Chapitre VI
Le nouveau Japon : rationaliser la reproduction
p. 147-156
Texte intégral
Nulle part le passage d’une fécondité élevée à une fécondité faible ne s’est produit dans la confusion d’une misère croissante. Au contraire, ce passage s’est toujours effectué dans une ambiance caractérisée par une santé en voie d’amélioration, un bien-être matériel croissant, une culture grandissante et l’affranchissement des vieux tabous. Ceux qui croient qu’on peut trouver une solution en se contentant de diffuser largement les connaissances anticonceptionnelles, ne sont guère plus réalistes. […] Jusqu’ici, les travaux faits [pour transformer notamment la mentalité rurale] ont été négligeables, handicapés en partie par nos propres tabous (Notestein, 1946).
1L’eugénisation de la société devait passer par une transformation profonde de la vie et des mentalités comme le soulignait Frank Notestein en 1946. À cet égard, le Mouvement pour le développement de la capacité de la population (Minryoku kan.yô undô) joua au Japon un rôle majeur et fut à l’origine de différents mouvements qui avaient pour objet la population et la vie quotidienne. Lancé en 1917 par le ministère de l’Intérieur pour le développement des capacités économiques et l’encouragement à l’épargne, ce mouvement devait permettre de faire face à la progression des idées démocratiques pendant l’ère Taishô et inciter la population à « s’autogérer » en effectuant une « bonne transformation », non sans une teinte de conformisme (Iwamoto, 2011). S’inspirant des mouvements de rationalisation occidentaux après la Première Guerre mondiale (Tanaka, 2011), le mot d’ordre devint alors la « vie quotidienne » (seikatsu), traduction de life ou de leben, une expression qui vint remplacer le mot « mœurs » (fûzoku) jusque-là principalement utilisé pour désigner le devoir de respecter l’empereur, les parents ou encore les ancêtres, sous forme de règles morales imposées indistinctement à la masse populaire.
2L’attention portée à la « vie quotidienne » accompagna la formation des études folkloriques et anthropologiques ainsi que des premières enquêtes sociales. En scientisant la vie familiale et la vie de tous les jours, ces mouvements tendirent à élever le niveau de la population pour des raisons sociales, hygiéniques mais aussi politiques : la menace du mouvement social, notamment du communisme, était prégnante. L’idée fut aussi d’adapter cette vie à l’industrialisation et au développement économique tout en plaçant en son centre un concept qui, bien que discret, revenait systématiquement : le bonheur.
3Après-guerre, la vie de tous les jours devint un objet d’action au plus haut niveau de l’État, avec les nouveaux principes constitutionnels. Si l’impulsion fut donnée par des instances politiques ou internationales, la refonte de la société devait impliquer différents acteurs civils et économiques, tout en se servant d’anciens canaux déjà constitués comme nous le montre l’exemple des « mouvements pour une vie nouvelle ». Or, rationaliser la vie signifiait rationaliser la reproduction. Les femmes se retrouvèrent donc au centre de ces actions, ce qui eut pour conséquence de renforcer la différenciation genrée des rôles.
I. De nouvelles valeurs constitutionnelles dans la vie quotidienne
4La Constitution du 3 novembre 1946 afficha de nouveaux idéaux tels que l’individualisme, l’égalité et le pacifisme. Ceux-ci appelèrent des efforts de diffusion et de sensibilisation qui furent fournis par la commission de diffusion de la Constitution (Kenpô fukyûkai) fondée le 1er décembre 1946 sous la présidence d’Ashida Hitoshi1. Instaurée au sein de la Diète impériale sous la supervision du Grand Quartier Général (GHQ, forces d’occupation américaines), la commission était constituée par des députés des deux chambres ainsi que des juristes tels que Miyazawa Toshiyoshi (droit constitutionnel), Suekawa Hiroshi (droit civil) ou encore Yokota Kisaburô (droit international). La commission organisa des conférences pendant cinq jours dans neuf régions différentes à destination des membres des centres départementaux de la commission, ainsi qu’une série de cours dans le grand amphithéâtre de l’université de Tôkyô, à destination des fonctionnaires (environ 700) et étudiants de l’université de Tôkyô (environ 300). Les cours firent l’objet d’une publication : Shinkenpô kôwa (Cours sur la Nouvelle Constitution, 1947). Parallèlement aux formations de spécialistes, des campagnes de sensibilisation furent mises en place, comme en témoigne le livret Atarashii kenpô akarui seikatsu (Une vie radieuse sous la nouvelle Constitution). La « vie radieuse » y est commentée avec l’article 25 de la Constitution sur les droits à la vie et à la poursuite du bonheur :
« Dans la société, les personnes malheureuses sont très nombreuses : mendiants, vagabonds, malades dans la rue… La nouvelle Constitution reconnaît à chacun un minimum de vie culturelle et de santé, et l’État aide ces personnes malheureuses de sorte que chaque membre de la nation puisse mener une vie humaine » (Kenpô fukyûkai, 1947).
