Chapitre II
L’eugénisme face à la restriction des naissances
p. 47-70
Texte intégral
1Si la pensée des Lumières mit en avant la dimension métaphysique de l’homme, les sciences exactes exploitèrent sa dimension « mathématique ». Ces deux courants contribuèrent à la formation du droit naturel qui puisait son inspiration chez les auteurs tels que Grotius, Samuel von Pufendorf, ou encore Thomasius. L’idée était de « développer une science du droit fondée sur une méthode rigoureuse inspirée de la logique et des mathématiques » pour mettre fin aux « dogmes de la religion catholique » (Champeil-Desplats, 2016). Le droit naturel fut ainsi marqué par une combinaison entre la métaphysique (comme mode de pensée des fondements du droit) et les mathématiques (comme mode de raisonnement par son énoncé de vérités premières axiomatiques, à la base des raisonnements logico-déductifs). Or la logique mathématique ne se cantonna pas dans l’école de droit naturel, elle se répandit aussi chez les opposants au jusnaturalisme1, comme Jeremy Bentham (1748-1832). Celui-ci cherchait en effet à se « débarrasser des fondements naturalistes » en convoquant des « calculs de probabilité très fins […] entre des quantums de peine et des quantums de plaisir » (ibid.).
2Ces différentes influences intellectuelles eurent un grand impact sur la construction des savoirs au Japon. Sous l’ère Meiji, on assiste, dans un laps de temps très court, à la diffusion de la pensée des Lumières avec une vision « mécanique » du droit à la manière de Montesquieu, puis « physico-biologiste » plutôt selon Rousseau2, en même temps qu’à la diffusion de l’utilitarisme : les premières œuvres de Montesquieu et de Rousseau furent traduites respectivement en 1875 et 1877, tandis que la pensée de Bentham commençait à se répandre avec la traduction du Traité de législation civile et pénale (1802), en 1876 pour la partie civile (Minpô ronkô) et en 1879 pour la partie pénale (Keihô ronkô).
3Les sciences en formation trouvaient une connexion puissante avec les régimes politiques et les doctrines juridiques. En Occident, la logique des sciences exactes (mathématiques), qui semblait dominer les logiques juridiques de tout bord, se trouva concurrencée dès le xviiie siècle par celle des sciences physiques, dites de la nature, qui furent renforcées au xixe siècle avec le darwinisme et les disciplines telles que la biologie et la physiologie. En droit, c’est notamment en Allemagne que cette pensée se développa, avec l’école historique de Friedrich Carl von Savigny (1779-1861). Le développement de la biologie au xixe siècle eut en effet un impact certain, et l’école historique allemande se servit précisément de cette métaphore organiciste pour s’opposer à l’individualisme des Lumières3. L’idée fut de rejeter les principes abstraits et la rationalité axiomatique pour voir dans le droit l’« expression organique de l’esprit du peuple » (ibid.). L’influence grandissante du droit allemand au Japon eut naturellement des conséquences sur le plan de l’interprétation des normes juridiques en relation avec la définition de l’État de droit (Béridot, 2020).
4L’expression certainement la plus flagrante de la métaphore organique du corps étatique et des moyens de gouvernance se trouve dans l’interprétation de la Constitution de l’Empire du Grand Japon de 1899. Présente dès les années 1900 jusqu’en 1935 environ, la théorie de l’empereur-organe de l’État (tennô kikansetsu) trouvait ses fondements dans la pensée positiviste de Georg Jellinek4 (1851-1911). Selon cette interprétation, l’État était un mécanisme assimilable à une personne morale, ses composants, sans exception jusqu’à l’empereur, n’étant que ses organes. Or, avec la montée dans les années 1930 de l’idéologie du kokutai5 (essence de l’État, littéralement corps étatique), elle dut s’effacer progressivement devant la pleine souveraineté divine de l’empereur (Ashibe & Takahashi, 2007). Il est à noter que la pensée de Jellinek fut à l’origine de ces deux pensées opposées, puisqu’elle influença tant les partisans de la théorie de l’empereur-organe de l’État (par exemple, Minobe Tatsukichi) que les partisans du kokutai qui reconnaissaient un statut supra-constitutionnel à l’empereur6 (Uesugi Shinkichi).
5Si le corps étatique se prêtait à une « métaphore organique », la population devint elle aussi un corps, objet de gouvernance et sujet d’évolutions. Les statistiques, mises en place durant les premières décennies de l’ère Meiji, permirent d’« humaniser » cette masse dotée désormais de différentes caractéristiques évolutives, et donc susceptible de faire l’objet d’une gestion eugénique. La reproduction devint dans ce contexte une préoccupation politique qui dut se traduire très vite par des moyens d’action concrets tels que la restriction des naissances.
I. Les fondements de l’eugénisme
6Les nouveaux schèmes de pensée tels que l’évolutionnisme7 ou l’eugénisme furent amenés au Japon sous l’ère Meiji par des scientifiques (médecins, hygiénistes, etc.), des journalistes ou des traducteurs. Malgré des débuts timides qui ne présentaient que partiellement la pensée galtonienne, l’eugénisme fit progressivement l’objet d’un travail structuré dans des revues et des ouvrages, savants ou de vulgarisation.
1. Le droit naturel, l’hérédité et l’évolution : autour de Fukuzawa Yukichi
7L’eugénisme, défini et affirmé sous la plume de Francis Galton (1822-1911), statisticien britannique, ne peut être situé dans l’histoire intellectuelle japonaise sans passer par la théorie de la sélection naturelle formulée par son cousin Charles Darwin (1809-1882). Introduit dès 1877 par Edward Sylvester Morse (1838-1925), naturaliste américain et professeur de zoologie à l’université impériale de Tôkyô8, l’évolutionnisme9 fut très vite accueilli et accepté au Japon. Morse eut de nombreux disciples, dont le zoologiste Ishikawa Chiyomatsu (1860-1935) qui séjourna en Allemagne et Oka Asajirô (1868-1944), qui, après ses études à l’université de Tôkyô, y étudia également pendant trois ans. Tous deux suivirent les enseignements d’August Weismann (1834-1914).10
8Si le milieu des biologistes resta très proche du darwinisme et de ses thèses dérivées, l’idée d’y introduire une dimension sociale n’en fut pas pour autant totalement écartée. D’après les écrits d’Ishikawa Chiyomatsu datant de 1883, Morse ne se serait pas contenté de présenter à ses étudiants l’évolutionnisme dans sa dimension biologique, puisqu’il mit l’accent sur l’évolution de l’homme par la « lutte pour la vie » et la sélection naturelle au sein des sociétés humaines. Cette dimension servit plus tard au développement du darwinisme social et fut appliquée à d’autres concepts dont la « race ». En effet, la lutte entre les « races », au nom de la survie et de « l’amélioration » de l’homme, apporta des éléments de justification à l’expansion de l’impérialisme. Dans le cas japonais, il permit surtout de contrer le déterminisme biologique et racial, et la thèse fut accueillie avec beaucoup d’enthousiasme comme un moyen d’élévation du Japon sur la scène internationale (Fujino, 1998). Or, ce n’est autre que ce darwinisme social qui constitua le socle de réception de l’eugénisme, soit la science d’amélioration de l’homme non par la lutte mais par une action directe sur les facteurs – biologiques et/ou environnementaux – susceptibles d’influer sur la qualité de la descendance.
9On doit la diffusion du darwinisme social au Japon à certains intellectuels des « Lumières de Meiji ». À l’origine de la société de l’An 611 (Meirokusha) fondée en 1873, ces intellectuels des « Lumières » cherchèrent à encourager le Japon à « s’ouvrir à la civilisation ». L’un de ses principaux membres fut Fukuzawa Yukichi12 (1835-1901), éducateur et fondateur de l’université Keiô, connu également comme l’instigateur majeur des droits naturels. Sa position est souvent résumée en L’Appel à l’étude13 (Gakumon no susume, 1872-1876), le texte phare de l’ère Meiji composé de 17 livres et connu pour son incipit incontournable :
Le Ciel, dit-on, ne crée aucun homme supérieur ni aucun homme inférieur aux autres hommes.
10Or, cette « égalité devant le ciel » nécessite une attention particulière car elle garantissait selon son auteur une égalité à la naissance, mais ne s’opposait en rien à l’idée de différencier les hommes entre eux (Chemouilli, 2011). En effet, il considérait que, selon le métier, l’homme pouvait être valorisé ou au contraire dévalorisé, une différenciation qui trouvait sa justification dans le niveau d’études et de connaissances (Fukuzawa, 1872 [1996]).
