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Chapitre I

La réglementation de l’avortement : réformer le corps médical et le droit pénal

p. 33-46


Texte intégral

1L’ère Meiji (1868-1912) vint mettre fin à l’époque d’Edo, longue de plus de deux siècles et demi (1603-1868), ainsi qu’à son système, longtemps qualifié de « féodal ». La politique d’Edo, dite de « fermeture », d’« isolement volontaire » ou encore d’« isolationnisme », était aux antipodes de celle adoptée durant l’ère Meiji, décrite comme une époque d’« ouverture à la civilisation », d’« occidentalisation » ou encore de « modernisation ». Si ces expressions méritent de plus amples commentaires sur le plan institutionnel (Souyri, 2010 ; 2016), l’ère Meiji fut marquée par une centralisation du pouvoir au profit d’un régime juridique à portée nationale, décrite comme une « réception » des droits occidentaux, un « mimétisme institutionnel1 » (Mény, 1993), une « imitation » (Lucken, 2012), voire une « hybridation » (cette dernière ayant le mérite de ne pas se réduire à l’anéantissement du régime précédent). Quoi qu’il en soit, il est primordial d’y voir une tentative acharnée de faire du Japon un pays comparable aux puissances occidentales, doté de repères institutionnels (politiques, éducatifs ou juridiques) communs. Néanmoins, il faut se garder de toute vision monolithique ou évolutionniste : considérer le Japon du xixe siècle comme un pays passif, « importateur » de la « modernisation occidentale », sans prendre en compte que ces courants dits de modernisation furent lancés dès le milieu de l’époque d’Edo, serait erroné.

2Les nouveaux dispositifs institutionnels de Meiji ne furent pas systématiquement des structures « importées » de l’Occident : il est même assez courant d’y voir des mécanismes anciens de l’époque d’Edo. Ce postulat, dissociant modernisation et occidentalisation, est aujourd’hui plus que jamais d’actualité avec le développement des études postcoloniales et la montée de la Chine et de l’Inde parmi les nouvelles puissances. Dans le cas japonais, il se posait déjà dans une configuration particulière : celle d’une puissance impériale colonisatrice orientale, au sein de laquelle les pensées chinoises et autochtones jouèrent un rôle tout aussi fondateur que les pensées occidentales (Souyri, 2016). Peut-on se moderniser sans s’occidentaliser ? Les études japonaises ont été amenées à répondre à cette question chère à Maurice Godelier2 dans de multiples domaines. Emmanuel Lozerand souligne, au sujet de l’histoire intellectuelle avant Meiji, qu’« à l’intérieur même du cadre conceptuel de la médecine chinoise un intense travail critique et expérimental avait été accompli » sous l’époque d’Edo, particulièrement durant la première moitié du xixe siècle japonais, et que de cette « véritable maturation intellectuelle […] naquit l’étonnante qualité du monde intellectuel japonais moderne », les « “éclaireurs” de l’ère Meiji » étant « d’abord les meilleurs élèves des cours privés de l’époque d’Edo » (Lozerand, 1996). Cela s’explique aussi par les structures d’éducation : les nouvelles universités, créées dès 1877, héritèrent souvent des établissements d’enseignement supérieur d’Edo (Hérail, 2006). Ce constat transcende les domaines, comme le rappelle Alexandre Roy au sujet des travaux en économie qui n’auraient pu se développer dans la seconde moitié du xxe siècle sans les acquis des intellectuels des xviie et xviiie siècles, indispensables à la compréhension des ouvrages occidentaux. Il nuance ainsi l’image selon laquelle les études économiques modernes se seraient réduites au Japon à un « suivisme » de l’Occident (Roy, 2015). Le même constat est dressé par Bernard Thomann sur la politique d’assistance individuelle qui « reprenait aussi un certain nombre de conceptions et de limitations issues de l’ancien régime », telles que le renvoi à l’« entraide populaire » ou la restriction de l’assistance aux seuls « désaffiliés », comme le montre le règlement sur l’assistance (Jukkyû kisoku) de 1874 (Thomann, 2015).