5Bien que la période fût fortement marquée par une pénurie de papier, ce livret fut néanmoins tiré à deux millions d’exemplaires, ce qui traduit un véritable choix budgétaire en faveur de sa diffusion, le calcul étant d’un exemplaire par foyer.
6Toujours dans le souci de diffuser les nouvelles valeurs constitutionnelles, la commission publia, le 20 juin 1947, une série de prescriptions qui devaient encadrer et guider la transformation sociétale. Il s’agit des « Prescriptions relatives au mouvement du peuple pour la construction d’un Nouveau Japon » (Shin-Nippon kensetsu kokumin undô yôryô), venant énoncer très précisément les objectifs visés, les acteurs impliqués ainsi que les vecteurs favorisés. Elles devinrent les fondations idéologiques des mouvements visant à transformer la vie quotidienne, à travers sept objectifs dont sa rationalisation et sa démocratisation. Elles énonçaient précisément les moyens d’action :
« Nous envisageons de faire appel aux différents corps professionnels ; de multiplier des lieux de conférences et de débats sur l’ensemble du territoire ; d’impliquer les écoles, les groupes de jeunes [seinendan], les groupes de femmes [fujinkai], les syndicats ouvriers, les syndicats agricoles, différents groupes industriels, différents groupes de juristes, les groupes culturels et religieux ; d’investir les centres culturels municipaux [kôminkan] pour toucher au plus près la vie quotidienne locale ; d’encourager les activités de la commission de diffusion de la Constitution ; de perfectionner l’éducation des travailleurs en introduisant dans les lieux de travail des mouvements pour les activités de loisir [rikuriêshon undô] ; d’avoir pour média les journaux, les magazines, la radio, la télévision, les films, les théâtres, la musique ou encore la littérature ».
7Malgré sa vie très courte (fin 1946-fin 1947), la commission de diffusion de la Constitution fut ainsi à l’origine de nombreuses activités de communication, dont « la danse de la Constitution » (Kenpô ondo), diffusée le 3 mai 1947, date d’entrée en vigueur de la Constitution. Ce chant fait l’éloge de la paix, de la liberté et du nouveau Japon. Selon le rapport de la commission, elle aurait été dansée par un million de personnes2. La commission produisit par ailleurs des livres, des théâtres sur papier (kamishibai), des jeux de cartes (karuta), ou des films dont notamment trois qui constituèrent la trinité de la commission3. La reconstruction de la morale face aux conséquences néfastes de la guerre sur la mentalité et la vie quotidienne fut au centre de la diffusion de ces œuvres. Pendant la guerre, seul l’argent permettait la survie tandis que le statut de la famille (la noblesse par exemple) cessa d’être une garantie face à la misère. Dans ce contexte, la valeur spirituelle des soldats envoyés à la guerre devint le modèle de la « vie correcte » (tadashii seikatsu) pour faire face au délabrement et à la corruption4.
