Conclusion : quelles perspectives démographiques pour la Chine et pour le monde ?
p. 201-209
Texte intégral
Quel genre d’épouse je souhaite ?
Cela m’est égal ! Il est si difficile de trouver une femme aujourd’hui !
J’en veux une, c’est tout !1
1Plusieurs populations ont, à un moment donné de leur histoire, présenté des déséquilibres dans la répartition des sexes qui, du fait de leur caractère ponctuel, ne les ont cependant pas affectées profondément. La Chine, où un tel déséquilibre est susceptible de s’installer, pourrait donc devenir un terrain privilégié pour l’étude des conséquences démographiques et sociales de ce phénomène. Mais l’évolution future de la structure par sexe de la population chinoise, déterminée par celles du rapport de masculinité à la naissance et de la surmortalité féminine, en particulier aux jeunes âges, reste une grande inconnue. La masculinisation actuelle de la population chinoise relève-t-elle d’un déséquilibre transitoire à même de se résorber dans un avenir proche ? Cette évolution s’inscrit-elle dans un schéma d’évolution cyclique alternant les phases de baisse et de hausse ? Est-il concevable que le processus de masculinisation se poursuive durablement ? Un tel déséquilibre dans la répartition des sexes est-il socialement et démographiquement soutenable ?
La masculinisation de la population : une nouvelle donne économique et sociale ?
2Dans le cas d’une résorption rapide des facteurs actuels de masculinisation, le déséquilibre croissant des sexes aux jeunes âges, qui caractérise la population chinoise depuis près de trente ans, n’aura qu’un impact modéré d’un point de vue démographique et social, celui-ci pouvant, en outre, être compensé par des ajustements comportementaux, notamment en ce qui concerne l’écart d’âge entre époux au mariage. Une stabilisation, voire une aggravation, du processus de masculinisation au cours des prochaines décennies est, en revanche, à même d’impliquer des changements radicaux dans les modes de vie et les comportements sociaux ; la nécessité de s’adapter à un déficit féminin installé, devant, dès lors, être acceptée comme une « nouvelle donne » sociale et démographique, tant à l’échelle de la Chine qu’à celle de la planète.
3En tout état de cause, les conséquences à moyen et à long terme d’une masculinisation de la population seront multiples. Elles se manifesteront d’abord par un déséquilibre des sexes sur le marché matrimonial, à même de se traduire par une pénurie d’épouses potentielles (marriage squeeze en anglais, hunyin jiya en chinois), lorsque les cohortes concernées arriveront en âge de se marier. À terme, le déficit féminin entraînera un manque à gagner sur les naissances, dont l’effectif pourrait être encore diminué du fait d’une dégradation ultérieure du rapport de masculinité à la naissance. Ainsi, même si chaque femme continue de faire des enfants en nombre équivalent, la réduction des effectifs féminins et de la part qu’ils représentent dans la population totale conduira, mécaniquement, à une diminution du nombre de naissances et de la natalité. En supposant que la sélection sur le sexe des enfants continue de s’exercer au cours des prochaines décennies, elle aura pour conséquence un déficit croissant de naissances de filles qui, environ deux décennies plus tard, se traduira par un déficit de femmes sur le marché matrimonial, lui-même résultant d’une réduction mécanique du nombre de naissances, et en particulier des naissances de filles du fait des discriminations exercées à leur encontre. En outre, qui dit moins d’enfants dans les générations futures dit ralentissement rapide de la croissance démographique de la Chine, qui est actuellement le pays le plus peuplé du monde. Des répercussions importantes seront par ailleurs visibles sur le rapport de masculinité global, qui connaîtra le cas échéant une tendance marquée à la hausse (Attané, 2006a).