3Les politiques de reproduction ne font pas exception. Les travaux d’Ochiai Emiko, sociologue et historienne démographe à l’université de Kyôto, montrent l’importance de ces politiques à l’époque d’Edo à travers trois traits en particulier. Premièrement, Ochiai propose d’analyser la centralisation du pouvoir sur la reproduction sous l’ère Meiji en termes de « transfert » vers l’appareil étatique du pouvoir détenu par les fiefs (han). Si un contrôle quantitatif de la population ne fut jamais exercé au niveau shogunal (pouvoir central), il a néanmoins été pratiqué à l’échelle seigneuriale durant l’époque d’Edo, comme dans le fief de Kasama, qui chercha à se repeupler après la famine de Tenmei (1782-1788). Cette remarque mène à un deuxième constat : si les mesures de Meiji représentaient une réelle nouveauté par leur portée nationale, elles ont laissé beaucoup de responsabilités et d'autonomie aux collectivités locales. Ochiai souligne à ce propos l’importance des unités départementales et communales, voire villageoises, dans la mise en application des mesures relatives à la reproduction : le Japon a vécu, jusqu’aux années 1930, sur le modèle de la politique locale de la reproduction de l’époque d’Edo, les unités départementales et villageoises ayant considérablement contribué à rendre effectifs les nouveaux règlements du ministère des Affaires suprêmes ou les infractions de l’avortement (Ochiai, 1994b). De fait, la centralisation des mesures ne signifiait pas pour autant l’homogénéisation des pratiques, qui restaient variées3. Enfin, la troisième remarque porte sur l’idée reçue selon laquelle la « scientisation4 » de la reproduction aurait débuté sous l’ère Meiji. Or, ce raisonnement minimiserait tout le travail entamé à l’époque d’Edo par les obstétriciens. Dans ses travaux sur la mentalité et les pratiques abortives dans les zones rurales, Ochiai met ainsi en évidence le développement de l’obstétrique qui a débuté avant l’ère Meiji, dès la seconde moitié du xviiie siècle, et donc avant l’occidentalisation de la formation obstétricale. Le cas de Kagawa Gen.etsu (1700-1777) est particulièrement significatif : quasiment autodidacte, Kagawa est l’auteur d’un manuel d’obstétrique, De l’accouchement (Sanron, 1765), qui a circulé de Tôhoku à Kyûshû, et dans lequel il était enseigné que le fœtus avait la tête en bas à un stade relativement précoce de la grossesse. Selon Ochiai, cette découverte ne provenait pas de la médecine occidentale, dont on assistait aux premiers balbutiements en Hollande : l’information ne serait parvenue par ce biais qu’en 1770 avec la traduction de l’ouvrage de William Smellie, A Set of Anatomical Tables with Explanations and an Abridgement of the Practice of Midwifery (1754). Il s’agissait davantage de l’influence de l’anatomie, activement pratiquée à l’époque par Yamawaki Tôyô ou Sugita Genpaku (Ochiai, 1994b). La vision d’une centralisation forte et brutale sous l’ère Meiji nécessite donc d’être nuancée, de même que la corrélation systématique entre la formation de l’État et la « scientisation » moderne de la reproduction. C’est dans ce contexte qu'ont été lancées les premières mesures de Meiji relatives à la maîtrise de la population nationale, rendues matériellement possibles par le recensement national et l’élaboration d’un registre familial (koseki). Deux éléments de réformes y contribuèrent particulièrement, à savoir l’institutionnalisation de la formation des professionnels médicaux et la pénalisation de l’avortement.

I. Institutionnalisation de la médecine occidentale et réglementation de la reproduction

4À peine six mois après sa prise de fonction sous le jeune grégime de Meiji, le ministère des Affaires suprêmes – organe centralisateur du pouvoir – mit en place des mesures de répression contre l’avortement pratiqué par les accoucheuses5. Il s’agit de l’ordonnance du 24 décembre 1868 :

« Parmi les accoucheuses [sanba], certaines vendent des médicaments abortifs ou procèdent à des avortements, et cela ne peut être toléré. Les accoucheuses pratiquent un métier difficile, directement lié à la vie [seimei]. Même si elles reçoivent des demandes désespérées, elles ne doivent en aucun cas pratiquer ces actes. Si elles étaient amenées à le faire, elles seraient soumises à un interrogatoire qui, très certainement, aboutirait à une condamnation. Qu’elles en soient conscientes. »

5Le gouvernement chercha ainsi à réduire les pratiques abortives. Plus qu’une pénalisation de l’avortement, cette mesure est interprétée aujourd’hui comme la première brique de la restructuration du métier d’accoucheuse, bien qu’elle vînt s’inscrire dans deux tendances générales présentes avant Meiji : la dévalorisation des accoucheuses au profit des obstétriciens et l’incrimination de l’avortement et de l’infanticide (Sawayama, 2011). À défaut d’enseignement théorique, les accoucheuses tiraient leurs compétences de la pratique. Déjà jugé « désuet » voire moralement problématique pendant la période d’Edo, leur métier subit les conséquences de la restructuration du savoir en obstétrique.

6En 1874, le ministère de l’Éducation (Monbushô) élabora la réglementation du corps médical (Isei). Initiée par Nagayo Sensai (1838-1902), qui, après avoir participé à la mission Iwakura6, dirigeait le bureau des Affaires médicales au sein du ministère7, cette réglementation prit la forme d’une circulaire, adressée aux départements de Tôkyô, Kyôto et Ôsaka pour réformer progressivement et localement le système médical. Il ne s’agissait donc pas d’un texte à portée nationale d’autant plus qu’il était tributaire de la bonne volonté des départements. L’un des points phares fut la mise en place d’une formation de médecins, avec à la clé l’obtention d’un diplôme indispensable pour exercer le métier. La délivrance de l’agrément fut laissée à la discrétion des collectivités locales jusqu’en 1899.

7Ce système fut accompagné de l’ouverture de la « Grande École » (Daigakkô) en 1869, suite à la fusion de trois établissements d’enseignement de l’époque d’Edo, puis de la restructuration du régime éducatif à l’aide du décret sur l’éducation (Gakusei, 1872). Des médecins militaires hollandais étaient au centre du développement des connaissances médicales occidentales depuis l’époque d’Edo jusqu’aux premières années de Meiji, aux côtés de la médecine traditionnelle chinoise qui perdit sa notoriété avec la montée de la médecine allemande8. Au centre de ces enjeux se trouvait l’université de Tôkyô, fondée en 1877. Parmi les matières enseignées dans son cursus médical, l’obstétrique (sanka-gaku) figurait au programme dès les premières années, aux côtés de l’anatomie, de la physiologie, de la pathologie interne, de la chirurgie ou de l’ophtalmologie. Cette configuration se maintint après 1884, avec l’entrée en application du nouveau système d’obtention du diplôme de médecin.

8Les premiers manuels d’obstétrique étaient des traductions de manuels de médecine allemands : le manuel de Bernhard Sigmund Schultze (1827-1919) fut donné à lire dès 18769 ; le manuel de Paul Zweifel (1848-1927) et Christian Gerhard Leopold (1846-1911) eut une influence forte auprès des médecins obstétriciens japonais dont Hamada Gentatsu (1855-1915) et Ogata Masakiyo (1864-1919). À l’université de Tôkyô, l’obstétrique fut enseignée dans un premier temps par des professeurs allemands tels qu’Albrecht Ludwig Agathon Wernich (1843-1896) et Erwin von Baelz (1849-1913), puis par des professeurs japonais issus de cette formation, tels que Sakurai Ikujirô (1852-1915).