8Si le but était de redresser et reconstruire la société d’après-guerre, cette forme de prescription reprenait une politique de gouvernance déjà présente durant les années 1920. À cette époque, face à la montée des mouvements démocratiques et féministes, le gouvernement avait déployé des moyens d’encadrement, de canalisation, voire de restriction de ces expressions politiques. La reconduction de ces mesures en 1947 était donc éminemment politique, et le choix des thèmes était loin d’être anodin. Ainsi, le film Sôshi gekijô, l’une des trois œuvres cinématographiques de la commission, avait repris le thème du Mouvement pour la liberté et les droits démocratiques (Jiyû minken undô) des années 1870-1880. Les mouvements de rationalisation d’après-guerre eurent indéniablement des liens idéologiques avec les mouvements libéraux passés, pour certains bannis en leur temps. Il faut surtout souligner dans cette démarche une légitimation en amont de valeurs susceptibles de mener à des revendications populaires, l’idée étant aussi de contenir d’éventuels mouvements sociaux ou féministes.
II. Les mouvements pour une vie nouvelle
9Le « mouvement », traduction du mot undô, avait été assimilé dans l’historiographie du Japon moderne et contemporain à un « mouvement social », soit des manifestations de contestation menées contre l’État. Or, cette définition occulte les mouvements impulsés par les pouvoirs publics, ce qui explique l'insuffisance de travaux à leur sujet jusque dans les années 1990-2000 où l’on assiste à un intérêt grandissant à leur égard (Garon, 1997 ; Gordon, 1997 ; Tama, 2006 ; Ogino, 2008a ; Tanaka, 2011 ; Ôkado, 2012 ; Hisai, 2019). Pourtant, sans instance politique, ces mouvements n’auraient pas eu l’impact qui fut le leur, et le soutien des autorités fut à cet égard réel.
10Deux mouvements s’imposèrent dans l’après-guerre au Japon. Il s’agit des mouvements pour une vie nouvelle (Shin-seikatsu undô), soutenus par le ministère de l’Éducation et les entreprises, et des mouvements pour l’amélioration des conditions de vie (Seikatsu kaizen undô), avec le soutien du ministère de l’Agriculture et des Forêts. La création des centres culturels municipaux (kôminkan) fut l’une des conséquences de ce soutien, en l’occurrence du ministère de l’Éducation qui mit à disposition des lieux de transmission des connaissances, y compris hygiéniques et sanitaires. Via les centres de santé publique (hokenjo), le ministère de la Santé ouvrit lui aussi des lieux de réception et de conseil destinés notamment aux femmes enceintes, aux jeunes mères et aux nouveaux-nés.
11Parmi ces différentes actions, les mouvements pour une vie nouvelle (ci-dessous MVN) eurent une implication forte dans le domaine de la reproduction. Menés parallèlement à la rationalisation de l’industrie, ils furent lancés initialement dans les années 1920, en parfaite adéquation avec l’élan réformateur de l’époque (Thomann, 2015 ; Hisai, 2019), et accompagnèrent l’émergence de la classe moyenne marquée par une répartition genrée des tâches entre époux et épouse. De ce fait, en furent exclues nombre de catégories de femmes, telles que celles appartenant à la classe populaire ou ayant une vie professionnelle, ou encore les femmes célibataires (Takeda, 2004).
12Comparés à ces mouvements d’avant-guerre, ceux d’après-guerre se caractérisèrent par les moyens consacrés à la rationalisation de la reproduction. Ils intervinrent massivement dans le domaine de la famille, par le biais de tentatives de « rationalisation et de socialisation » de la vie, dont en particulier la « socialisation de la maternité » (Uehara & Munakata, 1952). La diffusion de ces nouvelles pratiques passa notamment par les entreprises qui furent particulièrement mobilisées à cette fin, le rôle des femmes étant aussi déterminant.
