Chapitre 3
Une géographie des discriminations
p. 51-65
Texte intégral
I. Des disparités entre villes et campagnes dans le traitement des filles
1Dissocier villes et campagnes dans l’analyse des discriminations des filles en phases pré- et post-natale s’avère, dans le cas de la Chine, particulièrement pertinent du fait des profondes disparités socioéconomiques qui caractérisent ces deux milieux de résidence. Depuis la fin des années 1970 et la mise en œuvre presque simultanée des réformes économiques et de la politique de l’enfant unique, milieu urbain et milieu rural ont en effet connu des évolutions économiques, sociales et démographiques contrastées qui ont accentué des différences de mode et de niveau de vie déjà considérables. En outre, parce qu’ils sont, depuis les années 1970, soumis à des mesures de contrôle des naissances différentes selon qu’ils vivent en ville ou à la campagne (cf. supra encadré 5), les couples adoptent des stratégies reproductives variables, selon la taille de leur descendance aussi bien que sa composition par sexe. Ainsi, la préférence pour les fils ne se manifeste pas partout avec la même acuité, et n’a donc pas partout les mêmes effets sur la répartition des sexes à la naissance et sur la mortalité des filles avant le premier anniversaire.
1. Un phénomène encore plus massif dans les campagnes
a. Une détérioration au cours des années 1980
2Dans les recensements et enquêtes chinois, la population rurale est définie comme vivant dans un district rural (xian), tandis que la population urbaine est celle qui réside dans une ville (shi) ou dans une localité urbaine de taille plus réduite : le bourg (zhen) (Blayo, 1997). En 1980, la sélection prénatale du sexe des enfants n’a pas encore un impact visible sur la répartition des naissances, qui reste alors relativement équilibrée aussi bien dans les zones urbaines que dans les campagnes. Au cours de la décennie 1980, en revanche, les pratiques de sélection ont partout gagné du terrain, mais surtout en milieu rural : le rapport de masculinité à la naissance y atteignait en effet 114,5 garçons pour 100 filles en 1989, soit quatre points au-dessus du niveau relevé dans les villes (110,5) (tableau 13). La masculinisation des naissances s’est encore accentuée au cours des deux décennies suivantes, mais de manière plus massive dans les campagnes : le rapport de masculinité à la naissance y atteignait 122,9 garçons pour 100 filles en 2005, soit près de huit points de plus que dans les villes (115,2).
Tableau 13 • Évolution du rapport de masculinité à la naissance, selon le milieu de résidence, 1980, 1989, 2000 et 2005

*Ces valeurs ne correspondent pas à celles citées plus haut (voir note 3 p. 38).
Sources : PCO (1993) ; PCO (2002), BNS (2 007) ; pour 1980 : estimations issues de rétroprojections effectuées à partir de la structure par sexe au recensement de 1982, compte tenu de la mortalité (PCO, 1985).
3Des rétroprojections réalisées à partir des données des derniers recensements (figure 6) confirment le fait que, en 1980, la situation était relativement conforme à la normale aussi bien en milieu urbain (villes et bourgs) qu’en milieu rural. Jusqu’au milieu de la décennie, le rapport de masculinité à la naissance a connu des évolutions relativement parallèles en milieu urbain (villes et bourgs) et en milieu rural, avant que l’écart ne se creuse dans la deuxième moitié des années 1990.
Figure 6 • Rapport de masculinité à la naissance, cohortes 1980 à 1999, selon le milieu de résidence

Note : Les données de ce graphique sont issues de rétroprojections réalisées par l’auteur à partir des données des recensements de 1990 (PCO, 1993) et 2000 (PCO, 2002).