9La réglementation de 1874 et la mise en place du cursus obstétrique eurent pour conséquence de préciser la frontière entre le métier d’obstétricien et celui d’accoucheuse. Les accoucheuses furent confinées à des tâches d’aide et d’assistance, tout acte médical relevant désormais de la compétence des obstétriciens. Jusque-là assuré essentiellement par les membres de la famille ou les accoucheuses, dont la qualification dépendait surtout de l’expérience et de la reconnaissance sociale, l’accouchement devint l’objet d’un enseignement institutionnalisé10. Pour pratiquer ce métier, les accoucheuses devaient désormais obtenir un agrément qui ne leur était délivré que sous certaines conditions : avoir plus de 40 ans, des connaissances en matière d’anatomie, de physiologie et de médecine, et au moins dix expériences d’accouchement, dont deux avec complications. L’expérience pratique était primordiale.

10Ce processus d’étatisation de la formation des accoucheuses vint s’achever en 1899, avec le règlement d’accoucheuses (Sanba kisoku) qui donna à l’État la responsabilité de délivrer les agréments, jusqu’alors restée aux mains des collectivités locales. L’agrément pouvait désormais être accordé à condition que la candidate eût plus de 20 ans et passé l’examen après une année d’études. Il s’agissait ici d’uniformiser le contrôle sur la reproduction, et cet objectif fut atteint progressivement, par différents biais (Fujime, 2011). Les trois premières décennies de Meiji, partant de l’ordonnance de 1868 et allant jusqu’au règlement de 1899, en passant par la réglementation de 1874, reflètent le processus d’institutionnalisation du métier d’« assistance » ou d’« aide » à l’accouchement, une aide essentiellement assurée par les accoucheuses, progressivement évincées par le métier d’obstétricien avec la « scientisation » progressive de la grossesse et de l’accouchement.

11Or, ces nouvelles mesures se heurtèrent à une série de difficultés liées à la transition : le temps que la formation à l’occidentale porte ses fruits et fournisse suffisamment de médecins pour répondre aux besoins, la médecine sino-japonaise devait pouvoir subsister ; aussi l’obligation d’agrément connut-elle plusieurs dérogations11. Des adaptations eurent lieu, non seulement sur le plan pratique mais aussi sur le plan pédagogique. Conçus pour la population allemande, les manuels destinés à la formation des accoucheuses n’étaient pas adaptés à la réalité du Japon, où les accoucheuses n’avaient pas suivi de formation scientifique. Le manuel de Schultze fut ainsi suivi du Manuel pour accoucheuses (Sanba-gaku, 1891), puis du Manuel ordinaire pour accoucheuses (Futsû sanba-gaku, 1901), tous deux rédigés par Hamada Gentatsu, obstétricien et professeur à l’université de Tôkyô. Cette tendance fut renforcée par Ogata Masakiyo, obstétricien à Ôsaka et auteur des Cours pour les accoucheuses (Josanpu-gaku kôgi, 1906). Le champ de compétence des accoucheuses fut progressivement réduit, parallèlement à l’extension du concept d’« anormalité » (ijô) qui profita directement aux obstétriciens12. La séparation sexuée entre le travail d'accoucheuse et celui d’obstétricien fut clairement établie.

II. Encadrement progressif de l’avortement

12Le champ d’intervention des accoucheuses13 fut par ailleurs fortement marqué par la pénalisation de l’avortement, progressivement renforcée sous l’ère Meiji. Durant l’époque d’Edo, l’avortement n’avait pas connu de répression globale, et cette configuration laissa la place à plusieurs types d’interprétation, à commencer par l’absence de jugement négatif dans les pratiques populaires14. Pourtant, l’avortement avait connu auparavant des périodes de prohibition : la première interdiction d’avorter date de 1646 dans la ville d’Edo et envers les professionnels de l’avortement, le but n’étant pas la protection de la mère et de l’enfant mais le contrôle des mœurs sexuelles (Ochiai, 1994b). La mesure fut élargie en 1842, faisant de la femme avortée un objet de répression, dans le but de maintenir les mœurs mais aussi en raison de l’importance croissante que l’on avait accordée à la pérennisation de la maisonnée dite ie, où les liens familiaux étaient très fortement moralisés (Ishizaki, 1997). Dès le début du xixe siècle, des discours incriminant l’avortement proliférèrent et vinrent fournir une base théorique et idéologique à l’appropriation progressive de la reproduction par les autorités centrales. La répression de l’avortement sous l’ère Meiji s’inscrit ainsi dans la continuité des discours culpabilisateurs de l’époque d’Edo, présents dans les sphères religieuses et médicales.

1. L’avortement, un trouble à l’ordre familial (1870-1873)

13Le premier texte pénal de Meiji fut élaboré en 1870 sous l’intitulé de Shinritsu kôryô (Nouveaux Principes pénaux). Il s’agissait d’un texte encore très fortement marqué par les caractéristiques du droit pénal de l’époque d’Edo – précisément, du système pénal du bakufu – et du droit pénal chinois (Code des Ming et des Qing). Il était composé d’un volume introductif, définissant les grands principes (degrés de condamnation, nature des condamnations, rangs de parenté…), suivi de cinq volumes. Les six volumes au total comprenaient 14 catégories d’infractions (ritsu) à l’intérieur desquelles les dispositions étaient alignées sans numérotation. Si l’ordonnance de 1868 réglementait uniquement l’avortement pratiqué par les accoucheuses sans énoncer une interdiction générale d’avorter, un changement intervint avec ce texte pénal de 1870 qui fit de l’avortement un objet de condamnation pénale, tout en la limitant à une situation très spécifique. L’article figurait dans la catégorie relative à la vie humaine (Jinmeiritsu) :