1. Un mouvement hybride
13Les MVN furent relancés en 1947 sous le gouvernement de Katayama Tetsu qui œuvrait alors pour la diffusion de la Constitution. Selon Ôkado Masakatsu, professeur d’économie à l’université nationale de Yokohama, ces MVN, qui couvrent une période assez large (de la fin des années 1940 au début des années 1980), se divisent, selon leurs acteurs, en trois périodes principales (Ôkado, 2012) :
- le mouvement fut lancé sous l’initiative gouvernementale dans le cadre des Prescriptions du 20 juin 1947, le but étant de propager les nouveaux principes constitutionnels et de former des citoyens (kômin ikusei) ;
- en février 1952, quatre entités financières5 prirent le relai afin de promouvoir la qualité de vie, l’indépendance économique et l’indépendance du peuple japonais. Dès 1954, le ministère de la Santé rejoignit le mouvement en encourageant le planning familial dans les grandes entreprises jusque dans les années 1960 ;
- enfin, en 1955, sous l’impulsion du ministère de l’Éducation et du Premier ministre Hatoyama Ichirô, l’Association pour une vie nouvelle (Shinseikatsu undô kyôkai) fut lancée. Cette troisième période fut caractérisée par des besoins hautement politiques comme l’autonomisation du peuple japonais dans la politique diplomatique (1955-1960).
14La synthèse confirme que les MVN avaient une visée réellement politique, dans un climat de tensions idéologiques, entre un libéralisme réel au moment de leur lancement et une tendance conservatrice qui, accompagnant le retrait des Alliés, imposait des compromis et arrangements (Takeda, 2004). Si l’État et les entreprises en furent incontestablement les acteurs, les MVN reçurent aussi un soutien important de la population, qui s’en fit émettrice et réceptrice. La synthèse montre par ailleurs que ce mouvement doit être pensé au pluriel, la deuxième période touchant particulièrement à la question reproductive. Dans ce domaine, les MVN surent faire le lien entre deux intérêts bien distincts : d’un côté, il y avait une nouvelle politique démographique qui cherchait à mettre en œuvre une politique antinataliste dont la réalisation dépendait largement de l’« éducation » du peuple ; de l’autre, il y avait une population assoiffée de connaissances après la politique nataliste répressive menée contre la restriction des naissances durant la guerre. C’est à ce titre que les MVN furent qualifiés de « grassroots movement » fort d’un soutien massif de la population (Gordon, 1997 ; Gordon, 2005).
15Ce dynamisme rencontra celui des acteurs économiques : lorsqu’en février 1952, les MVN furent relancés par les quatre entités financières majeures, l’impératif était de promouvoir l’indépendance économique du peuple japonais. La rationalisation de la production et de la reproduction était au centre des préoccupations. Parallèlement à ce dynamisme « spontané » des entreprises, les autorités politiques commencèrent également à les redéfinir comme des lieux de transformation. En effet, les collectivités locales ne disposant pas de moyens d’action suffisants, dès 1952, certaines entreprises furent choisies comme entreprises-témoins dans l’application du planning familial. Puis, en juillet 1954, deux mois après la création de la Fédération japonaise du planning familial (FJPF, Nihon kazoku keikaku kyôkai), la commission de guide pour une vie nouvelle (Shinseikatsu shidô iinkai) fut formée auprès du gouvernement. Cette création fut soutenue par une centaine de politiciens, financiers, chercheurs et syndicats6. Le ministère de la Santé joua quant à lui un rôle central pour mettre en relation les entreprises et les politiques (Katô, 1970 ; Iuchi, 2012), et ce dynamisme persista jusqu’aux années 1960 où les MVN, qualifiés aujourd’hui de courant conservateur de démocratisation (Gordon, 1997 ; Gordon, 2005), furent de moins en moins intégrés au sein des entreprises.
2. Un exemple : le cas des houillères de Jôban
16L’intégration des MVN dans les entreprises commença avec l’entreprise sidérurgique de Kawasaki (NKK), désignée comme entreprise-témoin dès 1952. Tama Yasuko (1956-), professeure de sociologie à l’université municipale d’Ôsaka, a longuement étudié ce cas (Tama, 2006), qui fut immédiatement suivi d’autres exemples, dont les houillères de Jôban, qui s’étendent sur les départements de Fukushima et Ibaraki. Jôban se lança en effet très tôt dans la diffusion du planning familial7, et devint par la suite un exemple à la fois national et international en recevant des délégations de diverses entreprises et municipalités, japonaises et occidentales. Il fut aussi présenté à l’étranger, comme Koya Yoshio qui se rendit aux États-Unis pour présenter son cas à la Fondation Rockefeller (Jôban tankô kazoku keikaku suishin iinkai, 1960).
