 000 habitants). Soit un total approchant 5 millions d’habitants.
11On entre ensuite dans l’ère des dénombrements, mais il y a peu de coordination entre les opérations de l’ancienne zone Sud et celles de l’ancienne zone Nord (sous contrôle espagnol). S’y ajoute l’absence de tout décompte dans l’ancienne zone internationale de Tanger, dans le petit territoire d’Ifni et dans l’ancien Maroc méridional espagnol. Dans la zone Sud, les dénombrements sont de simples comptages des individus et des familles de valeur inégale. En 1936, des vérifications entreprises, en particulier avec le service des impôts, montrent la qualité des décomptes malgré des déficiences dans les régions montagneuses ou sahariennes. Il faudra attendre le premier recensement du Maroc indépendant, en 1960, pour retrouver une qualité comparable à celle de 1936 et tracer une évolution démographique vraisemblable, même si les défauts classiques d’un recensement dans un pays peu alphabétisé sont évidents (sous-déclaration des jeunes enfants et des femmes, mauvaise connaissance des âges). Entretemps, les dénombrements de l’ancienne zone Nord sont soumis aux mêmes disparités dans la qualité : résultats satisfaisants en 1935, premier recensement sur une base individuelle en 1951, avec d’assez bons résultats.
12Le mouvement général est celui d’un progrès de la connaissance, aussi bien dans les effectifs que dans les caractéristiques de la population marocaine. Les corrections introduites ici et là par Daniel Noin (1970, t. 2, p. 96) tiennent compte des déficits ou des excès avérés aussi bien que du souci de faire apparaître une accélération progressive de la croissance d’une estimation à la suivante. Cet emballement est donc en partie inscrit dans les hypothèses de l’auteur, mais la vraisemblance de l’hypothèse est très forte, même si la grande régularité du mouvement est sans doute exagérée (tableau 2).
Tableau 2 • Effectif et taux annuel moyen de croissance de la population marocaine (1900-1960)

Source : population « musulmane », d’après Noin, 1970.
13Cette croissance démographique progressivement accélérée jusqu’aux années 1960 marque l’entrée du Maroc dans la première phase de sa révolution démographique. C’est un phénomène classique comparable à ce qu’ont connu ou connaîtront l’ensemble des populations du monde. Il faut y voir avant tout l’effet d’un recul de la mortalité consécutif, on l’a déjà dit, aux progrès dans le contrôle des conditions alimentaires et sanitaires. Mais il se produit sans doute parallèlement un accroissement d’une natalité pourtant déjà élevée. Philippe Fargues (1986, p. 226) invoque à juste titre la plus grande stabilité des mariages grâce au recul du veuvage, dans des pays où la fécondité est presque exclusivement le fait des couples mariés, mais il ajoute aussi un vraisemblable recul des divorces (répudiations), qui refléterait une évolution des sociétés arabes à l’égard des femmes et de la conjugalité. Nous reviendrons plus loin sur la mesure des composantes de la croissance démographique au Maroc pendant cette période.
b. Années 1960 : la deuxième phase de la révolution démographique
14La croissance de la population marocaine atteint un sommet un peu inférieur à 3 %. Elle va faire en trois décennies le chemin inverse de celui parcouru dans la première moitié du xxe siècle : après l’accélération, une rapide décélération qui ramène le taux de croissance de la population à un niveau à peine supérieur à 1 % au début du troisième millénaire ; c’était celui qui avait vraisemblablement cours vers 1920. Mais la situation a profondément changé dans l’intervalle : la mortalité a poursuivi son recul, grâce à l’amélioration de la situation économique générale et grâce aux progrès médicaux, qu’il s’agisse du développement du personnel et des infrastructures de santé, et du progrès des techniques médicales au niveau mondial ; la fécondité, après être passée par un niveau très élevé, a fortement reculé sous l’effet d’un profond changement des mentalités aux niveaux tant individuel que collectif, que cela se marque par un recul de l’âge au mariage ou par une diffusion rapide et profonde des moyens contraceptifs modernes ; l’émigration s’est développée vers un éventail de pays européens, malgré les politiques de fermeture adoptées par la plupart de ceux-ci depuis les années 1970.
15Le Maroc partage ces tendances récentes avec ses voisins maghrébins, à quelques nuances près. L’Algérie a connu au lendemain de sa libération une sensible accélération de sa croissance démographique, qui a porté les taux à un niveau exceptionnellement élevé, y compris par rapport aux deux pays voisins. C’est l’époque où la Tunisie, puis le Maroc, adoptent leurs premiers programmes de limitation des naissances, alors que l’Algérie prend une position résolument anti-malthusienne, qui s’exprime avec une vigueur étonnante, en particulier lors de la Conférence mondiale de la population à Bucarest en 1974 (« le développement [économique] est le meilleur contraceptif »). Jusqu’à aujourd’hui, la croissance démographique est restée plus forte en Algérie qu’en Tunisie et au Maroc, mais les trois pays suivent une évolution parallèle, combinaison des trois mêmes phénomènes (recul de la mortalité, baisse de la fécondité et émigration vers l’Europe occidentale et méridionale). La révolution démographique est dans sa deuxième phase, celle d’un ralentissement spectaculaire de la croissance, même si, dans les années récentes, la natalité en Algérie connaît un étonnant rebond que l’on comprendra sans doute mieux une fois connus les résultats du recensement de 2008 (figure 1).
Figure 1 • Taux annuel de croissance de la population par période

c. Des différences entre les trois pays
16Le parallélisme des mouvements entre les trois pays laisse subsister des écarts de niveau parfois substantiels. La distance est nette entre la Tunisie et le Maroc dans leurs parcours vers une mortalité et une fécondité réduites. La mortalité infantile est près du double au Maroc ; l’indice synthétique de fécondité est plus élevé de 0,4 naissance par femme, soit un surcroît de 20 %. L’Algérie occupe sur ces points une position intermédiaire (tableau 3).
Tableau 3 • Mortalité infantile et dimensions de la fécondité vers 2000-2004

Sources : Algérie, enquête algérienne sur la Santé de la famille, 2002 ; Maroc, enquête sur la Famille et la Santé familiale, 2003-2004 ; Tunisie, état civil, recensement 2004 et enquête Papfam 2001.
17Les facteurs de la fécondité soulignent également la distance entre Maroc et Tunisie. La proportion de femmes mariées à 20-24 ans est sensiblement plus forte au Maroc, témoignant d’une plus grande précocité du mariage. La couverture des besoins contraceptifs est plus faible au Maroc, mais cette fois l’écart est modeste avec la Tunisie, les deux pays partageant un niveau élevé de protection contraceptive. Ce qui est beaucoup moins vrai en Algérie.
18On ne peut manquer de rapprocher ce constat sur les disparités entre les trois pays en matière démographique – montrant en particulier un retard du Maroc sur ses voisins du Maghreb, surtout la Tunisie – de l’information sur le niveau d’instruction dans les trois pays. On utilise ici la proportion de femmes analphabètes comme indicateur. La fraction d’analphabètes était uniformément supérieure à 90 %, chez les femmes nées jusqu’en 1940, qui n’ont donc pas fréquenté l’école au temps de la colonisation. Par la suite, l’amélioration de la situation a été continuelle et substantielle, mais elle a bénéficié beaucoup moins aux Marocaines qu’aux Algériennes et surtout aux Tunisiennes. Pour les femmes nées vers 1960, susceptibles d’être scolarisées dans les premières années des indépendances, il n’y a plus que 40 % d’analphabètes en Tunisie, mais encore 70 % au Maroc (et 55 % en Algérie). Vingt ans plus tard, l’analphabétisme féminin est ramené à 12 % en Tunisie et à 19 % en Algérie, mais il est encore supérieur à 40 % au Maroc. C’est un handicap considérable pour le pays (figure 2).
Figure 2 • Taux d’analphabétisme des femmes par année de naissance

II. La croissance urbaine au Maghreb
19Dans les pays développés, où le phénomène est ancien et son évolution progressive, l’urbanisation est allée de pair avec une relative amélioration des conditions d’existence des habitants. Dans les pays en développement, l’accélération de l’urbanisation est une manifestation récente. Elle a été engendrée par la pénétration de l’économie moderne et par la décomposition des structures agraires traditionnelles. Les conditions de vie dans les campagnes se sont détériorées et ont entraîné un mouvement massif d’exode rural. L’afflux de ruraux, additionné à une forte dynamique démographique naturelle dans les villes, explique cette urbanisation explosive.
20Cette vague de croissance urbaine, souvent anarchique, pose des problèmes aigus pour des populations de plus en plus nombreuses et démunies. Ces populations, poussées hors des campagnes, sont victimes du mythe de la ville salvatrice. En 1991, l’Organisation mondiale de la santé (OMS), à l’occasion de sa quarantième assemblée tenue à Genève, admet que la grande crise que connaissent ces villes ne cesse de s’aggraver : de nombreux déséquilibres, à la fois économiques, sociaux, politiques et démographiques s’expriment de façon particulièrement violente dans les milieux urbains.