4Les discriminations envers les filles conduisant à un déséquilibre du rapport de masculinité à la naissance sont donc, depuis leur développement dans les années 1980, plus aiguës dans les campagnes qu’en milieu urbain ; une situation qui, à divers égards, est paradoxale. En effet, comme énoncé précédemment, la hausse du rapport de masculinité à la naissance semble devoir être mise en relation, d’une part, avec la pression exercée sur les couples pour réduire leur descendance, et donc avec leur souci de se garantir au moins un fils alors que le nombre de leurs enfants diminue et, d’autre part, avec la disponibilité, variable selon le milieu de résidence, des techniques modernes de détection prénatale du sexe du fœtus. Or, compte tenu de ces éléments, on aurait pu s’attendre à ce que le rapport de masculinité se détériore d’abord dans les villes, où les contraintes quant au nombre d’enfants sont plus strictes qu’en milieu rural et où ces techniques modernes sont a priori plus largement disponibles, ce qui n’a pas été le cas.
b. Des discriminations qui s’accroissent avec la taille de la fratrie
5Si le décalage chronologique dans l’apparition de ce déséquilibre ne fait pas de doute, on ne peut cependant en conclure que les citadins ont aujourd’hui une moindre propension que les couples ruraux à éliminer leurs filles. En 2000, le déséquilibre des sexes à la naissance reste moins marqué en ville qu’à la campagne, mais la décomposition de cet indicateur par rang de naissance rend ces différences beaucoup moins flagrantes. En effet, alors que le rapport de masculinité parmi les naissances de rang 1 est normal dans les campagnes en 2000, il connaît un déséquilibre dans les villes et les bourgs (tableau 14). En outre, le déséquilibre s’avère être plus important en milieu urbain (villes et bourgs) qu’en milieu rural parmi les naissances de rang 2 et plus, dont les rapports de masculinité sont 40 à 60 % au-dessus des niveaux habituellement attendus. Ainsi, la principale différence réside dans la répartition des naissances selon leur rang, les naissances de rang 2 et plus, parmi lesquelles les rapports de masculinité sont les plus déséquilibrés, représentant en 2000 un peu plus d’un tiers des naissances totales dans les campagnes (38,6 %), contre 15,0 % et 23,4 % dans les villes et dans les bourgs respectivement.
Tableau 14 • Rapport de masculinité à la naissance selon le rang et le milieu de résidence, Chine, 1989, 2000 et 2005


Source : calculs effectués d’après les données des recensements et enquêtes correspondants : PCO (1985) ; PCO (1993) ; PCO (2002) ; BNS (2007)
6En 2000, si la détérioration globale du rapport de masculinité à la naissance est moins marquée dans les villes, c’est donc principalement parce qu’on y trouve de plus fortes proportions de naissances de rang 1, sur le sexe desquelles, d’une manière générale, les couples interviennent peu. Par contre, lorsque ces derniers prennent la décision d’avoir un deuxième enfant, voire un troisième ou plus, la sélection sur le sexe est encore plus stricte en milieu urbain qu’en milieu rural, avec un rapport de masculinité parmi les naissances de rang 3 et plus dépassant en moyenne, en 2000, 175 garçons pour 100 filles dans les villes et les bourgs, contre une moyenne de 157 à la campagne. Notons toutefois que l’enquête de 2005 révèle un déséquilibre des sexes parmi les naissances de rang 2 ou plus un peu moins marqué qu’au recensement de 2000, mais une détérioration parmi les naissances de rang 1 (tableau 14).
7Le rang de la naissance, plus que le niveau de la fécondité proprement dit, serait donc, en Chine, un facteur explicatif déterminant du déséquilibre global des sexes à la naissance. Ainsi, au contraire de ce qu’on observe en Inde, où le phénomène de surmasculinité concerne surtout les zones urbaines (Choudhury, 2005 ; Guilmoto, 2005a), l’impact des discriminations des filles par les avortements sélectifs demeure, en Chine, plus visible en milieu rural. On peut toutefois supposer que la baisse de la fécondité, beaucoup plus brutale en 2000 dans les campagnes chinoises (2 enfants en moyenne) que dans les campagnes indiennes (environ 3,5 enfants) (figure 7), n’a logiquement pas été sans effet sur la propension des couples à intervenir sur la composition par sexe de leur descendance.