17C’est en 1952 que Jôban fut désigné en tant que « quartier-témoin » par Koya Yoshio, directeur de l’Institut national de l’hygiène publique. Composé de 716 foyers avec un total de 3 632 personnes, le quartier fut doté dès 1953 d’une instructrice pour la maîtrise de la conception. La sensibilisation passa par des moyens divers (conférences, tables rondes, films, pamphlets, journaux) puis des sessions personnalisées (séances en groupes, conseils individuels), avec un travail en commun entre la direction de l’entreprise, la direction de l’Amicale des épouses et le syndicat (Hayashi, 1955). Le rapport, dressé par le médecin Hayashi Hideo, rend compte d’une diminution du nombre de grossesses de 50% entre la première année (1953-1954) et la deuxième année (1954-1955), et d’une diminution du nombre d’avortements de 22%, avec une baisse du nombre de naissances de 57%. Les résultats ayant été jugés satisfaisants, en février 1955, une commission fut formée avec pour mission de diffuser le planning familial à l’ensemble des houillères de Jôban. Il s’agissait de la commission pour la promotion du planning familial dans les houillères de Jôban (Jôban tankô kazoku keikaku suishin iinkai) dont trois rapports ont pu être exploités dans le présent cadre, ceux de 1956, 1958 et 1960.
18Selon le rapport de 1956, 3 542 foyers sur les 7 945 composant les houillères de Jôban (sans compter les 716 foyers du « quartier-témoin ») se dirent désireux de maîtriser la conception. Y participaient 94,9% des foyers ayant plus de trois enfants et à ce titre jugés les meilleurs candidats au planning familial (Jôban tankô kazoku keikaku suishin iinkai, 1956). Afin de guider ces foyers, les houillères de Jôban furent divisées en 12 blocs et chaque bloc fut placé sous la responsabilité d’une instructrice, qui avait la charge d’organiser deux à trois réunions par mois tout en accompagnant certaines épouses individuellement en cas de besoin. L’objectif affiché était de réduire de 25% le nombre des naissances la première année, de 50% la deuxième année, puis de stabiliser les naissances à partir de la troisième année. Or, les chiffres montrent que seuls 18,8% des couples avaient déjà pratiqué la contraception.
19Au sein des foyers qui ne souhaitaient pas recourir à la contraception (4 403 foyers), figuraient des foyers célibataires (746) et des foyers n’ayant pas eu d’enfant pendant plus de cinq ans (744). Parmi eux, 361 foyers avancèrent quant à eux l’absence de tout risque, l’un des époux ayant été stérilisé, et selon les chiffres de 1956, ce furent les femmes qui dans 92,1% des cas firent l’objet d’une opération de stérilisation. Ce motif arriva en 4e position après l’âge avancé de l’épouse (372), et fut l’objet de critique de la part de la commission qui y vit un moyen contraceptif non approprié8.
20Un autre point attira l’attention de la commission : l’avortement était massivement pratiqué, à tel point que baisser le nombre d’avortements devint l’une des priorités, aux côtés de la diminution de la stérilisation. À titre d’exemple, le « quartier-témoin » comptabilisait 78 grossesses entre avril 1956 et mars 1957 dont 32 naissances, 9 fausses couches et 37 avortements. Le nombre des avortements était donc supérieur au nombre des naissances, ce qui fut considéré comme extrêmement problématique, à tel point qu’aux côtés de la stérilisation, l’avortement constitua un thème central des rapports, venant justifier l’importance d’introduire des moyens contraceptifs adéquats.