21L’analyse de ces mécanismes doit tenir compte des mécanismes d’urbanisation dans les pays du Maghreb non seulement de la ville, mais aussi de la stratégie globale de l’urbanisation dans cette partie du monde. Il s’agit essentiellement de considérer la ville maghrébine dans un contexte suffisamment large, englobant l’aménagement de l’espace, le pouvoir et l’idéologie, dans une perspective historique et par ses manifestations actuelles.
1. Dimensions et potentialités du Maghreb
22Les pays du Maghreb, Algérie, Maroc et Tunisie, constituent un ensemble homogène, lié par l’histoire, la société, la religion, la langue, bien qu’il existe des divergences très nettes sur le plan politique. Les frontières elles-mêmes sont parfois artificielles. De création coloniale, elles ont élargi des territoires au détriment d’autres, expliquant ainsi les contestations et les conflits dont souffre aujourd’hui la région.
a. Des différences géographiques et économiques
23Sur le plan géographique, les trois pays offrent des espaces aux capacités bien différenciées. Le Maroc dispose, à première vue, d’importants atouts. Il bénéficie d’une double ouverture sur la mer, l’Atlantique et la Méditerranée. L’exposition atlantique est vitale pour le pays, car elle marque fortement le climat et concentre l’essentiel des activités économiques. Le littoral océanique, long de 3 000 kilomètres, bénéficie d’abondantes richesses halieutiques. Du côté de l’Atlantique, les plaines, très vastes et suffisamment arrosées, constituent une base essentielle pour la valorisation agricole, et une priorité dans les plans d’aménagement et de développement. Si l’on ajoute à cela les disponibilités minières, en particulier les phosphates, les richesses ne manquent pas au Maroc. Mais la gestion de ces ressources est encore insuffisante et la richesse vive par habitant reste encore faible. En outre, des dépendances vis-à-vis de l’extérieur se font de plus en plus sentir sur le plan économique et social, surtout dans le domaine de l’énergie, du tourisme, de la pêche et de la commercialisation des produits agricoles.
24L’Algérie est trois fois plus étendue que le Maroc (2 382 000 km2), avec une immense partie saharienne. La richesse en hydrocarbures, essentielle, explique l’importance du produit intérieur brut par habitant, par rapport au Maroc (tableau 4).
Tableau 4 • Revenu national brut par habitant, en 2005 (en dollars US)

Source : Population Reference Bureau – 2007, World Population Data Sheet.
25Mais le retard est immense dans le domaine agricole et le pays reste très dépendant de l’extérieur sur le plan alimentaire. En revanche, la grande industrialisation bénéficie d’une politique suivie et vigoureuse, qui place l’Algérie un peu à part vis-à-vis de l’ensemble des pays sous-développés.
26Avec la Tunisie, on change d’échelle, car le territoire lui-même est plus petit et les dimensions sont moindres. Mais c’est un pays aux multiples contrastes, avec une partie largement ouverte sur la mer et une autre tournée vers l’intérieur et portant la marque de la steppe et du désert, dont l’influence se fait sentir en profondeur vers le nord. Les richesses naturelles sont généralement plus limitées, mais la balance commerciale est à peu près équilibrée grâce à la présence des hydrocarbures, à une industrie qui ne cesse de se développer et au rôle du tourisme qui capte un afflux important de devises. Cependant, l’économie subit l’emprise extérieure, et ceci la rend vulnérable.
b. Régimes politiques et évolutions économiques
27Au plan politique, l’identité du Maroc s’est affirmée dès le xie siècle avec la dynastie Almoravide et, plus tard, celle des Chorfa Alaouites. Aujourd’hui, le pays bénéficie d’un système politique original au sein du Maghreb, une monarchie constitutionnelle dotée d’un parlement à deux chambres ayant finalement su rallier autour d’elle l’essentiel des forces vives du pays et dont le contrôle s’étend à l’ensemble des champs d’activité. Comme dans les autres pays du Maghreb, le processus de démocratisation est à l’ordre du jour au Maroc et le pluripartisme est largement admis. Le libéralisme économique qui s’est imposé durant la période coloniale n’a pas été mis en cause, et les plans triennaux ou quinquennaux tentent d’organiser l’économie et la société sans être impératifs. L’État joue cependant un rôle crucial et prend part, directement ou indirectement, à l’essentiel des activités économiques : sa participation financière dans les différents secteurs de l’industrie et de l’agriculture est aujourd’hui évaluée entre 50 et 80 %. Il est présent dans le domaine minier et bancaire, dans la mise en œuvre des grands barrages et par une intervention massive en milieu rural. Le caractère prépondérant de son action apparaît aussi à travers l’importance de ses commandes aux différents secteurs économiques : entre 60 et 80 % de la production minière, la moitié de celle de l’industrie des matériaux de construction et environ le quart des autres produits manufacturés. Cependant, les initiatives privées ne sont pas étouffées et sont même encouragées dans les différentes branches industrielles, l’immobilier, le tourisme et l’agriculture. Le développement du secteur économique privé, surtout à partir des années 1970, a favorisé l’enracinement d’une bourgeoisie riche et influente, aux dépens des classes moyennes dont le rôle recule peu à peu. Les classes pauvres augmentent de jour en jour, surtout avec la forte croissance démographique et ce malgré les bonnes volontés affichées de la part des responsables et des dirigeants.
28La Tunisie est une république où la voie à la démocratisation s’est ouverte après une période de domination du parti unique, le Néo-Destour. Après l’instauration de la constitution de 1959, le pays a suivi un modèle de développement dirigiste et socialisant. Mais à partir des années 1970, le système a commencé à sortir de son enfermement et reconnaît peu à peu la pluralité des partis et des syndicats. Le régime a opté pour le libéralisme économique. Avec une opposition particulièrement tenace, des soulèvements populaires et un contexte international favorable (effondrement de l’URSS et de l’économie planifiée), la transition vers des pratiques plus démocratiques apparaît désormais comme une étape inévitable. L’ouverture économique et politique explique certaines réussites, comme le maintien de l’équilibre entre les importations et les exportations, l’importance de la scolarisation et le développement des classes moyennes. Mais ces éléments positifs, dans un pays qui se développe, ne peuvent cacher le chômage et le sous-emploi. Par ailleurs, les élites destouriennes gardent toujours la mainmise sur les ressources du pouvoir. Le parti socialiste destourien (PSD), rebaptisé RCD (Rassemblement constitutionnel démocratique) s’affirme dominant, en dépit d’un début d’ouverture politique.
29L’Algérie a eu une orientation politique différente des autres pays du Maghreb. C’est une république socialiste où le président peut avoir un pouvoir important. Tout de suite après l’indépendance, le régime est devenu celui du parti unique. Le décret de 1963 a interdit toutes les organisations politiques, à l’exception du Front de Libération nationale (FLN), devenu la charpente principale de l’État. La gestion de la décolonisation s’est opérée à travers une planification économique stricte et une série de changements structurels de grande envergure (révolution agraire, nationalisation des sociétés industrielles, commerciales et de transport). Un contrôle efficace s’est exercé sur la formation des revenus et a garanti la distribution de salaires élevés. Mais la bureaucratie envahissante, parfois corrompue, a empêché l’amélioration de la productivité. La rareté de certains produits de première nécessité s’est accompagnée d’une montée brutale des prix, désavantageant ainsi les couches sociales aux ressources financières limitées. La nouvelle politique économique de l’Algérie est orientée vers l’ouverture et l’assouplissement. La transition s’est effectuée dès le début des années 1980, avec la restructuration des grandes sociétés nationales et l’encouragement du secteur privé. Mais le système politique est resté fermé jusqu’en 1988 et ne connaît des changements importants qu’à partir des années 1990, surtout après les émeutes sanglantes d’octobre 1988. L’Algérie est amenée alors, par la force de la rue, à supprimer le parti unique, à ne plus s’identifier au socialisme et à s’ouvrir définitivement sur l’économie de marché. C’est la fin du monopole du FLN, car de nombreux partis entrent sur la scène politique, légalement reconnus et de plus en plus influents. Parmi eux, le Front islamique du Salut (FIS) qui milite pour la création d’un État islamique, a remporté les deux tiers des communes et des wilayas (provinces) aux élections municipales du printemps 1990. Il concrétise l’ouverture démocratique du pays, mais annonce aussi toutes les difficultés et les incertitudes ultérieures. Le Front a été finalement dissous en 1992. L’Algérie était-elle allée trop loin dans la voie de la démocratisation ? L’orientation actuelle du mouvement islamiste laisse présager de lourdes conséquences et d’importants risques, pour le jeu démocratique lui-même.
2. Un grand mouvement d’urbanisation
30Le processus d’urbanisation au Maghreb se déroule dans ce contexte politique et économique. C’est un phénomène de grande ampleur, qui s’accompagne d’importants changements dans la répartition géographique des hommes et de leur savoir-faire.
a. Une montée de l’urbain récente et rapide
31Jusqu’à la seconde guerre mondiale, les pays du Maghreb sont restés sous l’emprise de la société rurale, avec à peine un quart de la population résidant en ville. Au moment des indépendances, le taux d’urbanisation reste encore faible, 30 %. Les villes maghrébines auront connu durant l’intervalle une modeste progression.
32Aujourd’hui, la majorité des habitants des pays du Maghreb réside en ville. La montée rapide de l’urbain constitue donc un fait récent. Le mouvement s’accélère à partir de l’indépendance. Les paysans quittent leurs villages en masse, attirés par la ville, image de modernité et d’opportunité de mieux-être (tableau 5).