Figure 7 • Évolution de la fécondité du moment en milieu rural, Chine et Inde, 1971-2000

Sources : Inde : séries reconstituées à partir des données du Sample Registration System (SRS), aimablement transmises par le démographe indien Rajan Irudaya (Centre for Development Studies, Thiruvananthapuram, Kerala). Chine : 1971-1988 : Chen et Coale (1 993) ; 1989-2000 : Attané (2007).
8Les informations fournies par le tableau 15, bien que relativement anciennes, confirment l’effet du rang de la naissance, et surtout de son statut vis-à-vis de la politique de contrôle des naissances (autorisée/non autorisée), sur la probabilité de naître fille, cet effet étant visible notamment sur la détérioration rapide du rapport de masculinité parmi les naissances non autorisées par la politique de contrôle des naissances. Il semble que, dès l’instant où, à partir de 1979-1980, les couples ruraux se sont vus contraints de limiter plus strictement le nombre de leurs enfants, ils ont mis en place des stratégies leur permettant de réaliser la composition par sexe désirée de leur descendance, en ayant plus d’enfants que le nombre autorisé, ou en sélectionnant plus systématiquement le sexe ; la simultanéité de ces deux stratégies ne devant cependant pas être exclue. Ainsi, les années 1980 ont été caractérisées, notamment, par la pratique assez fréquente d’infanticides (Bianco et Hua, 1989) et d’abandons de petites filles (Johnson, 1993 ; Johnson, 1996), avant que le phénomène ne soit encore accentué par les avortements sélectifs, lorsque les techniques de détermination prénatale du sexe ont été offertes à une part croissante de la population. Le développement de ces techniques modernes a permis d’avoir un fils plutôt qu’une fille, non seulement pour les couples qui, en l’absence de ces techniques, auraient pratiqué un infanticide ou un abandon, mais aussi pour les autres qui, sans elles, auraient assumé la répartition naturelle par sexe de leurs descendants. La mise à disposition d’un moyen simple et peu coûteux sur le plan affectif et moral leur permet de sélectionner le sexe de leur enfant et « d’éliminer » les filles potentielles, la conséquence étant une expansion rapide du phénomène de surmasculinité des naissances.
Tableau 15 • Rapport de masculinité à la naissance selon leur rang et le statut vis-à-vis de la politique de contrôle des naissances, milieu rural, 1981 et 1987

Source : CNPN (1993, volume « milieu rural », p. 304-319).
2. Les petites citadines moins touchées par la surmortalité
9La surmortalité des filles avant leur premier anniversaire, second facteur de masculinisation de la population, ne sévit pas partout avec la même intensité1. Les données corrigées pour le milieu urbain et le milieu rural révèlent en effet des évolutions contrastées en termes de niveaux, puisque la mortalité infantile des filles en milieu rural atteindrait, en 2000, un niveau presque quatre fois plus élevé que celui des petites citadines (figure 8), mais également en termes de tendances. Le milieu rural semble avoir connu une remontée considérable de la mortalité infantile au cours de la dernière période intercensitaire, contrairement au milieu urbain où elle a poursuivi sa baisse, les niveaux ajustés pour l’année 2000 étant même supérieurs à ceux estimés pour 1981 (encadré 5).
Figure 8 • Taux de mortalité infantile selon le milieu de résidence, Chine, 1981-2000


Sources : pour les quotients : 1981 et 1990 : CPIRC (1995) ; en 2000 : Banister (2 007) ; urbain/rural en 2000 : estimations d’après les données du recensement, auxquelles ont été appliqués des ajustements équivalents à ceux effectués par Banister (2 007) pour l’ensemble du pays
10Durant les deux dernières périodes intercensitaires (1982-1990 et 1990-2000), la mortalité infantile a, d’après les ajustements effectués par le CPIRC (1995) et par Banister (2007), sensiblement diminué en milieu urbain, avec des valeurs pour les deux sexes réunis en 2000 plus de deux fois inférieures à celles qui avaient été relevées en 1981 (24,2 ‰ et 11,5 ‰ respectivement) (tableau 16).