D’autres exemples dans le monde
4Différents pays se sont, à certaines époques, caractérisés par un déséquilibre des sexes sur le marché matrimonial. Louis Henry (1966) a par exemple examiné dans quelle mesure l’excédent de femmes consécutif à la surmortalité masculine due à la première guerre mondiale en France avait modifié les comportements matrimoniaux. Il avait ainsi noté qu’en dépit d’un important déficit masculin sur le marché matrimonial, la plupart des femmes étaient finalement parvenues à se marier. Scherbov et van Vianen (2004) ont fait un constat similaire pour la Russie, dont le marché matrimonial avait pourtant été affecté par les pertes humaines, essentiellement masculines, de la seconde guerre mondiale. Le Vietnam a également connu un déséquilibre des sexes sur son marché matrimonial dans les années 1970 et 1980, les jeunes femmes ayant alors dû faire face à une pénurie importante de conjoints potentiels, résultant à la fois de la croissance démographique2, de la guerre civile qui opposa le Nord et le Sud et d’une forte émigration masculine vers l’étranger3 (Goodkind, 1997).
5Actuellement, une pénurie d’époux potentiels est observée aux États-Unis au sein de la communauté afro-américaine, du fait d’une hausse substantielle de la proportion de mariages mixtes entre des hommes noirs et des femmes non noires, alors que la pénurie de conjoints potentiels à laquelle les femmes noires sont confrontées au sein de leur communauté n’est pas compensée par des opportunités d’union avec des hommes non noirs. Ce déséquilibre touche plus particulièrement les femmes noires ayant un niveau d’éducation élevé, dont les conjoints potentiels également noirs et issus des mêmes classes sociales sont les plus enclins à contracter des mariages mixtes (Crowder et Tolnay, 2000).
6Dans les cas évoqués ici, toutefois, le déséquilibre des sexes sur le marché matrimonial s’est manifesté à la défaveur des femmes qui, plus nombreuses que les hommes, ont pu connaître des difficultés à trouver un conjoint. Il s’est agi, le plus souvent, d’un déséquilibre ponctuel qui, grâce à divers mécanismes de compensation, et notamment par des ajustements dans les écarts d’âges entre époux, n’a pas affecté en profondeur les comportements matrimoniaux (Mc Donald, 1995). Les exemples de pays ou de sociétés dont le marché matrimonial a été affecté par un déficit de femmes sont en revanche moins nombreux. Cela fut le cas du Portugal à la fin du Moyen Âge, où une surmasculinité de la population adulte a été interprétée comme le résultat d’une préférence pour les fils liée au système de primogéniture. Ce déficit féminin, conjugué à une hypergamie des femmes, aurait conduit au développement du célibat masculin, notamment dans les classes sociales les moins favorisées. Il a en outre été avancé que cet excédent d’hommes dans sa population adulte aurait, à cette époque, été l’une des origines de l’expansion coloniale du Portugal (Hudson et den Boer, 2004).
7Dans d’autres cas, l’équilibre des sexes sur le marché matrimonial a pu, à un moment donné, se trouver affecté par une migration différentielle selon le sexe. Un déficit de femmes avec d’importantes conséquences sur la nuptialité masculine a ainsi été relevé notamment au sein de la communauté blanche d’Australie au cours du xixe siècle (Akers, 1967 ; Mc Donald, 1995). Une situation similaire a été observée dans différents pays d’Europe du fait de l’exode rural qui, concernant plus massivement les femmes, a entraîné une augmentation du célibat masculin dans certaines régions rurales (Bourdieu, 1989 ; Cabré et Esteve, 2004).
La pénurie d’épouses
8Au contraire des situations décrites précédemment pour la France, la Russie ou le Vietnam, pays pour lesquels le déséquilibre des sexes sur le marché matrimonial à la faveur des hommes fut transitoire et globalement compensé par des ajustements comportementaux qui en ont limité l’impact à la fois démographique et social, la Chine et l’Inde, en particulier, connaissent un déficit féminin dont les conséquences sont susceptibles d’être ressenties sur le long terme. Il existe en effet déjà, dans ces deux pays, des villages majoritairement peuplés d’hommes ne pouvant se marier du fait de la pénurie de femmes4, et dont les comportements n’ont cependant encore fait l’objet d’aucune étude approfondie. À l’heure actuelle, les conséquences sociales du déficit féminin sur le marché matrimonial restent, de ce fait, difficilement mesurables, si ce n’est par une tendance à l’hypergamie de la part des femmes chinoises et par le développement des trafics à des fins de mariage (Attané, 2005 ; Le Bach et al., 2007).