33En trente ans, le nombre d’urbains quadruple, atteignant 24,5 millions en 1985. Sur cette lancée, les villes continuent à croître, pour aboutir aux 45 millions de citadins en 2005. Cinquante ans auront suffi pour modifier en profondeur la culture maghrébine qui connaît un bouleversement total.
Tableau 5 • Évolution de la population urbaine au Maghreb (%)

Source : World Urbanisation Prospects, Nations-Unies, 2007.
Tunisie, Source : recensements de 1956, 1966, 1975, 1984, 1994 et 2004.
Champ : population vivant dans les communes.
Algérie, Source : recensements de 1954, 1960, 1966, 1977, 1987 et 1998.
Champ : toutes les communes ayant comme chef-lieu une cité, une ville rurale ou une agglomération urbaine.
Maroc, Source : recensements de 1960, 1971, 1982, 1994 and 2004 ; estimation pour 1952.
Champ : respectivement 250 et 370 localités aux recensements de 1982 et 1994.
34Avec 65 % d’urbains, la Tunisie est aujourd’hui le pays le plus urbanisé au Maghreb1. Le fait n’est pas nouveau. Avant la conquête française, la Tunisie était déjà un pays de villes, avec 13 % de population urbaine. La supériorité du taux d’urbanisation, en comparaison avec les autres pays du Maghreb (Maroc, 8 % ; Algérie, moins de 5 %), peut être mise en rapport avec les caractéristiques du système politique, plus centralisé et plus stable dans sa dimension spatiale. Le caractère permanent de la présence du Bey, représentant l’autorité ottomane à Tunis, a toujours donné à cette ville les traits d’une véritable capitale politique, économique et culturelle. La domination du fait urbain en Tunisie s’est accentuée après l’indépendance, suite aux transformations politiques, économiques et sociales du pays. Un réseau urbain hiérarchisé s’est mis en place, avec une capitale de plus en plus influente. Toute l’organisation spatiale a été modifiée en profondeur, en même temps que croissait la population des villes. Mais le système urbain tunisien est marqué par une grande inégalité spatiale. Le Nord est une région de forte densité urbaine, alors que le Sud compte peu de villes, très éloignées les unes des autres. Un exemple de déséquilibre très net, qui tend à se réduire, surtout avec l’apparition d’un grand nombre de petites villes dans les régions semi-désertiques et désertiques du pays.
35L’Algérie connaît l’extension urbaine la plus spectaculaire. Son taux d’urbanisation peut être évalué aujourd’hui à 63 %, alors que vers les années 1950, il ne dépassait pas 22 %. Le retard de l’Algérie est largement comblé. La seconde moitié du xxe siècle aura été riche en bouleversements socioéconomiques et spatiaux, accompagnés d’une flambée urbaine sans précédent. C’est au lendemain de la seconde guerre mondiale que les rythmes d’urbanisation ont été les plus élevés (entre 4 et 6 %). La guerre d’indépendance a favorisé l’expansion des villes, qui ont exercé un contrôle de plus en plus fin sur l’ensemble du territoire. Avec la politique de regroupement des populations suivie durant la guerre, dans le contexte d’une stratégie globale de contrôle militaire efficace et de domination des campagnes, un grand nombre de ruraux ont été contraints de vivre loin de leurs terroirs. Et les bouleversements connus par le pays les ont empêchés de regagner leurs villages par la suite. Ils se sont simplement rassemblés dans les villes, qui ont vu augmenter leurs populations à des rythmes proches de 10 %, durant la période située entre 1954 et 1966 (Troin, 1985). L’indépendance n’a pas modifié sensiblement l’accroissement des populations urbaines, qui continue d’être rapide. Malgré les efforts pour améliorer la vie du paysan (réforme agraire, restructuration de l’espace agricole…), la politique de modernisation du pays (industrialisation, étatisation, grands projets d’aménagement spatial…) conduit à renforcer le poids des villes. Parmi elles, la capitale détient un pouvoir décisionnel de plus en plus large et les métropoles régionales dominent des réseaux vastes et complexes. Le réseau urbain algérien présente un caractère relativement hiérarchisé, suite à l’émergence récente de villes petites et moyennes. Mais la concentration des grandes villes sur le littoral induit un déséquilibre régional. Le schéma tracé durant la période coloniale n’a pas été vraiment modifié, en dépit des tentatives pour désenclaver et rééquilibrer les différentes régions du pays.
36Le Maroc est moins urbanisé que les deux autres pays. Pourtant, il est aussi engagé dans un mouvement d’urbanisation rapide et puissant, témoignant d’une profonde mutation démographique, économique et spatiale. Au début du xxe siècle, dans un contexte relativement peu urbanisé (8 %), le système urbain était pourtant assez développé. Le pouvoir était certes centralisé, mais la multiplicité des capitales donnait à celles-ci une fonction de résidence temporaire et partielle du Makhzen2. La structure urbaine et l’organisation s’écartaient du schéma général du reste du Maghreb. Cette situation peut en partie s’expliquer par la spécificité des conditions naturelles : les contrastes importants entre les plateaux, les montagnes et les vastes plaines, largement ouvertes sur l’Atlantique, divisent le Maroc en deux parties bien distinctes, le Nord et le Sud. Les anciennes capitales impériales, Fès et Marrakech, sont situées schématiquement sur une ligne séparant les deux ensembles. Les cités du Dir, nombreuses et importantes par leur localisation intermédiaire entre la plaine et la montagne, ajoutent à la diversité et à la richesse d’une armature urbaine façonnée au cours des siècles. L’histoire explique aussi la mise en place du réseau urbain marocain si bien étoffé. L’importance du commerce caravanier, la puissance des dynasties qui se sont succédé à la tête du Makhzen et le besoin d’exercer un contrôle efficace sur les voies stratégiques et les axes routiers, surtout dans la lutte acharnée qui a opposé pendant longtemps Bled Essiba (pays de la désobéissance) à Bled El Makhzen (pays du Trésor, représentant le pouvoir central), ont été des facteurs déterminants dans ce processus.
37Les premiers noyaux urbains au Maroc sont apparus essentiellement sur le littoral, sous l’influence des Phéniciens puis, surtout, des Carthaginois. Les villes comme Tanger, Tétouan, Larache et Rabat portent encore la marque de ce passé punique. Elles font partie d’un premier dispositif urbain, situé essentiellement dans le Nord-Ouest du pays et qui a connu une évolution importante sous le royaume de la Mauritanie tingitane. Parmi ces centres au caractère urbain déjà affirmé, Volubilis, située à l’intérieur, ne se développe réellement qu’au moment de l’occupation romaine. Les cités de création musulmane sont venues ensuite se greffer sur ces premiers noyaux urbains qui ont d’ailleurs servi de relais essentiels à leur édification, comme Fès sous les Idrissides. Celle-ci devient très vite une véritable capitale et son essor est désormais lié à celui des dynasties régnantes et à l’histoire économique, commerciale et culturelle du pays dans son ensemble. Dans ce réseau urbain en formation, une autre ville prend de l’importance à partir du viiie siècle, Sijilmassa, située dans le Sud-Est du pays. Son essor s’explique par l’intérêt donné à l’époque au commerce transsaharien et aux liaisons Nord-Sud.
38À la fin du xie siècle (1070), Marrakech, autre ville impériale, voit le jour sous l’impulsion des Almoravides. Située au pied du Haut-Atlas, elle devient maîtresse des principales voies de communication Est-Ouest et Nord-Sud. Ces deux villes, Fès et Marrakech, éléments de taille de l’armature urbaine marocaine, ont manifesté une grande résistance aux péripéties de l’histoire événementielle du pays. Après elles sont venues s’ajouter, dès le xiie siècle, des cités comme Salé et Rabat sur le littoral atlantique. Elles donnent au réseau urbain marocain le caractère varié et la forme complète qui lui permettront de jouer un rôle essentiel dans la liaison entre l’Afrique noire et la Méditerranée, jusqu’au xixe siècle.
39Au début du xxe siècle, le nombre des centres urbains s’élève à vingt-sept, dont les plus importants, comme Fès et Marrakech sont situés à l’intérieur du pays. Si les cités portuaires atlantiques sont encore peu développées malgré l’intensification des échanges commerciaux, les villes deviennent désormais l’élément fondamental de la pénétration de l’économie moderne. Parmi les vingt-sept centres urbains, Fès compte 95 000 habitants et Marrakech 60 000 habitants. Suivent, loin derrière, Tanger (30 000), Rabat (25 000), Essaouira (22 000) et Casablanca (20 000) (Noin, 1970, t. 2, p. 301). Lorsque les Français arrivent au Maroc en 1912, ils trouvent un pouvoir central affaibli, mais un réseau urbain achevé et solide. Fès et Marrakech atteignent chacune 100 000 habitants, chiffre important pour l’époque. Fascinés par le cadre urbain traditionnel et préoccupés par des impératifs de contrôle, les colonisateurs implantent les quartiers destinés aux Européens, nettement à l’écart de la partie historique de ces villes.
b. Évolution de l’armature urbaine marocaine
40Contrairement à l’Algérie, qui a subi une « politique de déculturation systématique et de francisation agressive de la vie urbaine » (Rassam, Zghal, 1980, p. 15), le Maroc conserve son cadre urbain traditionnel. De nouvelles villes apparaissent, en rapport avec la colonisation agricole ou l’exploitation minière, dans les régions marocaines les plus riches (Chaouia, Tadla, Gharb, plateau des phosphates). Les régions présentant peu d’intérêt économique connaissent une urbanisation moins importante.
