Chapitre V
La loi de protection eugénique (1948)
p. 111-146
Texte intégral
Certes nous avons déjà une loi eugénique [celle de 1940]. Or, élaborée sous un régime encore féodal, elle est aussi de nature plutôt féodale. Nous ne pouvons espérer l’eugénisation [yûka] et l’amélioration de notre nature raciale [minzoku keishitsu] avec une telle loi, peu sévère. Nous devons élargir notre vision et, partant d’un fondement scientifique juste, construire un plan colossal pour atteindre notre idéal : la reconstruction de notre race [minzoku fukkô], la construction d’un État de culture, d’un État sain (Ashida, 1946).
1Si le Japon contemporain est systématiquement donné comme un pays en voie de dépopulation sévère – et donc nécessitant des mesures natalistes fortes –, cette situation n’est autre que le fruit de la politique démographique programmée durant les années qui suivirent la défaite de 1945. Tandis que nombre d’États comme l’Allemagne et l’Italie durent retirer de leur agenda politique toute question relative au contrôle de la fécondité dans l’immédiat après-guerre, les deux exceptions notoires furent la France, avec une politique nataliste constante, et le Japon, qui recourut à une politique antinataliste (Gauthier, 1996). La période d’après-guerre montre à cet égard avec quelles méthodes et quel acharnement des mesures de dénatalité furent mises en place. Cela favorisa le maintien d’une politique interventionniste forte en matière de reproduction (Ogino, 2008b).
2La fin de la guerre provoqua au Japon une inquiétude démographique : le nombre de sa population bondit. Le facteur majeur fut le retour massif des Japonais installés en Corée ou en Chine durant la guerre de Quinze Ans ; 8 % de la population vivaient alors sur une « terre du dehors » (gaichi), selon l’expression désignant les colonies japonaises. Entre 1945 et 1950, 6,25 millions de personnes, dont 3 millions de militaires, furent rapatriées. À cette situation vint s’ajouter l’augmentation de la fécondité : entre 1947 et 1949, le Japon connut une période de baby-boom avec 2,6 millions de naissances par an1. En fut issue la génération dite de masse (dankai sedai2), qui devint par la suite un enjeu dans des domaines aussi variés que la politique salariale, l’aménagement du territoire, la retraite et la famille. Entre 1945 et 1950, la population du Japon augmenta ainsi d’environ 11 millions de personnes, compensant très rapidement les pertes humaines causées par la guerre (Kitô, 2007). La préoccupation politique majeure fut de freiner et de stabiliser cette évolution, comme le dit explicitement Fukuda Masako, députée socialiste :
« Deux solutions sont principalement proposées pour réduire notre population : il s’agit de l’émigration et de la restriction des naissances. L’émigration est toutefois difficilement envisageable eu égard au passé du Japon qui recourut à une émigration militariste […] ; la seule solution qui nous reste est donc la restriction des naissances3 ».
3Face à cet impératif démographique, les autorités n’avaient plus guère le choix. Avant de recourir au planning familial à partir de 1954, les premières années après la défaite furent marquées par des mesures d’urgence, quelque peu improvisées. La restriction des naissances fut réhabilitée, impliquant une conversion importante d'une idéologie nataliste vers le « néomalthusianisme ». Or, le nouvel agenda politique dut faire face aux vieilles craintes de « dégénérescence » qui, déjà dans les années 1920, avaient pesé en défaveur de la restriction des naissances. Pour y répondre, la légalisation de la contraception dut être accompagnée par le renforcement de l’eugénisme ; telle fut la logique qui mena à l’élaboration de la nouvelle loi eugénique de 1948. Sous celle-ci, l’eugénisme fut renforcé puis élargi. Or, ce renforcement se fit au nom de la protection de la maternité, qui se référa elle aux droits de l’homme. En résulta un schéma où eugénisme et droits de l’homme formèrent ensemble un mouvement convergent vers la réalisation d'un État « de culture ».
I. Revirement idéologique : la restriction des naissances
4La politique nataliste de la guerre laissa un régime restrictif, symbolisé par la prohibition de l’avortement et de certains produits contraceptifs. Les professionnels, dont notamment les gynécologues, les obstétriciens, les accoucheuses et les infirmières furent en grande partie les messagers du dernier slogan « donnez naissance et multipliez-vous pour le pays » des dix commandements (1939) du ministère de la Santé4. Ces mêmes professions ne furent nullement exemptées du processus de « conversion politique5 », qui toucha les acteurs et institutions ancrés jusque-là dans la croyance en « un État fort, un État peuplé ». Cette conversion bouscula tout le système de pensée sous l’occupation des Alliés, le Japon adhérant progressivement à l’idée que la croissance démographique ne garantissait pas systématiquement la puissance étatique, en l’occurrence la croissance économique. Il s’agissait d’une position qui se faisait bel et bien entendre avant la défaite, mais elle fut ici reprise pour justifier l’abandon du natalisme.
1. Les enjeux
5L’alerte à la surpopulation provoqua un sentiment aigu de crise, accentué par la peur d’une pénurie alimentaire. En détournant le dixième commandement du ministère de la Santé, le nouveau mouvement « ne donnez pas naissance et ne vous multipliez pas » (Umuna fuyasuna undô) annonçait une série de mesures portant sur la diffusion des moyens contraceptifs, la dépénalisation large de l’avortement, l’encouragement à l’émigration et le renforcement de l’eugénisme. Or, au-delà du contexte national, les mesures et débats relatifs à la reproduction nécessitent d’être placés au sein des politiques plus globales de population, menées à une échelle mondiale.
a. Enjeux internes : quête d’un État « de culture » par la scientisation de la reproduction
6Devant le mot d’ordre de « reconstruction ethnique » (minzoku fukkô), contenir et limiter la croissance démographique fut considéré comme primordial. Cette nécessité dicta les choix politiques, qui se tournèrent désormais vers la restriction des naissances tant combattue durant la guerre. C’est dans cette nouvelle perspective que, le 20 novembre 1946, le ministère de la Santé rendit au gouvernement le Nouvel Avis sur les mesures à tenir en matière de politique de population (Shinjinkô seisaku kihon hôshin ni kansuru kengi, appelé ci-dessous « le Nouvel Avis »). Quatre points stratégiques furent identifiés : industrie et capacité d’accueil de la population, restriction des naissances, diminution de la mortalité, et mesures eugénistes.
7Désormais, la restriction des naissances devait officiellement être reconnue. Or, ce point raviva d’anciennes peurs de la « dégénérescence ». La méfiance envers le « néomalthusianisme » était en effet toujours palpable dans la société de l’immédiat après-guerre. À titre d’exemple, Nagai Hisomu, personnage-clé dans l’élaboration du régime eugéniste de 1940, écrit en 1948 avant la promulgation en juillet de la nouvelle loi eugéniste :
« Le sangerisme s’intéresse tout simplement au nombre de la population ; il est loin de se préoccuper de sa qualité. Sur ce point, le sangerisme est dans une erreur fatale puisque réduire aveuglément le nombre ne ferait qu’attiser les braises incandescentes de la dégénérescence en y jetant de l’huile et en soufflant dessus. Cela s’appelle une crise raciale [minzoku no kiki]. En effet, une réduction irréfléchie de la population provoquera inévitablement une baisse de sa qualité » (Nagai, 1948).
8Cette méfiance envers la restriction des naissances « à l’aveugle », soit le « sangerisme » – issu d’une mauvaise compréhension de Sanger6 –, est fondamentale pour comprendre le renforcement de l’eugénisme, qui était un moyen de « réduire intelligemment » la population. Dans le Nouvel Avis de 1946, le ministère de la Santé énonçait clairement « l’importance grandissante des mesures eugénistes pour un pays comme le nôtre, qui, tout en cherchant à devenir un État de culture, a recours à des mesures de restriction des naissances, contraires à la sélection naturelle ». L’eugénisme fut donc considéré comme un moyen de contrer la dégénérescence causée par la restriction des naissances.
9Le souci de réaliser un « État de culture » (bunka kokka) était central. À titre d’exemple, Katô Shizue, députée socialiste et féministe, prônait vivement le recours à la « médecine préventive » pour promouvoir la protection du corps maternel et la naissance d’enfants eugéniques7 ; la réalisation d’une politique sociale solide en dépendait.
10Pourtant, la crispation politique contre la légifération de la restriction des naissances était réelle au plus haut niveau du gouvernement : le Premier ministre Ashida Hitoshi (mars-octobre 1948) soutenait que la restriction des naissances devait être spontanément adoptée par la population, sans passer par des mesures juridiques8. Or, le fait est que le Japon cherchait à mettre en place une politique sociale sur une base constitutionnelle (l’article 25 de la Constitution, soit le droit à la vie dit « seizon-ken », en est un pilier important), et celle-ci, pour être réalisable, nécessitait un moyen préventif qui en limiterait la charge financière. C’est dans cette logique que l’eugénisme ne pouvait plus se limiter à sa forme purement biologique selon Hitotsumatsu Sadayoshi (1875-1973), ministre de la Santé :
« Même si je ne suis pas favorable à l’idée de limiter les naissances via des lois car cela concerne la sexualité de chacun, il est certain que les naissances immorales [fugi no kodomo] disparaîtront naturellement si ces personnes en ont la maîtrise […]. Une fois nés, conformément à la Constitution, ces enfants doivent être protégés et recevoir une éducation de sorte qu’ils aient une bonne santé et soient civilisés. Autrement, l’idéal serait de ne pas les mettre au monde, même si la réalité dans laquelle nous vivons ne prête pas à un tel choix9 ».
11L’assouplissement de l’opinion des acteurs politiques vis-à-vis de la restriction des naissances accompagna ainsi l’idée de reconstruire un « État de culture » doté d’un haut niveau social après la défaite. L’eugénisme devait rendre matériellement possible cette nouvelle configuration, et le Japon pouvait pour cela s’appuyer sur les infrastructures déjà existantes, grâce à l’institutionnalisation de la science durant la guerre qui fut menée notamment avec le Plan pour un nouveau régime en technologie scientifique (Kagaku gijutsu shintaisei yôkô) annoncé en mai 1941. Le Plan avait été suivi, en 1942, de la création d’une commission de la technologie (Gijutsu-in) au sein du Cabinet, puis de l’agence des Sciences (Kagaku-kyoku) au sein du ministère de l’Éducation (Monbushô).
12Ces instances, qui peinaient à collaborer entre elles, furent unifiées au sein du ministère de l’Éducation avec la création de l’agence de l’éducation scientifique (Kagaku kyôiku-kyoku) en septembre 1945. Un choix stratégique et déterminant fut alors opéré concernant l’éducation scientifique : étant donné que le nucléaire et l’aéronautique étaient des champs prohibés, la génétique, la microbiologie et la physique théorique furent considérées comme l’avenir du pays. Les échanges devant la commission de l’éducation du 31 juillet 1947 montrent que ces domaines pouvaient donner au pays une identité scientifique forte, le Japon y étant « très avancé10 ». L'essor des recherches en génétique devint ainsi l’un des piliers développement scientifique du pays. L’Institut national de la génétique (Kokuritsu idengaku kenkyûjo) fut fondé en 1949pour répondre aux problèmes alimentaires et eugéniques, mais aussi pour donner une notoriété internationale aux généticiens japonais11.
b. Enjeux externes : gérer la population mondiale
13Après la Seconde Guerre mondiale, le planning familial s’affirma progressivement comme un instrument de contrôle de la reproduction dans le monde. Maîtriser la reproduction était devenu un enjeu crucial pour les États-Unis, confrontés notamment à deux impératifs : le communisme, qui « se nourrissait de la pauvreté » – de « tissus malades » –, et l’émergence de la notion de « Tiers Monde », qui se voulait menaçante vis-à-vis des États « civilisés » ou « blancs », désormais minoritaires (Connelly, 2008). Les programmes d’aide internationaux, initialement destinés à contrôler les maladies infectieuses et donc à réduire la mortalité, furent suivis de programmes consacrés cette fois à réduire les taux de natalité12.
14Les États-Unis, à l’origine d’une politique de contrôle des naissances en réponse aux préoccupations internes d’ordre racialiste et eugéniste (Wilde, 2019), jouèrent aussi un rôle capital au sein des Nations unies dans la mise en place d’une politique mondiale de limitation des naissances13 (Locoh & Vandermeersch, 1997). Pourtant, « freinées par des considérations politiques, idéologiques ou bureaucratiques », les autorités américaines n’ont pas toujours eu la possibilité d’agir efficacement. Ce sont alors les organisations telles que l’International Planned Parenthood Federation, le Population Council, le Pathfinder Fund, ou encore la Fondation Rockefeller qui y pallièrent (Baldi et Cagiano de Azevedo, 2006). Certaines de ces organisations financèrent des bourses d’études et diffusèrent de nombreuses études sur la fécondité et la planification familiale. Dans les années 1950, le Fonds monétaire international et la Banque mondiale guidèrent les gouvernements asiatiques, dont celui du Japon, vers l’introduction du planning familial (Hartmann, 1995 ; Connelly, 2008), et en firent une condition à l'obtention de prêts.