9Pour un temps, le marché matrimonial se régulera de lui-même. Les prétendants au mariage pourraient commencer par se tourner vers des partenaires potentielles de plus en plus jeunes, avant que de puiser dans deux réservoirs jusqu’ici peu convoités : celui des veuves, si tant est que les interdits sociaux pesant sur leur remariage finissent par tomber, et surtout dans celui, de plus en plus fourni, des divorcées. L’une des premières conséquences devrait donc être un retard généralisé du mariage des hommes, ceux-ci devant globalement se montrer plus patients pour trouver une épouse, de même qu’un rajeunissement des femmes au mariage. Cependant, à moins brève échéance, le célibat des hommes pourrait devenir davantage contraint, avec toutes les conséquences que cela est à même d’impliquer pour les individus et la société dans son ensemble.
10Cette pénurie de femmes sur le marché matrimonial, anticipée par de nombreux auteurs (Das Gupta et Li, 1999 ; Li et al., 2006 ; Poston et Glover, 2005), sera la conséquence directe de trois facteurs : le déséquilibre du rapport de masculinité à la naissance observé depuis les années 1980, la surmortalité infantile et juvénile apparue de manière concomitante et la réduction de la taille des cohortes annuelles de naissances depuis une trentaine d’années, faisant qu’il y a aujourd’hui, mécaniquement, moins de femmes que d’hommes arrivant en âge de se marier, compte tenu de l’écart d’âge entre époux au mariage5.
11À l’avenir, la proportion d’hommes susceptibles de rester définitivement célibataires variera notamment en fonction des scénarios d’évolution du rapport de masculinité à la naissance. Y compris dans l’hypothèse d’un rapport de masculinité à la naissance d’un niveau redevenu normal entre 2000 et 2050, c’est-à-dire ne prenant en compte que les effets du déséquilibre des sexes à la naissance tels qu’observés dans les décennies 1980 et 1990, la proportion d’hommes en excédent sur le marché matrimonial oscillera entre 5 % et 10 % des cohortes masculines correspondantes en 2010 et 20506. Par contre, selon l’hypothèse la plus pessimiste qui consiste à considérer que le rapport de masculinité se maintiendra au niveau observé en 2000 (soit 117 garçons pour 100 filles) jusqu’en 2050, la proportion d’hommes en excédent sur le marché matrimonial avoisinera les 20 % entre 2030 et 2050, soit plus de 1,5 million d’hommes qui, chaque année, seraient dans l’impossibilité de se marier sur le marché matrimonial chinois (Li et al., 2006). Le déséquilibre des sexes à la naissance observé depuis près de trente ans aura inévitablement des répercussions sur le marché matrimonial. Les jeunes gens devront donc s’adapter à ce contexte de relative pénurie soit en acceptant un célibat prolongé ou définitif, soit en contractant des unions avec des femmes étrangères, comme c’est d’ores et déjà le cas à la frontière sino-vietnamienne (Le Bach et al., 2007). Ils pourraient aussi être de plus en plus nombreux à se remarier avec une femme divorcée, d’autant que des sollicitations accrues des femmes de la part d’hommes désireux de contracter une union pourraient entraîner une plus grande instabilité des unions, et ainsi alimenter plus abondamment le marché du remariage. Dans tous les cas, le déficit de femmes sur le marché matrimonial entraînera un manque à gagner sur les naissances et donc sur la croissance démographique, qui pourrait s’élever entre 18 et 20 millions d’ici à 2050 (Attané, 2006a). En outre, les hommes contraints au célibat seront, de ce fait, dans l’impossibilité d’assurer leur descendance, et donc contraints de subir les désavantages de l’absence d’héritier : extinction de la lignée familiale, solitude et absence de soutien économique dans leurs vieux jours, etc., qui sont pourtant présentés comme des arguments forts pour justifier la discrimination des filles dans la société chinoise actuelle (Arnold et Liu, 1986 ; Coale et Banister, 1994 ; Attané, 2005).