41En même temps que s’établit un ordre urbain nouveau, support essentiel de la colonisation, l’espace connaît une véritable réorganisation. Mais la ville est surtout structurée pour le bien-être des Européens. Une situation qui va tourner rapidement au désavantage de la communauté indigène (Belfquih, Fadloullah, 1986). Cet urbanisme idéologique, fondé sur la domination raciale, pose le fondement de la structure des cités modernes, portant durablement la marque de la ségrégation spatiale. Un tel schéma se trouve accompli plus ou moins parfaitement à Rabat, choisie capitale du pays par Lyautey, et à Casablanca qui va devenir le premier centre d’affaires. Un choix qui lance l’économie du Maroc sur la côte Atlantique et entraîne la stagnation des villes situées à l’intérieur comme Fès, Meknès et Marrakech.
42Après l’indépendance, la concentration de l’activité économique sur le littoral s’affirme et l’axe urbain de Casablanca s’étend et se densifie, jusqu’à former une conurbation littorale aujourd’hui longue de 150 kilomètres, de Kénitra à El-Jadida, et rassemblant plus de 5 millions d’habitants. Cette évolution ne contrecarre pas, dans l’immédiat, la redynamisation récente de Fès et de Marrakech, au sein d’un système urbain qui reste malgré tout relativement équilibré.
43En fait, le processus d’urbanisation n’est plus limité aux axes majeurs, tracés autrefois par les autorités coloniales. La multiplication des villes hors de ces axes favorise la diffusion du fait urbain à travers l’espace national. Non seulement les villes principales se sont développées, mais aussi les petites et les moyennes agglomérations. Ceci a entraîné un épaississement et un enrichissement de la hiérarchie urbaine marocaine. L’armature urbaine se diversifie et cette diversité, qui va au-delà de la taille des agglomérations, concerne aussi leur répartition géographique au sein de l’espace national.
44Dans cette hiérarchie urbaine de plus en plus étoffée, on distingue trois axes majeurs : l’axe côtier, l’axe traditionnel et l’axe sud. Au sein de l’axe littoral, l’ensemble de Casablanca, qui a connu un développement industriel important, reste prépondérant, malgré la baisse relative de sa part dans la composition de la population urbaine totale. Cette tradition urbaine, qui s’est perpétuée à travers des siècles, donne au réseau marocain une originalité par rapport aux autres pays du Maghreb. Fixé depuis fort longtemps, ce réseau comporte 370 centres urbains en 1994 et concentre plus de 13 millions d’habitants. La diffusion spatiale et le mouvement de redéploiement urbain au Maroc, résultat de la politique de décentralisation suivie depuis l’indépendance, donnent l’image d’une forme achevée de l’urbanisation. Un avantage qu’il faudra préserver, en poussant plus loin les efforts de régionalisation et en s’attaquant à l’ensemble des questions liées à la montée rapide et brutale de l’urbain. Tout en ayant emprunté des voies différentes, cette urbanisation connaît, en fin de compte, le même aboutissement que pour les deux autres pays du Maghreb.
3. Pourquoi une telle montée de l’urbain ?
45La rapidité de la croissance urbaine dans les pays du Maghreb s’explique, d’une part, par les migrations massives en provenance des campagnes et, d’autre part, par l’accroissement naturel au sein des villes elles-mêmes.
a. L’exode rural : des flux migratoires massifs
46Dans les villes du Maghreb, une grande part des populations – entre 40 et 50 % – sont en fait des néo-citadins. Ils ne sont pas nés dans la ville où ils vivent, mais dans des campagnes plus ou moins lointaines. Les régions, d’où part l’émigration vers une ville donnée, peuvent être très étendues. Dans un pays comme le Maroc, les villes de Casablanca et Rabat-Salé constituent d’importants pôles d’attraction des ruraux en provenance de tous les coins du pays. Cette forte polarisation explique pour l’essentiel l’aspect mélangé et composite des populations des grandes métropoles, avec des traditions et des coutumes bien différentes.
47Avec l’importance de l’exode rural, jusqu’à la fin du xxe siècle, les campagnes ont joué un rôle primordial dans la formation et le fonctionnement des sociétés citadines au Maghreb. Mais le mouvement n’est pas spécifique de la période contemporaine. Au Maghreb, tout au long de l’histoire, les ruraux connaissant des difficultés de subsistance dues aux guerres, aux épidémies et aux calamités naturelles, se sont dirigés systématiquement vers les villes et s’y sont intégrés sans problème majeur.
48Dès le xive siècle, selon Ibn Khaldoun, les villes de l’Ifriqia (Tunisie) s’alimentaient par l’arrivée d’une population aux habitudes campagnardes : « Si l’on enquête sur l’origine des habitants d’une ville donnée, on a la preuve que les ruraux ont précédé les citadins. En effet, la plupart des citadins sont d’anciens ruraux des campagnes et des villages voisins, qui se sont enrichis et ont adopté le genre de vie confortable des citadins ». Encore aujourd’hui, ce processus historique est repérable, pour chaque personne de langue arabe, à travers le parler des populations urbaines d’origine rurale.
49Mais le mouvement d’exode rural vers les villes a pris une ampleur considérable dans la seconde moitié du xxe siècle. À aucun moment de leur histoire, les pays sous-développés n’ont eu à faire face à des flux aussi massifs de migrants campagnards. Durant les années 1950, les villes maghrébines devaient supporter la charge annuelle de 65 000 à 70 000 ruraux supplémentaires ; vers 1970, le solde approchait le seuil de 300 000 personnes (Escallier, 1988). Au Maroc, entre 1960 et 1971, le flux annuel moyen des ruraux vers les villes s’élevait à 67 000, il passe à 113 000 personnes au cours de la période 1970- 1982 et culmine à 193 000 en 1982-1994 (tableau 6).
50Depuis lors, le mouvement s’est sensiblement ralenti. Le flux annuel est ramené à 108 000 en 1994-2004, une réduction d’autant plus sensible que la population rurale elle-même a continué à s’accroître et qu’on a intégré abusivement, comme migration vers les villes, des changements administratifs qui font passer des bourgs du statut rural au statut urbain.
Tableau 6 • Évolution de l’exode rural au Maroc

Source : Cered, 2005.
* Estimation provisoire réalisée sur la base des données sur les naissances et les décès provenant de l’état civil. Le nombre de naissances et de décès a été corrigé en tenant compte du sous enregistrement dont souffrent ces deux événements. Notons que le phénomène d’annexion n’est pas pris en considération.
51La croissance urbaine a reposé sur l’exode rural de façon grandissante jusque dans les années 1970, où on estime que les composantes migratoire et naturelle contribuent à peu près également à une croissance alors rapide de la population urbaine. Depuis lors, la part de l’exode rural dans la croissance démographique urbaine s’est réduite, pour ne plus représenter au maximum que le tiers dans les années récentes. Un recul d’autant plus notable qu’il accompagne un ralentissement général du rythme d’expansion des villes (Cered, 2005).
52Les grands centres urbains enregistrent une diminution du poids relatif de l’exode rural, depuis les années 1980. Elles passent donc, comme c’est le cas actuellement dans plusieurs pays sous-développés, d’un type d’accroissement à prépondérance migratoire à un type d’accroissement où domine la croissance naturelle.
53Casablanca par exemple, qui a drainé 30 % de l’ensemble des migrants ruraux du pays entre 1960-1971, n’en a plus attiré que 15 % en 1971-1982. En 1989-1994, Casablanca n’a capté que 15,5 % des migrants ruraux venus s’installer dans les vingt-et-une villes les plus importantes du Maroc, alors que sa population pèse le double dans l’ensemble. Cette situation est le résultat d’un changement progressif dans la direction des flux migratoires vers les moyennes et petites villes, comme Settat, Ben Guérir, El Kelaa, El Jadida. Le réel dynamisme de ces villes attire des masses importantes de ruraux et allège la pression démographique sur les grandes villes, qui sont de plus en plus saturées. À l’inverse de Casablanca, deux villes de taille plus modeste comme Salé et Agadir (respectivement 6 % et 5,4 % de la population des 21 villes) ont drainé un exode rural plus que proportionnel, 11,2 % et 8,9 % (Cered, 2005).
54Un autre changement significatif, survenu dans le modèle migratoire au cours des dernières décennies au Maroc, concerne le renforcement des migrations interurbaines. Il s’agit d’un phénomène relativement récent, qui joue un rôle de plus en plus grand dans le fonctionnement des sociétés urbaines. Dans de nombreuses villes parmi les plus grandes, la migration d’origine urbaine l’emporte nettement sur l’exode rural : Casablanca et Mohammedia, Rabat et Salé, Meknès, en 1989-1994. Les flux sont d’importance égale à Marrakech, Agadir, Tanger, Tétouan. Ils ne sont encore à nette prédominance rurale qu’à Fès. L’arrivée, dans les villes, de populations ayant déjà résidé dans d’autres localités urbaines favorise la diversification des habitudes de consommation, entraîne l’évolution des mentalités et participe à la différentiation sociale.