15Les experts démographes devaient considérer deux tendances, à savoir la fécondité basse des pays occidentaux, et l’émergence des pays avec une croissance démographique exceptionnellement rapide. Aux côtés d’Irene Taeuber, Frank Notestein (1902-1983), directeur de la division de la population de l’ONU et également démographe de la Fondation Rockefeller, joua en Asie un rôle non négligeable. Tous deux se rendirent en Chine, à Taïwan, en Corée, en Indonésie, aux Philippines et au Japon. Ce dernier, déjà doté d’infrastructures solides en matière de santé et d’hygiène, avait également le mérite d’avoir connu un mouvement « spontané », initié par le docteur Ogino Kyûsaku, inventeur du calendrier d’ovulation Ogino, et le docteur Ôta Tenrei, initiateur de l’« anneau d’Ôta », soit une variation de pessaire, tous deux favorables à la maîtrise de la fécondité14, ainsi que divers mouvements sociaux et féministes pour la restriction des naissances dès les années 1920. Le Japon devint dans ce contexte un lieu où se déploya une politique antinataliste suivie avec intérêt par le monde occidental (Oakley, 1978 ; Ogino, 2008a). L’industrialisation devait à cet égard jouer un rôle important sur la démographie, son effet sur la réduction de la natalité étant considéré comme supérieur à l’éducation sexuelle. D’ailleurs les autorités d’occupation y furent particulièrement sensibles : Crawford F. Sams, à la tête de la section de la santé et du bien-être public, tenta de convaincre Douglas MacArthur de la nécessité de la reconstruction industrielle du Japon, entre autres pour son impact supposé sur la baisse de la fécondité (Connelly, 2008).
16Toutefois, les autorités américaines n’affichèrent pas ouvertement leur position. En 1948, MacArthur fut invité à la prudence, notamment par Warren S. Thompson, directeur de la Fondation Scripps pour l’étude de la population15. Après la défaite, Thompson était venu au Japon en qualité de conseiller de la Division des ressources naturelles du Grand Quartier Général16 (GHQ), et soutint fermement que l’accroissement démographique menaçait toute amélioration de la productivité et du commerce, la réalisation du plan des Alliés pour l’autonomie économique du Japon étant de ce fait rendue difficile. L’émigration ne pouvant résoudre le problème de surpopulation, un seul moyen subsistait selon Thompson : « le recours à un contrôle strict de la natalité », « lequel ne peut être mis en œuvre que par les Japonais eux-mêmes »17. L’opinion de Thompson circula au Japon, que ce soit au sein des autorités japonaises ou au niveau de la population qui en fut informée par les journaux18.
17Si Thompson fut soutenu par les acteurs japonais favorables à la restriction des naissances, il suscita aussi des critiques, principalement catholiques et américaines, contre l’intrusion des Alliés dans la politique de reproduction au Japon. La pression exercée par les autorités catholiques fut particulièrement forte. Constituant le « contrepoids le plus puissant aux mesures eugéniques aux États-Unis » (Leon, 2013), les catholiques américains contestaient le contrôle des naissances (Ogino, 2008a). L’Allied Catholic Women’s Club de Tôkyô adressa une lettre de protestation aux Alliés ; des prêtres catholiques de la région de Tôkyô-Yokohama s’opposèrent à la thèse de Thompson selon laquelle la restriction des naissances était l’unique solution aux problèmes économiques19. Certains prêtres, tels que le prêtre Kaschmitter, prônèrent la reconnaissance d’un droit des pays pauvres et surpeuplés sur des terres étrangères non exploitées en se référant aux écrits de Thompson des années 1920 et 193020. Ces propos firent réagir Thompson qui publia un avis expliquant que le Japon ne pouvait plus recourir à une politique d’émigration, du moins durant quelques années, en raison de ses invasions (shinryaku) durant la guerre et du regard suspicieux de nombreux États marqués par ce passé. Par ailleurs, estimant à environ 4 800 personnes la croissance journalière de la population au Japon, Thompson en conclut qu’il était impossible de résoudre ce problème par ce biais21.
18Dans le même courant de pensée, aux États-Unis, des protestations contre MacArthur s’élevèrent chez les catholiques de l’État de Virginie qui lui envoyèrent des lettres de contestation, allant jusqu’à le désigner sous le nom de « genocide general » en faisant allusion aux politiques néomalthusiennes. L’hebdomadaire catholique Our Sunday Visitor (12 juin 1949) critiqua sévèrement les politiques des Alliés au Japon qui « impos[aient] le contrôle des naissances aux vaincus ».
19Ces pressions catholiques n’étaient pas sans conséquence sur la position des Alliés, préoccupés par une éventuelle intrusion soviétique dans les politiques de la reproduction au Japon (Oakley, 1978). Il était donc nécessaire de maintenir une certaine neutralité – « patriarcale » selon les termes d’Oakley – pour éviter de provoquer des réactions qui ne pouvaient qu’être contreproductives. À un niveau plus individuel, MacArthur, qui avait par ailleurs des ambitions présidentielles, chercha à afficher sa neutralité, même de façon superficielle (Katô, 1997). Il publia le 2 juillet 1949 un mémorandum à l’Allied Catholic Women’s Club de Tôkyô dans lequel il expliquait que le Commandant Suprême n’avait entrepris aucune étude relative à la limitation de la population japonaise, et que cette question ne relevait pas de la compétence des autorités d’occupation mais de celle des autorités japonaises. Il précisa par ailleurs que la déclaration de Thompson ne faisait que refléter la position personnelle de ce dernier, aucunement représentative de l’avis du GHQ22. Dans cette même logique, McArthur refusa de donner l’autorisation d’entrée au Japon à Margaret Sanger qui, à la demande de Katô Shizue et du journal Yomiuri, souhaitait y donner des conférences23. Même la Fondation Rockefeller se retira partiellement de ce champ pour suivre les recommandations du cardinal Francis Spellman de New York (Connelly, 2008). Pour les Alliés, l’enjeu était donc de se désengager de toute forme de politique de limitation de la population japonaise, sans pour autant empêcher les autorités japonaises de mettre en application la restriction des naissances24.
20Dans le cas japonais, l’opposition des courants catholiques s’inscrivait dans un contexte national où les activistes sociaux et chrétiens avaient œuvré en faveur de la restriction des naissances et de l’eugénisme. Abe Isoo, socialiste et protestant, avait ainsi mené des campagnes pour la restriction des naissances dès les années 1920. Ce fossé entre les courants catholiques après la défaite et ceux des protestants réformateurs des années 1920-1930 montre bien la pluralité des positions chrétiennes sur ces questions qui agirent différemment au Japon, tout en reflétant les « batailles » religieuses livrées autour du birth control aux États-Unis (Wilde, 2019). Parmi les rares écrits sur ces questions, les travaux de Fujino Yutaka relatent parfaitement la façon dont le courant des réformateurs chrétiens, représenté par Abe Isoo, s’était forgé une identité forte notamment à travers deux facteurs : les luttes contre la prostitution et l’alcoolisme, et le renforcement d’un nationalisme face au Péril jaune des années 1920 (Fujino, 1998). Or, ce courant contribua après la défaite aux mouvements nationaux pour la restriction des naissances et le renforcement de l’eugénisme, menés sous le regard complaisant des Alliés bloqués par les courants catholiques.
21Parallèlement au retrait annoncé des Alliés du champ de la reproduction, un engouement pour la restriction des naissances anima les autorités japonaises et les acteurs sociaux, notamment sous le gouvernement du Premier ministre Yoshida Shigeru, du parti libéral (en fonction de 1948 à 1954). Le 14 avril 1949, Yoshida reçut Thompson qui réaffirma que la restriction des naissances était la « solution fondamentale pour résoudre les problèmes de population au Japon » (Oakley, 1977), et à cette même période, diverses associations se formèrent pour en diffuser les méthodes. Ne serait-ce qu’à Tôkyô, au moins seize d’entre elles pouvaient être dénombrées, menées par des personnalités ayant milité pour la restriction des naissances et/ou l’avortement dans les années 193025, ce qui traduisait une restructuration des anciens réseaux issus du birth control.
2. Les « vecteurs » de la politique antinataliste
22La « conversion » d’une politique nataliste vers une politique antinataliste se fit à l’aide d’acteurs qui, eux-mêmes, vécurent une conversion idéologique fondamentale. L’approche historiographique qui met l’accent sur la continuité des acteurs n’est pas encore suffisamment développée dans le domaine de la reproduction, et le peu d’écrits qui existent entre 1945 et 1946, issus de politiciens et d’experts « convertis », sont d’une utilité limitée26. Deux sphères peuvent néanmoins être identifiées : les experts d’un côté, et le corps médical dont les sages-femmes et les gynécologues-obstétriciens de l’autre.
a. Les experts : l’adhésion à la restriction des naissances
23La restriction des naissances devint une urgence dès 1946. Les acteurs politiques et les experts, s’ils n’étaient pas à l’origine de cette conversion, intégrèrent rapidement ce changement de cap. Parmi eux, deux personnalités ont opéré une conversion particulièrement importante : Tachi Minoru et Koya Yoshio.
24En sa qualité d’expert démographe et statisticien au sein du Bureau des affaires sociales du ministère de la Santé, Tachi Minoru (1906-1972), alors fortement influencé par le démographe nazi Friedrich Burgdörfer, joua un rôle non négligeable durant la guerre dans la mise en place d’une politique nataliste. Il était particulièrement alarmé par la décroissance naturelle de la population japonaise, aggravée par la guerre (Thomann, 2015).
25Le processus de conversion commença chez Tachi sous le poids du monde financier et de certains experts américains, dont Thompson. Il abandonna progressivement ses convictions natalistes en justifiant sa démarche par l’insuffisance du territoire et des ressources naturelles si le Japon voulait contenir les rapatriés et faire face à la croissance fulgurante de la population (Tachi, 1946). Or, cette conversion ne se fit pas sans douleur, et, à titre d’exemple, il remit en cause la terminologie dans le but de rompre avec les anciennes mesures : l’expression « restriction des naissances » (sanji seigen), prohibée durant la guerre en tant que synonyme de « néomalthusianisme », devait passer par un processus de réhabilitation. Il proposa alors l’expression « régulation de la conception » (jutai chôsetsu), une proposition qui ne fut pas suivie à la lettre mais qui explicite bien la complexité de la conversion (Ogino, 2008a). Ce malaise persistait encore en 1949, comme le montre son intervention devant la commission de la santé :
« La restriction des naissances [sanji seigen] fait l’objet de débats très actifs quant à la théorie à employer, ou encore l’idéologie sur laquelle la fonder. La tendance majoritaire au sein de la commission est de l’interpréter sur la base du planning familial [kazoku keikaku], ou disons plutôt de la famille planifiée [keikakuteki na kazoku], ce qui renvoie à l’idée de la planned family [en anglais dans le texte]. La majorité des membres de la commission considère aussi que l’on devrait avant tout y voir un moyen de réguler la conception [jutai chôsetsu, pour différencier avec l’avortement]27 ».
26Tachi reconnut ainsi progressivement qu’il n’y avait plus de raison d’interdire la « régulation de la conception » dans un contexte où l’augmentation de la population n’était plus souhaitable. Sa position devait avoir un impact non négligeable puisqu’il était l’un des membres essentiels de l’Institut des problèmes de population (Jinkô mondai kenkyûjo) avant d’en devenir le directeur en 195928. En 1949, une discussion eut lieu entre les membres de l’Institut et Thompson sur le risque de dégénérescence provoqué par la restriction des naissances. Thompson nia cependant une telle répercussion en invoquant trois raisons : la restriction des naissances commence certes avec les populations ayant un statut social élevé mais se généralise très vite auprès des populations inférieures ; celles-ci produisent en grand nombre des personnes de bonne qualité ; et enfin, les personnes de « mauvaise qualité » (akushitsu) connaissent de fait une sélection sociale et ne se reproduisent pas beaucoup (Kôseishô Jinkô mondai kenkyûjo, 1949).
27La conversion toucha également Koya Yoshio, hygiéniste et expert auprès du ministère de la Santé. Membre central de la SJHR, Koya avait particulièrement défendu une politique eugéniste et nataliste aux côtés de Nagai Hisomu dans les années 1930 jusqu’à la défaite. Sous sa casquette de statisticien, il avait fourni des chiffres pour démontrer l’argument cher aux eugénistes opposés à la restriction des naissances, soit la dégénérescence. Or, tout comme Tachi Minoru, « face à l’indéniable défaite du pays et l’urgence de la crise démographique », il opta pour la conversion « malgré les nombreuses critiques » dont il fut l’objet (Koya, 1970). Les plus virulentes lui furent adressées par ses pairs, à commencer par Nagai Hisomu, qui resta hostile à la restriction des naissances. Or, ce sont des personnalités comme Tachi et Koya qui menèrent par la suite les politiques de restriction des naissances et du planning familial, à tel point qu’ils eurent, avec Kitaoka Juitsu29, le surnom des « trois experts ès restriction des naissances » (san.nin no sansei hakase) (Ogino, 2008a).
b. Sages-femmes et obstétriciens : l’abandon du natalisme
28Les acteurs médicaux jouèrent un rôle tout aussi important aux côtés des experts dans la gestion de la reproduction. Dès septembre 1945, sous la supervision des Alliés, furent menées des enquêtes sur la professionnalisation des sages-femmes (josanpu), des infirmières (kangofu) et des conseillères en santé publique (hokenfu). Le but initial était d’unifier ces différentes catégories professionnelles à l’aide d’un cursus éducatif unique et d’augmenter le niveau de connaissances pour leur conférer une certaine autonomie. Le besoin d’une médicalisation et d’une institutionnalisation de l’accouchement était pressant, et les accoucheuses, « vestiges d’un régime sous-développé », devaient donc être remplacées par les infirmières (Kimura, 201330). Il fut donc question de restructurer ces corps professionnels et de mettre fin aux accouchements à domicile au profit des accouchements médicalisés, dans des infrastructures équipées. La démocratie et l’égalité des sexes furent les valeurs sous-jacentes de ces réformes.