Tableau 16 • Taux de mortalité infantile par sexe et milieu de résidence (en ‰) et mesure de la surmortalité féminine, Chine, 1981-2000

Sources (pour les quotients) : 1981 et 1989-1990 : Cpirc (1995). Chine, en 2000 : Banister (2 007). Urbain/rural en 2000 : estimations d’après les données du recensement, auxquelles nous avons appliqué des ajustements équivalents à ceux effectués par Banister (2 007) pour l’ensemble du pays.
11Il faut cependant souligner l’inversion des sexes qui s’est opérée simultanément. La mortalité des filles, qui était légèrement inférieure à celle des garçons en 1981 est, en 2000, devenue supérieure (figure 8). Le même constat peut être fait pour le milieu rural, quoique dans des proportions beaucoup plus considérables. En 2000, la mortalité infantile des garçons est trois fois plus forte en milieu rural qu’en milieu urbain (avec un coefficient multiplicateur de 3,3). Pour les filles, elle y est presque quatre fois plus élevée (avec un coefficient de 3,9). Les données ajustées révèlent en outre une hausse de la mortalité infantile des filles en milieu rural entre 1981 et 2000, le taux étant passé de 39,2 ‰ à 49,8 ‰, soit une augmentation de près de 27 %, une hausse toutefois peut-être en partie imputable à des problèmes de sous-déclaration dans les données plus anciennes (cf. encadré 5).
Encadré 5. Les lacunes de l’enregistrement des décès infantiles
Les évolutions de la mortalité infantile sont difficiles à interpréter, compte tenu des problèmes récurrents de sous-déclaration des décès (Banister, 1987). Selon Banister (2007), dans son commentaire des données sur la mortalité infantile, collectées par le China National Working Committee for Children and Women (CNWC), cette remontée dans les années 1990 n’aurait en réalité pas eu lieu, bien que les niveaux relevés pour l’année 2000 soient acceptés. Selon elle, cette tendance relèverait plutôt d’une forte sous-estimation de la mortalité infantile au cours de la décennie 1990 qui, en 1991, aurait atteint environ 50 ‰, soit près de deux fois le niveau obtenu par le CPIRC après corrections (voir tableau 16). Une enquête menée au milieu des années 1980 par le ministère de la Santé, pour tenter d’évaluer la sous-déclaration des décès d’enfants révèle que le taux de mortalité infantile aurait en réalité atteint 51 ‰ en 1986, soit un niveau nettement plus élevé que celui révélé par les autres sources disponibles (Zhai, 1993) qui vient donc confirmer l’hypothèse de Banister. Selon l’enquête du CNWC, le taux de mortalité infantile était, en 1991, de 17 ‰ en milieu urbain et de 58 ‰ en milieu rural, contre 17,1 % et 29,9 % respectivement en 1989-1990 d’après les ajustements des données du recensement. En 2000, ces taux seraient tombés à 12 ‰ et 38 ‰ respectivement. Ces nouvelles estimations montrent, d’une part, que les problèmes de sous-déclaration touchent donc presque exclusivement les campagnes et confirment, d’autre part, l’écart considérable qui existe entre milieu urbain et milieu rural (Banister, 2007).
II. Des variations d’une province à l’autre
1. Une masculinisation généralisée des naissances
12Le déséquilibre du rapport de masculinité à la naissance, perceptible à l’échelle du pays dès les premières années de la décennie 1980, est désormais patent dans l’immense majorité des provinces chinoises2. Il n’est cependant pas apparu partout simultanément, et son ampleur connaît des variations importantes d’une province à l’autre, de même que d’une minorité ethnique à l’autre (cf. encadré 6).