55Les tendances détaillées pour le Maroc ont leur équivalent en Tunisie, où l’urbanisation s’est faite à un rythme très soutenu entre 1965 et 1995, avant que le mouvement ne ralentisse nettement dans la dernière décennie. L’histoire algérienne est, on l’a déjà vu, plus singulière, avec une forte poussée d’urbanisation pendant la guerre d’indépendance, suivie d’un net ralentissement. Depuis lors, la force de l’exode rural, illustrée par la montée de l’urbain, ne s’est pas ralentie, même dans la décennie la plus récente. Ce pourrait être la conséquence de l’insécurité, fortement ressentie dans les campagnes. Il faudra toutefois attendre confirmation de la tendance par les résultats du recensement de 2008 (tableau 7).
Tableau 7 • Augmentation du taux d’urbanisation en dix ans (%)

Sources : cf. tableau 5.
b. Facteurs de répulsion et d’attraction des ruraux
56La forte densité des populations rurales constitue l’une des causes majeures de répulsion. Une densité s’expliquant elle-même par l’inflation démographique que connaissent les pays du Maghreb, surtout après la seconde guerre mondiale. Partout, grâce à l’amélioration des soins médicaux, les taux de mortalité connaissent une baisse très nette, alors que le comportement des familles reste généralement favorable à une forte natalité.
57Dans la plupart des cas, cette évolution n’a pas été accompagnée d’un développement agricole suffisant. Avec les grandes inégalités dans la répartition des terres cultivées et la surabondance de main-d’œuvre rurale, la pression sur les campagnes s’accentue. Face aux difficultés d’assurer parfois le niveau minimum de survie, les paysans n’ont d’autre recours que de partir vers la ville. Dans le même temps, la ville exerce un pouvoir d’attraction, dans la mesure où elle dispose souvent d’un certain équipement industriel, commercial et administratif, pouvant absorber au moins une partie de la demande en matière d’emplois.
58Avec le temps, les migrants d’origine rurale peuvent compter sur le soutien des membres de leur famille, de leur région voire de leur groupe ethnique, arrivés avant eux, pour assurer leur survie dans le milieu urbain. Il existe ainsi, au sein de la ville, une série de réseaux qui permettent aux nouveaux venus de trouver un emploi, même si celui-ci a souvent un caractère instable et garantit une faible rémunération.
En effet, l’abandon de la campagne remonte généralement une filière familiale, villageoise ou tribale. Accueilli par ses proches qui l’avaient précédé en ville, le nouvel arrivant est intégré dans un réseau d’activités « informelles ». Le jeune campagnard hébergé par l’oncle de la capitale, puis engagé dans l’atelier du cousin, est un personnage classique du cinéma de l’Égyptien Salah Abou Seif, de l’Algérien Bou Ammari ou du Marocain El Mamouni (Boustani, Fargues, 1990, p. 70).
Il n’y a donc pas une seule loterie de l’emploi urbain, mais un grand nombre de filières qui permettent des niveaux de rémunération et des degrés de sécurité très divers (Bataillon, 1992, p. 734).
59Aussi, peut-on considérer la migration vers les villes comme une stratégie essentielle de survie, adoptée par les populations rurales à la recherche de meilleures conditions d’existence.
60Pour les nouveaux émigrés, la ville apparaît comme un monde bien meilleur que le village. Les différences se font d’abord sentir au niveau des revenus. Le paysan choisit d’élire domicile en ville, car il espère y jouir très vite de revenus supérieurs à ceux de la campagne. Au Maroc, par exemple, selon l’enquête sur les niveaux de vie (2000-2001), la dépense annuelle moyenne par personne dans les ménages urbains est le double de celle mentionnée pour la population rurale, 10 600 contre 5 300 dirhams. Ceci n’implique pas que l’arrivée en ville s’accompagne d’une amélioration du niveau de vie des individus, mais il faut souligner l’importance de la représentation de ce phénomène chez les personnes concernées. Dans le processus d’attraction par la ville, ce n’est pas le fait de gagner plus qui peut être déterminant, mais l’idée même et l’aspiration à une vie meilleure. Le gain espéré de la migration est supputé, parfois, à long terme et le profit immédiat n’a pas nécessairement une importance décisive pour l’individu.
61La part de la consommation alimentaire dans le budget des ménages est un indicateur précis du niveau de vie directement lié au revenu par la loi d’Engel : plus le ménage est aisé, moins la part qu’il consacre à l’alimentation est élevée. L’indice facilite les comparaisons entre milieux et pays. L’écart entre ménages ruraux et urbains révèle la situation défavorisée des premiers. L’ampleur plus marquée de l’écart au Maroc (12 points au lieu de 8) suggère le décalage plus fort entre villes et campagnes qu’en Tunisie (tableau 8).
Tableau 8 • Part de la consommation alimentaire dans le budget des ménages

Source : enquêtes sur le niveau de vie des ménages.
62En fait, il ne s’agit pas uniquement de revenus. Il y a tout l’attrait de la civilisation urbaine, qui constitue également un facteur important dans le processus de la migration. Les ruraux quittent leurs villages, dans l’espoir de participer à un mode de vie différent et à un ensemble de pratiques citadines. C’est l’image d’une société de consommation qui offre des biens et des services pouvant contribuer à un état de mieux être. Nous l’illustrons par l’écart qui subsiste, aujourd’hui encore, entre villes et campagnes, dans l’accès à l’électricité et, inévitablement, toutes les possibilités d’équipement qui en découlent. Les progrès sont évidents, mais il reste du chemin à faire pour que les ruraux bénéficient des mêmes conditions que les urbains, et pour que les Marocains s’alignent sur les Tunisiens (tableau 9).
Tableau 9 • Proportion des ménages bénéficiant d’un branchement électrique (%)

Source : recensements de la population.
63Les villes possèdent généralement des équipements scolaires suffisants et de meilleure qualité, comparés à ceux de la campagne. Cette différence constitue un élément important dans la motivation des ruraux. Pour eux, l’éducation en ville est vécue comme une chance d’intégration et de promotion sociale. Ce phénomène concerne l’ensemble des pays du Maghreb, où la scolarisation a connu des progrès notables. Mais la distance qui subsiste aujourd’hui encore entre villes et campagne reste, dans ce domaine aussi, sensiblement plus grande au Maroc que dans les autres pays du Maghreb. Elle est aussi partout plus importante pour les filles que pour les garçons, mais plus particulièrement marquée au Maroc, qui fait montre d’un sensible retard dans ce domaine (tableau 10).
Tableau 10 • Taux de scolarisation des enfants de 6-14 ans (Maroc, 8-13 ans)

Source : recensements de la population.
64La disparité des niveaux de scolarisation peut être considérée comme un déterminant important des migrations rurales vers les villes, mais c’est surtout l’inadaptation de l’enseignement qui joue un rôle déterminant dans ce processus. En effet, rares sont les enfants scolarisés qui acceptent de revenir travailler dans le domaine agricole. Les enfants qui passent une courte période à l’école se retrouvent très vite complètement déracinés. Par ailleurs, l’évolution que connaît l’enseignement entraîne, surtout dans le monde rural, une dissociation entre les enfants scolarisés et les parents restés analphabètes. Ce fossé qui se creuse entre les générations facilite le glissement des valeurs de la tradition vers la modernité et pousse les jeunes à quitter leurs villages pour élire définitivement domicile en ville.
4. L’habitat spontané, expression spatiale des contradictions urbaines
65La croissance urbaine dans les pays du Maghreb est encore loin d’être maîtrisée. Une des conséquences importantes de cette situation est l’incapacité des villes à intégrer une grande partie de leurs populations. Celles-ci connaissent une dégradation généralisée des conditions de vie. En l’absence d’une politique globale, cohérente et efficace, les différentes réalisations entreprises en matière urbaine n’ont apporté que de faibles résultats. Les choix qui ont été opérés pour résorber le sous-emploi et résoudre la crise du logement sont souvent inadaptés et peu efficaces.
66À l’intérieur des villes, la politique de l’habitat, qui se veut sociale, se heurte dans la plupart des cas à la permanence de la spéculation immobilière et à l’inadaptation de la législation foncière aux moyens financiers dont dispose la majorité de la population.
67Les clivages sociaux, qui marquent de plus en plus les organismes urbains maghrébins et contribuent à la disparition progressive des anciennes solidarités, se traduisent de manière flagrante au niveau spatial. Les populations urbaines, aux revenus faibles et insuffisants, sont contraintes de vivre des rebuts de la ville. En matière de logement, elles ne peuvent évidemment pas bénéficier de l’urbanisation de type moderne et avoir accès à un logement convenable. Ces populations construisent donc elles-mêmes leur propre habitation, en utilisant des matériaux précaires et en ayant recours à des moyens dérisoires. En choisissant les lieux les plus adaptés à leurs possibilités, elles contribuent à l’extension de la ville par une progression « sauvage ».