12L’impact de l’évolution future du rapport de masculinité à la naissance sera en revanche beaucoup plus considérable sur le rapport de masculinité global. En effet, alors que la répartition entre hommes et femmes dans la population totale, qui était de 106,3 au recensement de 2000, pourrait parvenir à un quasi équilibre en 2050 (101,3 hommes pour 100 femmes) dans l’hypothèse où le rapport de masculinité à la naissance serait redevenu normal (106 garçons pour 100 filles) dès 2000, elle atteindra 109,2 hommes pour 100 femmes dans l’hypothèse où il augmenterait régulièrement, passant du niveau observé en 2000 (117) à 125 garçons pour 100 filles en 2050. Dans ce dernier cas, la population chinoise pourrait donc devenir plus masculine qu’elle ne l’a jamais été, au moins durant la période documentée d’un point de vue statistique, c’est-à-dire depuis le milieu du xxe siècle.
13Le déficit de femmes aura des conséquences multiples, qui dépassent le cadre du strict comptage démographique, mais qu’il est encore difficile d’anticiper avec précision. On ne sait pas en effet dans quelle mesure les ajustements comportementaux (accroissement de l’écart d’âge entre époux au mariage, fréquence accrue des remariages de veuves et de divorcées, développement des mariages d’hommes chinois avec des femmes étrangères, remontée éventuelle de la fécondité) seront susceptibles d’atténuer les effets du déficit d’épouses et de mères potentielles sur le célibat masculin forcé, sur la natalité et donc sur l’accroissement démographique futur. On ne sait pas non plus comment, ni dans quelle mesure, les différentes mesures sociales et politiques, pressenties ou d’ores et déjà mises en place par les autorités chinoises, parviendront à contrebalancer les effets de la préférence pour les fils sur la sélection prénatale du sexe de l’enfant et sur les discriminations des filles aux jeunes âges et à faire que, finalement, les couples chinois, même s’ils ne veulent ou ne peuvent avoir qu’un seul enfant, accueilleront avec autant de contentement la venue d’une fille, que celle d’un fils.
Quel impact sur le statut des femmes ?
14Au-delà du déséquilibre numérique qui découle des discriminations exercées vis-à-vis des filles et des femmes, il est également légitime de se demander dans quelle mesure leur relative raréfaction influencera l’évolution de leur statut dans la société. Un déficit de femmes peut-il œuvrer en faveur d’une élévation de leur statut ou, au contraire, entraîner sa dégradation ? Différentes théories s’affrontent sur ce point. Certains auteurs défendent l’idée selon laquelle une réduction relative du nombre de femmes au sein d’une société donnée augmente leur valeur, donc leur pouvoir, et est de ce fait susceptible de favoriser leur émancipation (Secord, 1983 ; Warren, 1985 ; Mc Donald, 1995). D’autres considèrent au contraire que, lorsque les femmes deviennent plus rares, les hommes peuvent les contrôler plus étroitement (Hudson et den Boer, 2004 ; South et Trent, 1988). En Chine, un déficit féminin récurrent n’a pas, par le passé, conduit à une amélioration du statut des femmes (Banister, 2004). Peut-il en être autrement aujourd’hui, dans un contexte de modernisation économique ? Les quelques informations dont nous disposons, même si elles ne peuvent encore être mises en relation directe avec le déficit féminin, semblent montrer que non. Désormais, la raréfaction relative des femmes entraîne, pour une partie d’entre elles, une violation régulière des droits fondamentaux, tandis que les enlèvements, les viols et les mariages forcés font des victimes de plus en plus nombreuses (Attané, 2005).