21Ces moyens contraceptifs pouvaient varier d’une entreprise à l’autre. À la différence de la sidérurgie de Kawasaki où le gel contraceptif et le diaphragme furent principalement encouragés9, à Jôban, ce fut le préservatif (77%), seul ou combiné avec d’autres moyens tels que la méthode Ogino, le gel contraceptif, le retrait, ou encore le diaphragme. Le taux d’utilisation du préservatif y augmenta en 1958 à 83,5% (Jôban tankô kazoku keikaku suishin iinkai, 1958). Considérée comme partiellement responsable du recours important à l’avortement, la méthode Ogino fut écartée et le préservatif promu, bien qu’il constituât une part budgétaire non négligeable : selon le rapport de 1956, l’acquisition des préservatifs représentait 39,7% du budget global de la société attribué au planning familial au premier semestre (1 330 915 yens), après le salaire des instructrices (56,9%) (Jôban tankô kazoku keikaku suishin iinkai, 1956).
22Toutefois, ces différences de moyens contraceptifs n’altéraient en rien la cohérence de ces mouvements qui cherchaient à diffuser la planification familiale (budget de la famille, nombre d’enfants). Les efforts fournis par les entreprises devaient mener in fine à la baisse de leurs charges sociales (réduction des accidents du travail, diminution des absences des ouvriers pour motifs familiaux), et le planning familial devait endiguer les besoins salariaux des ménages en limitant la taille des foyers. C’est dans cette logique qu’il fut non seulement introduit dans des entreprises privées (Tôshiba, Toyota, Nihon tsûun) mais aussi dans des entreprises d’État représentatives (Japanese National Railways, NTT). Certaines entreprises, comme Kawasaki ou Hitachi, élargirent ces pratiques aux domiciles individuels des employés, et réussirent à institutionnaliser entièrement le programme. Ainsi, dès 1953, 200 grandes entreprises introduisirent le planning familial dans leur ligne de gestion, et leur nombre ne cessa de croître avec plus de 400 entreprises en 1955 (Matsuda, 2012). Le nombre des salariés sensibilisés par ce biais s’élevait en 1961 à 1 700 000 sans compter les épouses (Iuchi, 2012). Ainsi, les entreprises mobilisèrent les réseaux familiaux des salariés afin de s’assurer de la bonne diffusion des informations.
III. Le renforcement « spontané » des normes genrées sous le principe d’égalité
23Une refonte de la vie au quotidien ne pouvait se faire sans la participation active des femmes. Sheldon Garon voit à cet égard un lien croissant entre l’État et les femmes – en tant que mères ou épouses – dès les années 1920. Pendant la guerre, les femmes acquirent une reconnaissance publique qui se renforça après la défaite (Garon, 1997). L’organisation fondée sur la séparation genrée des tâches, alors exprimée sous l’idéologie ryôsai kenbo (« bonne épouse et mère avisée »), trouvait ici un moyen de concrétisation : il fallut apprendre aux femmes comment gérer rationnellement le budget familial, mais aussi la reproduction et l’éducation des enfants (Thomann, 2005). L’influence du modèle américain du mari pourvoyeur de ressources et de la femme au foyer n’était pas négligeable : ce modèle avait circulé au Japon au sein de la classe moyenne aux alentours des années 1920 (Ôkado, 2012). Les Mouvements pour une vie nouvelle (MVN) accrurent leurs actions de sensibilisation des femmes aux différentes techniques contraceptives. Ce furent les épouses des employeurs ou des cadres qui jouèrent à ce titre un rôle de guide (Kato & Takahashi, 1974) et furent chargées d’enseigner, outre la contraception, de nouvelles pratiques alimentaires, la tenue des comptes du foyer, ou l’amélioration de la vie maritale. Cela devait contribuer à accorder davantage d’autonomie aux femmes, tout en renforçant les normes de séparation genrée des tâches.
24Or, au-delà de leur participation professionnelle et de leurs talents de gestionnaires de la sphère familiale, on attendait également d’elles des vertus morales réparatrices. Nagai Tôru insistait sur le rôle que joueraient les femmes dans la formation d’une morale sociale, fortes de leur « nature compassionnelle » et de leur « esprit de charité et d’amour » (Matsuda, 2012). Le leader des MVN dans l’immédiat après-guerre, Sasamori Junzô, alors ministre d’État, écrivait lui aussi :
« Les épouses au sein du foyer, avec leur sens de la planification et leur tendresse, maintiennent la santé et la pureté de la vie familiale et représentent la plus forte puissance pour sauver l’homme de la dépravation » (Matsuda, 2012).