68Au sein de la ville, il existe une opposition fondamentale entre une urbanisation réglementaire et une autre, non réglementaire (Naciri, 1985). La première respecte les règlements en vigueur : nécessité d’équiper un terrain avant d’édifier un logement… Ce type d’urbanisation concerne les classes sociales supérieures et moyennes, ayant des revenus suffisants et stables. L’urbanisation non réglementaire, appelée spontanée ou clandestine, contribue largement à l’extension de la ville par une progression souvent anarchique. Elle est en général le fait des populations marginales, dont les revenus sont faibles et instables. Elle ignore l’essentiel des conceptions et des principes architecturaux modernes.
69Parce qu’elles n’arrivent pas vraiment à adhérer aux valeurs citadines reconnues officiellement, ces populations se retrouvent enfermées dans une sorte de marginalité spatiale. Du fait de leur situation économique, elles sont contraintes de recourir à l’auto-construction et à des matériaux précaires, fréquemment constitués des « rebuts » de la ville. Ce processus d’urbanisation, « illégal », est responsable du développement à la périphérie de la majorité des villes maghrébines de grandes et larges ceintures de misère. Il illustre de façon particulière la violence de la ségrégation résidentielle dans les villes du Maghreb. Cette dichotomie de l’habitat rappelle celle décrite par Frantz Fanon, dans le contexte de la colonisation :
Monde compartimenté, manichéiste… La zone habitée par les colonisés n’est pas complémentaire de la zone habitée par les colons. Ces deux zones s’opposent, mais non au service d’une unité supérieure. Il n’y a pas de conciliation possible, l’un des termes est de trop. La ville du colon est une ville en dur, toute de pierre et de fer ; c’est une ville illuminée, asphaltée… repue, paresseuse. La ville du colonisé, ou du moins la ville indigène, la Médina, la réserve, est un lieu mal famé, peuplé d’hommes mal famés. On y naît n’importe où, n’importe comment. On y meurt n’importe où, de n’importe quoi (Fanon, 1968, p. 8).
70Ou le romancier Abdelkébir Khatibi :
On connaît l’imagination coloniale : juxtaposer, compartimenter, militariser, découper la ville en zones ethniques, ensabler la culture du peuple dominé. En découvrant son dépaysement, ce peuple errera, hagard, dans l’espace brisé de son histoire. Et il n’y a rien de plus atroce que la déchirure de la mémoire. Mais déchirure commune au colonisé et au colonial, puisque la médina résistait par son dédale (1971, p. 46).
71Les choses ont évidemment évolué au Maghreb depuis la période coloniale. La ségrégation résidentielle n’est plus fondée sur la séparation ethnique, mais sur les moyens financiers dont peuvent disposer les populations. Elle ne traduit plus l’opposition entre colons et colonisés, mais elle exprime « un réel affrontement entre « ceux d’en bas » et « ceux d’en haut », entre ceux qui gaspillent et ceux qui sont totalement démunis » (Hargous, 1972, p. 14).
a. Au Maroc
72Ainsi apparaît, à la périphérie des grandes villes marocaines, un nouveau type d’habitat spontané, qui introduit dans le paysage urbain un élément de contraste fort, aussi bien avec les quartiers modernes qu’avec les médinas traditionnelles. Les types d’habitat précaires qui émergent en premier, à la périphérie des villes, reproduisent l’habitat rural dans le cadre de la ville. Ce sont surtout des khiam (ensemble de tentes) et des nouala (huttes de branchages et de roseaux). Cet habitat n’a, à ses débuts, qu’une fonction provisoire et il s’implante surtout à proximité des lieux de travail (chantiers de construction, voirie, quartiers industriels…).
73L’apparition des bidonvilles au vrai sens du terme correspond, dès 1930, au développement de l’industrialisation, sur tout dans les villes côtières comme Casablanca, Kenitra, Mohammedia… L’action de l’administration coloniale joue d’ailleurs un rôle essentiel dans la mise en place définitive de ces bidonvilles. Le plus souvent considérés comme un « réservoir » de main-d’œuvre, répondant à la demande des activités industrielles et commerciales, ils ont été organisés et même partiellement équipés. Par commodité, et par besoin de contrôle, on les a parfois regroupés (Adam, 1972). Le bidonville devient dès lors, pour les autorités coloniales, un moyen de fixation et de reproduction de la main-d’œuvre nécessaire au développement économique. C’est ainsi que la municipalité de Casablanca a aidé l’implantation des baraques pour loger les populations venant du milieu rural, en achetant elle-même en 1939, trois parcelles de terrain. Elle a même instauré une taxe municipale, à laquelle étaient assujetties toutes les baraques, pour donner ainsi au bidonville un caractère relativement durable (Benzakour, 1978).
74Après la seconde guerre mondiale, la recrudescence de l’exode rural et la densification des médinas accentuent la crise du logement et la progression des bidonvilles. Non seulement ceux-ci absorbent une grande partie des ruraux à faible revenu, mais deviennent aussi le produit d’une intense spéculation foncière, dont la législation, mal adaptée, s’avère incapable de limiter les excès. Le volume de la population des bidonvilles s’accroît très vite et représente, vers 1950, de 5 à 15 % de la population urbaine dans les villes faiblement industrialisées et de 20 à 75 % dans les villes où l’industrialisation a été davantage développée (Benzakour, 1978). L’accession du Maroc à l’indépendance n’a pas modifié la dynamique de l’habitat spontané. Ni les importants crédits accordés à la planification urbaine ni l’élaboration, surtout après 1970, d’une nouvelle politique de l’habitat n’ont pu empêcher l’extension des bidonvilles. Par les effets conjugués de la stagnation économique et de la pérennité du sous-emploi, les quartiers périphériques spontanés continuent à croître à un rythme spectaculaire.
75Déjà, en 1970, 7 % de la population marocaine totale vivait dans les quartiers périphériques spontanés. Les bidonvilles de Casablanca qui regroupaient 19 % de la population urbaine en 1950, abritent en 1970 environ 33 % de cette population. Ces toutes dernières années, les grands bidonvilles sont à peu près systématiquement supprimés à Casablanca, dans le but de faire de cette ville un « modèle ». Or, Casablanca constitue une exception au Maroc. Ainsi, de nouveaux secteurs urbains sont progressivement aménagés, où seul un pourcentage limité d’occupants des bidonvilles, incendiés ou démolis, peuvent trouver accueil. Si les grands bidonvilles ont été démolis, les bidonvillois continuent néanmoins d’édifier des baraques là où la surveillance est inefficace. En effet, le nombre d’emplois créés ne correspond nullement aux besoins nouveaux, et les quartiers destinés à accueillir les habitants des bidonvilles sont très vite saturés. Les bidonvilles sont donc loin d’être complètement résorbés, malgré toutes les tentatives. Selon les statistiques officielles, ce phénomène, qui touche la plupart des grandes villes marocaines, concerne entre 15 et 20 % de la population urbaine (ministère de l’Intérieur, 1994). En 1999, le ministère de l’Habitat et de l’Urbanisme déclarait avoir recensé 700 quartiers clandestins dans l’ensemble du Maroc urbain, avec une population de 450 000 habitants. Ces estimations sont à prendre avec précaution, car il s’agit d’établissements humains difficiles à contrôler. La situation est d’autant plus complexe que le rythme de croissance de ces colonies spontanées est, parfois, particulièrement impressionnant. Leur taux annuel de croissance démographique peut être le double de celui de l’ensemble de la ville (6 à 8 %, par rapport à 3 ou 4 %).
76Au Maroc, une distinction fondamentale s’impose car les caractéristiques économiques des villes et le degré de pénétration de l’industrie moderne ont une influence décisive sur le choix des matériaux utilisés. Les « vrais » bidonvilles, composés de baraques stéréotypées essentiellement en tôle, concernent surtout la périphérie des villes qui ont connu une importante industrialisation. La tendance à utiliser les rebuts industriels pour la confection des abris spontanés, dont les signes étaient déjà apparus dès 1930 dans les villes de l’axe littoral, s’est confirmée et même accentuée. Dans les villes où l’industrialisation est restée limitée, comme à Fès et à Marrakech, les bidonvilles sont peu développés ou n’existent pas. En revanche, autour de ces villes se développent d’autres formes d’habitat précaire – tout aussi « clandestines » – qui diffèrent des bidonvilles par leur structure architecturale et par les matériaux utilisés. Il s’agit d’une transplantation d’un habitat de type rural reproduisant les modèles dominants dans les campagnes dont sont originaires les ruraux qui s’installent en ville. Il existe, en effet, une relation évidente entre la survivance des traditions de construction chez les paysans récemment installés et la présence – ou l’absence – des bidonvilles. Dans les villes qui ont reçu un apport issu de régions anciennement sédentarisées, ces traditions sont restées vivaces, et produisent un habitat clandestin d’aspect rural. En revanche, les bidonvilles se développent dans les villes qui ont puisé leurs migrants dans des populations autrefois nomades ou semi-nomades, sans savoir-faire architectural nettement enraciné.