15À l’heure actuelle, rien n’indique que la raréfaction de femmes dans les générations futures pourra permettre d’améliorer leur condition, au contraire. En Chine et en Inde, notamment, on assiste aujourd’hui à une marchandisation des femmes qui, dans certaines régions, finissent par ne représenter qu’un bien de consommation comme un autre. Loin d’augmenter la valeur symbolique des femmes, et donc les égards dont elles sont susceptibles d’être l’objet, ce phénomène des « femmes manquantes » tendrait au contraire à accentuer leur « chosification ». C’est le cas en Inde, notamment à travers le système de la dot. C’est aussi le cas en Chine où, avec les réformes économiques, la valeur marchande de la femme augmente, sans qu’elle soit pour autant l’objet de davantage de considération. Être plus rare n’implique donc pas forcément de devenir plus précieux. C’est ce qu’illustre remarquablement le film-fiction réalisé par le cinéaste indien, Manish Jhâ : Matrubhoomi, un monde sans femmes, sorti en 2005. L’histoire se déroule dans une région rurale de l’Inde où, depuis des années, la population féminine est décimée par l’infanticide. Un homme, Ramcharan, essaie désespérément de marier ses cinq fils. Non loin du village, un paysan pauvre cache son bien le plus précieux : Kalki, sa fille de 16 ans, d’une grande beauté. La jeune fille est découverte par l’un des amis de Ramcharan, qui l’achète à un prix fort pour la destiner officiellement à l’aîné de ses fils. Mais une fois la noce célébrée, la jeune fille se retrouve livrée au désir des cinq frères et de leur père. Après une tentative de fuite, elle se retrouve cloîtrée et enchaînée dans une étable, abandonnée par son propre père et livrée à la concupiscence des hommes du village. Elle finira par mettre au monde… une fille. Fantastique plus que visionnaire, ce film montre néanmoins les hypothétiques dérives d’une société privée de sa portion féminine.
16Une contrepartie positive pourrait toutefois s’offrir aux femmes : l’ascension socioéconomique par l’hypergamie. En effet, les femmes disponibles sur le marché matrimonial se trouvent, du fait de leur infériorité numérique relative, face à un éventail de choix du conjoint plus large ; elles deviennent, de ce fait, plus exigeantes et ont donc tendance à privilégier les époux susceptibles de leur apporter des conditions de vie meilleures. Ainsi les hommes issus des classes sociales les moins attractives (illettrés, pauvres et vivant en milieu rural) ont-ils moins de chances que les autres de trouver un jour une épouse (Banister, 2004). Le célibat des hommes appartenant aux classes sociales les plus défavorisées est aussi renforcé par la forte hausse, depuis la mise en œuvre des réformes économiques à la fin des années 1970, du montant de la compensation matrimoniale7 traditionnellement versée à la famille de l’épouse au moment du mariage. On ne dispose pas de statistiques nationales relatives à cette pratique, mais diverses études menées localement, de même que la presse chinoise, témoignent de cette évolution. Ainsi, dans des villages du Guangdong, dans le Sud du pays, dès la fin des années 1970, le montant de la compensation matrimoniale équivalait déjà au revenu annuel de la famille (Parish et Whyte, 1978). Au Sichuan, dans le centre de la Chine, son montant a plus que triplé entre le milieu des années 1970 et le milieu des années 1980. Dans un district de l’Anhui, les dépenses qui incombaient aux parents du fiancé s’élevaient à 800 yuans en 1978, et à 7 500 yuans à peine dix ans plus tard (Thireau, 1989). Dans les campagnes de la province du Shanxi, qui restent parmi les plus pauvres du pays, le montant de la compensation matrimoniale a été multiplié par dix depuis les années 1980, soit une augmentation beaucoup plus rapide que celle du revenu moyen des ménages, et peut désormais atteindre 5000 à 10000 yuans8 (l’équivalent de 500 à 1 000 euros).