Encadré 6. Des pratiques discriminatoires plus ou moins développées selon les groupes ethniques
En 2000, les neuf groupes ethniques(a) de plus de cinq millions d’habitants ont tous, à l’exception des Mongols et des Tibétains, un rapport de masculinité global supérieur à la valeur « attendue » pour la Chine définie par Ansley Coale (1991) : 101 hommes pour 100 femmes. Les Hans, les Zhuang, les Mans (ou Mandchous), les Miao (ou Hmongs) et Yi connaissent les rapports de masculinité les plus élevés, supérieurs à 105 hommes pour 100 femmes (soit 4,7 à 7,6 % au-dessus de la norme proposée par Coale). En revanche, les deux groupes musulmans, les Hui et les Ouïgours, ont un rapport de masculinité global de 103,9 et 103,5 respectivement (soit 2,7 % au-dessus de la norme de Coale). Les Mongols et les Tibétains enregistrent, quant à eux, une majorité de femmes, avec des rapports de masculinité de 97,9 et 99,2 respectivement, beaucoup plus conformes aux niveaux habituellement observés (cf. supra, p. 19-21). Notons que deux de ces groupes, les Ouïgours et les Mans, ont enregistré une féminisation relative de leur population entre 1982 et 2000, le rapport de masculinité global étant passé de 105,1 à 103,5 chez les Ouïgours et de 114,5 à 108,0 chez les Mans(b).

Sources : PCO (1985) ; PCO (1993) ; PCO (2002).
Le rapport de masculinité chez les enfants de moins d’un an a augmenté au sein de tous ces groupes ethniques au cours de la dernière période intercensitaire, mais la situation n’a pas évolué partout avec la même rapidité. La hausse la plus forte est survenue chez les Hans, les Zhuang, les Miao et les Yi (de + 6,3 % à + 9,4 %) qui, en 2000, affichaient les rapports de masculinité les plus déséquilibrés, compris entre 116 et 122 garçons pour 100 filles. À l’inverse, et en dépit de la baisse de la fécondité survenue au cours des années 1990, les Ouïgours, les Mongols et les Tibétains affichent des rapports de masculinité chez les enfants de moins d’un an proches des niveaux normaux (autour de 105 garçons pour 100 filles) et n’enregistrent qu’une faible augmentation entre 1990 et 2000 (moins de + 2 points). Ces divergences sont la traduction de différences culturelles existant entre ces groupes, notamment concernant le niveau de préférence pour les fils.
(a) La Chine compte officiellement 56 groupes ethniques, dont l’ethnie han, majoritaire, qui regroupe plus de 90 % de la population.
(b) L’évolution observée chez les musulmans ouïgours peut être mise en parallèle avec la situation des pays majoritairement musulmans que sont le Pakistan et le Bangladesh où une amélioration relative des conditions de mortalité des femmes a permis, ces dernières années, une féminisation progressive de la population.
13Au recensement de 2000, en effet, alors que le rapport de masculinité à la naissance était de 116,9 garçons pour 100 filles au niveau national, il se situait, au niveau provincial, dans une fourchette large. Son niveau le plus faible était observé au Tibet avec 97,4 naissances de garçons pour 100 naissances de filles, et son niveau le plus élevé, dans la province méridionale du Jiangxi avec un ratio de 138. Parmi les trente-et-une provinces chinoises, onze enregistraient, en 2000, un rapport de masculinité à la naissance supérieur à 120 (dont trois atteignaient un niveau supérieur à 135 : Jiangxi, Guangdong et Hainan), tandis que trois d’entre elles seulement affichaient encore une valeur conforme à la norme : le Guizhou (105,4), le Qinghai (103,5) et le Xinjiang (106,7) (tableau 17). Ce sont donc, surtout, les provinces du Sud, du Sud-Est et du centre du pays, majoritairement peuplées de Hans, qui sont concernées par la masculinisation des naissances (Banister, 2004).
Tableau 17 • Rapport de masculinité à la naissance dans les provinces chinoises, 1989 et 2000

Sources : PCO (1993) ; PCO (2002).
14Le cas du Tibet, où l’on enregistrait en 2000 un rapport de masculinité à la naissance anormalement bas (97,4 garçons pour 100 filles contre, rappelons-le, 104 à 107 dans des circonstances ordinaires) reste, quant à lui, inexpliqué. Si des hypothèses sur l’éventualité d’une sous-déclaration des naissances masculines, favorisée par les survivances matriarcales au sein de la société tibétaine, ou d’une malnutrition des mères3 peuvent être avancées pour tenter de justifier ce phénomène au Tibet, les éléments portés à notre connaissance ne permettent pas de les vérifier. Il semblerait cependant que cette surféminité des naissances au Tibet touche surtout les populations d’ethnies non tibétaines qui y résident, le rapport de masculinité à la naissance chez les Tibétains au niveau national se révélant être plus proche des niveaux normaux4 (101,7 garçons pour 100 filles en 2000) (Pco, 2002).