77Par ailleurs, la relative importance des bidonvilles dépend des capacités d’absorption des nouveaux arrivés par les « quartiers historiques ». Les bidonvilles, au sens strict du terme, prennent d’autant plus d’ampleur que les villes sont récentes et que leurs quartiers historiques sont peu importants, comme à Casablanca, ou n’existent pas, comme à Mohammedia. Les villes qui ont un passé urbain ont pu accueillir, dans un premier temps, les ruraux au prix d’une « taudification » de leur médina. Elles ont ainsi rendu moins aigus les problèmes des bidonvilles. Dans certains cas, le « noyau historique » a servi de modèle pour les constructions périphériques clandestines – quand il ne les a pas empêchées.
78Les modalités de formation des bidonvilles sont variées. Mais l’occupation massive des sols périurbains par des populations pauvres prend souvent la forme d’une « invasion » plus ou moins préparée. Les constructions se font la nuit, pour éviter les forces de l’ordre, dans le cas où elles auraient l’intention de s’y opposer. En fait, rares sont les familles qui sont expulsées des terrains occupés spontanément. Les autorités publiques finissent, dans la plupart des cas, par s’incliner devant le fait accompli. Ainsi, les nouveaux établissements « illégaux » sont acceptés et reçoivent même quelques équipements de base. L’état sanitaire des occupants s’améliore, en même temps que s’affirme leur insertion dans la société urbaine. Tant que le quartier « clandestin » n’est pas reconnu, il évolue dans l’illégalité et la clandestinité, et ses habitants restent « marginaux ». La notion d’illégalité et de non-conformité aux lois est d’ailleurs un critère important qui rentre dans la définition des populations des bidonvilles.
79Les problèmes sociaux, économiques et politiques posés par l’implantation massive de l’habitat périphérique spontané et par sa croissance vertigineuse ont fini par entraîner la volonté – quelque peu tardive – de maîtriser sa prolifération. Mais cette volonté, qui hésite sur la politique à observer et qui ne s’inscrit pas dans le cadre d’une planification nationale, n’est pas parvenue à contenir ce phénomène. Elle éprouve d’autant plus de difficultés que l’extension de ces quartiers se fait souvent de façon anarchique. La façon désordonnée par laquelle ces quartiers s’inscrivent dans le paysage et le contraste violent qu’ils introduisent dans la morphologie de la ville, rendent, non seulement, difficile le contrôle de leur extension, mais constituent un défi au processus moderne d’urbanisation. À tel point que les agglomérations spontanées peuvent être considérées comme la négation même de l’aménagement urbain dans les pays du Maghreb.
b. En Tunisie
80Amor Belhedi (2005) analyse pour la Tunisie un processus voisin de celui qui vient d’être présenté pour le Maroc : l’espace urbain de l’ordre colonial, ségrégatif par définition, a vu la différenciation sociospatiale se renforcer au lendemain de l’indépendance du pays avec la libéralisation économique dès les années 1970, la participation du pays à la mondialisation dès la fin des années 1980 donnant lieu à de nouvelles recompositions spatiales.
81L’espace urbain colonial se trouvait régi par un modèle ségrégatif à base ethnique d’abord, socio-économique ensuite. Tunis exprimait bien ce modèle colonial, opposant le centre moderne détenant l’essentiel du pouvoir et de l’activité économique, au centre historique marginalisé et vidé de ses fonctions et de sa population, les lotissements pavillonnaires aisés pour l’essentiel coloniaux aux quartiers modestes autochtones, gourbivilles, constructions rudimentaires en terre, avec de la tôle par fois, regroupant près de 150 000 habitants vers 1956, et rbats, forme typique de la ville de Sfax, développement anarchique d’un tissu dense et sans plan préalable sur de petites superficies aux abords de la ville.
82Avec l’indépendance, la politique de l’habitat et la libéralisation de l’économie tunisienne ont contribué à renforcer la tendance ségrégationniste : dégradation des centres historiques, création de cités populaires au début des années 1970 qui surtout profitent aux classes moyennes suite au renchérissement du coût du logement et conduisent à l’exclusion des couches populaires du marché officiel. Il s’en est suivi dans un premier temps, le développement de nouvelles zones d’habitat spontané périurbain (HSPU) et plus récemment un processus de redistribution interne des néo-citadins, des masses urbaines déjà installées depuis un certain nombre d’années en ville notamment à Tunis, mais aussi à Sfax. Cette ségrégation est plutôt d’ordre socioéconomique avec, en second plan, la différenciation régionale, voire tribale, qui peut jouer et donner lieu à des noyaux ou des quartiers dont la population provient de la même région ou localité.
83À Tunis, une nouvelle couronne d’habitat spontané périurbain s’est développée depuis 1975, tandis que dans les villes moyennes comme Bèja, El-Kef, Jendouba, Kairouan, Kasserine ou Gafsa, l’apparition et le développement de l’habitat spontané deviennent un phénomène qui était jusqu’à présent réduit et limité à la capitale. Cette dernière connaît un nouveau processus d’urbanisation encore peu développé : d’anciens émigrés, déjà installés en ville, en particulier dans la Médina et les quartiers spontanés de première génération, ont réussi, à la suite de l’accumulation d’une épargne familiale, à acheter un lopin de terre et établir un logement par étapes et souvent en auto-construction. Ce type d’habitat ne renfermerait pas moins de 300 000 habitants à Tunis, soit près de 30 % de la population totale de l’agglomération. Ces quartiers, situés sur des terrains qui appartiennent souvent à l’État et sont dilapidés par des lotisseurs clandestins, se sont développés très rapidement et l’on peut même parler de ville-champignon dans la mesure où un quartier comme Cité Et-Tadhamen est passé de 2 500 à plus de 120 000 habitants en quinze ans. Ce type d’habitat a consommé plus d’espace que ne l’ont fait les anciens gourbivilles depuis plus d’un demi-siècle ; il dessine une couronne à la périphérie immédiate de la ville, avec toutefois une proportion plus élevée des couches moyennes qu’il n’y en avait dans les quartiers spontanés de la première génération (gourbivilles et rbats). Cet habitat spontané périurbain n’est que l’expression de l’exclusion des couches peu nanties du marché officiel de l’habitat, orchestré et géré essentiellement par deux organismes : la Caisse nationale d’Épargne Logement (Cnel), devenue depuis peu la Banque de l’Habitat et l’Agence foncière de l’Habitat (AFH).
c. En Algérie
84La situation en Algérie ne diffère pas radicalement de celle des deux autres pays, mais elle est marquée par une industrialisation forte et une volonté planificatrice affichée dès l’indépendance. Jellal Abdelkafi (2001) l’analyse ainsi : à l’origine, dans les années 1940, l’Algérie, comme les deux autres pays du Maghreb, est caractérisée par des formes urbaines rudimentaires et précaires de l’habitat, les bidonvilles, stigmates du sous-développement colonial et manifestation inaugurale de l’explosion urbaine. Par la suite, les grandes villes littorales mais surtout les capitales économiques ou politiques vont connaître la pression des flux migratoires stimulés par l’avènement des indépendances. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, les trois quarts de la population algérienne sont confinés dans un espace rural dominé par les exploitants européens qui ont transformé l’Algérie, en un peu plus d’un siècle de colonisation, en comptoir agricole d’exportation (vins, céréales, agrumes, huile d’olive). Juxtaposés à ces enclaves modernes, les territoires des tribus de type précapitaliste assurent la subsistance de la paysannerie sur un mode traditionnel. À partir des années 1950, ce dualisme économique et territorial produit ses effets migratoires : les campagnes se vident d’une partie de leur paysannerie pour des raisons économiques (sous-emploi, disette, famine) et politiques (regroupement des paysans pour cause de guerre).
85L’exode rural que les régions connaissent épisodiquement à l’occasion de mauvaises récoltes s’amplifie à partir de 1954, de façon significative et spectaculaire : on peut en constater les effets dans les grandes villes littorales et particulièrement à Alger où se constituent des bidonvilles, sans oublier la Casbah qui se dégrade sous l’effet de sa densification. La taudification de l’habitat ancien et la prolifération des formes d’habitat précaire dans les interstices des tissus urbains des métropoles algériennes manifestent la faillite du système économique colonial : les exclus des campagnes migrent vers la ville et ses promesses, à la recherche de quoi subsister, éventuellement d’un emploi dans l’industrie naissante que l’on s’efforce de développer, à la hâte, pour calmer les tensions sociales (Plan de Constantine de 1955). En bref, les bidonvilles, stigmates du sous-développement, sont la manifestation inaugurale des phénomènes de l’urbanisation commencée dans les années 1950 pour des raisons socioéconomiques, accélérée par la suite sous la pression démographique.
86Au début des années 1960, les projets d’industrialisation et de réformes agraires, conduits par l’État planificateur au nom de la transition au socialisme qui ambitionnait la correction du dualisme économique et territorial ont, a contrario, exacerbé les mouvements migratoires vers le littoral. Par la suite, à partir des années 1980, le maillage administratif des territoires a fait croître les villes, petites et moyennes.
87Durant la transition au socialisme, l’urbanisation se poursuit, façonnée par la stratégie nationale de l’industrie industrialisante dans le cadre d’un système de planification centralisée de l’économie et déterminé politiquement par la révolution agraire de 1971.