11Dès 1875, Fukuzawa alla plus loin dans cette logique et fit appel à l’hérédité (iden) pour justifier la différence d’intelligence qui dépendait de la capacité à optimiser l’éducation (Fujino, 1998). Autrement dit, l’éducation était importante, mais sans un terrain héréditaire propice, elle ne permettait pas un épanouissement intellectuel14. La croyance de Fukuzawa dans l’hérédité trouva une justification scientifique dans les années 1880, quand celui-ci découvrit l’ouvrage de Francis Galton, Hereditary Genius (1869), qu’il présenta longuement dans ses travaux en 1881. Il fut alors convaincu par le travail statistique accompli par Galton et en conclut que les résultats, issus d’un croisement entre la théorie et la pratique, étaient tout à fait crédibles. Des passages entiers furent consacrés à la classe des guerriers, dont il regrettait la déchéance causée par la pauvreté et le manque d’éducation, tandis qu’elle était d’une excellente hérédité (Fukuzawa, 1881). Dans cette même logique, Fukuzawa élargit par moment le sens de l’éducation en y intégrant l’environnement : si l’hérédité venait déterminer la capacité de chacun, l’environnement était néanmoins indispensable pour l’épanouissement de la capacité héréditaire (Fukuzawa, 1897).
12Dans ses écrits, l’eugénisme ne figure pas expressément mais on y lit la conviction du fort impact de l’hérédité, provoquant des différences de niveau entre les familles, très souvent selon leur profession : un enfant de sumô ayant une « hérédité ancestrale » était prédisposé à ce métier, de même qu’un enfant de savant l’était pour un métier intellectuel (ibid.). À l’image de Galton, Fukuzawa entreprenait alors un travail de justification de la hiérarchie des classes sociales par l’hérédité.
13Sur ce point, il pouvait paraître en contradiction avec les convictions des Lumières. Or, il ne chercha pas à éclairer cette tension dans sa propre logique, car sa démonstration se fondait sur une différenciation entre la situation réelle (les faits, arisama) et la logique générale (le droit, tsûgi) : même si les hommes sont différents dans les faits – une différence qui se justifie par le niveau d’études et l’intelligence –, cette différence ne saurait pour autant justifier une différence en droit, la vie humaine ou la propriété étant des droits reconnus à chacun, de façon absolue (Fukuzawa, 1873).
14Une telle logique peut sembler étrange en France ou au Royaume-Uni où le jusnaturalisme, d’un côté, et la théorie de la sélection naturelle et le darwinisme social, de l’autre, se construisirent davantage dans un jeu de différenciation que de consolidation mutuelle. Cette logique épistémologique nécessite d’être nuancée dans le cas du Japon15. En effet, les écrits de Spencer et de Buckle furent lus dès les années 187016 sans rencontrer la méfiance que ces théories évolutionnistes suscitaient dans les pays occidentaux où le créationnisme chrétien était encore profondément ancré. À cela s’ajoute une considération structurelle : le darwinisme et le darwinisme social eurent à leur disposition les canaux intellectuels qu’empruntèrent les « Lumières », soit les savants traducteurs de Meiji. Fukuzawa était l’un d’entre eux. Ce dernier point est déterminant pour comprendre la diffusion des savoirs occidentaux sous Meiji qui emprunta nécessairement des canaux de traduction : cela fit des traducteurs à la fois des passeurs et des savants, un cumul de fonctions à l’origine de la modernité intellectuelle japonaise (Lozerand, 1996). Le darwinisme social eut à cet égard une influence évidente sur Fukuzawa, dont les échanges intellectuels avec Morse sont attestés17.
15La jonction entre les thèses héréditaires et jusnaturalistes n’est cependant pas évidente. Chez Fukuzawa, c’est le concept d’éducation qui est mobilisé pour surmonter le cloisonnement entre le déterminisme héréditaire et le droit naturel. Ce point est particulièrement délicat dans sa démonstration car, selon lui, l’éducation, à force de se répéter sur plusieurs générations, finit par devenir un patrimoine héréditaire (Fukuzawa, 1881). La croyance en la « civilisation » (bunmei) était ainsi soutenue par la valeur inébranlable qu’il accorde à l’éducation, un droit naturel inhérent à chacun, sur laquelle vient s’ancrer une vision évolutionniste de la société : la « capacité humaine ayant ses propres limites imposées par l’hérédité naturelle [tenpu iden] », « les qualités et défauts sont définis de façon innée et cela ne peut en aucun cas changer [yûretsu wa sude ni senten ni sadamarite kesshite ugokazaru mono nari] » (Fukuzawa, 1885-1886). Par conséquent, il existait une différence naturelle contre laquelle on ne pouvait pas lutter, et Fukuzawa prônait un discours catégorique quant à l’impact de l’hérédité, tout en se référant à Francis Galton. Ce postulat menait inévitablement à une interrogation ultime : quid alors de la « sélection naturelle » (shizen tôta) ? Pouvait-il tolérer voire justifier l’idée selon laquelle les plus « faibles » n’avaient pas leur place dans ce monde ? L’absence de positionnement vis-à-vis de cette interrogation dans les écrits de Fukuzawa serait, selon Ameda Eiichi, spécialiste en sciences de l’éducation, un élément qui révèle en soi l’adhésion de Fukuzawa à la règle de la sélection naturelle18, et au recours à l’éducation comme moyen de lutte contre la dégénérescence (Ameda, 2000). Autrement dit, l’éducation était un moyen d’améliorer les conditions sociales et intellectuelles de l’homme et d’enseigner aux « moins aptes » la règle de la non-reproduction. En effet, si Fukuzawa prônait le mariage entre deux personnes de bonne constitution, il prônait aussi l’interdiction du mariage ou l’évitement de la reproduction des personnes physiquement et psychiquement « faibles » (taishitsu no yowaku shite kokoro no gunaru mono) (Fukuzawa, 1896-1897). Or, ce deuxième versant étant profondément incompatible avec le droit naturel, l’éducation était devenue un moyen non négligeable de limiter la dégénérescence et avait donc un rôle tout aussi central que l’hérédité pour améliorer la « race19 ». Ainsi, chez Fukuzawa, ces deux forces, à savoir l’hérédité (iden) – caractères innés – et l’éducation (kyôiku) – caractères acquis –, constituèrent les deux forces principales différenciant les forts des faibles, et il va sans dire que la sensibilité à l’hérédité chez Fukuzawa, homme intellectuellement influent, eut des conséquences sur l’acceptation de la théorie de l’hérédité et du darwinisme social au Japon.
16L’idée de Fukuzawa « d’améliorer la race » japonaise fut transmise à ses disciples. Takahashi Yoshio (1861-1937), journaliste au Jiji shinpô et élève de Fukuzawa, fut au centre d’un débat avec Katô Hiroyuki (1836-1916), un ancien partisan des Lumières aux côtés de Fukuzawa jusqu’à sa « conversion » à l’évolutionnisme darwinien20. Un livre de Takahashi, Nihon jinshu kairyôron (De l’amélioration de la race japonaise) publié en 1884, fut à l’origine de la querelle. Préfacé par Fukuzawa, cet ouvrage soutenait que les Japonais, en se mariant avec des Occidentaux, pouvaient « améliorer la race » (thèse du métissage de la « race jaune » et de la « race blanche »). Or, ce discours rencontra une vive opposition de la part de Katô Hiroyuki qui soutenait la « pureté » du sang dans une conception organiciste de l’État et de l’impérialisme (Ameda, 2000). Sa position était claire, le droit naturel et la théorie de l’hérédité étaient totalement incompatibles, et s’il avait renié le premier au profit de la seconde, Fukuzawa avait, lui, justifié la différence héréditaire sans revenir sur le droit naturel (Fujino, 1998). Il n’était donc pas étonnant qu’un débat éclatât entre Katô et Takahashi. Tous deux favorables à l’évolutionnisme social, leur désaccord se cristallisa autour des moyens pour « améliorer la qualité » du peuple japonais : si Takahashi, tout comme Fukuzawa, encourageait, entre autres, le métissage avec la « race blanche », Katô s’y opposait frontalement, préférant à cela la « déchéance totale » (zenpai) de la « race japonaise » (Katô, 1886). Takahashi expliqua rétrospectivement que son ouvrage de 1884 avait été rédigé dans un but précis : la révision des traités inégaux conclus à la veille de l’ère Meiji avec les cinq puissances occidentales, en encourageant l’occidentalisation. Cette dernière devait également passer par l’« occidentalisation du corps » (Saitô, 1993), propos qui heurtèrent rapidement les tendances réactionnaires de la fin des années 1880. Ainsi, l’éloge du mariage mixte favorisa une préférence pour un mariage « bien réfléchi et choisi » entre Japonais (Fujino, 1998).