« […] Si un homme et une femme non mariés conviennent d’avorter et, par administration de médicament, la femme perd son enfant et en meurt aussi, l’homme est condamné à un exil de trois ans. »

14Cette pénalisation se limitait à un cas très précis – relation extra-conjugale, décès de la femme –, et la version de 1870 ne semblait pas être une condamnation, même partielle, de l’avortement : en faisant du décès de la femme l’élément matériel principal de l’infraction, cette disposition condamnait l’homicide involontaire provoqué par un acte abortif. Or, cette portée, très limitée, fut remise en question par la réponse du ministère des Affaires suprêmes suite à une question adressée par le département de Kyôto : par une recommandation de 1871, le ministère vint incriminer la femme ayant survécu à l’avortement ainsi que son avorteur. Cette recommandation apporta ainsi une nouvelle interprétation au texte pénal de 1870 en incriminant l’acte abortif qu’il ait pu provoquer ou non la mort de la femme. En 1873, les Kaitei ritsurei15 (Textes pénaux modifiés) vinrent amender le texte de 1870 et une interdiction générale de l’avortement (article 114) s’ensuivit, ce qui aboutit à plusieurs centaines de condamnations par an sous un régime que le Japon n’avait jamais connu.

15Comment interpréter une telle pénalisation générale de l’avortement, absente des Codes des Ming et des Qing16 ? S’agissait-il d’une juridicisation des valeurs confucéennes qui exigeaient une parfaite vertu de la part d’une femme mariée pour garantir la perpétuation de la lignée familiale ? C’est en ces termes qu’Ishizaki Shôko expliqua la réforme de 1873 : les véritables politiques natalistes ne commençant que dans les années 1930, la pénalisation de l’avortement de l’ère Meiji n’était autre qu’une mesure morale (Ishizaki, 1997). Une autre hypothèse fut émise sur la protection de la santé de la femme, voire de l’intérêt du fœtus (Ishii, 1982). Cependant, l’emplacement de cet article dans le texte appelle quelques réflexions : en effet, l’article 114 n’appartenait pas à la « catégorie pénale relative à la vie humaine » dont le but était de protéger la vie de toute forme de violation, mais à la « catégorie relative à l’atteinte à la filiation légitime ». Il semble donc clair que cette disposition cherchant à pénaliser de façon générale l’avortement visait, du moins dans ses premières années, à stabiliser l’ordre familial et à protéger les intérêts de l’État, en particulier pour la taxe et le recensement. C’est en ces termes que le texte fut commenté à l’époque (Kondô, 1873), ce qui suggère que la première généralisation de la pénalisation de l’avortement se fit dans l’intérêt familial, au nom de la stabilité de l’ordre social.

2. L’avortement dans le premier Code pénal (1880), un dispositif indulgent

16Engagé dès les années 1850 dans des relations bilatérales inégalitaires, le Japon se fixa comme impératif « l’occidentalisation » de son régime juridique, une condition sine qua non de la révision de ses traités inégaux17. Le droit français attira l’attention des autorités japonaises qui y virent un modèle à première vue facilement transposable du fait de son système de codification. Le Code pénal fut le premier lieu d’investigation ; son occidentalisation conditionnait la suppression des clauses inégalitaires desdits traités telles que l’extraterritorialité18. Les « Lumières pénales » et le « modèle prêt à l’emploi » à la française devinrent alors une source d’inspiration majeure dans le travail de codification19. Gustave Boissonade (1825-1910), conseiller auprès du gouvernement japonais, joua à cet égard un rôle pionnier en proposant un projet qui servit de base aux futures codifications pénales. Il est donc courant que le Code pénal japonais de 188020, issu d’un premier travail rédactionnel, soit comparé avec les dispositions du Code pénal français de 1810 ; ce rapprochement est tout à fait justifié pour les dispositions relatives à l’avortement.

17La punition systématique des femmes avortées commença en France avec le Code pénal de 1810. Avant cette date, dans le Code pénal de 1791, seuls les avorteurs étaient inquiétés21. Le renforcement du régime s’expliqua par la nature de l’avortement devenu un « acte contraire aux intérêts de la société et de l’État » (Le Naour et Valenti, 2003). Si l’avortement fut de plus en plus condamné, le droit pénal français connaissait de façon générale un processus d’allègement des peines, et c’est avec ce double courant contradictoire que le Japon dut composer en 1880, lorsqu’il fut question de définir le statut pénal de l’avortement. Ces tendances à l’allègement et à l’« humanisation » des peines et des moyens d’exécution, bien réelles dès le milieu de l’époque d’Edo (Hiramatsu, 2010), dictèrent les deux textes pénaux de 1870 et 1873. Le Code pénal de 1880 prolongea ce courant, et les dispositions relatives à l’avortement n’y échappèrent nullement. Le projet de Code pénal présenté par Boissonade en 1876 montre à cet égard que l’avortement n’était pas considéré comme un crime mais un délit, une qualification moins sévère qu’en droit français22. Boissonade expliqua ce choix en recourant à deux arguments. Il soutint d’abord l’incertaine « viabilité future de l’enfant », qui justifiait une peine moindre que l’infanticide, et recourut à une seconde justification, bien plus convaincante : « dans la législation précédente23, l’avortement n’était pas formellement prévu (peut-être à cause de l’origine chinoise de la loi), de sorte que, le plus souvent, il échappait à la répression ; de là, on a reculé devant une peine criminelle faisant une soudaine apparition dans la loi » (Boissonade, 1886).