29Le 30 juillet 1948 fut promulguée la loi relative aux conseillères en santé publique, sages-femmes et infirmières (Hokenfu josanpu kangofu-hô) : les accoucheuses, tout en gardant leur identité professionnelle, furent intégrées au corps professionnel des infirmières, et leur activité en devint l’une des spécialisations. D’un point de vue qualitatif aussi, la réforme fut considérée comme salutaire puisqu’elle eut pour conséquence de perfectionner la formation. Un cursus commun de trois ans fut alors instauré, accompagné d’un cursus spécial pour les sages-femmes avec un stage obligatoire. Un examen national vint valider l’obtention du diplôme, valable à vie31. Ces changements constituèrent pour les sages-femmes une promotion et une garantie professionnelles supplémentaires. Le titre d’accoucheuse (sanba) fut progressivement remplacé par celui de sage-femme (josanpu) comme le reflètent les réformes institutionnelles et législatives : en mai 1947, le règlement des accoucheuses (Sanba kisoku) de 1899 devint le règlement des sages-femmes (Josanpu kisoku) ; la Fédération japonaise des accoucheuses (Nihon sanbakai) devint l’Association japonaise des sages-femmes (Nihon josanpu-kai). La réforme législative du 30 juillet 1948 fixa définitivement le titre de sage-femme.
30Le bouleversement provoqué par les réformes ne se limita pas à un champ strictement statutaire. La mission de la profession fut elle aussi transformée. Désormais, les sages-femmes devaient remplir le rôle de messagères de la nouvelle politique néomalthusienne, ce qu’Ogata Sukemasa (1887-1972), alors directeur d’honneur de la Fédération des accoucheuses du Grand Japon (Dainippon sanbakai), ressentit très tôt. Il exprima d’ailleurs ses inquiétudes au milieu de ce tourbillon de réformes :
« Donnez naissance et multipliez-vous », le slogan qui guidait la Fédération des accoucheuses du Grand Japon, est aujourd’hui une position que nous avons du mal à défendre. C’est la restriction des naissances qui a pris le dessus, provoquant des débats au sein des spécialistes comme des non spécialistes. Pourtant, nous pensons que la restriction des naissances ne devrait pas être maniée avec légèreté puisqu’elle aura dans l’avenir des répercussions sur la position du Japon en termes de puissance. D’un point de vue eugénique, nous devrions tout faire pour promouvoir la naissance d’enfants intelligents et de bonne constitution physique, tout en faisant en sorte que des enfants sans intelligence et physiquement faibles ne viennent pas au monde (Ogata, 1946).
31Ainsi, pour Ogata, le passage à une politique de restriction des naissances devait se faire avec prudence et au prix du renforcement de l’eugénisme.
32Du côté des accoucheuses, l’envie d'acquérir de nouvelles connaissances et de nouvelles techniques était très forte. Pour cela, les États-Unis, « maîtres en matière de médecine préventive et d’hygiène publique » (Yagi, 1947), occupaient une place importante. Le savoir américain était particulièrement apprécié par ce corps professionnel féminin qui y voyait un moyen d’émancipation de la tutelle des médecins : les accoucheuses étaient structurellement soumises à leur autorité, et cela jusque dans les plus hautes instances, la Fédération des accoucheuses du Grand Japon étant dirigée par Ogata, gynécologue-obstétricien. Les Alliés cherchèrent à mettre fin à l’autorité masculine sur ce corps professionnel. Chez les accoucheuses, l’envie de s’émanciper et de valoriser leurs savoir-faire était bien présente. Tanaka Yoshino, présidente de l’Association des accoucheuses de Hiroshima, disait :
« [Nous devons] viser le perfectionnement de nos connaissances techniques […] puisque nous, les accoucheuses, sommes en position de diriger les femmes de ce pays, dont le niveau de vie ne cesse d’augmenter. » (Tanaka, 1947).
33Ainsi, la Fédération japonaise des accoucheuses (Nihon sanbakai) fut restructurée en 1946 avec à sa tête sa première présidente, Kazami Suzu, sage-femme. La loi de 1948 vint matérialiser l’autonomie des sages-femmes.
34Pourtant, cette émancipation nécessite d’être triplement nuancée. Avant tout, elle se fit sous le joug d’un différentialisme homme/femme, un procédé largement emprunté et réaffirmé sous le principe d’égalité. Ce dernier, fraîchement énoncé par la Constitution, renfermait le procédé différentialiste perçu comme indispensable à ce que les femmes se construisent une identité spécifique qui ne se confondait pas à celle des hommes (Konuma, 2010). Par ailleurs, si les sages-femmes virent leur statut reconnu, ce fut aussi pour se voir confier la diffusion de la restriction des naissances. Cela permit aux autorités, qui peinaient alors à budgétiser la formation des conseillers en restriction des naissances, d’en faire les principales ambassadrices et, malgré les débats incessants devant la Diète, il fallut attendre 1953 pour que la restriction des naissances soit budgétisée avec des moyens qui restèrent néanmoins dérisoires32. Enfin, si les sages-femmes gagnèrent en reconnaissance dans cette politique néomalthusienne, cela ne se fit pas au détriment de leurs homologues masculins. En effet, la médecine obstétrique en général se vit attribuer une place centrale dans les politiques démographiques d’après-guerre avec la « légitimation » du néomalthusianisme et la promulgation de la loi de protection eugénique le 13 juillet 1948.
3. Les modalités de diffusion des moyens contraceptifs
35En mai 1949, le gouvernement remania la législation pour autoriser la vente des produits contraceptifs. À la veille de l’introduction du planning familial, la plus grande partie des actions de vulgarisation fut concentrée dans la publicité commerciale de ces produits. Fait moins connu, ces actions se traduisirent aussi par la mise en place expérimentale de « villages de contraception ».
a. Magazines, publicités et sondages
36Les magazines féminins furent très sensibles à cette nouvelle tendance. Ainsi, dès 1947, certains proposèrent des séries d’articles sur la contraception et l’avortement : Shufu no tomo (L’ami des ménagères) et Fujin kôron (Débats des femmes) publièrent des articles sur les moyens contraceptifs, la stérilisation et l’avortement. La presse publiait l’avis des experts comme Warren Thompson, mais aussi de personnalités populaires telles que le romancier et dramaturge Kikuchi Kan (1888-1948), qui tenait ouvertement des propos néomalthusiens33. En mai 1949, le ministère de la Santé publia un livre illustré sur la contraception (Zukai hinin dokuhon) préfacé par son ministre.
37Ces publications successives furent accompagnées d’une série de sondages. Par exemple, le journal Asahi en publia un en 1949 sur la contraception : 80 % des sondés considéraient que la population japonaise était trop importante, manifestant donc un soutien à la restriction des naissances. Le journal Mainichi organisa quant à lui des sondages sur la régulation des naissances en 1950 et 1951. Les chiffres de Mainichi étaient moins élevés que ceux d’Asahi mais l’opinion restait majoritairement favorable à la restriction des naissances (60,7 % en 1950, 65 % en 1951).
38Les industriels pharmaceutiques mirent également en place des campagnes d’information sur les techniques contraceptives. L’industrie pharmaceutique Yamano.uchi fut l’une des pionnières en la matière, et gagna en notoriété avec sa campagne publicitaire pour le gel contraceptif Sanshî zerî. Sur sa notice, nous pouvons lire des instructions d’Andô Kakuichi, dont la phrase d’accroche resta longtemps gravée dans la mémoire des Japonais : « Premier enfant : une fille ; deuxième enfant : un garçon ; troisième enfant : le gel contraceptif Sanshî » (Ichi hime, ni tarô, san sanshî). C’est ainsi que le gel contraceptif fut lancé, dès septembre 1949, évoquant au passage le changement du modèle familial.
Document 6. Annonce publicitaire du gel contraceptif Sanshî : « Peu d’enfants, vie confortable »

Source : Shufu no tomo [L’ami des ménagères], février 1955.
39L’industrie Morita seisakusho commercialisa quant à elle le diaphragme Majima, fabriqué sous la supervision de Majima Kan. Ces produits furent vendus sous le nom de « produits contraceptifs34 » (hinin-zai) dès avril-mai 1949 (Kawamura, 1998). Les publicités montraient souvent une famille comprenant deux enfants, ou mentionnaient l’indice de fécondité des États-Unis (1,5) comme l’idéal à atteindre.
Document 7. Produit contraceptif Sanpûn commercialisé en 1948 (affiche de 1951)

L'affiche de Sanpûn énonce : « Avoir un enfant quand on le désire ; ne pas avoir d’enfant quand on ne le désire pas. Facile d’usage, Sanpûn (médicament contraceptif homologué par l’État) est à votre disposition ». Source : Galerie historique d'Eisai.
40Les publicités de ce genre inondèrent le marché et furent à l’origine de réactions mitigées, certaines méfiantes envers ces produits, compte tenu du caractère soudain de ce changement antinataliste. Okazaki Ayanori, alors directeur de l’Institut des problèmes de population (Jinkô mondai kenkyûjo), s’inquiéta quant aux effets de cette conversion sur la morale sexuelle :
« Les fabricants se sont lancés dans une publicité outrancière. Presque chaque jour, les annonces des journaux en ont fait la réclame. Parmi ces annonces, beaucoup ont été libellées de façon trop explicite et ont exercé une influence néfaste sur la morale sexuelle de la jeunesse ; la libre diffusion d’innombrables ouvrages sur les techniques contraceptives y a également contribué » (Okazaki, 1958).
41Si les magazines et publicités provoquèrent des réactions hostiles, c’est aussi en raison de leur efficacité. Le sondage du journal Mainichi de 1951 (réponses cumulables) était sans appel : 69,2 % des hommes et 64,8 % des femmes avaient appris les techniques contraceptives dans les magazines, et 40,2 % des hommes et 32,8 % des femmes citèrent la radio et les journaux comme sources d’informations. Il devenait donc impératif d’encadrer correctement les réclames contraceptives.
b. Trois « villages de contraception » (hinin-mura)
42Parallèlement à ces campagnes publicitaires, des séances de sensibilisation à la contraception furent organisées dans les villages. Les sondages montraient en effet que les zones rurales étaient moins sensibilisées aux pratiques contraceptives : selon le sondage Mainichi de 1951 sur la régulation des naissances, un écart important existait entre les professions (enquête limitée aux hommes) : tandis que 77,5 % des salariés y étaient favorables, le pourcentage se limitait à 57,5 % chez les agriculteurs. L’enjeu était de trouver le moyen d’atteindre ces populations rurales.
43C’est alors que les autorités s’intéressèrent au système de villages-témoins, présent au Japon dès les années 1930. Il s’agissait notamment de l’Aiikukai, une fondation créée par l’empereur Shôwa (Hirohito) le 23 décembre 1933, à l’occasion de la naissance de son fils aîné, futur empereur de l’ère Heisei. Dès 1936, cinq « villages de l’éducation aimante » (aiiku-mura) furent désignés pour y employer de nombreuses mesures relatives à la reproduction : promouvoir le sentiment maternel chez la femme, introduire l’hygiène durant la grossesse et après la naissance, et baisser la mortalité infantile. Après la défaite, ces villages survécurent grâce à leurs objectifs jugés compatibles avec les valeurs d’après-guerre et se développèrent considérablement avec les politiques de la petite enfance. En 1949, on pouvait en dénombrer environ 1 200 au Japon35.
44Or, cette même logique fut empruntée pour diffuser la contraception. En 1950, sous l’initiative de Koya Yoshio, directeur de l’Institut national de l’hygiène publique36 (Kokuritsu kôshû eiseiin), et avec l’aide financière de Clarence James Gamble37 (1894-1966), trois villages furent désignés « villages de contraception », autrement nommés « villages-témoins de la régulation de la conception ». Il s’agissait de mener une expérience-pilote du planning familial dans trois villages : Minamoto-mura à Yamanashi (« pauvre mais ouvert », composé surtout de terres agricoles), Kamifu nakamura à Kanagawa (spécialisé en riziculture et culture, doté d’un « niveau éducatif élevé ») et Fukuura-mura à Kanagawa (vivant des activités de pêche, jugé « culturellement bas »). Précisément 1 161 familles (6 936 personnes) commencèrent ainsi l’expérience, et cet événement fut largement diffusé à un niveau international (Koya, 1955 ; Koya, 1958 ; De Lespatis, 1959). L’objectif était d’organiser des rencontres avec des médecins, des personnalités politiques (comme Fukuda Masako) ou le directeur de l’Institut national de l’hygiène publique, et de débattre librement des modalités de contraception dans une visée éducative. Trois médecins (Kubo Hideshi, Yuasa Shû et Ogino Hiroshi) furent nommés pour mener à bien cette mission en se rendant sur place une fois par mois, et ce travail fut accompagné par une représentante des femmes du village ou une sage-femme, chargée de faire le lien entre ces médecins et la population villageoise.