2. Création de socles de connaissances scientifiques : autour d’Ôsawa Kenji et Fujikawa Yû
17Combiné avec l’hygiénisme21, l’eugénisme s'imposa progressivement sur le sol japonais. Parmi ceux qui introduisirent la théorie de l’hygiène dans les pas de Nagayo Sensai, figurent Gotô Shinpei (1875-1929), médecin et haut fonctionnaire ayant étudié en Allemagne et qui joua par la suite un rôle majeur dans la politique expansionniste notamment à Taïwan22, ainsi qu’Itô Jû (1857-1926), médecin et futur membre de la Chambre des représentants. Ils écrivirent respectivement Principes d’hygiène d’État (Kokka eisei genri) en 1889, puis Philosophie de la santé (Yôjô tetsugaku) en 1897. Dans les deux cas, la société était considérée comme un organisme vivant et, partant de la perspective du darwinisme social, Itô considérait la différence entre le Japon et l’Occident avant tout comme une différence « raciale ». Or, cette différence n’était pas de nature à condamner définitivement l’avenir du pays puisque, selon lui, « une nation de race jaune qui saurait développer ces principes d’hygiène finirait par l’emporter sur une nation de race blanche qui négligerait ces mêmes principes » (Chemouilli, 2011). Cette forme d’hygiénisme « racial » rendait possible le développement du pays sans passer par le « métissage » avec les « races supérieures », et ce postulat devenait progressivement dominant alors que le Japon venait de remporter deux victoires, aux guerres sino-japonaise (1894-1895) et russo-japonaise (1904-1905), lui valant des réactions hostiles qui se traduisirent par le « Péril jaune23 ».
18La présentation globale de l’eugénisme arriva en cette période, environ une décennie après les travaux sur l’hygiène. De l’amélioration des caractéristiques physiques (Taishitsu kairyôron, 1904) d’Ôsawa Kenji (1852-1927) est considéré comme l’ouvrage pionnier ayant présenté structurellement la logique eugéniste au Japon. Professeur de médecine à l’université impériale de Tôkyô, Ôsawa étudia la physiologie à Strasbourg, auprès de Friedrich Leopold Goltz, avant de créer à Tôkyô le premier laboratoire de physiologie (Le Minor et Richert, 2011). En se référant à l’hygiénisme plutôt qu’à la sélection naturelle (plus précisément, au darwinisme social libéral de Spencer), Ôsawa réaffirma le besoin de recourir à des « mesures de sélection artificielle », et justifia le recours à l’eugénisme pour éviter toute « dégénérescence ». L’auteur distinguait à cet égard les reproductions « propices » des reproductions « non propices », et prôna l’interdiction du mariage des alcooliques et des lépreux, ainsi que la condamnation pénale et civile des porteurs de maladie vénérienne ayant entretenu des relations sexuelles (Ôsawa, 1904). À défaut de citer Galton, l’auteur se référa plutôt à des médecins allemands tels que Mensinger, l’inventeur d’un type de diaphragme en 1885. Il s’agissait donc d’un courant de spécialistes, avec des justifications d’ordres médical et hygiénique, ce qui le distinguait de la pensée de Fukuzawa Yukichi et de Takahashi Yoshio.
19Le temps était en outre celui du développement des revues et des journaux. Précédant la montée du « journalisme scientifique » à visée vulgarisatrice24, la revue Jinsei (Nature de l’homme), fondée en 1905 par l’historien de la médecine Fujikawa Yû (1865-1940), joua un rôle majeur dans la traduction des articles occidentaux sur l’eugénisme, et dans la publication des articles de sensibilisation et de vulgarisation25.
Document 1. Couverture de la revue Jinsei, no 1, 1905

Source : bibliothèque de l’université Waseda.
20L’hygiène raciale allemande était introduite avec les travaux de Max Hirsch, Alfred Ploetz, Alfred Grotjahn, ou encore Wilhelm Schallmayer. Quelques eugénistes anglais étaient également présentés, dont Francis Galton et Karl Pearson, ainsi que l’eugéniste américain Charles B. Davenport. Si cette succession de noms donne l’impression que la revue Jinsei était une « vitrine » des travaux des savants occidentaux, elle contribua néanmoins à la théorisation de la pensée eugéniste japonaise, en s’appuyant notamment sur les travaux allemands26. Fujikawa fut lui-même influencé par Ernst H. Haeckel27 (1834-1919) auprès de qui il étudia la médecine à l’université d’Iéna en Allemagne, l’un des hauts-lieux du darwinisme. Fidèle à la théorie évolutionniste et moniste de Haeckel qui, selon les nouvelles « sciences de la nature », prônait l’unité fondamentale de la nature organique et de la nature inorganique, Fujikawa chercha à réinsérer l’homme dans la nature pour réinterpréter toute activité humaine dans la perspective évolutionniste. Animé par la conviction que la nature de l’homme (jinsei) pouvait être élucidée par la connaissance de l’organisation unique de la Nature (shizen-ritsu), il voulut lutter contre la montée des disciplines qui, provoquant une spécialisation des connaissances relatives à l’homme, rendait selon lui toute approche globale impossible. Ainsi, partant du concept de Cosmos haeckelien et des connaissances de la nature qui en résultent28, il aspira à « étudier scientifiquement l’amélioration des aspects physiologiques, sociaux et psychologiques de l’homme29 ».
21À cet égard, dans l’art de « l’amélioration », Fujikawa identifiait plusieurs approches qui devaient se combiner afin de sortir des connaissances monolithiques de l’homme, à domination philosophiques et religieuses. Il s’agissait de l’anthropologie (physique, « raciale », psychologique et historique), de la physiologie (différences « raciales », hérédité, effets de la sélection naturelle, etc.), de la psychologie (« raciale », sociale), de l’histoire culturelle, de l’histoire naturelle et du droit. Si ces sciences devaient permettre une meilleure connaissance de l’homme, l’hygiène s'appliquerait à améliorer sa vie sociale et psychologique, et ce à travers deux approches : l’hygiène sociale (shakai eisei, traduction de soziale hygiene), qui visait à examiner les facteurs de dégradation de la santé tels que la syphilis, la neurasthénie, le suicide, la psychose, la criminalité, la tuberculose, l’alcoolisme, ou les maladies professionnelles ; et « l’hygiène raciale » (jinshu eisei, traduction de Rassenhygiene), qui avait pour ambition « d’améliorer la race » par l’instauration de mesures telles que la protection des chômeurs, des femmes ou des enfants, rejoignant selon Fujikawa les objectifs des politiques sociales30 (shakai seisaku, sozialpolitik). Au sujet de « l’hygiène raciale », Fujikawa se référait aux écrits d’Alfred Ploetz (1860-1940), médecin allemand qui en était son promoteur et qui, à ce titre, fonda en 1905 la Société internationale d’hygiène raciale, et également à ceux d’Alfred Grotjahn (1869-1931), médecin allemand fondateur de l’hygiène sociale, ayant occupé un rôle majeur dans l’élaboration de la politique de santé31. Dans la pensée de Fujikawa, « l’hygiène raciale » devait être exploitée au profit des politiques sociales et partager le même objectif final, à savoir empêcher la « dégénérescence », une théorie qu’il chercha à diffuser largement. Il y voyait une connexion certaine entre le système nerveux qui contrôle le développement de l’esprit d’un côté, et les facteurs environnementaux de l’autre, tels que la malnutrition, la pauvreté, le manque d’instruction, les mauvaises fréquentations, l’alcoolisme, la syphilis, la tuberculose, le mariage entre proches parents (Sekiguchi, 2021). À travers cette conception moniste émergea progressivement une perspective eugéniste fermement liée à des considérations héréditaires et environnementales. De ce fait, une grande diversité disciplinaire marquait la revue, intégrant la médecine (Amako Shirô), la physiologie (Nagai Hisomu), le droit (Hanai Takuzô, Ogawa Shigejirô), la psychologie (Morita Shôma, Kure Shûzô) ou l’éducation (Takashima Heizaburô, Shimoda Jirô). Avec ces mêmes spécialistes reconnus dans leurs domaines, Fujikawa créa en 1909 la Société savante Jinsei (Jinsei gakkai) afin d’organiser des événements scientifiques, dont le cinquantenaire de la publication de l’ouvrage de Darwin, L’Origine des espèces. Cependant, malgré cet éventail disciplinaire large, c'est l'approche à domination physiologique qui l'emporta au sein de la revue, et elle devint un pont théorique entre le darwinisme social et les différents mouvements eugénistes et néomalthusianistes32 menés à partir des années 1920.
3. La vulgarisation de l’euthénisme : Ikeda Shigenori
22Tandis que la revue Jinsei cherchait à proposer un socle commun de connaissances en sciences de la nature, en 1910, Unno Yukinori (1879-1955), l’un des auteurs de la revue et à l’époque sans ancrage universitaire33, publia De la transformation de la race japonaise (Nihon jinshu kaizôron). Dans cet ouvrage, Unno exposait le darwinisme et le risque de la « dégénérescence » en fondant ses propos sur une distinction entre les « personnes de mauvaise qualité » (akushitsusha) et la « classe moyenne » (chûryû), cette dernière catégorie étant composée d’intellectuels et d’employés salariés formant la « colonne vertébrale » de la société (Unno, 1910). À ce titre, il se montrait critique vis-à-vis des œuvres de charité entretenues par des hommes puissants tels que Shibusawa Eiichi et Morimura Ichizaemon34 et qui ne faisaient que « laisser les pauvres se multiplier ». Il ne prônait pas pour autant la suppression de toute œuvre de charité, mais une gestion « scientifique », autrement dit eugénique. Pour cela, Unno proposa la stérilisation comme condition d’accès aux mesures de charité, et l’éradication des facteurs sociaux tels que l’alcoolisme, la guerre ou encore la luxure, jugés responsables de la dégradation de l’homme (Unno, 1911a, 1911b).