18Malgré cette indulgence, Boissonade put manifester son opposition sur la nature de l’infraction d’avortement. Dans le projet pénal qu’il a rédigé, les textes concernant l’avortement figuraient parmi les dispositions relatives à l’atteinte volontaire à la vie ou à la santé physique. Après des débats avec Tsuruta Akira, pénaliste et membre représentatif de la commission de législation du Code pénal auprès du ministère de la Justice, ils furent extraits desdites dispositions pour constituer une section indépendante, toujours au sein du chapitre relatif aux crimes et délits pour atteinte corporelle ou patrimoniale. Cela signifiait que les rédacteurs du Code pénal étaient restés fidèles à la vision de l’avortement des anciens textes pénaux, soit une atteinte contre le corps de la mère et non contre la vie du fœtus. C’est alors que Boissonade manifesta sa position mitigée sur la valeur de la vie fœtale : malgré le relâchement du Code pénal japonais, l’avortement devait demeurer « un attentat à la vie humaine, car l’enfant, dans le sein de sa mère, est déjà un être humain distinct de celle-ci » (Boissonade, 1886). Or, le Code de 1880 se rapprochait à cet égard davantage des Principes pénaux modifiés de 1873 que du Code pénal français, issu de la morale chrétienne pour laquelle l’avortement était un meurtre (Ishizaki, 1997). Le renforcement français de la répression ne trouvait nullement sa place au Japon, bien au contraire : l’avortement, puni par trois ans de travaux forcés selon les Principes pénaux modifiés de 1873, était désormais sanctionné par une peine d’un à six mois d’emprisonnement (article 330) sous le Code pénal de 1880.

19La période qui suivit l’application du Code pénal de 1880 fut riche en réflexions, notamment à propos de l’acte constitutif de l’infraction. Chez les juristes, la diversité d’opinions s’exprima dans les années 1900, à l’occasion de débats consacrés à l’élaboration d’un nouveau Code pénal. Est-ce l’acte abortif en soi qui constitue l’infraction ou plutôt la mise à mort du fœtus ? Selon la réponse, la qualification des faits changeait considérablement : certains soutenaient que ce n’était autre que l’acte abortif (extraction du fœtus de l’utérus) qui était constitutif de l’infraction, la même condamnation devait alors être prononcée quel que fût l’état du fœtus avant ou après l’intervention (Tanino, 1902 ; Koaze, 1902). Or, selon cette logique, l’élément moral prenait le dessus sur la matérialité de l’infraction24. Les médecins participèrent à leur tour au débat pour rappeler leur vision des choses : l’avortement était l’acte par lequel on interrompait la vie d’un fœtus de moins de sept mois, autrement dit avant qu’il soit viable (Takenaka, 1904). Le consensus était ainsi loin d’être atteint. La dimension moralisatrice était très présente du fait que l’on reconnaissait une valeur importante à l’intention d’avorter. Cette intention, qu’elle vienne de la femme ou d’un tiers, était un élément déterminant qui écartait du champ d’application du Code pénal tout comportement à risque susceptible d’aboutir à la perte de l’enfant, tel que l’alcool ou le surmenage (Okada, s. d.). Or, le Code français et le Code japonais furent indulgents sur un point : l’irresponsabilité totale de l’homme qui, à moins qu’il ait effectivement participé à l’acte abortif, était à l’abri de toute poursuite25. Enfin, les justifications de la pénalisation de l’avortement variaient selon les auteurs : protection du corps de la femme pour certains, intérêt étatique lié à l’image d’une civilisation évoluée pour d’autres26. À cela s’ajouta l’intérêt du fœtus qui, bien que n’étant pas encore un humain à part entière, pouvait bénéficier d’une protection particulière de par sa qualité de « futur homme » (Miyagi, 1893 ; Tanino, 1902). C’est dans cette confusion doctrinale qu’intervint la réforme du Code pénal de 1907.

3. « Renforcement » de la pénalisation de l’avortement : le Code pénal de 1907

20La tendance générale à l’allègement des peines fut à l’origine d’un sentiment d’insécurité chez les autorités. La crainte de l’assouplissement du droit pénal expliquait la multiplication de projets de réforme et, dès 1892, la commission de réforme du Code pénal fut fondée au sein du ministère de la Justice et devint l’origine d’un long travail de réflexion. C’est ainsi qu’en 1907 le projet fut voté devant les deux chambres et entra en application.

21Dans ce paysage juridique, la pénalisation de l’avortement fut régie par les articles 212 à 216 du nouveau Code pénal27. Ses dispositions pouvaient paraître plus rigides dans leur ensemble, comparées aux peines prévues en 1880 [indiquées entre crochets] :

Article 212 : La femme qui recourt à l’avortement par médicament ou par tout autre moyen sera condamnée à des travaux forcés d’un an maximum [D’un à six mois dans la version de 1880].

Article 213 : Celui qui pratique un avortement par médicament ou par tout autre moyen est condamné à des travaux forcés de deux ans maximum [D’un à six mois en 1880, même peine que la femme]. Si la mort de la femme résulte des entreprises abortives, la peine sera un emprisonnement de trois mois à cinq ans [D’un à trois ans en 1880].

Article 214 : Si l’avortement est pratiqué par un médecin, une accoucheuse28, un pharmacologue ou un pharmacien, avec l’accord de la femme, le praticien est condamné à des travaux forcés de trois mois à cinq ans. Si la femme devient infirme ou décède, il est condamné à des travaux forcés de six mois à sept ans.

Article 215 : La personne ayant avorté une femme sans son consentement sera condamnée à des travaux forcés de six mois à sept ans [Un à quatre ans dans la version de 1880]. La tentative est punissable.