88L’État crée, de toutes pièces, un puissant appareil industriel autour de la pétrochimie, de la métallurgie, de la sidérurgie, de la mécanique. Localisés dans les grandes villes littorales ou à proximité, les pôles industriels attirent des masses de travailleurs et les personnels d’encadrement qui, ne pouvant se loger dans les tissus anciens déjà saturés, sont amenés à produire ou à faire produire de nouvelles formes d’habitat allant du bidonville aux grands ensembles en passant par les lotissements de villas – juxtaposées dans le désordre dans l’immédiate périphérie urbaine ou sur les terres agricoles. Cette industrialisation à marche forcée concentre donc les migrations sur le littoral et amplifie l’urbanisation des métropoles.
89Conscient du déséquilibre spatial engendré par l’industrialisation accélérée des métropoles littorales, l’État planificateur réoriente son action vers les villes de l’intérieur où il localise les industries de transformation et de substitution. Mais ni l’industrialisation ni la révolution agraire qui vise la mise en valeur des campagnes n’atteignent l’objectif « d’équilibre régional ».
90À partir de 1980, une politique plus déterminée d’aménagement du territoire est mise en place. Les investissements sont réorientés vers les activités tertiaires créatrices d’emplois et la consommation. L’État renforce sérieusement le maillage administratif du territoire : le nombre de chefs-lieux, de communes, de wilayas et de daïras (subdivision de la wilaya) augmente considérablement, ouvrant ainsi la porte à la création d’emplois fonctionnels dans les villes moyennes et petites qui en étaient dépourvues jusque-là. Il stoppe ainsi les grands mouvements de population vers les métropoles (à l’exception de la région d’Alger), mais en les remplaçant par un exode rural local qui généralise l’urbanisation anarchique à l’ensemble du territoire.
91Au total, que les villes soient petites ou grandes, métropoles régionales ou nationales, le trait caractéristique de l’urbanisation réside dans le dualisme des formes spatiales exagérément étalées pour l’habitat réglementé (lotissements pour les catégories solvables de la population), concentrées pour l’habitat informel ou spontané des catégories insuffisamment et irrégulièrement solvables de la population.
92Ces distorsions sociales et spatiales exacerbées par le dysfonctionnement plus ou moins marqué du système urbain, notamment en matière de transport, font de la ville un thème d’actualité quasi-permanent car c’est là que s’expriment, parfois violemment, les tensions politiques de l’échelle nationale. Au début des années 1990, les victoires du Front islamique du Salut (FIS) dans les grandes villes lors des élections municipales et les événements politiques qui s’ensuivirent, illustrent la force de ces tensions urbaines.
Conclusion
93Au cours du xxe siècle, les trois pays du Maghreb auront connu deux phénomènes sociaux majeurs dont les répercussions sont considérables dans bon nombre d’aspects de la vie des populations : une accélération continue et progressive de la croissance démographique, suivie d’un fort ralentissement, cycle complet connu comme « transition démographique », et un déplacement du centre de gravité des populations qui étaient presque exclusivement rurales au début du siècle dernier et qui sont aujourd’hui en majorité urbaines. Ces deux mécanismes sont en partie liés.
94Cette période de transformations rapides fait suite à des évolutions séculaires qui furent beaucoup plus progressives, la croissance démographique ayant été longtemps freinée par les guerres, les épidémies et les famines, et les villes n’étant restées longtemps que des lieux de commerce et de pouvoir politique, de portée limitée dans des économies vouées à l’agriculture, voire à la subsistance. La première moitié du millénaire a sans doute vu une réduction globale du nombre d’habitants dans l’ensemble des trois pays du Maghreb et la reprise ultérieure a été très progressive, jusqu’à l’accélération du xxe siècle. Mais pour lente qu’elle ait été, la croissance démographique témoignait sans doute d’un meilleur contrôle de l’administration des pays sur la marche de ceux-ci, c’est-à-dire un pouvoir accru des villes sur la vie des campagnes.
95Aux temps reculés, les différences entre les trois pays qui forment aujourd’hui le Maghreb étaient trop faibles pour être perçues par les instruments grossiers d’observation dont on dispose pour ces époques, même avec un œil contemporain. L’amélioration considérable de l’information et des outils de mesure au xxe siècle tend d’ailleurs à le confirmer : en première analyse, la transition démographique et l’urbanisation prennent des formes et adoptent des rythmes peu différents dans les trois pays. Les mécanismes fondamentaux sont suffisamment simples pour être de portée très générale : recul de la mortalité par la diffusion d’une médecine rudimentaire mais efficace, par l’amélioration de l’hygiène et de l’alimentation ; réaction malthusienne des couples pour limiter l’extension de leur famille ; exode rural déclenché par une modernisation de type capitaliste dans l’agriculture et entretenu par les écarts de conditions de vie entre villes et campagnes. Mais même en cas d’articulations complexes, le parallélisme des évolutions se maintient, témoignant d’un jeu profond de facteurs communs dans les trois sociétés :
La production de formes d’habitat sous-intégrées qui ont évolué, en un demi-siècle, de la catégorie précaire et indemnitaire (bidonvilles, gourbivilles, taudis des médinas) à la catégorie spontanée et informelle (logements des périphéries urbaines) traduit l’extrême difficulté des autorités à répondre à la demande des logements sociaux. L’offre insuffisante de terrains à bâtir et le chômage endémique hérité du sous-développement colonial que les projets de développement national n’ont pas résolu ont débouché sur des crises urbaines [… qui] ne sont pas seulement la conséquence mécanique de la pression du nombre et de ses effets en matière de logements et d’emploi à satisfaire. Elles sont également le résultat d’un procès de développement qui a admis la marginalisation d’une partie de la population urbaine du Maghreb : un habitant sur trois habite un logement hors normes dans un quartier sous-équipé et mal raccordé à la matrice urbaine. Aucun des trois pays du Maghreb n’a pu éviter les distorsions sociales et économiques engendrées par une urbanisation en accélération continue (Abdelkafi, 2001).
96Toutefois, si les processus de transition démographique et d’urbanisation présentent de nombreuses similitudes dans les trois pays, il en va différemment de certains facteurs sous-jacents : niveau culturel, niveau de vie et conditions de vie des populations, actrices des changements démographiques en cours. Dans ces trois domaines clés du mouvement vers la modernité, les progrès enregistrés partout laissent toujours le Maroc en retrait par rapport à l’Algérie et surtout à la Tunisie. Le taux d’analphabétisme, le revenu par habitant ou l’équipement des ménages évoluent avec un temps de retard au Maroc et il en résulte par exemple une situation sanitaire défavorable aux jeunes enfants. Ceci n’empêche pas le pays de participer à des mouvements dont la portée est planétaire, mais une vigilance particulière mérite d’être portée à la population, dont le bien-être est en question.
Bibliographie
Références bibliographiques
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Notes de bas de page
1 Les écarts de taux d’urbanisation entre pays sont en partie dus à des différences de définition de l’urbain. Dans une définition identique de l’urbain (des agglomérations d’au moins 10 000 habitants), la moindre urbanisation du Maroc par rapport à l’Algérie disparaît ; la plus forte urbanisation de la Tunisie par rapport aux deux autres pays est réduite, mais elle subsiste (Moriconi-Ebrard, 2001).
2 Au Maroc, le Makhzen désigne traditionnellement le pouvoir étatique et la structure politique administrative sur laquelle repose le pouvoir.
Auteurs
Est géographe, professeur à l’université Cadi Ayyad à Marrakech. Il travaille sur la population de Marrakech et sa région, la pauvreté et les classes populaires. Dès les années 1980, il montrait l’originalité du phénomène de l’habitat clandestin, les constructions en pisé donnant une forme très différente de celle des bidonvilles. Très attaché à la médina de Marrakech, il a choisi de s’y installer.
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Est démographe, chercheur à l’Ined. Ses travaux sont depuis longtemps orientés vers les conditions de vie des familles et leurs comparaisons internationales. Il s’interroge sur les points communs et les différences parmi les familles qualifiées de pauvres dans des contextes économiques, politiques et climatiques variés. Ses recherches portent sur la Russie, les Balkans et le Maroc, pays sur lequel il travaille avec Mohamed Sebti. Marrakchi de cœur, il découvre les quartiers nouveaux et les formes cachées de l’évolution de la ville et de sa population.
Danaj E., Festy P., 2008, « Incertitudes de la jeunesse albanaise, le retour de la famille traditionnelle » La Pensée, 354, p. 91-104.
Festy P., Prokofieva L., 2006, « La pauvreté et l’évolution des structures familiales en Russie depuis 1990 », Revue d’études comparatives Est-Ouest, 37 (2), p. 109-134.
Sebti M., Festy P., 2007, « Extrême pauvreté et condition féminine au Maroc. Des entretiens dans la région de Marrakech en 2004-2006 » Chaire Quetelet, Dynamiques de pauvreté et vulnérabilité, Louvain-la-Neuve (27-30 novembre 2007).
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Gens de Marrakech
Géo-démographie de la ville Rouge
Mohamed Sebti, Patrick Festy, Youssef Courbage et al.
2009
Histoire de familles, histoires familiales
Les résultats de l’enquête Famille de 1999
Cécile Lefèvre et Alexandra Filhon (dir.)
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La population canadienne au début du xviiie siècle
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1954
Les travaux du Haut comité consultatif de la population et de la famille
Travaux et documents
Haut comité consultatif de la population et de la famille
1946