45Le cas des trois villages fut suivi d’une étude très détaillée : en 1955, après cinq années d’essai auprès de ces villages-témoins, Koya Yoshio, responsable de la mission, qualifiait cette mesure de succès en constatant une baisse importante de la natalité (en 1950, le taux des trois villages confondus s’élevait à 26,6 tandis qu’en 1955, il diminua à 13,8). Il remarqua que l’injection du gel contraceptif avait peu de succès malgré son coût très bas, principalement en raison de l’impossibilité d’y recourir dans une maison agricole où les parents dormaient dans la même pièce que les enfants ; de même pour l’usage d’une éponge imbibée de gel contraceptif (2,6 %). Le retrait (« interruption », 5 %) et la méthode du calendrier ou « continence périodique » (autrement appelée méthode Ogino, 24,9 %) connaissaient également une baisse comparés au préservatif qui se répandait (60,7 %). Le diaphragme, bien que proportionnellement peu employé, connut une augmentation (11,3 %) (Koya, 1955). C’est ainsi que le préservatif s’affirma progressivement comme la méthode contraceptive favorite au Japon, réputée pour sa simplicité d’usage, son bas coût et sa sécurité.
46L’effectivité des méthodes contraceptives dépendait ainsi de la compatibilité des méthodes avec le mode de vie rural, certaines techniques y trouvant difficilement leur place, pendant que d’autres n’obtenaient pas l’homologation. À titre d’exemple, le dispositif intra-utérin (DIU, anciennement appelé pessaire, ou stérilet), interdit sous le régime militaire, ne fut réhabilité qu’en 1974, et il fallut attendre 1999 pour la pilule contraceptive. La mise sous contrôle de ces produits par le ministère de la Santé montre, certes, l’officialisation de la restriction des naissances, tout en rappelant la mainmise de l’État sur la contraception, et cette crispation autour de certaines techniques contraceptives renforça l’image d’une politique d’après-guerre permissive pour l’avortement, et prohibitive pour la contraception.
47Essentiellement portée par ces différents acteurs et intermédiaires, en l’espace de deux voire trois ans, la restriction des naissances devint la norme reproductive. Pourtant, l’épanouissement du « néomalthusianisme » après-guerre nécessite d’être analysé avec précaution afin d’éviter tout rapprochement hâtif avec le « néomalthusianisme » durant la guerre, rejeté parce qu’« individualiste » selon une interprétation biaisée du sangerisme.
II. Eugénisme renforcé : la loi de protection eugénique (1948)
48Contrairement à ce que constate Paul Demeny pour qui, « [a]vec le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale, l’eugénique est […] tombée en discrédit » (Demeny, 2006), le Japon connut pour sa part un régime eugéniste renforcé et élargi dès l’immédiat après-guerre, devenant progressivement le contrepoids indispensable des politiques sociales et des mesures néomalthusiennes. Or, le régime eugéniste d’après-guerre doit être situé dans la continuité des années 1920 et du reform eugenics qui eut un impact certain au Japon.
1. Le reform eugenics et ses influences au Japon
49Dès les années 1920, les thèses galtoniennes sur l’hérédité furent remises en cause avec la montée de la génétique chez la « deuxième génération des eugénistes américains » tels que Thomas H. Morgan38 (1866-1945) ou Frank Notestein. Leurs travaux cherchèrent à invalider scientifiquement le déterminisme héréditaire ainsi que le racisme qui lui avait été associé (Roll-Hansen, 2010). De ce fait, leurs travaux contribuèrent inévitablement aux sciences de la population qui connaissaient à l’époque la montée du birth control corrélativement aux tensions géopolitiques provoquées par la surpopulation et l’expansionnisme consécutif, en Europe et en Asie orientale. Notestein introduisit alors une rupture qui fut caractéristique du reform eugenics, à savoir un positionnement favorable au birth control. La qualité ne devait plus être déterminée par l’« hérédité » – un concept progressivement remplacé et restreint à la « génétique » –, mais aussi par des aspects social, sanitaire, éducatif et culturel (Rosental, 2016). Le rôle de Frederick Osborn, neveu de Henry Fairfield Osborn, acteur de la « première génération », fut déterminant dans ce travail de reformulation. L’émergence entre-deux-guerres de ces nouveaux acteurs au sein même de la Société américaine d’eugénisme ainsi que dans les instances internationales (Carnegie Endowment, Rockefeller Institute for Medical Research, Milbank Memorial Fund, etc.) mena à la reconstitution d’un nouvel eugénisme (reform eugenics) aux États-Unis, centré non plus sur des critères raciaux justifiés en termes d’hérédité, mais sur une approche sociale et hygiéniste de la qualité humaine. Cette forme d’eugénisme « social » ou « environnemental » (Kline, 2001) se répandit et fut adaptée par exemple dans les pays scandinaves avec leurs « sciences antiracistes » (Tydén, 2010) ou en France sous l’expression « démographie qualitative » ; elle s’opposa violemment à la science nazie et l’Italie fasciste dans les années 1930, et témoigne de la tension entre l’anthropologie raciale et l’anthropologie culturelle, la tendance étant de « transformer la “question raciale” en une réflexion sur la qualité » (Rosental, 2016). Cela aboutit après-guerre à la « transmutation des différences de “races” en différences “ethniques” », la lutte contre le racisme contribuant à « renforcer la promotion de l’objet “qualité”, issue d’une volonté affichée de réformer l’eugénisme et de le rendre compatible avec l’idéal démocratique » (ibid.).
50La question reste donc entière quant à l’influence de ces différents courants étrangers (américains, britanniques, français entre autres) eugénistes « antiracistes » sur l’eugénisme japonais d’après-guerre. La relation avec le « modèle scandinave » (Danemark, Norvège, Finlande), soit un « eugénisme modéré et démocratique » comparé à l’« eugénisme radical des nazis » (Zylberman, 1999), mérite quelques réflexions. En effet, le modèle eugéniste japonais de 1940 ayant principalement été construit à partir du modèle allemand (Rassenhygiene), il semble intéressant de questionner ce « renforcement » de l’eugénisme après-guerre et de le contextualiser à l’échelle nationale et transnationale. L’influence des eugénistes américains comme Morgan, Notestein ou encore Frederick Osborn et de la présence du modèle social-démocrate en Europe du Nord doit également être interrogée. Il est rare de retrouver au Japon des traces de Frederick Osborn, Frank Lorimer et Frank Notestein dans les instances politiques de l’immédiat après-guerre39, à l’inverse de Thompson qui bénéficiait quant à lui d’une visibilité importante. L’eugénisme mis en place à partir de 1948 fut notamment porté par des préoccupations sociales telles que la pauvreté, et justifié par le besoin de réformer profondément la vie quotidienne. Ce n’est autre que ce contexte qui rappela au-devant de la scène Ikeda Shigenori, eugéniste à l’origine du mouvement eugéniste large entre 1926 et 1930 sous l’influence de Popenoe, et instigateur des mouvements futurs pour l’amélioration de la vie quotidienne entrepris dès les années 1950.
2. Le régime eugénique de 1948
51La période de l’occupation américaine fut marquée par une succession de réformes juridiques : la Constitution en premier, puis le droit civil, la loi électorale, le domaine éducatif, le droit des entreprises et la loi relative à la nationalité. La loi nationale eugénique de 1940 ne fut pas une exception, d’autant plus que la reproduction était l’un des enjeux cruciaux de l’après-guerre. Un mouvement transpartisan en fut à l’origine, anéantissant la dichotomie habituellement valable – quoi que réductrice – entre les « conservateurs » pour les anciennes valeurs familiales et patriarcales d’un côté, et les « progressistes » pour l’introduction des valeurs constitutionnelles d’égalité et d’individualisme de l’autre. L’eugénisme devait être renforcé, et un consensus existait sur ce point.
a. Le régime eugéniste de 1948 : le fruit d’une coalition transpartisane
52Le processus d’élaboration de la loi de 1948 commença simultanément dans deux cercles différents. En août 1947, Taniguchi Yasaburô40 (1883-1963, député-médecin de la Chambre des conseillers, gynécologue, membre du parti libéral) déposa un avis au Cabinet ministériel, dans lequel il demandait de simplifier la procédure d'avortement et de stérilisation afin de remédier à l’augmentation de la population. À la même période, le 28 août 1947 précisément, une proposition de loi fut déposée devant la Chambre des représentants par Ôta Tenrei41 (1900-1985, gynécologue, membre du Parti socialiste japonais (PSJ) et député à la Chambre des représentants), ainsi que par des militantes pour le droit des femmes comme Katô Shizue (1897-2001, PSJ) et Fukuda Masako (1912-1975, PSJ, docteure en médecine). Fukuda et Katô faisaient partie des premières femmes ayant intégré en 1946 la Chambre des représentants suite à l’introduction du scrutin universel. La proposition suggérait que l’autorisation d’avorter ne fût plus accordée par l’État mais par la Fédération japonaise des médecins (FJM).
53La proposition socialiste, tout en allant dans le même sens que celle de Taniguchi, affirmait plus ouvertement l’eugénisme social, là où Taniguchi n’était pas aussi déterminé. Ôta Tenrei considérait en effet que, dans le climat hostile de l’après-guerre, il était impératif de « prévenir la dégradation et l’affaiblissement de la descendance en raison de maladies ou d’une fécondité élevée, voire de la pauvreté ». Pour ce qui est des grossesses résultant d’un viol et des criminels sexuels récidivistes, il lui semblait essentiel de prévoir des « dispositions spécifiques afin de limiter les dommages et de prévenir la dégradation de la descendance » (Katô, 1997). Dans cette logique, les causes non génétiques (alcoolisme, tuberculose, lèpre) étaient parfaitement valables pour justifier l’avortement et la stérilisation. La stérilisation forcée devait aussi être préconisée aux criminels sexuels récidivistes, signalés par le tribunal, avec l’accord du directeur de l’hôpital psychiatrique42.
54La période étant celle du désengagement des Alliés de toute politique de reproduction au Japon, le gouvernement de Katayama Tetsu (1887-1978, en poste de mai 1947 à mars 1948), le premier à majorité socialiste, réagit timidement face à la portée très large de la proposition de Ôta. Taniguchi et Ôta cherchèrent alors à former une coalition transpartisane pour déposer une proposition de loi devant la Chambre des conseillers. Katô Shizue et Fukuda Masako s’y joignirent pour manifester la nécessité pour les femmes de légaliser l’avortement. Pour Katô – connue sous le nom d’Ishimoto Shizue dans les années 193043 –, la loi de 1940 devait être réformée car elle avait posé les jalons d’une politique nataliste et militariste. Dans l’immédiat après-guerre, toujours sous le régime de 1940, environ deux cents femmes avortées et des médecins avorteurs furent successivement arrêtés à Kyôto. Opposée à cet interventionnisme nataliste, Katô était néanmoins favorable au projet d’une loi eugéniste44. Les débats se concentrèrent progressivement sur la protection de la maternité et, par extension, de la femme, avec un fort soutien des courants féministes et des partisans d’une politique antinataliste, alarmés par l’explosion démographique. À ce courant se joignirent les gynécologues. En effet, derrière les tentatives de réforme de la loi de 1940, il faut aussi voir une revanche des gynécologues-obstétriciens dont le périmètre d’intervention avait été très fortement limité sous la loi de 1940 dans le domaine de l’avortement. La légalisation de l’avortement leur apportait incontestablement des avantages sécuritaires et financiers, voire un monopole sur le « marché » de l'avortement (Coleman, 1983 ; Norgren, 2001). Les débats législatifs se concentrèrent ainsi principalement sur la question de l’avortement, laissant cette fois de côté celle de la stérilisation.
b. Le contenu
55Sur le plan de la structure, la loi de protection eugénique, promulguée le 13 juillet 1948 (loi no 156), prévoyait deux chapitres distincts pour la stérilisation45 et l’avortement46. L’opération de stérilisation était pratiquée à la demande du patient (stérilisation consentie) ou à la demande de la commission départementale de protection eugénique (stérilisation forcée). En vertu de l’article 3, la stérilisation consentie était possible :
- En cas de psychopathie génétique, de maladie physique génétique ou de malformation génétique de l'intéressé(e) ou de son/sa conjoint(e), ou encore en cas de maladie psychologique ou de débilité mentale [génétique ou non] du conjoint ;
- En cas de maladie psychologique génétique, de débilité mentale génétique, de psychopathie génétique, de maladie physique génétique ou de malformation génétique d’un membre de la famille jusqu’au 4e degré de parenté chez l'intéressé(e) ou son/sa conjoint(e) ;
- En cas de lèpre chez l'intéressé(e) ou de son/sa conjoint(e), accompagnée d’un risque de transmission à la descendance ;
- En cas de grossesse ou d’accouchement avec un risque vital pour la mère ;
- En présence de plusieurs enfants et d’un risque consécutif de connaître une dégradation importante de la santé maternelle à chaque accouchement.
56Comme le régime de 1940, l’article ouvrait la stérilisation volontaire aux maladies génétiques (1° et 2°), mais son étendue s’était considérablement élargie : la stérilisation fut légalisée en cas de maladie psychologique ou de « débilité non génétique du conjoint47 » (1°), ainsi qu’en cas de lèpre (3°). Aux côtés de la stérilisation eugénique, la cause thérapeutique fut réaffirmée (4°) et la cause sociale introduite (5°).
57En outre, à la différence du régime de 1940, la loi rendit la stérilisation forcée effective, et l’autorisation de la commission départementale de protection eugénique était requise. Une liste en annexe définissait les maladies donnant accès à cette procédure de stérilisation forcée, limitée quant à elle à des maladies génétiques48. En 1953, la directive du ministère de la Santé relative à l’application de la loi de protection eugénique définit concrètement les modalités de la stérilisation forcée et mentionnait la possibilité de recourir à la force pour immobiliser le patient, homme ou femme, de l’anesthésier ou de le berner (gimô). Ainsi, à la différence de la loi de 1940 où la stérilisation forcée avait été suspendue, elle fut pleinement assumée sous le régime de 1948.