23Un autre ouvrage, moins connu mais tout aussi important, De l’amélioration de la race et du couple modèle (Minshu kaizen, mohan fûfu), fut publié en 1911 par Sawada Junjirô (1863-1944), futur pionnier en sexologie non académique. Après avoir traité de façon encyclopédique des thèmes tels que le mariage, la délinquance juvénile, ou la criminalité, Sawada proposa dans son ouvrage la stérilisation comme remède aux maux sociaux, et fit ainsi le lien entre le darwinisme social, prôné déjà depuis quelque temps, en particulier dans la revue Jinsei, et l’eugénisme dans sa dimension pragmatique. Ses études ultérieures en sexologie connurent un certain essor dans les années 1920 et s’appuyèrent sur des discours eugénistes. Les revues Hentai shinri (Psychologie anormale : articles d’Abe Isoo, Hozumi Shigetô et Yamauchi Shigeo), ou encore Sei (Sexualité : articles de Takahashi Gorô et de Sawada Junjirô) en donnent des exemples représentatifs.
24Dans les années 1920, les traductions se multiplièrent. L’ouvrage de Roswell H. Johnson et Paul Bowman Popenoe, Ôyô yûseigaku (Applied Eugenics, 1918), traduit en 1922, fut particulièrement influent au Japon avec sa méthode de consultation eugénique prénuptiale. C’est aussi à cette période qu'un consensus s'établit autour de l’expression « yûsei » pour traduire le mot eugenics, qui avait connu d’autres traductions auparavant comme yûshu et zenshu35.
25Dans ce contexte intellectuel foisonnant, Gotô Ryûkichi (1887-1973), journaliste spécialisé en médecine, créa en 1924 l’Association japonaise de l’eugénisme (Nihon yûseigaku kyôkai) dans le but de vulgariser les connaissances eugéniques. La même année, Gotô lança la revue Yûzenikkusu (Eugenics), principalement dans la région du Kansai36, qui ne dura que deux ans pour des raisons financières. La revue Yûsei undô (Mouvement eugéniste) fut lancée à son tour à Tôkyô par le journaliste Ikeda Shigenori (1892-1966) en 1926, et vint remplacer le mouvement de Gotô pour l’élargir37. En effet, la revue Yûsei undô d’Ikeda s’adressait à une population moins avertie que la revue Yûzenikkusu de Gotô qui avait comme principaux lecteurs des spécialistes en médecine38. La publication de la revue d’Ikeda s’arrêta à son tour en 1930. La même année fut créée la Société japonaise d’hygiène raciale qui représenta un courant scientifique « dur » de l’eugénisme, plus proche du courant de Gotô (voir chapitre 4).
26Néanmoins, ce fut le mouvement d’Ikeda Shigenori, bien plus actif que celui de Gotô Ryûkichi, qui marqua durablement l’eugénisme des années 1920. Suite à un séjour de quatre années en Allemagne en tant que journaliste, Ikeda revint au Japon et quitta son travail pour se consacrer pleinement à l’écriture. Il fut influencé par Paul Popenoe (1888-1979), eugéniste californien célèbre pour sa politique de stérilisation et ayant par ailleurs œuvré dans la diffusion de la consultation matrimoniale à but eugénique. Ikeda le rencontra durant son séjour en Allemagne où Popenoe était de passage (Suzuki, 1979). Dès lors, le but d’Ikeda devint la « réforme sociale » : en 1926 (année de création de la revue), il fonda également l’Association japonaise du mouvement eugéniste (Nihon yûsei undô kyôkai) et entreprit des actions à portée directe en ouvrant des centres de consultation matrimoniale et en organisant des randonnées (ashi no kai) inspirées du Wandervogel, mouvement allemand pour la jeunesse né en 1895. Celles-ci servaient à consolider les liens entre les membres et à les sensibiliser à la question de la santé. En effet, si Ikeda fut influencé par l’eugénisme américain et ses mesures pragmatiques à travers Popenoe, il fut aussi sensible à l’eugénisme allemand et son idée de promouvoir la « race » à travers l’hygiène. Cette position se cristallise dans sa définition de l’eugénisme qui comporterait, selon lui, trois étapes (Ikeda, 1928) :
« Afin d’améliorer la race, il faut fournir des efforts dans les trois domaines suivants qui sont les objectifs de l’eugénisme :
1. De bonnes graines [yoi shushi] : il faut améliorer la qualité du peuple qui constitue la société. Pour cela, le mariage entre deux personnes de qualité doit être encouragé, et l’on doit espérer que la fécondité soit forte entre elles. Il faut en même temps réduire la fécondité des personnes sujettes à une anomalie génétique.
2. De la bonne terre [yoi hatake] : il faut parfaire les institutions pour l’amélioration de la santé et élaborer un fonctionnement rationnel et unique visant la prospérité du peuple. Il faut par ailleurs le guider vers une autonomie de sa propre personne.
3. Bon entretien [yoi teire] : il s’agit d’améliorer et de développer l’éducation, de promouvoir la médecine curative et de soutenir l’épanouissement physique et psychique de l’homme. »
Document 2. Couverture et épigraphe renvoyant aux trois principales étapes qui ont rythmé le mouvement eugéniste (Yûsei undô [Mouvement eugéniste], vol. 2, n° 1, 1927)

« De bonnes graines (bonne hérédité), de bons champs (bonne société) et un bon entretien (bonne éducation) ; le point central du mouvement eugéniste est de rassembler ces trois temps. C’est le seul moyen pour placer dans le monde le peuple japonais en première ligne quel que soit le domaine. »
Source : bibliothèque de l’université Waseda.
27Alimentée de photos de mariages eugéniques ou d’écoles dispensant une éducation eugéniste, la revue d’Ikeda Shigenori prônait l’euthénisme (yûkyôgaku) qui se distingue de l’eugénisme restreint39 (kyôgi no yûseigaku). Attribué à Ellen H. Richards, l’euthénisme était alors défini comme une science tendant à améliorer l’homme par le biais de l’environnement40 (Richards, 1910). Dans ce paysage intellectuel, Ikeda joua un rôle incontestable en cherchant à théoriser ces deux dimensions de l’eugénisme, dont la dissociation est regrettée :
Dans l’eugénisme [yûseigaku], nous avons deux dimensions. L’une, appelée communément euthénisme ou médecine sociale [yûtenikkusu, shakai igaku], cherche à soigner les maladies ou à parfaire les institutions sociales pour prévenir leur apparition ; l’autre, appelée eugénisme restreint [kyôgi no yûzenikkusu, kyôgi no yûseigaku], cherche à renforcer le corps de l’homme pour augmenter sa capacité immunitaire et à multiplier les établissements sociaux dont le but serait de prévenir les maladies ou de renforcer la capacité psychologique. Jusqu’à présent, ces deux dimensions furent l’objet de vulgarisation auprès de la population civilisée, mais il est aussi vrai que, ces derniers temps, nous sommes dans une nouvelle tendance à séparer ces deux dimensions, dans une démarche de spécialisation d’un côté et d’application de l’autre (Ikeda, 1926).
28L’eugénisme d’Ikeda est aujourd’hui considéré comme l’une des premières expressions de l’euthénisme avant sa reconnaissance scientifique (Sugita, 2013), et à ce titre, il s’inscrit dans un large mouvement pour la rationalisation et la modernisation de la vie quotidienne mené par les militants de la classe moyenne, les chefs de village ou les autorités publiques dès le début des années 1920 (voir chapitre 6).
29Ainsi, dès les années 1900, l’hygiène allemande, mêlée à des préoccupations eugéniques, fut largement présentée au Japon. Ce courant « hygiéniste », surtout soutenu par des médecins et physiologistes (Ôsawa, Fujikawa, etc.), se démarque de celui de Fukuzawa ou de Takahashi, beaucoup plus proche de la pensée héréditaire de Galton et du darwinisme social. C’est dans les années 1920 que, partant d’un socle commun de vulgarisation scientifique, deux courants au moins se démarquèrent : l’un qui se voulait éminemment scientifique et qui prendra le dessus dans les années 1930 avec Nagai Hisomu (voir chapitre 4), l’autre qui poursuivit le travail de vulgarisation politique de l’eugénisme à travers de nouveaux courants militants comme celui d’Ikeda Shigenori, dont l’influence sur l’eugénisme après 1945 mérite d’être signalée.