Article 216 : Si l’avortement de l’article précédent cause une blessure ou la mort chez la femme, la personne est condamnée à une peine plus lourde que celle prononcée en cas d’agression physique [Les peines de droit commun sur les coups et violences seront appliquées].

22L’interdiction d’avorter ainsi énoncée connaissait une exception en vertu de l’article 35 relatif au besoin médical susceptible de justifier une atteinte physique dont l’intervention chirurgicale. Cela servit de base pour légaliser l’avortement en cas de problème de santé chez la mère. Cependant, comme l’article ne donnait aucune précision quant à son étendue, les ouvrages de médecine s’en chargèrent essentiellement, et sa portée pouvait varier d’un spécialiste à l’autre : pour certains, il suffisait de constater de graves nausées qui mettaient en danger la vie de la mère, de graves anémies ou une maladie pulmonaire pour justifier l’acte (Takenaka, 1904) ; pour d’autres, seuls les malformations du bassin, les maladies graves (cœur, poumon, appareil digestif ou urinaire, maladies sexuelles, etc.) ou l’affaiblissement extrême de la mère étaient des raisons valables (malnutrition, anémie, ou autre) (Sugie et Sawada, 1914). Le rôle des médecins, parallèlement à celui des juristes, n’était pas négligeable dans la mise en œuvre de la politique répressive de l’avortement, et laissa une grande liberté d’appréciation quant à la définition de l’avortement pour cause de santé.

23Cette liberté d’appréciation fut par ailleurs élargie chez les juges face à un acte abortif. Les dispositions de 1907 introduisirent une plus grande fourchette de peines que le Code pénal de 1880, laissant au juge le soin de déterminer plus librement la peine adéquate. Cette tendance est à interpréter davantage sur le plan de la finalité du droit pénal qu’en termes de renforcement de la pénalisation de l’avortement.

III. La « nouvelle école » et la finalité sociale du droit pénal

24Le Code pénal de 1880 était réputé comme idéologiquement proche du droit français. Or, qui dit droit français doit distinguer le Code pénal français de 1810, encore sous l’influence de l’école classique (peine fixe pour réduire le libre arbitre du juge, autonomie de volonté du criminel), et le droit pénal de l’époque de Boissonade, fortement influencé par l’école néoclassique, puissante dès les années 1830 avec le renouveau des idées libérales et représentée entre autres par Elzéar Ortolan, maître de Boissonade à la faculté de droit de Paris. Ce courant, qui apporta un élan de rationalisation et d’humanisation des peines dans une visée utilitariste, eut un impact important au Japon à travers le personnage de Boissonade, qui forma des juristes de renommée tels que Miyagi Kôzô (1852-1893) et Inoue Shôichi (1850-1936). Miyagi porta particulièrement l’éclectisme français du courant néoclassique, à tel point qu’il fut surnommé l’« Ortolan de l’Orient ».

25Un autre courant marqua le droit pénal japonais : suite à cette évolution du droit français, des années 1890 aux années 1910, le droit allemand vit naître en son sein une querelle entre d’un côté l’école classique, représentée entre autres par Karl von Birkmeyer (1847-1920), et de l’autre l’école positiviste représentée par Franz von Liszt (1851-1919). Si l’école classique mettait l’accent sur le libre arbitre du délinquant et le rôle répressif des peines définies en fonction de l’acte évalué objectivement, c’est avec la montée de la criminologie que se forma une nouvelle conception du droit pénal résultant de la négation du libre arbitre du criminel et centrée sur les causes du crime, endogènes ou exogènes au criminel. Représentatif de ce courant positiviste, Liszt se référait aux recherches scientifiques ainsi qu’à la lumière de l’expérience pour déterminer la dangerosité du criminel. Ce courant présentait une certaine filiation avec le positivisme italien de Cesare Lombroso (déterminisme biologique avec l’anthropologie criminelle), puis de Enrico Ferri (déterminisme social avec la sociologie criminelle). Or, Liszt et sa pensée furent à l’origine d’un puissant courant pénaliste positiviste au Japon, représenté par Makino Eiichi (1878-1970), professeur de droit pénal à l’université de Tôkyô, qui avait suivi l’enseignement de Liszt en Allemagne. Katsumoto Kanzaburô (1867-1923), qui pourtant avait étudié le droit français à l’école de droit du ministère de la Justice encore très fortement marquée par Boissonade, finit lui aussi par porter les valeurs du positivisme après ses études en Occident, où il rencontra Lombroso29.

26Malgré la montée des courants allemands, l’école néoclassique française maintint une certaine influence auprès des juristes japonais. Tout comme l’école positiviste, l’école néoclassique se construisait dans une démarche de différenciation du courant classique : elle refusait de voir dans la peine un objectif exclusivement centré sur l’acte du délinquant (kôi shugi) et s’adressant uniquement à celui-ci pour une punition personnelle (ôhôkei-ron) ; elle refusait également d’accorder un crédit total à la thèse de la défense sociale utilitaire du positivisme naissant, qui définissait la peine en tenant compte de la personnalité du délinquant (kôisha shugi) dans un but préventif (mokutekikei-ron), par intimidation de la population en général (ippan yobôron) ou du délinquant en particulier, pour éviter toute récidive (tokubetsu yobôron). L’école néoclassique était dans une quête d’équilibre entre ces deux objectifs, se situant entre l’école classique et le positivisme, d’où son autre nom, l’éclectisme30 (setchû shugi). Or, une telle approche « douce » n’était pas compatible avec l’école positiviste allemande, et cela explique la rupture idéologique non négligeable entre Miyagi et Inoue d’un côté, et Makino et Katsumoto de l’autre, et la montée de ces derniers avec le courant positiviste.