58La loi ouvrit par ailleurs considérablement l’accès à l’avortement. Selon l’article 14, outre la cause thérapeutique déjà autorisée en 1940 (4°), d’autres motifs furent introduits : en cas de relations sexuelles non consenties (« raison éthique », 5°) ; en cas de maladie génétique ou non génétique (« raison eugénique », 1°, 2° et 3°) ; et, à partir de 1949, en cas d’impossibilité financière d’élever un enfant (« raison financière », 4°). Notons cependant que le médecin devait obtenir l’accord de la femme et celui du conjoint (non nécessairement marié) sans lesquels l’avortement devenait illégal.
« Article 14
Les médecins désignés par l’Association des médecins, personne morale instituée dans chaque département (ci-après « médecins désignés »), peuvent effectuer un avortement avec le consentement de l’intéressée et du conjoint dans les cas suivants :
1. Si l’intéressée ou le conjoint est sujet à une maladie psychologique, une débilité mentale, une psychopathie [génétique ou non génétique], une maladie physique génétique ou une malformation génétique ;
2. Si l’intéressée ou le conjoint a, dans sa parenté jusqu’au 4e degré de parenté, un membre sujet à une maladie psychologique génétique, une débilité mentale génétique, une maladie physique génétique ou une malformation génétique ;
3. Si l’intéressée ou le conjoint a contracté la lèpre ;
4. Si la poursuite de la grossesse ou l’accouchement expose la santé du corps maternel à un risque grave pour raison physique ou financière ;
5. En cas de grossesse non consentie, due à une agression sexuelle ».
59Le recours à la raison financière (4°), introduite en 1949, devait initialement être contrôlé par la commission locale de protection eugénique (Chiku yûsei hogo shinsakai) en charge d’évaluer l’état financier des femmes concernées. Cette clause avait été prévue afin d’apaiser les inquiétudes fréquemment exprimées durant les débats parlementaires, à savoir l’encadrement de la liberté des femmes et le risque de dégénérescence49. La réforme s’appuya ainsi sur la présence de cette commission et notamment sur les assistants sociaux civils (minsei iin) qui vinrent remplacer en 1946 les assistants sociaux de quartier50 (hômen iin). Constitués de personnalités locales non rémunérées et nommées par le préfet ou le maire, les assistants sociaux civils détenaient un pouvoir non négligeable puisque, sans leur avis, la commission locale ne pouvait pas statuer.
60Or, ce régime ne dura pas longtemps face à la lourdeur de la procédure. Avec la réforme du 17 mai 1952, les conditions financières cessèrent d’être évaluées par la commission locale et furent laissées à la simple appréciation du médecin. En 1953, le ministère de la Santé donna à cet égard des instructions claires : la clause financière de la loi de protection eugénique devait se limiter aux femmes bénéficiant déjà d’une aide sociale ou à celles amenées à en recevoir une si elles donnaient naissance51. Or, l’abandon du contrôle signa de facto la dépénalisation totale de l’avortement, le seul impératif étant le respect du délai légal d’avortement fixé en 1953 à 7 mois de grossesse52.
61L’avortement fut ainsi laissé aux mains de médecins habilités et l’habilitation strictement encadrée par l’Association départementale des médecins qui la délivrait après examen des équipements médicaux, de la personnalité et de la compétence du médecin. Les médecins habilités formèrent à leur tour en avril 1949 l’Association nationale des gynécologues et obstétriciens pour la protection de la maternité53 (ci-dessous Nichibo, diminutif du Nihon bosei hogo sanfujinka ikai). Ainsi, en l’espace de quatre années, l’avortement connut une dépénalisation considérable, tant au niveau du fond qu’au niveau de la procédure, dont le respect fut confié dans sa globalité aux gynécologues-obstétriciens.
c. Silence des juristes sur l’eugénisme social
62Si les débats autour de la loi de 1940 se concentrèrent sur la stérilisation, ceux de la loi de 1948 s’intéressèrent essentiellement à l’avortement. L’idée d’étendre la stérilisation à des maladies non génétiques, pourtant tant contestée par les psychiatres lors de la légifération du régime de 1940, ne rencontra pas d’opposition en 1948. La cause financière de l’avortement, légalisée en 1949, vint confirmer avec rigueur un modèle eugéniste non exclusivement biologique mais doté d’une forte dimension sociale. Ce changement ne fut pas introduit sans crainte. À titre d’exemple, les gynécologues proches de la SJHR, à l’origine du régime de 1940, s’opposèrent à la loi de 1948, mais ils furent minoritaires, et la SJHR fut quasi absente de la procédure législative54.
63L’effacement des juristes est aussi un point qui interpelle ; étant une loi d’exception à l’interdiction pénale d’avorter, logiquement, on pouvait s’attendre à des débats sur la relation entre l’interdiction d’avorter (Code pénal) et l’étendue des exceptions (loi de 1948). Or, selon Ôta Tenrei, l’un des instigateurs de la loi, aucun débat n’aurait été engagé par les pénalistes, ni avant ni durant la procédure, ni devant la Diète, ni dans le monde académique :
« Leur silence s’explique-t-il par leur soutien à la modification substantielle du Code pénal consécutive à la loi de protection eugénique ? Ou étaient-ils plutôt et simplement étourdis [bon.yari suru] ? » (Ôta, 1967).
64L’une des rares interventions devant la Diète fut assurée par Okamoto Umejirô en mai 1949. En sa qualité de procureur, Okamoto soutenait la réforme qui, grâce à la clause financière, devait permettre de baisser la criminalité et le nombre de suicides tout en améliorant la santé de la mère55. À la même période, le 14 mai 1949 précisément, Sase Shôzô (1902-2001), député à la Chambre des représentants (Parti libéral), juge et professeur de droit pénal et de droit français à l’université Hôsei, formulait ses interrogations en comparant la clause financière avec le cas de l’URSS, précurseur en la matière, dont la population agricole fut la première concernée. Il demanda si le ministère des Affaires juridiques avait étudié cette réforme aux côtés du ministère de la Santé, à l’origine de cette réforme56. Taniguchi Yasaburô y répondit par l’affirmative, mais il n’en demeure pas moins que cette question révélait une méfiance quant à la cohérence du texte ainsi qu’au peu de participation des juristes dans la procédure.
65Pourtant les juristes furent bel et bien présents durant la procédure de modification de la loi de protection eugénique : les séances des 16 et 18 mai 1949 furent consacrées à l’aspect juridique de la réforme. Nogi Shin.ichi, représentant le ministère des Affaires juridiques et invité à ce titre à commenter la clause financière, chercha à la justifier en se référant aux projets législatifs de la Tchécoslovaquie (1926, 1932) ainsi qu’à un courant pénaliste allemand favorable à l’avortement pour cause financière57. Nogi poursuivit son raisonnement en comparant en ces termes la réforme de 1949 avec le régime nazi :
« Certains pays refusent totalement [la dépénalisation de l’avortement pour des raisons sociales]. Selon l’ouvrage du professeur Kimura [Kameji], – cela me fait certes hésiter à me référer à un aussi ancien régime58 – le droit pénal nazi s’y opposait frontalement ».
66La dépénalisation de la cause sociale de l’avortement servit ainsi à marquer une rupture par rapport au régime nazi, et ce n’est autre que des penseurs progressistes allemands qui servirent de référence59.
67Il fallut attendre 1956 pour assister à une tentative de théorisation de la loi de protection eugénique. Il s’agit des travaux de Koizumi Eiichi (1892-1978), pénaliste et professeur de droit à l’université Kokushikan. Koizumi publia un ouvrage intitulé Datai-zai no kenkyû (De la pénalisation de l’avortement), qui reste une référence (Koizumi, 1956). Il y chercha à définir la relation entre la loi de 1948 et l’article 35 du Code pénal qui énonce les causes générales d’exonération de la responsabilité pénale (actes légaux, actes professionnels autorisés). En effet, on pouvait légitimement se demander si l’article 35 du Code pénal perdait sa validité avec la dépénalisation importante de la stérilisation et surtout de l’avortement. Cet exemple isolé montre que la loi de 1948 intervint sur un terrain où aucune clarification doctrinale n’existait, et les débats a posteriori montrèrent qu’elle ne fut pas le fruit d’une réflexion juridique approfondie. Les aveux de Takahashi Kazurô du ministère des Affaires juridiques sont éloquents :
« [Sur la relation entre l’article 35 du Code pénal et la loi eugénique] Nous pensons que les deux sont théoriquement compatibles […]. Or, nous ne mesurons pas encore les abus qui peuvent en résulter. Pour cette raison, nous ne pouvons pas nous prononcer sur la portée politique de ces mesures pénales60 ».
d. Situer idéologiquement le régime eugéniste de 1948
68Le régime de 1948 fut caractérisé par la loi de protection eugénique et de l’ensemble des mesures de réformes et de mise en application de la loi, tant sur le plan législatif qu’exécutif. Certains travaux académiques cherchèrent à établir une filiation avec le régime nazi, à l’image de ceux de Fujino Yutaka qui qualifia le régime de 1948 de « fasciste » : si la politique nataliste fut remise en question, dit-il, l’eugénisme fut maintenu au nom de la protection de la mère ; la démocratie d’après-guerre ainsi que le monde médical n’en seraient nullement purgés, bien au contraire (Fujino, 1998).
69Cette filiation « fasciste » nécessite néanmoins une étude plus fine dans la mesure où le régime de 1948 présentait indéniablement des caractéristiques nouvelles par rapport au régime de 1940. Le champ des opérations dites eugéniques (stérilisations) fut considérablement élargi, qu’elles soient volontaires ou forcées, génétiques ou non génétiques, de même pour l’avortement qui désormais s’ouvrait à des causes sociale, éthique (en cas de viol) et eugénique, en plus de la cause thérapeutique déjà prévue en 1940. Comment interpréter ces nouveaux éléments ? Pouvons-nous y voir un moyen de renforcer le régime « fasciste » ?
70La loi nazie de 1933 fut quasiment absente des débats parlementaires autour de 1948, sinon comme contre-modèle. Si maintien de l’eugénisme il y eut, il ne se fit pas au nom du régime nazi, bien au contraire. C’est à partir de ce postulat que Fujime Yuki, historienne, rappelle l’antériorité de la pensée eugéniste, et explique sa survie à la défaite au Japon, malgré la rupture politique de 1945 (Fujime, 2011). Le courant législatif d’après-guerre s’inscrivit avant tout dans une démarche de scientisation de la reproduction qui touchait quasi-universellement les États occidentaux engagés dans le processus de modernisation. Certains intellectuels en étaient conscients dès les années 1930, à l’image de Kimura Kameji, pénaliste spécialiste de la stérilisation, pour qui « la loi nazie de 1933 n’était pas le produit d’une idéologie politique en particulier mais la conséquence des recherches scientifiques menées depuis bien longtemps » (Kimura, 1937) : l’avènement ou non du régime nazi n’y aurait rien changé selon lui (Inada, 2020), et cette remarque est aussi valable dans le cas japonais d’après-guerre. En effet, à titre d’exemple, sous l’occupation américaine, la stérilisation était parfaitement cohérente avec le développement de la médecine préventive (Matsubara, 1997b, 2002).
71Cette continuité fondamentale de la pensée eugéniste se traduisit néanmoins par une succession de courants prédominants, certains dans un mouvement cyclique. Ainsi, Matsubara Yôko analyse le régime de 1948 comme une renaissance de l’eugénisme de Taishô. Plus précisément, elle souligne le retour du concept large de « génétisme » des années 1920-1930, englobant aussi bien la génétique au sens strict que le cadre de vie de l’individu. Ce « retour » à Taishô n’est d’ailleurs nullement exclusif à l’eugénisme : il s’agit d’une vision partagée dans différents domaines tels que le droit, le féminisme, et plus largement dans tous les débats et recherches suspendus avec l’arrivée du militarisme des années 1930. L’exemple des études sur la sexualité est à cet égard particulièrement révélateur en cela qu’elles partagent le même champ et les mêmes outils que l’eugénisme en s’intéressant à la reproduction. Kimoto Itaru (1937-), critique et écrivain de l’immédiat après-guerre, qualifia de « résurrection » les recherches sur la sexualité et la reprise en 1946 de la traduction interrompue en 1930 de l’ouvrage de Theodoor Van de Velde (1873-1937), gynécologue néerlandais, Het volkomen huwelijk61 (Le Mariage parfait, 1926). Dans cette même dynamique, l’après-guerre fut aussi marqué par le retour de la restriction des naissances et du féminisme maternaliste62 de Hiratsuka Raichô que l’on retrouve dans la démarche de Katô Shizue, Ôta Tenrei et Fukuda Masako, instigateurs de la loi de 1948 (Matsubara, 1997b).