II. La restriction des naissances : un moyen d’action eugénique ?
Document 3. Okamoto Ippei, Ippei zenshû (Recueil d’Ippei), vol. 14, Tôkyô, Senshinsha, 1930, p. 266
« On regarde du même œil le mouvement eugéniste et la restriction des naissances.
Mouvement eugéniste : améliorer l’œuf.
Restriction des naissances : empêcher que les œufs n’éclosent. »
Source : bibliothèque de l’université Waseda.
30L’eugénisme des années 1920 produisit un schéma ambigu de rapprochement et de rejet vis-à-vis du néomalthusianisme, introduit dès les années 1900. Avec l’arrivée de Margaret Sanger, ce courant de pensée devint représentatif des actions militantes, sociales et féministes par le biais de la politisation des moyens contraceptifs et abortifs. Les débats se cristallisèrent alors autour de l’introduction du birth control dont la traduction en langue japonaise nécessite un éclairage. La « restriction des naissances » ainsi lancée chercha à s’imposer en empruntant la notoriété et la légitimité de l’eugénisme.
1. Le (néo)malthusianisme
31Les politiques démographiques occidentales furent fortement marquées par l’essai emblématique de Thomas Robert Malthus, Essay on the Principle of Population41 (1798). Économiste britannique et prêtre anglican, Malthus remettait fondamentalement en question l’idée selon laquelle la prospérité d’une nation résultait de l’importance de la population, en avançant que cette dernière faisait peser une contrainte sur les ressources. Il cherchait ainsi à responsabiliser les classes inférieures en les mettant en garde contre les mariages précoces ou inconsidérés, la charité ne pouvant pas être une solution à la pauvreté.
32Dès les années 1920 jusqu’aux années 1930, la pensée malthusienne connut une diffusion large dans les journaux japonais : dans leurs pages, les noms de Malthus, Galton, Darwin, Auguste Forel, Mendel ou encore Osborn prolifèrent. Le rôle des démographes américains ne fut pas négligeable (Fujime, 2011) : la pensée de Warren S. Thompson (1887-1950), démographe malthusien, imprégna le paysage académique japonais, comme la traduction rapide de son ouvrage de 1929, Danger Spots in World Population en 1933 (Sekai jinkô no kiken kuiki), le montre. Dans cette étude, Thompson identifiait les zones susceptibles de constituer un risque à la paix en raison de leur surpopulation : le Japon n’y échappait pas. Pour lui, le birth control ne constituait pas dans l’immédiat une solution avec la pression du système familial. Il fallait plutôt chercher du côté de l’émigration et de l’acquisition de nouvelles terres pour se procurer des matières premières. Pour ce faire, Thompson pointait le risque d’expansion du Japon dans le Pacifique Sud. Ses écrits étaient alors suivis avec beaucoup d’attention et commentés largement tant par les spécialistes que dans les médias.
33Parallèlement, des courants se formèrent et s’exprimèrent avec force en faveur du birth control. En effet, si Malthus ne préconisait pas la contraception, mais l’abstinence et le célibat, sa logique fut à l’origine des mouvements la promouvant et se démarqua par la suite sous l’appellation de « néomalthusianisme » essentiellement à travers la diffusion des connaissances en la matière42, très souvent sous forme de propagande, accompagnée d’une répression nataliste et moraliste importante (McLaren, 1996).
34Or, ce courant de pensée se retrouva au Japon dans des écrits scientifiques dès les années 1900. L’ouvrage De l’amélioration de la société (Shakai kairyô jitsuron, 1903) d’Oguri Sadao et Kaku Kan.ichirô, médecins, est l’un des travaux pionniers dans la scientisation de la limitation des naissances dans un but qui serait aujourd’hui qualifié de néomalthusien. Ce courant devint ensuite un véritable objet de débat, mené d’abord dans le journal Heimin shinbun (La Plèbe), puis, dans les années 1910, dans les revues Kakusei43 (Pureté) et Taiyô (Soleil) ainsi que dans la revue féministe Seitô (Bas bleus), ou encore dans la revue Kaizô (Transformations) qui lui consacra, en octobre 1920, un numéro spécial. Abe Isoo présenta également le néomalthusianisme dans son ouvrage de 1922, très largement diffusé (Abe, 1922). Selon les bases de données de la bibliothèque nationale de la Diète44, l’expression « néomalthusianisme » (« shin-marusasu shugi » en japonais, shin signifiant « nouveau », shugi signifiant « idéologie ») commença à gagner une certaine notoriété à partir de 1920, même si, dès les années 1910, des travaux existaient sur le sujet, tels l’ouvrage de Kanbe Masao (1877-1959), économiste et juriste45, présentant cette pensée occidentale en dressant un bilan sur les cas français, allemand et anglais (Kanbe, 1912). Kanbe expliquait alors longuement ses méfaits, tant d’un point de vue nataliste qu’économique. Le néomalthusianisme était ainsi déjà un objet connu dans des milieux idéologiquement et disciplinairement variés, provoquant des réactions mitigées.
2. Margaret Sanger et la politisation des pratiques contraceptives
35C’est dans les années 1920 que le néomalthusianisme devint un véritable objet politique, voire un moyen d’action, avec la venue au Japon de Margaret Sanger (1879-1966), militante américaine et représentante de la lutte pour la contraception. Souvent assimilé au néomalthusianisme, le mouvement de Sanger, baptisé « birth control46 », s’en distinguait pourtant. Pour Sanger, le birth control avait pour mot d’ordre la « maternité volontaire », et il s’agissait de libérer les femmes d’un poids quotidien dû à des grossesses répétées (Takeda, 2004). Or, cette dimension aurait progressivement cédé lorsque sa pensée traversa l’Atlantique et arriva en Europe où elle « fusionna » avec la Malthusian League pour contribuer aux projets d’eugénisme et de progrès social.
36L’arrivée de Margaret Sanger au port de Yokohama en mars 1922 est souvent donnée comme point de départ de la vulgarisation du birth control au Japon. Cet événement fut en effet suivi avec un grand intérêt par les politiques, Sanger n’ayant initialement pas eu de droit de séjour en raison de ses enseignements perçus comme un « danger public47 ». Une fois admise sur le territoire japonais, elle se vit interdire toute présentation publique du birth control, ce qui ne l’empêcha pas de rencontrer en privé des personnalités qui, par la suite, jouèrent un rôle déterminant dans sa diffusion48. Il n’est donc pas étonnant que cet événement, relaté comme la « venue des navires noirs de l’ère Taishô49 », fût considéré comme le début du birth control au Japon. Accueillie par l’Association des femmes nouvelles (Shinfujin kyôkai), Sanger donna une impulsion importante aux mouvements féministes formés dès les années 1910 : Ishimoto Shizue, ainsi qu’Ichikawa Fusae, deux figures emblématiques du milieu féministe japonais, eurent l’occasion de l’accueillir personnellement, ce qui garantit un impact durable et certain du sangerisme50 au Japon.
37Or, en faisant de la venue de Sanger le début de la restriction des naissances, on ne fait qu’occulter les pratiques pré-existantes et tout un pan scientifique qui facilitèrent la diffusion de la pensée de Sanger. Son succès n’est autre que le fruit de la rencontre avec les praticiennes et praticiens déjà convaincus de l’importance des techniques contraceptives et abortives. Parmi ces personnalités, le nom de Shibahara Urako (1887-1955) s’impose. Accoucheuse, Shibahara avait pris position très tôt en faveur de l’avortement et de la contraception. Ses préoccupations étaient avant tout d’ordre pragmatique, nourries par sa proximité avec les populations rurales pauvres confrontées à des problèmes de surpopulation51 (Fujime, 1999). Les méthodes « à l’ancienne » pour limiter les naissances comprenaient la contraception d’une part, l’avortement et l’infanticide de l’autre, ces deux derniers étant communément nommés sous l’expression « mabiki ». En effet, les accoucheuses agrémentées sous le régime de 187452 continuaient encore à recourir massivement à ces pratiques, et les taux élevés et variés des mort-nés selon les régions attestent que l’avortement ainsi que l’infanticide étaient déclarés auprès des autorités comme des cas d’enfants mort-nés. Ce taux diminua progressivement dans les années 1920 (Drixler, 2013).
38Si ces anciennes pratiques ne furent pas inquiétées directement lors de la répression de la restriction des naissances, il semblerait que les mots n’y soient pas non plus pour rien. L’emploi systématique du mot « datai », terme désignant l’avortement pénalement répréhensible53, eut pour conséquence de rendre invisibles les différentes pratiques d’avortement, désignées sous d’autres termes54. La lecture des écrits en droit et en médecine de la fin du xixe au début du xxe siècle révèle d'ailleurs que le concept de « datai », dans une démarche d’institutionnalisation de la reproduction de la population, était un concept en pleine construction. Or, l’interdiction juridique était une chose, les pratiques sociales, une autre. Ces deux niveaux coexistaient en parallèle, les pratiques sociales étant visibles sous des termes tels que « tsûkei » (retour des règles), « sôzan » (accouchement précoce) ou « jinkô ryûzan » (fausse couche artificielle), ce qui créa une rupture lexicale entre les pratiques et la pénalisation de l’avortement55. À titre d’exemple, certaines publicités mettaient clairement en avant l’aspect « rassurant » des emménagogues pour les femmes ayant des retards inquiétants de règles et désireuses d’avorter. Elles pouvaient aussi les informer subtilement, en les avertissant contre les risques de fausses couches provoqués par une ingurgitation massive du produit56.