25C’est en incarnant ce rôle que les femmes pouvaient acquérir une reconnaissance sociale. L’idée de la répartition du travail entre les sexes et la valorisation du rôle joué par les femmes fut le moteur de la pensée de ces mouvements. Toutefois, cette posture ne leur était pas propre. Elle était promue au plus haut niveau de l’État, dans la doctrine constitutionnelle qui avait opté pour une interprétation différentialiste du principe d’égalité (articles 14 et 24). En effet, ce dernier se construisit sur une interprétation relative de l’égalité qui n’interdisait pas une discrimination rationnelle. Cela signifie qu’il ne s’opposait pas à des traitements différenciant les deux sexes dans la limite de la rationalité, un concept tout aussi évolutif et relatif (Konuma, 2010). Or, les mouvements de diffusion des nouveaux principes constitutionnels œuvraient à cet égard à essentialiser les tâches de l’homme et celles de la femme, à l’image de Wagatsuma Sakae, juriste représentatif des réformes des droits civil et constitutionnel d’après-guerre :
« [L’article 24 de la Constitution qui énonce les droits “similaires” (dôtô) entre conjoints] ne signifie pas que l’époux et l’épouse doivent accomplir des tâches identiques. Il ne dit pas non plus que le travail en cuisine doive être partagé en deux, il en va de même pour le travail en société. Il ne dit pas que les époux doivent tous deux recevoir un revenu. Bien au contraire, l’époux et l’épouse ne se confondent en aucun cas. L’époux est un homme, l’épouse est une femme, et cela est un fait irréversible. […] La différence des tâches entre époux et épouse n’est autre que le résultat d’une différence substantielle des sexes » (Wagatsuma, 1955 [2016]).
26En 1955, à la veille de la montée des débats sur la nature des tâches ménagères10 (shufu ronsô), le contexte intellectuel tendait ainsi à renforcer la séparation genrée des tâches. Cette logique mena à une interrogation fondamentale, à savoir la part de contribution des femmes dans les MVN. Selon Tama Yasuko, si les MVN eurent autant de répercussion, ce fut aussi le fruit d’un soutien voire d’un leadership très actif des femmes qui y virent un moyen d’épanouissement social (Tama, 2006). Or, ces mouvements n’intéressèrent ni l’historiographie marxiste ni les études féministes ; en effet, le conformisme qui leur était inhérent et la participation des femmes au renforcement du différentialisme furent un réel dilemme pour les courants féministes. Pour répondre à cette interrogation, la définition du féminisme chez Nancy Cott (1945-), historienne et spécialiste des questions du genre, est éclairante. Il se définit selon elle par une triple volonté : avoir pour objectif la réalisation de l’égalité des sexes ; reconnaître que le statut de la femme est le fruit d’une construction historique (donc susceptible d’être modifié) ; construire une identité de la femme, indépendante de ses éventuels rôles d’épouse ou de mère (Cott, 1987). Ces trois conditions permirent à Cott d’exclure les mouvements des femmes menés sous la coupe des dirigeants masculins, ou des mouvements ayant comme objectif la reconnaissance d’un statut social dit féminin (celui d’épouse ou de mère, par exemple) et non d’une identité individuelle11. Tout en intégrant ces tensions, Ueno Chizuko (1948-), sociologue représentatif du féminisme post-moderne au Japon, refuse pourtant de se contenter d’en rester à une exclusion de ces mouvements du champ du féminisme ; elle considère que certains mouvements, bien qu’ayant pour objectif de consolider une identité de genre, servirent à élargir les droits des femmes et à promouvoir leur statut. Ueno fait alors explicitement référence aux mouvements féminins d’après-guerre dont les MVN (Ueno, 2006). C’est donc avec prudence que ces mouvements des femmes doivent être analysés et situés dans le contexte de l’époque.