72À cette logique cyclique s’ajoute une autre piste qui voit cette fois dans le régime de 1948 bel et bien un point commun avec le régime nazi, à travers l’objectif initial de l’eugénisme, soit la reconstruction : l’eugénisme ne serait pas une idéologie de guerre, mais une « idéologie d’après-guerre » destinée à sortir un État d’une situation de chaos social. C’est en ces termes que le sociologue Ichinokawa Yasutaka analyse le régime de 1948 : le Japon ne ferait que manifester les mêmes tendances pro-eugénistes que celles observées en Allemagne ou en Suède après la Première Guerre mondiale (Ichinokawa et Tateiwa, 1998). Cet « eugénisme civilisationnel » était par ailleurs partagé par les socialistes (Fukuda Masako, Katô Shizue, Ôta Tenrei), qui remirent également en question la loi de 1940 pour dépénaliser l’avortement et élargir l’eugénisme63, le contexte sous-jacent étant le besoin de reconstruire « racialement » un État dévasté par la guerre, et ce point est capital pour comprendre le renforcement de l’eugénisme aux côtés des droits de l’homme qui montaient en puissance.
Tableau 5. Comparaison des stérilisations entre la loi nazie et les deux lois de 1940 et de 1948

III. Un eugénisme conforme aux droits de l’homme ?
73« Pourquoi les constitutionnalistes japonais ne remirent-ils pas en question le régime eugéniste ? », se demande Ishizaki Manabu (1968-), professeur de droit constitutionnel à l’université Ryûkoku (Ishizaki, 2007). En effet, les politiques de stérilisation et d’isolement de certaines populations allaient a priori clairement à l’encontre des principes constitutionnels tels que le droit à la poursuite du bonheur (article 13), la liberté physique (article 18), voire le droit à l’auto-décision (provenant de l’interprétation de l’article 13). Pourtant, l’eugénisme s’imposait incontestablement dans la société japonaise d’après-guerre. Si, dès l’entre-deux-guerres mais surtout avec la découverte de la Shoah, les droits de l’homme ont abouti à la condamnation de l’eugénisme (Kevles, 1999 ; Kevles, 2011), ce schéma ne s’applique pas au régime de 1948, comme le montrent les propos de Taniguchi :
« Durant la guerre, dans l’idée de mener une politique nataliste, on a sacrifié la maternité [bosei] sans prendre en considération l’état de santé de la mère. Sous la nouvelle Constitution, du point de vue de la protection des droits de l’homme, il nous a paru indispensable de protéger la santé de la mère. […] Pour ce faire, nous avons prévu trois modalités : stérilisation volontaire, stérilisation forcée et avortement64. »
74Cet extrait montre que la stérilisation volontaire, voire forcée, et l’avortement furent justifiés au nom du respect de la maternité et des droits de l’homme. Pourtant, l’eugénisme aurait pu être banni au nom de ces mêmes droits, notamment à l’aide des concepts de génocide et de « race » qui auraient pu freiner l’épanouissement du régime de 1948. Néanmoins, cela n’advint pas, tandis que d’autres droits fondamentaux, tels que le droit à la vie et le principe d’égalité, vinrent renforcer l’eugénisme.
1. Un eugénisme non génocidaire et non racialiste ?
75À partir de 1945, le droit international donna une place centrale aux droits de l’homme, et la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) lança un long processus de développement de cet appareil juridique. Parmi les premières pierres posées après-guerre figure la Convention des Nations unies du 9 décembre 1948 sur le génocide. Adoptée la même année que la loi de protection eugénique, cette convention est de moindre notoriété au Japon, et cela s’explique principalement par son absence parmi les États adhérents65. Pourtant, les deux textes partagent des problématiques communes.
76La convention définit le génocide comme « un acte visant à détruire tout ou partie d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux ». Par ce biais, sont condamnés les actes visant à entraver les naissances au sein d’un groupe ou tendant à soumettre celui-ci à des conditions d’existence telles qu’elles seraient susceptibles d’entraîner sa destruction physique totale ou partielle (article 2). En effet, ni Raphael Lemkin (1900-1959), juriste polonais à l’origine du mot et du concept de génocide en 1943, ni la convention elle-même ne limitèrent l’acte génocidaire à un massacre collectif. Lemkin avait défini le génocide à travers huit types de politiques génocidaires, dont deux pouvaient avoir une portée eugéniste : les politiques « biologiques », cherchant à réduire les naissances des groupes non apparentés au « sang national », et les politiques « physiques », s’attaquant à la santé des peuples (Lemkin, 1944). Ces idées furent reprises dans la convention qui, dans son article 2-d, répéta en partie la définition de Lemkin : « Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe » (Rabinbach, 2008 ; Moses et Stone, 2010).
77Le génocide se traduit donc par un acte de destruction. Or, la stérilisation est un acte par lequel on prive une personne d’une descendance, et l’avortement, une interruption de la gestation. Par conséquent, ces deux actes pouvaient intéresser la convention qui recourait à une définition large du génocide. Ainsi, son article 2 permet de soulever un problème de licéité de l’avortement et de la stérilisation comme un moyen génocidaire. Toutefois, cela ne suffit pas pour que la question soit soulevée et débattue en termes d’eugénisme. Si la convention définit largement l’acte génocidaire, elle propose une définition plutôt restreinte de l’objet du génocide : il s’agit de la destruction d’un « groupe national, ethnique, racial ou religieux ». Si nous citons Lemkin, il s’agirait d’un acte perpétré à l’encontre d’un « groupe national en tant qu’entité, et les actions en question sont dirigées contre des individus, non pas ès qualité, mais en tant que membre du groupe national » (Lemkin, 1944).
78Dans les pays où les critères de santé et d’intelligence furent très souvent combinés avec le critère racial, l’eugénisme put être qualifié de génocidaire. En effet, aux États-Unis par exemple, les pratiques eugénistes furent surreprésentées dans les groupes « raciaux minoritaires » et cela entraîna leur condamnation en tant qu’actes génocidaires (Moses et Stone, 2010). L’eugénisme restait ainsi très fortement marqué par le critère racial, ce qui favorisa sa condamnation avec la montée des droits de l’homme.
79Or, il semble que le Japon ait été doublement à l’abri de ces évolutions d’après-guerre.. Certes, n’ayant pas signé la convention, il s’était d’emblée positionné en dehors de ce cadre. Pour cette raison, la connexion entre les lois nationales et le génocide ne fut pas favorisée. À cela s’ajoute un autre élément, plus déterminant. Durant la guerre, à la différence des États-Unis ou de l’Allemagne, l’eugénisme n’a pas réussi à imposer sa vision racialiste. En effet, même si les eugénistes de la SJHR durant la guerre étaient fortement influencés par l’eugénisme allemand et sa thèse racialiste, ils ne purent convaincre le régime colonial qui se déployait, quant à lui, sur une base assimilationniste pour légitimer la colonisation japonaise de la Chine et de la Corée (Nanta, 2021). La puissance de l’anthropologie physique coloniale, sur le modèle dix-neuviémiste, répandait la thèse des « origines communes » avec ces peuples voisins (Nanta, 2004). Ainsi, l’eugénisme du régime de 1940 n’eut pas comme objectif – ni expressément ni tacitement – la suppression d’un groupe ethnique précis, mais l’amélioration de la descendance du « groupe ethnique japonais66 », quitte à empêcher la reproduction de certaines catégories en son propre sein, au nom de la nation.
80Si le génocide ne fut pas identifié à travers un groupe ethnique en particulier, il servit néanmoins à condamner les politiques menées par les autorités d’occupation américaines. L’implication de MacArthur dans les projets démographiques provoqua de violentes oppositions de la part des catholiques qui le désignèrent sous le nom de « genocide general ». Le terme fut employé dans les lettres adressées à MacArthur, désignant par là un acte génocidaire contre le peuple japonais en général67. Les conséquences de ces accusations ont déjà été évoquées : MacArthur se retira du domaine de la reproduction, laissant aux autorités japonaises le soin de mener à bien la politique de dénatalité. Or, le « génocide » fut ici présenté comme un acte de suppression massive du peuple japonais, et non comme un acte eugénique à proprement parler.
81Il reste à savoir si la loi de protection eugénique de 1948 fut une loi réduisant la reproduction de certaines ethnies telles que les populations aïnoues, coréennes ou chinoises au Japon. Le manque crucial de données statistiques et sociologiques croisant statut et origines « raciales » dans l’application de la loi rend le lien potentiel entre race et eugénisme difficile à établir68. Une chose est certaine, sur le plan théorique, la loi ne prévoyait pas de dimension « racialement génocidaire ». Margaret Sanger livra d’ailleurs une très haute appréciation de la loi eugénique de 1948 : à la différence des États-Unis, où l’eugénisme fut pratiqué principalement sur les immigrés, le Japon s’était doté d’un « véritable régime eugéniste, avec un champ d’action national69 ». Si l’amalgame entre eugénisme, racisme et génocide fut, comme le dénonce Pierre-André Taguieff, à l’origine d’un rejet total de l’eugénisme (Taguieff, 1991a), il semblerait que, dans le cas japonais, il en bénéficia car, « non racialiste » et ne fut pas directement impacté par l’accusation génocidaire, ce qui favorisa in fine son impunité.
2. Réaliser « eugéniquement » les droits de l’homme
82L’eugénisme de Galton avait comme postulat une « inégalité entre les distributions respectives de la qualité et de la quantité dans l’espèce humaine » ainsi que la « rareté des individus eugéniques ». De cela résultait une position critique envers la démocratie, responsable de « l’expression des médiocres et des conformistes », ainsi qu’une incompatibilité avec le concept d’égalité (Taguieff, 1991b). Dans ce schéma d’opposition, il aurait fallu que le renforcement des droits de l’homme soit accompagné du retrait de l’eugénisme, ou du moins qu’une hiérarchisation soit faite, à l’aide par exemple du recours au « bien-être public ». Ce fut le schéma emprunté dès les premières législations en la matière, comme pour l’arrêt Buck v. Bell (1927) de la Cour suprême des États-Unis qui déclara constitutionnelle la loi de Virginie légalisant la stérilisation forcée70. La loi relative à la stérilisation eugénique d’Alberta au Canada (1928) fut justifiée aussi par le « bien-être de l’État et de la société71 ». Or, ce schéma d’opposition ou de hiérarchisation des valeurs devait s’apaiser avec la montée du reform eugenics qui, dans une conception plus sociale de l’amélioration de l’homme, voyait dans la stérilisation un « programme humanitaire touchant tous les pays civilisés » (Popenoe, 1934). Le cas japonais nécessite une relecture à la lumière de ce « programme humanitaire ».
a. Le droit à la vie dans un « État de culture » : mécanisme d’exclusion
83En 1946, sous sa nouvelle Constitution, le Japon se dota d’une théorie constitutionnelle relative au droit à la vie.
« Article 25 :
Toute personne a droit au maintien d'un niveau minimum de vie matérielle et culturelle.
Dans tous les aspects de l'existence, l'État s'efforce d'encourager et d'améliorer la protection et la sécurité sociale, ainsi que l’hygiène publique. »
84Cet article est l’une des dispositions fondamentales des droits sociaux au Japon. Afin de réaliser le premier alinéa (le maintien d’un niveau de vie minimum), l’État a la charge d’améliorer les conditions de vie dans les domaines du travail et de l’aide sociale, dans celui du bien-être de l’enfant, des personnes âgées ou des personnes handicapées. Selon l’alinéa 2, l’État doit s’efforcer d'instaurer un régime de bien-être social (assurance maladie, retraite, assurance chômage) et d’hygiène publique (loi relative aux centres de l’hygiène, loi relative à l’hygiène alimentaire, loi-cadre sur l’environnement).
85L’article 25 fut l’objet d’une interprétation doctrinale importante portée entre autres par Wagatsuma Sakae (1897-1973), juriste représentatif en droit civil, professeur à l’université de Tôkyô et comptant parmi les théoriciens les plus convoités après la défaite. Wagatsuma considéra que l’article 25 appartenait aux « droits fondamentaux sociaux », une catégorie non contraignante se limitant à énoncer un engagement purement moral de l’État (Wagatsuma, 1947 ; Higuchi et al., 1984). Partant de ce prérequis, Ishizaki Manabu met en lumière une lecture stimulante des écrits de Wagatsuma qui, par l’expression « droit à la vie », n’entend pas « la survie pure et simple mais le niveau de vie qu’a un membre d’un État de culture » (Wagatsuma, 1948 ; Ishizaki, 2007). Plus précisément, le mot « culture » ne déterminerait pas le niveau de vie à atteindre, mais limiterait ce droit aux seuls membres d’un « État de culture », ce qui nécessite quelques explications.
86L’article 25 contribue à la formation d’un « État de culture72 » (bunka kokka) dont la continuité avec le modèle allemand de Kulturstaat remonte à la fin du xixe siècle. Considéré comme l’étape qui suit l’État de droit dans le schéma évolutionniste, l’État de culture devait remplacer l’idéologie politique dominante des premières années de Meiji, à savoir l’« ouverture à la civilisation » portée par le courant des Lumières de Meiji. Or, sa consécration juridique dans la Constitution de Weimar (1919) devint un véritable modèle pour le Japon d’après-guerre qui, tout comme la République de Weimar, nécessitait une idéologie de reconstruction et de régénérescence nationale forte après la défaite. Devenu l’objectif éducatif de l’État, ce courant doctrinal permit de justifier une politique sociale interventionniste tout en promouvant la culture au nom de l’intérêt étatique : cela empêcha qu’elle ne devienne une entité critique vis-à-vis de la politique, à l’image de la France ou du Royaume-Uni (Nakamura, 2018).