39Ainsi, la venue de Margaret Sanger ne marqua pas, au sens strict, le début des pratiques de restriction des naissances mais en fit un sujet politique, ce qui explique la crainte des autorités conscientes de la prédisposition de la société japonaise au néomalthusianisme.
3. Traduire birth control en japonais
40Le choix des mots fut un point sensible contribuant à l’acceptation ou au rejet du néomalthusianisme, à l’image de la traduction du mot birth control. Dans son ouvrage de 1967, Ôta Tenrei, député-médecin à l’origine du régime eugéniste de 1948, relate rétrospectivement cette période dans laquelle il voit trois traductions successives :
On commença à traduire birth control par « sanji seigen » [restriction des naissances]. Or, l’idée de « restreindre » étant problématique, l’expression fut progressivement remplacée par celle de « sanji chôsetsu » [régulation des naissances], ce qui resta problématique car cette dernière pouvait être interprétée largement et comprendre l’avortement. Elle fut donc à son tour remplacée par « jutai chôsetsu » [régulation des conceptions]. (Ôta, 1967).
41La remarque d’Ôta Tenrei est précieuse car elle montre l’existence d’une stratégie à dimension lexicale afin de faire passer le birth control au Japon. Le glissement n’est toutefois pas évident à établir même si la base de données de la bibliothèque numérique de la Diète peut fournir une piste57. Les données indiquent clairement la prédominance du mot « sanji seigen » tant chronologiquement (on trouve la première occurrence en 1915) que quantitativement, malgré une petite poussée de l’expression « sanji chôsetsu » entre 1925 et 1935, dont la première occurrence date de 1922. La dernière expression, « jutai chôsetsu », est employée après la défaite (première occurrence : 1949) et connaît une importante augmentation qui n’apparaît pas nécessairement dans le graphique (figure 3), mais qui reste réelle dans la période contemporaine.
Figure 3. Occurrences des termes « restriction des naissances », « régulation des naissances » et « régulation des conceptions » (1915-1952)

Source : données de la bibliothèque de la Diète
42Ainsi, le mot « sanji chôsetsu », qui devait atténuer la résonance négative du mot « restriction », ne semble pas avoir percé, et fut loin de remplacer « sanji seigen » contrairement à ce qu’affirme Ôta Tenrei. Ce constat est important pour saisir l’accent mis sur la dimension du mot « seigen » (restriction) qui ne peut être assimilé à l’idée d’un « contrôle » sans oublier sa charge idéologique propre à la langue et au contexte français, la différence entre le birth control et le contrôle des naissances à la française étant déjà soulignée par Alfred Sauvy58. De la même façon, il semble indispensable de prendre en considération la portée particulièrement problématique de l’expression japonaise « restriction des naissances » dans le contexte de l’époque, où le natalisme se répandait et se renforçait. L’emploi du mot « seigen » aurait ainsi pu provoquer un rejet politique de ce courant, indépendamment de son contenu bien évidemment problématique mais encore assimilable, même partiellement, aux politiques eugénistes alors vigoureusement diffusées.
4. Eugénisme et restriction des naissances : une coalition possible ?
43La différence entre la restriction des naissances et l’eugénisme était une évidence pour Ôta Tenrei qui avait qualifié l’eugénisme de « nationaliste » tandis que la restriction des naissances était « progressiste » (Ôta, 1976). Si cette vision tend aujourd’hui à être nuancée au Japon (Ogino, 2008), comme l’évoque de façon éloquente le dessin d’Okamoto Ippei (document 3), la différence entre l’eugénisme et la restriction des naissances était alors loin d’être évidente.
44L’introduction du birth control devint, dès les années 1920, un sujet incontournable. Ses partisans légitimèrent ce courant en invoquant l’augmentation de la population et les problèmes d’alimentation qui en résultaient. Pour cause, la population japonaise avait crû fortement atteignant 55 960 000 personnes tandis qu’elle s’élevait à 34 810 000 personnes en 1873. Pour y faire face, une multitude de mesures sur l’alimentation fut déployée, et la surpopulation vint légitimer le « Malthusian expansionism59 » (Lu, 2019).
45Dans cette configuration, le birth control peinait à trouver une légitimité au Japon. La raison était son rapprochement avec le néomalthusianisme d’un côté, et le féminisme de l’autre. La pensée initiale de Sanger, développée dans son ouvrage Women and the New Race (1920), était claire : le birth control devait être pratiqué quels que soient le statut et l’environnement social de la femme, au nom d’un eugénisme inhérent à la nature féminine, qui ne devenait parfaitement opérationnel que si la femme détenait la liberté reproductive (Sanger, 1920). Cela faisait écho à la position des féministes telles que Hiratsuka Raichô60 qui étaient favorables à la contraception.
46Dans ce contexte, les partisans de la restriction des naissances, bien qu’initialement motivés par des préoccupations d’ordre quantitatif, furent très vite amenés à s’approprier les arguments qualitatifs pour se faire entendre. Sanger décida ainsi d’infléchir sa position en publiant, en 1922, The Pivot of Civilization. Désormais, elle n’hésitait plus à catégoriser les populations pour définir « les moins aptes » à se reproduire (les « malades psychiatriques » en particulier). Ce rapprochement trouva un soutien théorique auprès de certains courants, notamment en sexologie avec Henry Havelock Ellis (1859-1939), psychologue britannique et l’un des fondateurs de la sexologie (Gordon, 1990). Pour ce dernier, la vision galtonienne selon laquelle « les personnes atteintes de déficiences héréditaires [devaient s’abstenir] de se marier pour le bien de la race » était absurde. Cette idée, « utopique », devait évoluer avec les moyens contraceptifs qui rendaient réaliste le projet eugéniste en dissociant le plaisir sexuel de la procréation (Kevles, 1995).
47Dans le cas japonais, dès 1918-1919, le Mouvement pour la restriction des naissances (Sanji seigen undô) fut lancé par des activistes sociaux tels que Abe Isoo (1865-1949), économiste, professeur à l’université Waseda et l’un des pionniers des mouvements sociaux japonais, et Yamamoto Senji (1889-1929), enseignant alors la physiologie à l’université de Kyôto et futur député à la Chambre des représentants (parti ouvrier-paysan, Rônôtô) jusqu’à son assassinat en 1929. Tous deux protestants, ils formèrent des mouvements de restriction des naissances61. En 1922, Abe Isoo écrivait62 :
Tous ceux qui n’ont aucun problème financier pour élever leurs enfants n’ont pas besoin de limiter la reproduction. À l’inverse, les classes sans fortune [prolétaires, musan kaikyû] pourraient parfaitement retarder la naissance des enfants plusieurs années après le mariage, jusqu’à ce que cela devienne financièrement possible. Pour les parents, pour les enfants, l’événement sera ainsi vécu avec beaucoup de bonheur (Abe, 1922).
48Sur le plan de la pratique, la proximité entre eugénisme et restriction des naissances n’avait rien de nouveau, les deux courants partageant une réalité commune dans les pratiques de mabiki (infanticide) des nouveau-nés handicapés avant Meiji, même si ce rapprochement ne fut pas systématique comme le révélait le positionnement de Yamamoto Senji63. Sur le plan structurel aussi, notamment à travers les cercles d’activité des acteurs, le rapprochement des deux courants de pensée put être constaté aisément : en 1927, l’Association pour la diffusion de la restriction des naissances (Sanji seigen fukyûkai) fut fondée sous la présidence d’Abe Isoo. Elle fédérait nombre de médecins, pharmaciens, socialistes et féministes et fut à l’origine de la création de la revue Sanji seigen64 (Restriction des naissances), dans laquelle s’établirent des échanges foisonnants. Dans son numéro de 1928, Ikeda Shigenori, eugéniste et fondateur en 1926 de la revue Yûsei undô, écrivait :
La restriction des naissances divise sérieusement l’opinion publique mais personne ne la contesterait si elle avait pour objectif l’amélioration de la race et était, par conséquent, d’une nature eugénique (Ikeda, 1928).