27C’est dans ce contexte que le Code pénal de 1907 fut élaboré. Il va sans dire que l’école classique et l’éclectisme du droit pénal français, qui avaient fortement influencé le Code pénal japonais de 1880, furent écartés suite à l’influence du positivisme allemand et de son Code pénal de 1871. Ainsi le Code pénal de 1907 en vint à représenter le « nouveau courant » (shinpa) pénaliste avec Makino (Imai, 2009) : la compétence arbitraire du juge fut élargie, les articles furent considérablement simplifiés, la procédure du sursis – remontant à la criminologie de l’école positiviste italienne – fut introduite et la condamnation devint un moyen d’incriminer non pas l’acte en soi (objectivisme pénal, kyakkan shugi) mais la personnalité du délinquant (subjectivisme pénal, shukan shugi). Ce courant fut accompagné par la reconnaissance, notamment en droit privé, d’un pouvoir important de l’appareil judiciaire dans l’interprétation des dispositions, voire dans la création d’un droit conforme à l’évolution sociale et économique31. Makino Eiichi, son représentant, introduisit l’école du droit libre (jiyûhô-ron) au Japon32. L’idée de base fut d’ajouter une souplesse ayant jusque-là fait défaut en droit, notamment dans la perspective d’« améliorer la société ». Ce nouveau courant affichait une tout autre image de l’État qui, ne se contentant plus de son rôle d’État policier, devait intervenir activement dans la sphère sociale pour en améliorer la qualité (Itô, 2003). Très concrètement, ces objectifs se traduisirent en droit pénal, chez Makino et de façon générale dans le nouveau courant pénal qu’il représentait, par la rééducation des délinquants et leur réinsertion sociale, ainsi que par l’amélioration de la société qui en était responsable. Tel fut le paysage intellectuel au tout début du xxe siècle ayant conduit à l’élaboration et à l’application du Code pénal actuel.

Conclusion

28Tantôt pour établir un système professionnel à l’occidentale, tantôt pour sanctionner les relations extraconjugales, l’interdiction d’avorter fut encadrée par deux séries de règles : une réglementation destinée aux professionnels tels que médecins et accoucheuses, qui évolua vers la réglementation du corps médical (Isei) de 1874 délimitant clairement les frontières entre ces deux professions, et les textes pénaux de 1870 et 1873 suivis des Codes pénaux de 1880 et 1907. Le contour de l’interdiction d’avorter fut progressivement décrit, en même temps que la construction du savoir en la matière. En effet, si le corps médical devait être formé, les connaissances relatives à l’avortement étaient elles-mêmes insuffisantes. Certains accusaient les pratiques de contraception et d’avortement d’être à l’origine des maladies de l’utérus chez les femmes (Yamazaki, 1879). D’autres, comme les médecins légistes, enseignaient la distinction entre mort de fœtus in utero et décès survenu après la naissance (Yanagisawa, 1879). Ces études permirent de renforcer le régime répressif en avançant des arguments de santé et en levant l’ambiguïté entre mort naturelle et avortement du fœtus. Ainsi, avant même qu’une pénalisation générale n’intervienne, la répression de l’avortement fut lancée par les juristes à l’aide des médecins.

29L’élaboration du Code pénal de 1880 marqua à cet égard une étape importante avec la réaffirmation de la pénalisation générale de l’avortement. L’influence du droit français était réelle mais, pour ce qui est de l’avortement, les peines étaient moins élevées compte tenu du régime antérieur influencé par les Codes des Ming et des Qing. Avec le Code pénal de 1907, il est tentant de déduire que la pénalisation fut renforcée. Cette tendance peut être expliquée par l’influence de l’école positiviste qui octroya un pouvoir de décision accru aux juges en élargissant la fourchette des peines. Si le juge se retrouva ainsi avec une liberté de décision plus importante, ce fut aussi le cas des médecins, amenés à définir pratiquement au cas par cas la légitimité « thérapeutique » de l’avortement. Le régime de pénalisation de l’avortement de 1907 se fondait donc sur un droit peu rigide, qui laissait une grande marge d’interprétation aux médecins et aux juges.

Notes de bas de page

1 Dans le cas japonais, ou plus largement en Asie orientale, voir Cabestan et Seizelet, 1997.

2 Maurice Godelier, « Les pays émergents veulent se moderniser sans s’occidentaliser ». Propos recueillis par Anne Chemin dans Le Monde, le 15 juin 2018 (https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/06/15/maurice-godelier-les-pays-emergents-veulent-se-moderniser-sans-s-occidentaliser_5315762_3232.html), consulté le 10 juin 2024.

3 Sur l’infanticide et l’aspect « multiculturel » du Japon avant et après Meiji, voir Drixler, 2013.

4 Voir le glossaire.

5 Il s’agit en effet d’une profession féminine : les sinogrammes utilisés pour les désigner signifient « femmes accoucheuses ».

6 La mission parcourut de 1871 à 1873 différents pays occidentaux (États-Unis, Royaume-Uni, France, Belgique, Pays-Bas, Empire russe, Empire allemand, Danemark, Suède, Autriche, Italie et Suisse) dans le but d’intégrer les données politiques et scientifiques nécessaires au pays pour accéder à une position internationalement plus favorable et renégocier ainsi les traités inégaux qu’il dut signer avec les puissances occidentales au moment de son « ouverture ».

7 Fondateur dès 1875 de l’« hygiène scientifique » (eisei-gaku), traduction de public health, Nagayo fut interpellé par l’absence au Japon d’une structure administrative de gestion de la santé capable de prévenir les épidémies et la pauvreté et d’organiser la propreté (infrastructure, égouts, architecture, déchets, etc.). Si la médecine occidentale était bien connue, pour Nagayo, ce système d’hygiène était une véritable découverte (Macé, 2013 ; Kojima, 2021).