87Or, selon Ishizaki, cette structure aurait favorisé la logique d’exclusion de certaines catégories de personnes du cercle de « la culture », et les deux alinéas de l’article 25 devraient être réinterprétés à la lumière de cette logique d’exclusion, entre le premier alinéa (garantie d’une vie minimale) s’adressant aux sujets de droit membres d’un « État de culture », et le second alinéa (mesure préventive dans la sécurité et l’hygiène publiques) ayant comme « objets » ou « destinataires » les personnes en dehors de cet État tels que les lépreux et les tuberculeux (Ishizaki, 2007). Les mesures de stérilisation et d’avortement de la loi de protection eugénique pourraient être interprétées dans ce cadre théorique, et la non-reproduction s’inscrirait alors dans ce double standard de l’article 25 de la Constitution qui rend compatibles le droit à une vie minimale d’un côté, et de l’autre les mesures d’hygiène publique comprenant les mesures eugénistes pour sauvegarder la qualité de vie des membres de l’« État de culture ».
88Cette interprétation semblait déjà dominer les esprits au moment de la construction du régime eugéniste après-guerre, comme l’indiquent les débats parlementaires. La présentation de la loi relative au bien-être de l’enfant (Jidô fukushi-hô) du 12 décembre 1947 (loi no 164) illustrait la présence de ce double-standard, comme l’indique l’intervention de Hitotsumatsu Sadayoshi, ministre de la Santé, interrogé sur le rapport avec la loi de protection eugénique73 :
« Le monde est construit de principes et d’exceptions. Si, sous la loi eugéniste, on est amené à avorter, cela ne signifie nullement que l’on enfreint la loi, mais qu’on est dans l’obligation de prendre une mesure exceptionnelle. En reconnaissant des exceptions, on ne réduit pas pour autant le sens du mot “ peuple” ».
89Ainsi, les politiques sociales délimitaient en son sein le contour des mesures eugénistes qui constituaient la norme, leur raison d’être étant énoncée au plus haut niveau du droit, dans la Constitution.
b. Une non-reproduction pour cause eugéniste, un véritable droit ?
90Si la loi relative à la prévention de la lèpre (1953) suscita à l’époque d’importantes contestations de la part des patients touchés par la lèpre et provoqua des oppositions politiques contre les mesures d’isolement forcé74, la loi de protection eugénique (1948), pourtant tout aussi oppressive avec ses mesures de stérilisation forcée, ne suscita pas de telles réactions. Sa compatibilité avec notamment deux des principes constitutionnels, à savoir l’égalité et la démocratie, mérite néanmoins d’être analysée.
L’eugénisme, un moyen de réaliser l’égalité ?
91Les débats parlementaires révèlent qu’au lendemain de l’introduction du principe d’égalité (Constitution de 1946, article 14), l’eugénisme put être utilisé tantôt pour réaliser l’égalité, tantôt pour justifier la discrimination. Quelques exemples, quoique marginaux, viennent illustrer ces procédés.
92L’égalité fut introduite dans la réforme de la majorité décisionnelle sur la question de l’accès à la stérilisation : sous la loi de 1940, il était possible d’y recourir à partir de 30 ans pour les hommes et de 25 ans pour les femmes ; le seuil fut abaissé à 20 ans quel que soit le sexe75. Cet exemple, dont la portée est très limitée, montre néanmoins qu’une préoccupation égalitariste existait au sein du régime eugéniste, notamment devant le droit de se comporter de façon eugénique. Il n’en demeure pas moins que cette égalité intervenait dans un cadre profondément inégalitaire qui était celui de la reproduction eugénique, où étaient absents le droit à la non-reproduction comme le droit à la reproduction. Pour cause, la stérilisation n’était pas un droit reconnu à tout individu, tout comme l’avortement, puisque toujours pénalement répréhensible.
93Si le premier procédé montre le recours à l’égalité dans l’utilisation du droit à la non-reproduction – qui n’est pas reconnu en soi à tout un chacun76 –, le deuxième procédé montre a contrario le recours à l’eugénisme comme justification de la discrimination. L’article 733 du Code civil, qui imposait uniquement à la femme un délai de viduité de six mois avant le remariage, attira l’attention des députés sur sa nature inégalitaire77. Or, ce délai fut justifié en raison de sa finalité « eugénique » qui venait ôter toute ambiguïté quant à la paternité de l’enfant. L’emploi du mot « eugénique » à la place de « filiation légitime » est révélateur de la discrimination contre la filiation « naturelle » : les parents qui n’étaient pas mariés mais qui avaient un enfant reconnu par le père voyaient leur descendance assimilée à une reproduction non eugénique78. Ainsi, le délai de viduité fut justifié au nom de l’eugénisme, dans son acception sociale.
94Toujours dans ce deuxième type de procédé figure le recours inégalitaire à l’avortement. En 1949, les débats parlementaires se focalisèrent sur l’avortement pour cause financière, et une remarque venant de Sase Shôzô souleva une question de fond concernant son introduction :
« L’un des grands problèmes de la clause financière est l’égalité de tous devant la loi. Une loi qui s’appliquerait différemment selon la situation financière contredirait l’universalité de la loi. Face à ce principe, être riche ou pauvre ne saurait justifier un traitement différentiel, du moins nous devons être extrêmement prudents sur ce terrain79 ».
95Cette remarque pointait du doigt l’inégal accès à l’avortement. Pour Sase, toute femme, quelle que soit sa situation financière, devait pouvoir demander l’avortement au nom de l’égalité. Or, en plaçant l’égalité au-dessus de l’impératif eugéniste, la remarque de Sase était de nature à remettre en cause non seulement la réforme de 1949 mais in fine la reproduction eugéniste elle-même. De ce fait, elle fut suivie d’une réponse rapide et catégorique de Taniguchi Yasaburô pour qui le contexte social était tel que la clause financière offrait une réponse efficace et immédiate aux problèmes de surpopulation et de pauvreté. Ainsi, l’égalité étant écartée devant l’impératif sociodémographique, tout comme le délai de viduité, ce principe constitutionnel s’éclipsa sans susciter davantage de débats.
L’eugénisme, un moyen d’atteindre une démocratie libérale ?
96Le régime eugéniste de 1948 devait œuvrer dans un pays où la démocratie était devenue le mot d’ordre, et des ajustements furent cherchés pour rendre ces deux objectifs constitutionnellement compatibles. Le 26 août 1946, devant la Chambre des pairs du Parlement impérial80 et après une longue présentation de la nouvelle Constitution par le Premier ministre Yoshida Shigeru, Takayanagi Kenzô (1887-1967) fut invité à présenter sa vision du nouveau régime constitutionnel. Considéré comme l’un des plus grands spécialistes du droit anglo-saxon et professeur à l’université de Tôkyô, Takayanagi fut également l’un des principaux acteurs dans l’élaboration de la nouvelle Constitution. Après avoir longuement expliqué le lien avec le régime américain ou encore l’organisation des pouvoirs, il commenta les valeurs démocratiques en ces termes :
« Une politique démocratique se forme sur le fond des décisions prises majoritairement. Toutefois, il reste parfaitement possible que la vérité se cache dans l’avis des minorités, dédaigné par la majorité. Il est donc important de protéger et de respecter cet avis minoritaire, ce qui permettra de garantir une démocratie progressiste. Par conséquent, parmi les droits fondamentaux, plus que le droit à la vie ou encore le droit de propriété, le droit à la liberté d’opinion forme le cœur d’une politique démocratique progressiste. Si une législation eugéniste bafouait le droit à la vie, un composant des droits fondamentaux, la démocratie n’en disparaîtrait pas pour autant81 ».
97Takayanagi recourut ainsi à la hiérarchisation des valeurs constitutionnelles, une technique courante chez les constitutionnalistes qui, en l’occurrence, permit de maintenir l’eugénisme dans un régime démocratique à condition que le droit à la liberté d’opinion, le cœur de la démocratie, soit garanti. Or, au-delà de la hiérarchisation des valeurs constitutionnelles, l’eugénisme fut rendu utile pour l’augmentation du niveau économique du pays, un critère indispensable à la réalisation d’une démocratie libérale. Ce mécanisme fut clairement décrit par Okamoto Umejirô, procureur et garant juridique de la réforme de la loi de 1949, à l’occasion de la légalisation de la clause financière :
« La population et l’alimentation sont deux problèmes récurrents. Sans les résoudre, il est impossible que le niveau économique du peuple se stabilise et que l’ordre public soit maintenu. La diffusion de la culture n’est possible qu’à ce prix […], conditionnant l’autonomie du peuple et l’avènement d’une démocratie libérale82 ».
98Selon cette logique, la clause financière de la loi eugénique devenait indispensable pour atteindre un état de démocratie libérale, une position qui ne fut pas partagée unanimement. À titre d’exemple, en 1950, afin de baisser la criminalité juvénile, il fut question de faire appel à des mesures eugénistes. C’est alors qu’Ueda Shunkichi (1890-1960), ministre des Affaires juridiques, s’y opposa en y voyant un risque de compromettre la démocratie :
« La cause de la délinquance juvénile est la défaite, et cette délinquance juvénile résulte de la destruction de l’économie et de la société, elle naît de cet environnement défavorable. De simples mesures gouvernementales ne sauraient mettre fin à l’état actuel ; la population entière devrait se sentir concernée. […] Des mesures eugénistes basculent très vite du côté d’un totalitarisme et d’un fascisme qui restreignent la liberté individuelle. […] De telles mesures ne sauraient être prises facilement sous un régime démocratique83 ».
99Or ses propos furent immédiatement critiqués par Fukuda Masako :
« De façon pragmatique, je me positionne sur le plan médical et eugénique. Le ministère des Affaires juridiques n’entretient aucune recherche sur l’eugénisme ni sur la médecine [en relation avec la délinquance juvénile], et cela est extrêmement problématique. […] Un an après l’application de la loi de protection eugénique, votre ministère n’aurait même pas pratiqué une seule stérilisation sur les prisonniers. […] Pourtant, la stérilisation forcée est pratiquée dans différents pays civilisés encore plus démocratiques que le Japon. Réfléchissez bien à cela et à l’avenir du peuple japonais. Je suis plus qu’interpellée par vos mesures non scientifiques et extrêmement passives ».
100La réponse d’Ueda fut alors suffisamment claire pour mettre fin à cet échange :
« Vous invoquez sans cesse la science, mais si nous nous limitons à une vision purement scientifique, nous tombons dans une conception matérialiste. Or, je suis totalement opposé à une politique matérialiste. La vision des scientifiques est une chose ; celle des politiques en est une autre ».
101Ainsi, à travers ces quelques lignes, émerge une opposition forte entre le ministère des Affaires juridiques, représenté par Ueda, et les rédacteurs de la loi de protection eugénique, représentés ici par Fukuda Masako. Cette opposition paraît insurmontable, mais n’était pas représentative de l’époque où un consensus semblait dominer quant à l’utilité de l’eugénisme pour sortir de l’après-guerre.
Conclusion
102En 2012, l’affaire Kruzmane c. Lettonie fit couler de l’encre. En l’espèce, la mère d’une petite fille atteinte de trisomie 21 avait porté plainte contre son médecin car elle n’avait pas bénéficié d’un diagnostic prénatal. Déboutée, elle porta l’affaire devant la Cour européenne des droits de l’homme, contre l’État letton. Cette affaire provoqua des réactions plus ou moins fortes de la part de divers courants, dont les autorités catholiques qui y virent l’arrivée d’un « droit de l’homme à l’eugénisme ».
103Le régime eugéniste japonais d’après-guerre montre que ce paradigme n’était pas nouveau dans l’histoire. En effet, jugée indispensable à la reconstruction, cette pensée ne s’exprima pas dans un contexte de guerre et de génocide, mais dans un contexte de paix, dominé par les droits de l’homme sur le plan international et national. Les objectifs affichés furent un « État de culture », la « reconstruction du peuple japonais », ou encore le « développement social ». Ainsi, si devant la Diète impériale, les valeurs familialistes et impérialistes empêchèrent l’eugénisme de s’épanouir durant la Seconde Guerre mondiale, nous assistons, après la défaite, à un renforcement du régime eugéniste que le nouveau dispositif des droits de l’homme ne fut pas en mesure de freiner. Comme le souligne Ishizaki Manabu, cette situation montre que l’on n’était pas face à une « défaillance » ni une « indifférence », mais devant un « problème qui touche plus fondamentalement la qualité de la démocratie d’après-guerre » (Ishizaki, 2007).
Notes de bas de page
1 Ce chiffre peut être comparé au nombre de naissances en 2023 qui s’élève à 758 631.
2 C’est Sakaiya Taichi (1935-), écrivain, économiste et homme politique, qui serait à l’origine de cette expression dans la première partie des années 1970. Dankai signifie littéralement « masse ».
3 Chambre des représentants, 13 mai 1949, no 27, p. 424.
4 La formation de la « voie des accoucheuses » (josandô) fut un mouvement représentatif de la position des accoucheuses durant la guerre. Kazami Suzu, vice-présidente de l’Association des accoucheuses de Tôkyô, la définit en ces termes : « Derrière le front [jûgo] se trouve la voie des accoucheuses. Coûte que coûte nous devons augmenter et assurer les ressources humaines et nous unir au nom de la protection des nouveau-nés, des nourrissons et des mères » (Revue Josan no tomo [Ami de l’obstétrique], 1944, p. 3).
5 Ce processus fut appelé par certains « tenkô » (changement de direction). Le terme désigne initialement la conversion idéologique de nombreux socialistes et communistes japonais qui, entre 1925 et 1945, ont renoncé à leur conviction politique. Afin de souligner l’importance du revirement, l’expression tenkô fut employée également pour décrire le passage d’une politique nataliste à une politique antinataliste en 1945.