Conclusion
27Pour réformer en profondeur la reproduction, il ne suffisait pas d’afficher les nouveaux principes constitutionnels ainsi que la nouvelle direction démographique à travers l’adhésion aux mesures néomalthusiennes ; cela devait s’accompagner d’une série de mesures connectant la population à ces nouvelles valeurs. C’est dans cette logique que les MVN, par leur nature hybride, servirent incontestablement de liant entre les directives politiques et les individus, au nom de la rationalisation de la vie quotidienne, soutenue par la séparation genrée des tâches. Or, ce n’est autre que ce socle qui permit au planning familial un épanouissement certain au Japon.
Notes de bas de page
1La commission fut secondée par d’autres courants de vulgarisation, dont le Mouvement du peuple pour la construction d’un nouveau Japon (Shin Nihon kensetsu kokumin undô).
2Aucun vinyle n’était conservé dans les bibliothèques nationales. C’est la découverte d’un vinyle dans le musée de Nakayama Shinpei en 1993 qui raviva la recherche des activités de la commission.
3La commission réalisa trois films en 1947 : Shin-kenpô no seiritsu (Élaboration de la nouvelle Constitution), Sôshi gekijô (Théâtre des héros), Sensô to heiwa (Guerre et paix). Sur le lien entre la guerre et les productions culturelles, voir Lucken, 2013.
4Le film Yoninme no shukujo (La 4e dame) de 1948 met en scène le désespoir d’un soldat parti au front qui, à son retour, retrouve ses quatre amies sous l’emprise de l’argent. Tout au long du film, le terme « seikatsu » (vie quotidienne) est employé pour insister sur le besoin de retrouver la « bonne vie » avant la défaite.
5Le monde économique (zaikai) est composé d’organisations fédérant hommes d’affaires et responsables des grands conglomérats. Il s’agit de la Fédération des organisations économiques japonaises (Keidanren), de la Chambre de commerce et d’industrie du Japon (Nihon shôkô kaigisho), du Comité pour le développement économique du Japon (Keizai dôyûkai) et de l’Union des organisations patronales (Nikkeiren).
6Notons toutefois que, si les entreprises étaient quasi unanimement favorables à l’introduction du planning familial, les syndicats, eux, ne le furent pas. En effet, certains refusaient toute intrusion de l’entreprise dans la vie privée des salariés. D'autres, en revanche, voyaient d’un bon œil la « rationalisation » de la vie familiale.
7C’est grâce à Bernard Thomann que nous disposons du rapport produit en octobre 1955 sur le planning familial dans les houillères de Jôban à l’occasion de la CIPP (Hayashi, 1955) ainsi que des trois rapports rendus par la commission de diffusion du planning familial des houillères de Jôban (Jôban tankô kazoku keikaku suishin iinkai, 1956, 1958, 1960).
8Voir chapitre 7.
9Or, malgré l’encouragement quasi systématique de ces deux techniques contraceptives, le recours au diaphragme diminua à mesure qu’augmenta l’emploi du préservatif.
10En résumé, le Japon connut trois périodes de débats : 1955-1959 (lancés par Ishigaki Ayako sur la nature dégradante des tâches ménagères répétitives), 1960-1961 (tentative de définir le contenu des tâches ménagères en relation avec le marché), 1972 (valorisation des femmes au foyer comme image réellement libérée).
11Notons néanmoins que cette définition très restrictive du féminisme ne fit pas unanimité : par exemple, Naomi Black défendit une définition large en parlant de « féminisme social », y intégrant la « mouvance catholique et [les] partisans du retour des femmes au foyer » (Thébaud, 2007).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Paris, l’inféconde
La limitation des naissances en région parisienne au xixe siècle
Sandra Brée
2016
Dans l’ombre de la réforme sociale, Paul Strauss (1852-1942)
Catherine Rollet et Virginie De Luca Barrusse
2020
Désirs des français en matière d’habitation urbaine
Une enquête par sondage de 1945
Institut national d'études démographiques
2019
Aux origines de l’État-providence
Les inspecteurs de l’Assistance publique et l’aide sociale à l’enfance (1820-1930)
Virginie De Luca
2002
Les déracinés de Cherchell
Camp de regroupement dans la guerre d’Algérie (1954-1962)
Kamel Kateb, Nacer Melhani et M’hamed Rebah
2018