17La relation susceptible d’exister entre le renchérissement récent de la compensation matrimoniale et la relative pénurie de femmes sur le marché matrimonial reste à démontrer. En revanche, le lien avec la libéralisation économique et sociale consécutive aux réformes a été établi dans le cadre de diverses études anthropologiques (Harrel, 1992 ; Thireau, 1989). La valeur croissante représentée par le travail féminin dans une société où l’enrichissement est désormais possible, le retour aux valeurs traditionnelles inhérent au moindre contrôle social depuis la fin de l’ère maoïste, expliquent en effet ce renchérissement, au même titre que ce qui est observé quant à l’évolution du montant de la dot en Inde (Guilmoto, 2004). La compensation matrimoniale, qui symbolise le transfert des droits de contrôle sur la femme et sur sa force de travail, de sa famille vers celle de son époux peut donc non seulement être interprétée comme un dédommagement au préjudice occasionné par la perte d’une fille (notamment sa force de travail), mais en souligne encore la valeur « marchande » dans une société dans laquelle la réussite sociale est désormais très valorisée. Aujourd’hui, l’inflation du coût d’un mariage est telle que les fils de certaines familles pauvres sont condamnés au célibat, faute de pouvoir réunir la somme nécessaire à la cérémonie et aux cadeaux à la belle-famille. Ainsi, dans certaines régions de Chine, la vente d’épouses connaît un essor important. Les acheteurs sont, en règle générale, des paysans pauvres pour lesquels faire appel à des trafiquants reste moins onéreux qu’une mise en ménage régulière, avec les cadeaux, le repas de noces et la compensation matrimoniale (Attané, 2005).
18Il est, pour l’instant, impossible de dire si, globalement, la réduction relative de leurs effectifs au sein de la population sera positive ou non pour les femmes, en termes de statut et de valorisation sociale. Toutefois, selon toute vraisemblance, cette évolution démographique pourrait s’accompagner d’un accroissement des disparités sociales et économiques au sein même de la population féminine. Alors que certaines femmes pourraient en effet voir leur situation socioéconomique s’améliorer, notamment par la pratique de l’hypergamie – ce qui ne signifie pas pour autant qu’elles acquerront plus de valeur et de pouvoir au sein de la famille et de la société –, d’autres pourraient, au contraire, être victimes d’une emprise accrue de la part des hommes à travers un processus de marchandisation, et se voir ainsi réduites à des fonctions purement utilitaires, d’ordre économique (force de travail) ou familial (reproduction).
Un « cas d’école » qui touche le tiers de la population mondiale
19La masculinisation démographique de la Chine est un processus lent, mais incontestable. Depuis une quarantaine d’années, en effet, la proportion d’hommes dans la population augmente de manière régulière, faisant désormais de la Chine le pays le plus « masculin » au monde. Ce processus de masculinisation résulte de toute évidence d’une sélection prénatale du sexe de plus en plus en plus fréquente, à la suite de laquelle quelque 500 000 à 600 000 filles seraient, chaque année, éliminées par avortement sélectif. Il découle également d’une surmortalité des femmes dans l’enfance mais aussi, manifestement, aux jeunes âges adultes, à l’origine d’un surplus annuel de décès féminins de l’ordre de 190 000. Ce seraient donc, chaque année de la décennie 1990, 700 000 à 800 000 femmes victimes, directement ou indirectement, d’un système de normes et de valeurs qui, en dépit de la modernisation économique, continue de valoriser le masculin au détriment du féminin. Dans un tel contexte, garçons et filles sont, au sein de la famille, régulièrement mis en concurrence, pour des raisons principalement économiques, qu’il s’agisse de l’accès à l’éducation, à l’emploi ou à la santé, de même que dans les stratégies de reproduction. Compte tenu de la forte baisse de la fécondité, les garçons sont en effet régulièrement préférés aux filles, toujours socialement moins valorisées que les garçons, en particulier dans les campagnes. À divers égards, les femmes chinoises bénéficient de conditions de vie (éducation, travail) plutôt enviables comparé à la plupart des autres pays en développement, y compris en Asie. Néanmoins, ce que la condition féminine a gagné des réformes au cours des trente dernières années n’est guère à la hauteur de ce que les formidables progrès économiques de la Chine auraient pu laisser escompter, et l’égalité des sexes promise par le régime communiste de Mao n’est pas acquise. À plus d’un titre, les femmes ont même vu leur statut se détériorer depuis la fin des années 1970, forcées de renouer avec des pratiques ancestrales dont l’infanticide (qui fait place aujourd’hui aux avortements sélectifs selon le sexe) ou les trafics de femmes à des fins de mariage ou de prostitution (Attané, 2005). La question reste de savoir si, cette faible valorisation des femmes est un symptôme éphémère, correspondant à une phase d’adaptation d’une société très attachée à ses valeurs traditionnelles dans un processus de modernisation économique à marche forcée, ou bien un mode de fonctionnement social à même de perdurer et donc d’avoir d’importantes conséquences démographiques.