6 Voir chapitre 4.
7 Diète, commission de la santé, 1er décembre 1947, no 35.
8 Chambre des représentants, commission budgétaire, 23 juin 1948, no 38, p. 8.
9 Chambre des représentants, 3 février 1948, no 13, p. 121.
10 Chambre des représentants, commission de l’éducation, 31 juillet 1947, p. 24.
11 Ceci est très clairement formulé par Shimizu Kinji, en sa qualité de représentant du ministère de la Santé, au cours de la commission de la santé tenue le 6 décembre 1947.
12 Sur ce basculement, qui mène d’une politique de nombre à une politique néomalthusienne, voir Chasteland, 1997.
13 Alfred Sauvy s’opposait au concept de « population mondiale » ; il considérait que les unités politiques pertinentes étaient les États souverains, et que seuls ces derniers pouvaient évaluer les problèmes et trouver les solutions (Demeny, 2006).
14 Dans les années 1920 et 1930 se développèrent des courants précurseurs au planning familial. Ils furent notamment portés par Ogino Kyûsaku (1882-1975) – dont les recherches furent « détournées » dans un but contraceptif par la suite –, et Katô Shizue (1897-2001), qui avait fondé et présidé l’Union japonaise des femmes pour la régulation des naissances (Nihon sanji chôsetsu fujin dômei) en 1931. Ces courants manifestaient une forte volonté de contrôler la natalité, tout en encourageant des naissances eugéniques.
15 Malthusien, Thompson fut l’un des puissants soutiens de Margaret Sanger en écrivant par exemple dans Birth Control Review entre 1920 et 1921.
16 General Headquarters, forces d’occupation américaines. Les propos tenus par Thompson durant son séjour ainsi que la réaction des médias et des différentes personnalités du monde catholique japonais et du GHQ dont MacArthur, sont relatés dans Kôseishô Jinkô mondai kenkyûjo, 1949.
17 Journal Asahi du 18 mars 1949.
18 La déclaration de Thompson fut largement commentée par le journal Mainichi (3 mars 1949), le journal Nippon Times (6 mars 1949) puis le journal Asahi (18 mars 1949).
19 Nippon Times, 20 avril 1949.
20 Nippon Times, 16 avril 1949.
21 Nippon Times, 7 mai 1949.
22 Nippon Times, 2 juillet 1949 ; Jiji shinpô, 2 juillet 1949. Voir également Okazaki, 1958 [2024].
23 Ce refus provoqua à son tour de nombreuses contestations venant de personnalités telles qu’Anna Eleanor Roosevelt, épouse de Franklin D. Roosevelt, à qui McArthur dut donner ses propres raisons (impossibilité d’accueillir des personnalités contestées aux États-Unis, capacité d’accueil limitée, etc.). Voir Ogino, 2008a.
24Pour un éclairage fin sur cette période, voir Lucken et al., 2007 et Lucken, 2013.
25 Il s’agit par exemple de Taniguchi Yasaburô, Majima Kan, Amano Kageyasu, Ôta Tenrei, Fukuda Masako, Katô Shizue, Koya Yoshio et Oka Ryôichi (Okazaki, 1958 [2024]).
26 C’est particulièrement le cas de Taniguchi Yasaburô et Koya Yoshio : de façon générale, peu d’explications furent données par les « convertis » sur leur démarche idéologique.
27 Chambre des représentants, commission de la santé, 20 août 1949.
28 Cet institut fut créé en 1939, en même temps que le ministère de la Santé. Il attira fortement l’attention d’Alfred Sauvy qui y vit le premier institut « consacré aux études de population, dans le sens général de ce terme » (Sauvy, 1958). Pour plus d’informations sur cet institut, voir Konuma, 2024.
29 Kitaoka Juitsu (1894-1989) est un haut fonctionnaire, économiste du ministère de la Santé et professeur de politique sociale à l’université impériale de Tôkyô (1939-1944). Considérant que le problème de population au Japon était essentiellement dû à la surpopulation, il s’était opposé à la politique nataliste durant la guerre.
30 Cet ouvrage de qualité sur les activités des sages-femmes a fourni un grand nombre de références de cette partie.
31 Avant ce nouveau système, une accoucheuse qui cessait de pratiquer pendant plus de trois ans se voyait retirer son agrément.
32 L’État venait de budgétiser 22 millions de yens pour 1953 en matière de restriction des naissances, là où, selon certains députés, il aurait fallu prévoir un milliard de yens.
33 Kikuchi Kan est un écrivain, dramaturge et journaliste ayant fondé la maison d’édition Bungei shunjû. Il contribua à la création de prix littéraires, tels que le prix Akutagawa et le prix Naoki. Voir son interview dans la revue Bungei shunjû en 1946 : « Certains le savent. Depuis bien longtemps, je suis pour la restriction des naissances. Cela devrait sauver les pauvres de la misère »
34 Ces produits, appelés jusqu’alors « produits en science sexuelle » (seikagakuzai), changèrent ainsi de dénomination avec la libéralisation de la contraception.
35 Chambre des conseillers, commission de la santé, 18 avril 1949.
36 Koya venait de revenir des États-Unis, où il enquêta sur la situation de l’hygiène publique et du planning familial. L’Institut fut fondé en 1938 avec l’aide financière de la Fondation Rockefeller qui prit en charge la construction du bâtiment, mais le projet résultait d’une longue planification qui avait commencé après le grand séisme deu Kantô en 1923.
37 Héritier de l’entreprise de savon Procter et Gamble, Clarence Gamble se consacra à la diffusion du birth control aux États-Unis dès les années 1920 et, en soutien à Margaret Sanger, finança le planning familial en Asie après la Seconde Guerre mondiale (Ogino, 2008a) ainsi qu’en Amérique latine (Schell, 2010).
38 Professeur de biologie à l’université de Columbia puis en Californie où il fonda son propre laboratoire, Morgan étudia notamment le rôle du chromosome dans l’hérédité en localisant les chromosomes dans la transmission génétique et en faisant de la biologie une science expérimentale.
39 Ce constat résulte d’une recherche sur le site de la Diète qui a numérisé les comptes-rendus des débats parlementaires tenus à partir de mai 1947 (http://kokkai.ndl.go.jp).
40 Il sera le premier président de l’Association japonaise des médecins pour la protection de la maternité (Nihon bosei hogoi kyôkai).
41 Il développa une nouvelle version de pessaire appelée l’anneau d’Ôta, et milita également pour la reconnaissance de l’euthanasie.
42 La stérilisation des criminels sexuels était préconisée pour éviter la transmission héréditaire de ce trait caractériel à l’enfant, mais aussi en raison du cadre de vie inconvenable dans lequel celui-ci pouvait grandir et devenir « mauvais » (furyô) (Matsubara, 1998b).
43 Katô Shizue passa également par une forme de conversion idéologique : elle était contre l’avortement dans les années 1930. Tout comme Margaret Sanger, elle eut un parcours qui doit être analysé à la lumière de la première vague du féminisme et de ses limites (Fujime, 2011).
44 L’intervention de Katô Shizue à la commission de la santé du 1er décembre 1947 est particulièrement éclairante.
45 Voir le deuxième chapitre de la loi no 156.
46 Voir le troisième chapitre de la loi no 156.
47 Ce critère fut ajouté lors de la réforme du 17 mai 1952.
48Nous prenons le parti d’employer le terme « génétique » pour remplacer celui d'« hérédité » dans la loi de 1940.
49 Cela étant, la clause financière n’était pas totalement inexistante dans l’histoire occidentale. Nous pouvons citer la législation suédoise qui, en 1938, venait de légaliser l’avortement pour cause sociale (pauvreté, etc.).
50 Le système d’« assistants sociaux de quartier » fut instauré en 1918, à la suite des émeutes du riz, dans l’idée de mettre en place un réseau d’assistance locale mais aussi de surveillance (Thomann, 2015).
51 Avis du ministère de la Santé du 12 juin 1953, no 150.
52 Le délai fut par la suite raccourci à 24 semaines aménorrhées (SA), puis, en 1990, à 22 SA.
53 Elle devint un groupe omniprésent dans ce domaine mais l’étendue de son pouvoir n’est pas encore suffisamment étudiée.
54 La revue de la Société, Minzoku eisei (Hygiène raciale), ne consacra pas un seul article à la réforme législative dans ses numéros entre 1946 et 1954.
55 Commission de la santé, Diète, 9 mai 1949.
56 Chambre des représentants, commission de l’agriculture et commission des affaires juridiques réunies, 14 mai 1949, no 1, p. 9 ; Chambre des représentants, commission de la santé, 16 mai 1949.
57 Nogi se réfère à un certain Liebermann, un chercheur allemand, ainsi qu’à une résolution de la réunion de Frankfurt am Main (1932). Chambre des représentants, commission de la santé, 18 mai 1949.
58 Il s’agit du manuel de droit pénal de 1939.
59 Nogi et Kimura ne furent pas des cas isolés ; Ôta Tenrei se référait aussi à la doctrine allemande libérale pour justifier la légalisation de l’avortement pour cause financière.
60 Chambre des représentants, commission de la santé, 20 mai 1949.
61 Pour Theodoor Van de Velde, le but de la sexualité n’est pas seulement la procréation, mais également le plaisir, et il encourage à ce titre l’utilisation de la contraception (Kimoto, 1972).
62 Dans ce schéma, la part réservée aux femmes ne fut rien d’autre que la protection de la maternité.
63 Dans l’avis pour l’élaboration d’une nouvelle loi (août 1947), les socialistes dénonçaient l’insuffisance de la loi de 1940 pour la prévention de la transmission des mauvais gènes.
64 Le discours de Taniguchi Yasaburô, prononcé vingt jours avant la promulgation de ladite loi.
65 En effet, le Japon étant devenu pacifiste, il ne pouvait détenir une armée et assurer l’exécution de ladite convention qui nécessite, le cas échéant, une intervention militaire.
66 Il semble à cet égard important de rappeler l’utilisation massive du terme « minzoku », que l’on pourrait traduire par « race », « ethnie » ou « nation » dans les débats d’après-guerre. Si nous consultons les minutes des débats parlementaires de 1947-1948, l’interdiction de la vente d’alcool aux moins de 20 ans, l’interdiction de l’inceste, l’encadrement du risque de dégénérescence dû à la restriction des naissances, la transmission des maladies génétiques, tant de mesures qui furent motivées par le développement et l’amélioration du « minzoku », qui était devenue le mot d’ordre dans la reconstruction nationale.
67 Voir l’intervention de Kimura Rihito (1934-), professeur émérite de l’université de Waseda en bioéthique, devant la commission d’enquête constitutionnelle de la Chambre des représentants du 15 avril 2004.
68 Le vide statistique et académique sur la stérilisation chez les Aïnous, les Coréens résidant au Japon (zainichi), ou encore chez les burakumin (habitants des hameaux discriminés) empêche de répondre aujourd’hui à cette question. Le nombre important de stérilisations à Hokkaidô, l’île d’où sont originaires les Aïnous, ne permet néanmoins pas d’en déduire une quelconque politique eugéniste raciale.
69 Chambre des conseillers, commission de la santé, 15 avril 1954.
70 Carrie Bell, une jeune fille de 18 ans, fut stérilisée après un examen médical de sa mère et de son enfant (8 mois) par le docteur Priddy, remplacé par le docteur Buck. Kevles en conclut : « The sterilisation laws rode roughshod over private human rights, holding them subordinate to an allegedly greater public good » (Kevles, 2011).
71 La loi fut justifiée selon Kevles en ces termes : « the argument of freedom or right of the individual can no longer hold good where the welfare of the state and society is concerned » (Kevles, 2011).
72 L’expression « État de culture » ne fut pas sans problème car les forces d’occupation y virent une subsistance de l’influence nazie. C’est la raison pour laquelle l’expression « État de nature culturelle » (bunkateki na kokka) fut préférée dans les documents officiels.
73 Chambre des représentants, commission de la santé, 16 octobre 1947.
74 À titre d’exemple, sur les politiques d’isolement, voir Sato et Narita, 2003 ; Morikawa, 2012 ; Ishizaki, 2021.
75 Chambre des conseillers, commission juridique, 25 novembre 1947, no 42.
76 Si nous raisonnons en termes de « droit à la non-reproduction », il s’agit des différentes catégories de personnes sujettes à la stérilisation (article 3) ou à l’avortement (article 14).
77 Le délai de viduité consistait à interdire le remariage uniquement à la femme durant un certain délai après le divorce pour éviter qu’une confusion de paternité ait lieu entre l’ancien mari et le nouveau mari. En effet, cela s’expliquait par l’existence de la présomption de paternité qui fait qu’un enfant né durant le mariage jusqu’à un certain délai après le divorce bénéficie d’une filiation légitime avec le premier mari. Cette disposition, jugée contraire à la Constitution, fut abrogée en avril 2024.
78 Chambre des conseillers, commission juridique, 28 août 1947, no 19.
79 Chambre des représentants, commission de la santé, 16 mai 1949, no 20
80 La Diète impériale demeure jusqu’au 31 mars 1947, avant de devenir l’actuelle Diète.
81 Souligné par l’auteur. Chambre des pairs, réunion principale, Diète impériale le 26 août 1946, p. 230.
82 Chambre des conseillers, commission de la santé, 9 mai 1949, no 20.
83 Chambre des représentants, commission de droit, 25 mars 1950, no 18, p. 5.
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