8 La décision d’embaucher des spécialistes allemands fut prise en 1869-1870 et eut un impact décisif, tant sur les contenus pédagogiques que sur la structure de formation des médecins (Hôgetsu, 2010).

9 Voir Bernhard Sigmund Schultze, Lehrbuch der Hebammenkunst (1860). Schultze fut professeur d’obstétrique et de gynécologie à l’université d’Iéna, et à l’origine de la méthode Schultze pour la réanimation des nouveau-nés.

10 Nous retrouvons le même processus de professionnalisation des sages-femmes en France, avec la valorisation des médecins en tant que conseillers de famille. En effet, une politique biologique ne pouvait être menée efficacement qu’avec l’intervention d’un corps médical professionnalisé, acteur de la « lutte contre les préjugés et les pratiques “populaires” dans le domaine de la reproduction et de l’élevage des nourrissons ». Ainsi fut déployée au cours du xixe siècle une offensive des médecins contre les non-médecins, en particulier les sages-femmes ou les « matrones » (Boltanski, 2004).

11 En 1887, plus de 75% du corps médical étaient constitués de médecins sans diplôme d’État (Macé, 2013).

12 Le passage, sur le plan juridique, du terme « accouchement difficile » (nanzan), employé dans la réglementation du corps médical de 1874, au terme « anormalité/normalité » (ijô/seijô) dans le règlement des accoucheuses de 1899, accompagna une délimitation importante de la compétence de ces dernières (Kimura, 2013).

13 Sur la différence entre les accoucheuses (sanba) et les sages-femmes (josanpu), voir le glossaire.

14 D’après les représentations populaires, l’avortement n’aurait pas nécessairement été considéré comme un acte honteux. Selon Hardacre, dans les œuvres d’art, le fœtus avorté serait la plupart du temps représenté dans une démarche de célébration des parents et non de haine (Hardacre, 1997).

15 Kaitei ritsurei (Textes pénaux modifiés), promulgués le 13 juin 1873 par l’ordonnance du ministère des Affaires suprêmes no 206.

16 Sur l’avortement sous le régime pénal des Qing, voir Sommer, 2014.

17 En effet, la révision des traités inégaux, conclus à la fin de l’époque d’Edo avec les États-Unis, le Royaume-Uni, la Russie, les Pays-Bas et la France, était devenue l’objectif des différentes procédures de codification. Sur la codification comme moyen de reconnaissance du Japon sur la scène internationale, voir Seizelet, 1991.

18 La révision des traités inégaux n’était envisageable que si le Japon n’avait pas réformé, entre autres, son droit pénal (absence d’autonomie de la loi civile vis-à-vis de la loi pénale ; extrême sévérité du droit criminel…), considéré comme barbare et justifiant à ce titre l’extraterritorialité, soit l’impossibilité de soumettre à l’autorité judiciaire japonaise les ressortissants des États couverts par les traités.

19 Sur l’influence des Lumières dans l’expansion du modèle français y compris au Japon, voir Soleil, 2014.

20 Code pénal promulgué le 17 juillet 1880 par l’ordonnance du ministère des Affaires suprêmes no 36.

21 Cette impunité fut interprétée par la suite comme une « manœuvre permettant à la justice de rechercher plus efficacement les professionnels de l’avortement », un calcul peu probable selon Le Naour et Valenti (2003).

22 En droit français, l’avortement était un crime jusqu’en 1923 où il devint un délit. Ce déclassement avait paradoxalement pour motif le renforcement de la sévérité des peines car l’acte devait ainsi être soumis aux juges professionnels et non à un jury, beaucoup plus tolérant.

23 Soit les Nouveaux Principes pénaux (1870) et les Principes pénaux modifiés (1873).

24 Des auteurs occidentaux furent cités afin de donner une filiation à ces thèses, entre celle de la pénalisation de l’élément moral (Merkel, Meyer, Liszt, Garraud) et celle du décès du fœtus (Frank). Voir Okada, 1902.

25 Le viol n’était pas une cause d’avortement reconnue, ce qui déclencha des débats entre deux juristes, Hozumi Shigetô et Makino Eiichi, en 1917 (voir chapitre 3).

26 Cependant, le lien entre le degré d’évolution d’une civilisation et l’avortement était déjà très ambigu.

27 Code pénal promulgué le 24 avril 1907, loi no 45.

28 Les sages-femmes n’étaient pas mentionnées dans le Code pénal français. Boissonade expliqua que les rédacteurs japonais voulurent remédier à cette omission regrettable.

29 Notons que Katsumoto fut toutefois davantage influencé par le déterminisme social de Ferri que par l’anthropologie criminelle de Lombroso, laquelle dépendait en grande partie du hasard et de la chance selon lui (Itô, 2003).

30 Dans le Japon de l’époque, l’école classique italienne et l’école classique allemande n’étaient pas clairement différenciées, même si, aujourd’hui, pour expliciter la rupture, on recourt aux expressions zenki kyûha (école classique de la première période) et kôki kyûha (école classique de la seconde période). L’influence de cette dernière était plus importante. Ces courants se distinguent bien évidemment de l’école néoclassique française.

31 Or, le recours à un tel pouvoir créateur du juge était aussi difficilement transposable en droit pénal car il était de nature à compromettre un principe fondamental : la légalité des délits et des peines.

32 Originaire d’Allemagne, cette école s’oppose à l’école des concepts juridiques (kannen hôgaku), qui considère que le droit est un système parfait sans lacune, et donc susceptible de fournir une solution à de nouveaux problèmes toujours grâce aux concepts déjà existants, sans rechercher l’influence de la réalité sociale sur le droit. L’école des concepts juridiques fut influencée par la doctrine et la jurisprudence françaises.

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