20La question du déficit féminin au sein de la population chinoise et son impact sociodémographique à court et à moyen terme est, en tant qu’objet et sujet de recherche, loin d’être épuisée. À plus d’un titre, en effet, le cas chinois constitue de ce point de vue, à l’instar du cas indien, un cas d’école. Ces deux pays présentent des évolutions inédites qui, outre la question proprement dite du déséquilibre des sexes, méritent l’intérêt de la communauté scientifique du fait de l’immensité des populations concernées : plus du tiers de la population du monde (37 %). Si la transition démographique de la Chine et de l’Inde ne manque d’ores et déjà pas d’influencer la taille et la structure de la population de la planète, le processus de masculinisation qui caractérise ces deux pays pourrait à son tour, s’il venait à s’installer durablement, affecter les équilibres démographiques et sociaux au niveau mondial.
Notes de bas de page
1 Témoignage d’un jeune Chinois, extrait de International Herald Tribune, 18 août 1994.
2 En effet, compte tenu de l’écart d’âge entre époux au moment du mariage, l’homme étant généralement plus âgé que la femme (Davis, 1998 ; Casterline et al., 1986), une augmentation de la natalité aboutit, à terme, à un scénario dans lequel les cohortes masculines se retrouvent face à des cohortes féminines en âge de se marier plus nombreuses. Mais, dans le cas contraire, lorsque le nombre de naissances diminue, les cohortes de naissances de garçons sont plus nombreuses que les cohortes de filles avec lesquelles, une fois arrivés sur le marché matrimonial, ils seront susceptibles d’entrer en union (Cabré et Estève, 2004 ; Mc Donald, 1995).
3 Cette émigration s’est d’ailleurs accompagnée d’un déficit de femmes au sein de la diaspora vietnamienne au cours des décennies 1980 et 1990 (Goodkind, 1997).
4 Informations transmises à titre personnel par les démographes chinois et indien Li Shuzhuo et Aswini Nanda.
5 Une approximation de l’écart d’âge moyen entre époux au moment du mariage en Chine nous est donnée par l’écart entre les âges moyens au mariage selon le sexe. En 2000, l’âge moyen des femmes au 1er mariage était de 23,5 ans et celui des hommes de 25,6 ans.
6 Pour le détail des hypothèses retenues pour les projections présentées ici et de leurs résultats, voir Li et al. (2006).
7 La compensation matrimoniale, ou « prix de la fiancée », constituée de l’ensemble des biens transférés de la famille du fiancé vers celle de la fiancée au moment du mariage, est d’un montant minime dans les sociétés dans lesquelles la femme ne quitte pas physiquement son groupe à son mariage, mais elle prévaut généralement, en revanche, dans les sociétés qui se caractérisent par un système de parenté patrilocal et patrilinéaire (Ghasarian, 1996). C’est ainsi qu’elle reste très répandue en Chine, tandis que la dot, constituée des biens que la famille de la fille donne à l’époux ou à sa famille, ne représente plus qu’une faible part des biens échangés à l’occasion d’un mariage.
8 « Hunyin moshi de bianqian », sur le site internet http://www.tydao.com/sxsu/qiao/3.3.htm (en chinois).
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