49Ikeda adhéra par la suite, en 1930, à la Fédération japonaise pour la restriction des naissances (Nihon sanji chôsetsu renmei). Les partisans de la restriction des naissances étaient eux aussi en grande partie eugénistes. Ishimoto Shizue, qui avait joué un rôle majeur dans l’accueil de Margaret Sanger au Japon en 1922, promouvait la contraception au nom de la scientisation de la reproduction et de la rationalisation de l’eugénisme. Abe Isoo était lui aussi profondément eugéniste. Diplômé de l’université Dôshisha puis formé en théologie à l’université internationale de Hartford pour la religion et la paix aux États-Unis, Abe, par son expérience de pasteur, est aujourd’hui présenté comme « pacifiste », tête pensante des mouvements socialistes et militant pour la libération des femmes, et non pour ses convictions eugénistes. Or, le pacifisme et l’eugénisme étaient fermement liés chez Abe pour qui le natalisme, puisqu’il menait inévitablement à un expansionnisme militaire, était à bannir, tandis que l’adhésion à un projet eugéniste avait pour conséquence de prévenir les tensions internationales (Abe, 1931). De surcroît, la guerre, en envoyant sur le front des hommes de bonne constitution physique et ne laissant que des « résidus » sur le territoire national, ne faisait selon lui que provoquer le phénomène de dégénérescence65 (gyakutôta). Abe Isoo soutint cet eugénisme anti-guerre, pacifiste, tout en promouvant farouchement la stérilisation :
[Lors de ma visite aux États-Unis,] je fus particulièrement impressionné en Californie : dans un hospice [hakuchiin] destiné à accueillir des débiles mentaux [teinôsha], que ce soient des hommes ou des femmes, avec l’accord des parents, on peut pratiquer sur eux une opération de stérilisation. Comme l’intéressé même est idiot [baka], il n’a pas idée de ce qu’on lui fait (Abe, 1936).
50Dans ce même extrait, Abe Isoo affichait son soutien aux mesures de stérilisation forcée sur des « malades de la lèpre », des « débiles mentaux » et des « basses classes ». La violence et l’agressivité des propos et des termes employés méritent d’être situées dans le contexte et le langage de l’époque66. L’assimilation de certains troubles, voire de la pauvreté, à une maladie héréditaire était encore courante ; la pauvreté n’était alors pas considérée comme le « symptôme » d’une société malade, mais comme la « cause67 ». Pour Abe Isoo, qui était l’un des responsables du Kakuseikai (Association Pureté) contre la prostitution publique et l’alcoolisme au nom de la morale sexuelle, l’eugénisme était un moyen de remédier à ce mal social, sans passer par des activités caritatives (Hayashi, 2005).
Conclusion
51Ainsi, dans le contexte des années 1920, alors que se diffusait une vision large de l’eugénisme (euthénisme), la restriction des naissances devint l’un des moyens d’action de l’eugénisme, créant ainsi un rapprochement des deux courants68.
52Cependant, la fusion des deux courants n’eut pas lieu, principalement pour deux raisons. En premier lieu, la restriction des naissances recouvrait une pluralité de moyens (contraception, stérilisation, limitation au mariage et avortement) qui étaient rassemblés sous cette étiquette, chacun en bute à une opposition. Ce qui eut pour effet non seulement de freiner considérablement leur diffusion mais de susciter une méfiance chez les eugénistes qui partageaient des convictions allant d’une vision purement héréditaire et scientifique à une approche euthéniste et donc environnementale. En second lieu, une incompatibilité grandissante existait entre d’une part, un courant eugénique qui se percevait de plus en plus comme scientifique, avec des congrès internationaux tenus dès les années 1910 et, d’autre part, une défense de la restriction des naissances, encouragée en particulier par des activistes sociaux. Cette scission se creusa dans les années 1930, comme en attestent les positions progressivement dominantes de la Société japonaise d’hygiène raciale, qui prônait un État nataliste et hostile au néomalthusianisme.
Notes de bas de page
1 Voir le glossaire.
2 Sur l’approche « mécanique » et « physicienne » des lois et constitutions chez Montesquieu, qui compare la Constitution au système de l’univers entre la force qui éloigne et la pesanteur, et sur l’approche « physico-biologiste » des rapports entre les pouvoirs chez Rousseau, voir Champeil-Desplat, 2016.
3 Les discours organicistes des contre-révolutionnaires n’ont fait que pousser à l’extrême l’analogie entre le corps humain et le fonctionnement des institutions déjà présente dans les travaux révolutionnaires.
4 Jellinek eut une influence majeure sur Hans Kelsen (1871-1973), à l’origine de la théorie pure du droit selon laquelle le droit provient d’une création institutionnelle et rationnelle (sources du droit, pyramide des normes), et non de façon universelle, avec comme fondement la nature humaine (jusnaturalisme). Les travaux de Jellinek ont été traduits dès 1906 (Système des droits publics subjectifs [1892], en japonais : Kôkenron).
5Voir le glossaire.
6 Sur l’influence de l’Occident et de ses courants contre-révolutionnaires (notamment l’école historique allemande) et sur le développement de l’« auto-japonisme », voir Lozerand, 2014a.
7 Voir le glossaire.
8 Morse contribua également à l’introduction de l’archéologie et de l’anthropologie, en particulier en collectionnant des brachiopodes sur les côtes et en découvrant l’important amas préhistorique de coquillages d’Ômori, ainsi que des poteries.
9 Ce terme doit être utilisé avec prudence dans la mesure où Darwin ne parla pas véritablement d’« évolution » mais de « sélection ».
10 Biologiste, Weismann remit partiellement en question la théorie de Darwin sur la transmission des caractères acquis. Il est à l’origine du néodarwinisme.
11 Ce cercle avait comme objectif la diffusion et la popularisation des connaissances occidentales afin de guider le Japon vers la civilisation.
12 De nombreux ouvrages et articles présentent ses idées. En français, voir notamment Fukuzawa, 1898 [2008], 1899 [2007] ; Saucier, 2011a, 2011b et Galan, 2011.
13 Son premier livre fut traduit par Christian Galan dans Fukuzawa, 1872 [1996].
14 Cette position nous rappelle un extrait de Karl Pearson (1857-1936) qui s’inscrit dans la lignée de Galton : « L'intelligence peut être aidée ou exercée, mais aucun apprentissage, aucun enseignement ne peut la créer. Elle doit être transmise héréditairement » (traduit dans Taguieff, 2007). L’extrait de Pearson date de 1903, il est donc postérieur aux travaux de Fukuzawa. Il vient néanmoins confirmer la proximité de pensée entre Fukuzawa et Galton.
15 Un exemple intéressant se trouve également dans l’utilisation de la théorie de Spencer (darwinisme social libéral) par les partisans de la liberté et du droit du peuple (jiyû minken undô). Ils cherchaient à limiter l’interventionnisme étatique pour étendre une conception naturaliste du droit du peuple.
16 Fukuzawa lut l’ouvrage de Spencer, First Principles (1862), en 1876-1877.
17 Dans ses écrits, Japan Day by Day (1917), Morse relate ses échanges avec Fukuzawa et Katô à l’occasion d’un colloque en 1878.
18 La sélection naturelle fut d’ailleurs transposée aux relations entre États, à savoir au besoin pour le Japon de survivre au milieu des puissants États occidentaux.
19 L’éducation des filles était à ce titre devenue centrale étant donné que, selon la vision de Fukuzawa, le renforcement de la bonne hérédité se faisait grâce à l’éducation familiale.
20 Katô opéra en 1882 un revirement intellectuel en publiant Jinken shinsetsu (Nouvel avis sur les droits de l’homme) pour adhérer au darwinisme social en quittant le cercle des « Lumières de Meiji ».
21 Voir le glossaire.
22 Sur le rôle déterminant de Gotô et son hygiénisme organiciste, teinté du darwinisme social et du néoconfucianisme tout en étant sensible à une approche libérale de l’hygiène, voir Thomann, 2015.
23 Il s’agit d’une expression apparue à la fin du xixe siècle en Occident pour désigner le risque de la domination asiatique sur le monde, notamment de la Chine dans un premier temps. Avec la victoire du Japon contre la Russie en 1905, cette expression fut employée plus spécifiquement pour désigner la menace de la domination japonaise sur les puissances occidentales.
24 Le début de ce type de journalisme est situé aux années 1920, avec la création des revues telles que Kagaku chishiki (Connaissances scientifiques) ou Kagaku gahô (Sciences illustrées).
25 Sa publication cessa en décembre 1918 en raison de difficultés financières causées par la Première Guerre mondiale.
26 Selon la préface, la revue allemande Politisch-anthropologische Revue (1902-1915) servit de modèle. Sur le lien entre la revue Jinsei et l’eugénisme, voir Matsubara, 2001.
27 Haeckel fut disciple de Darwin et diffusa largement le darwinisme social. L’idée centrale de Haeckel est de faire appel à la notion de « Cosmos » liée à la philosophie antique pour y identifier la « Nature », un lieu harmonieux, organisé et ordonné. La « Nature » est donc la référence de toute chose, y compris de l’action humaine.
28 Toujours sous l’influence du monisme de Haeckel, c’est aux alentours de 1915 que Fujikawa Yû commença à faire activement le lien entre la médecine et la religion en y intégrant le bouddhisme dont notamment l’enseignement de Shinran, fondateur de l’école bouddhique japonaise Jôdo shinshû (école véritable de la Terre pure) dont il était adepte (Shimada, 2014), et c’est à partir de 1918 qu’il développa le concept de Cosmos (uchû) dans ce cadre (Yokoyama, 2015).
29 Cette explication figure sur la première page de chacun des numéros de la revue Jinsei.
30 Ces données figurent dans l’article fondateur du premier numéro de la revue Jinsei (Fujikawa, 1905).
31 Sur les courants « hygiénistes » de Ploetz et de Grotjahn, voir Weindling, 1989.
32 Pour une définition du néomalthusianisme, voir le glossaire.
33 Unno se présentait comme un « adepte » des sciences de la nature et militait pour une approche non disciplinaire, avec un discours critique envers la structure universitaire. Il travaillait alors dans une entreprise de commerce international, ce qui montre que l’eugénisme avait aussi été porté hors des cercles intellectuels et académiques.
34 Après la Première Guerre mondiale, il effectua une reconversion professionnelle dans le domaine des œuvres sociales, laissant de côté ses convictions eugénistes.
35 Une période d’incertitude exista dans les années 1910-1920. Face au mot yûshugaku (yû : bon, shu : race, gaku : études), ce fut finalement yûseigaku (yû : bon, sei : vie, gaku : études) qui s’imposa, probablement en raison de sa proximité sonore avec le terme eugenics (yûzenikusu) (Nagai, 1931b).
36 La revue changea de nom l’année suivante pour devenir Yûseigaku (Études eugéniques).
37 Sur Ikeda Shigenori et son mouvement eugéniste, voir Suzuki, 1983 ; Fujino, 1998 ; Katô, 2004.
38 Peu d’études existent sur Gotô Ryûkichi et sa revue. Selon Yokoyama Takashi, la revue Yûzenikkusu publiait principalement dans le domaine médical (Yokoyama, 2015). Gotô n’avait aucune formation en médecine, mais fit partie de la Société japonaise d’hygiène raciale dès 1930. Yokoyama pointe à cet égard la continuité entre les membres de cette Société – qui s’imposa comme référence eugéniste durant la Seconde Guerre mondiale – et les auteurs de la revue de Gotô.
39 Pour les définitions d’euthénisme et d’eugénisme restreint, voir le glossaire.
40 Notons toutefois que ce courant n’est pas sans lien avec l’eugenics galtonien, dans la mesure où Galton justifiait son projet par la modification apportée par les règles sociales dans le jeu de la sélection naturelle. Il s’agit, par exemple, des guerres qui exterminent les jeunes hommes ; de la médecine moderne qui permet aux individus malades de vivre et de se reproduire ; ou encore des politiques sociales qui permettent la survie des personnes démunies. En accordant une importance centrale aux méfaits sociétaux et/ou civilisationnels, Galton remettait en question ses propres principes, à savoir la non-influence du milieu (Thomas, 1995). L’euthénisme tendit donc à préciser une dimension non expressément formulée bien que présente dans la théorie de Galton.
41 Une édition critique de cet ouvrage est disponible en français dans la collection « Classiques de l’économie et de la population » des Éditions de l’Ined. Elle est consultable à l’adresse suivante : https://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ined/1253
42 Ainsi, la Malthusian League, créée en 1877 au Royaume-Uni, avait pour but de promouvoir les moyens contraceptifs et abortifs pour contrôler la population nationale et contenir la pauvreté.
43 La revue Kakusei représente un courant de pensée chrétien et socialiste promouvant la morale sexuelle, qui s’opposait par exemple à la prostitution. Il est représenté par Shimada Saburô, Abe Isoo, ou encore Yajima Kajiko.
44 Kokuritsu kokkai toshokan (http://kindai.ndl.go.jp). Cette base permet d’effectuer des recherches sur les titres et sous-titres des ouvrages numérisés de Meiji jusqu’en 1952. De ce fait, les données ne peuvent être qu’indicatives.
45 Il fut l’un des principaux économistes avant et après la Seconde Guerre mondiale, doyen de la faculté de droit et de la faculté d’économie à l’université de Kyôto, avant de devenir maire de la ville de Kyôto. Il fut aussi lauréat du prix prestigieux pour la promotion de la culture (Bunka kôrôshô).
46 Le mouvement birth control existait toutefois avant Sanger, dès la fin du xixe siècle.
47 Voir Frühstück, 2003 et Tipton, 1994.
48 Les autorités de police ne contrôlèrent pas les conversations privées. Sur le séjour de Margaret Sanger au Japon, voir Sanger, 1922.
49 À l’image des navires de Matthew Perry qui accostèrent en 1853 au port d’Uraga, marquant par-là l'avènement de l'ère Meiji (Fujime, 2011).
50 Voir le glossaire.
51 Sur le plan idéologique, Shibahara se dit proche des communistes (l’évolution de la médecine ne touche que les classes sociales élevées, donc elle est pour la socialisation de la médecine), du féminisme (jonction entre la restriction des naissances et le féminisme), et de l’impérialisme (étant de lignée impériale, tous les bébés sont égaux devant l’empereur).
52 Ce régime resta en vigueur jusqu’en 1899, où l’on introduisit des examens écrits et oraux, mettant l’accent sur l’éducation plus que la pratique (voir chapitre 1).
53 Notons cependant que le mot « datai » était employé à l’époque d’Edo avec une visée plus large, comprenant les fausses couches (Sakurai, 2000).
54 À titre d’exemple, les débats qui animèrent la première revue féministe Seitô, entre 1914 et 1915, sur les questions de l’avortement, de la chasteté et de la prostitution employaient systématiquement le mot « datai » (Konuma, 2015).
55 Quant au mot « chûzetsu » (interruption de grossesse), massivement utilisé aujourd’hui, il n’est pas répandu à cette époque, et ce jusqu’à la défaite.
56 Ceci est constaté par exemple en médecine légale (Kominami, 1926).
57 Kokuritsu kokkai toshokan (http://dl.ndl.go.jp).
58 Pour Sauvy, le « contrôle » français était « une vérification ou une critique » tandis que le « control » anglais impliquait « une action de commandement, de direction » (Sauvy, 1956).
59 Certains territoires étaient fermés aux immigrés japonais : les États-Unis, avec l’Immigration Act dite loi Johnson-Reed (1924) qui tendait à limiter l’immigration, ainsi que le Royaume-Uni. L’invasion de la Mandchourie en 1931 doit être située dans ce contexte politique.
60 Pionnière du féminisme au Japon et fondatrice de la première revue féminine Seitô (Lévy, 2014).
61 Yamamoto Senji servit d’interprète lors de la conférence de Margaret Sanger à Kyôto en 1922. Ses activités en la matière se seraient intensifiées suite à cette expérience.
62 L’ouvrage de 1922 eut un immense succès et suscita de nombreuses réactions des lecteurs soucieux de maîtriser davantage la reproduction.
63 Dans l’ouvrage Yamasen (1959), biographie de Yamamoto Senji, Nishiguchi Katsumi relate la naissance en 1921 de sa fille aînée Haruko venue au monde avec un handicap physique, ainsi que la proposition de l’accoucheuse de mettre fin à la vie du nouveau-né. La décision de Yamamoto Senji d’accueillir sa fille handicapée, qui occupa par la suite une part non négligeable dans la construction de sa pensée, témoigne d'une dissociation entre la restriction des naissances et les préoccupations eugénistes (Honjô, 2019).
64 À partir de juillet 1927 jusqu’en juillet 1928, avant de changer de nom en octobre 1929 pour Sanji seigen hyôron (Débats sur la restriction des naissances).
65 Ce raisonnement peut être retrouvé chez certains eugénistes de la fin du xixe siècle, tels qu’Auguste Forel (1848-1931), entomologiste, neuroanatomiste et psychiatre suisse. Pour Forel, la plupart des troubles mentaux étant héréditaires, il fallait pratiquer des opérations de stérilisation sans le consentement du patient. Il mit d’ailleurs en pratique sa conviction dès 1892, et fut suivi, quarante ans plus tard, par le régime nazi. Toutefois, il prônait un pacifisme inspiré par les conséquences néfastes de la Première Guerre mondiale.
66 Notons que la nuance des termes, ou le sens que ceux-ci peuvent avoir, change d’une époque à une autre. Comme le rappelle Oguma Eiji, « si l’on n’est pas conscient [de ce décalage], une même phrase peut être interprétée d’une façon totalement différente par rapport à sa “résonance” initiale », le risque étant qu’une utilisation politique et critique en découle (Oguma, 2002).
67 Cette pensée trouve son ancrage chez Auguste Comte (1798-1857) et Herbert Spencer (1820-1903) avec la thèse de l’« organisme social ».
68 Le 21 septembre 1927, la commission d’études sur la population et l’alimentation, qui énumérait parmi ses objectifs la restriction des naissances, retira cette expression au profit de l’expression « études relatives à un mouvement eugénique ».
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