15Toutes les provinces chinoises, à l’exception notable du Zhejiang sur la côte orientale (où ce rapport est passé de 117,1 – le niveau le plus élevé du pays – à 113,1), et du Tibet déjà mentionné (où il est passé de 103,5 à 97,4), ont connu une détérioration du rapport de masculinité à la naissance entre 1989 et 2000. Les hausses les plus marquées sont survenues au Guangdong et au Jiangxi, avec des augmentations respectives de 23,4 % et 24,9 % au cours de la décennie. Dans une moindre mesure, les évolutions observées à Hainan (+ 17,6 %), dans l’Anhui (+ 17,7 %), au Henan (+ 12,7 %), au Guangxi (+ 10,7 %), au Hubei (+ 17 %), au Hunan (+ 15,2 %) et au Shaanxi (+ 13 %) sont également à souligner. Nous noterons aussi une dégradation du rapport de masculinité à la naissance dans les deux principales municipalités chinoises : Beijing et Shanghai, qui présentaient encore, onze ans auparavant, une situation normale. Cette évolution pourrait être, en partie, liée aux migrations en provenance des campagnes, les comportements et valeurs plus traditionnels vis-à-vis de la reproduction n’ayant pas été immédiatement transformés par la migration (Wu Haixia et al., 2007 ; Feng et Zhang, 2002).
16La représentation cartographique au niveau administratif, plus détaillée, des 343 préfectures (diqu) chinoises réalisée par Zhang Liping (2005) à partir des données du recensement de 2000 (voir carte 3), révèle une répartition spatiale du rapport de masculinité à la naissance très hétérogène au sein des différentes provinces. Au contraire de l’Inde où quelques poches de forte surmasculinité apparaissent clairement lors d’une analyse spatiale, la Chine se caractérise, notamment en 1990, par des grappes plus dispersées (Guilmoto, 2005a) relativement indépendantes des frontières provinciales. La répartition spatiale de la masculinisation ne s’est pas significativement modifiée entre 1989 et 2000, mais le phénomène s’est largement diffusé durant cette décennie, notamment à partir du Guangdong, du Hebei, du Henan, de l’Anhui et du Shanxi. La masculinisation des naissances s’est aussi remarquablement développée dans le Nord-Ouest et dans un grand quart Sud-Est du pays, les préfectures connaissant les plus fortes distorsions du rapport de masculinité à la naissance se situant principalement au Guangdong, dans le Sud du Guangxi, au Jiangxi et au Hunan, dans l’Est du Fujian et du Zhejiang, au Shanxi et au Shaanxi. La plupart des préfectures affichant encore, en 2000, un rapport de masculinité à la naissance normal sont, quant à elles, pour la plupart, localisées dans les régions reculées les moins développées, qui connaissent à la fois des proportions de minorités ethniques plus élevées et une fécondité plus forte (Attané, 2007). C’est également le cas des préfectures du Nord du Guizhou, de l’Est du Sichuan et de la partie occidentale de la Mongolie intérieure.
17La moitié des préfectures (173 sur 343, soit 50,4 %), qui regroupe 57,4 % de la population du pays, présente en 2000 un rapport de masculinité « très » ou « extrêmement déséquilibré », supérieur à 113 naissances de garçons pour 100 naissances de filles. Seules 82 préfectures (soit 23,9 %) affichent une absence de déséquilibre (Zhang Liping, 2005).
2. Une surmortalité des filles qui varie selon les provinces
18À l’image de ce qui est observé pour le déséquilibre des sexes à la naissance, les provinces chinoises présentent des situations très variables en ce qui concerne la surmortalité infantile des filles. Or, si la Chine demeure un pays très inégalitaire sur le plan démographique, avec des chances de survie des enfants qui varient beaucoup d’un bout à l’autre du pays, les différences dans le traitement des filles à l’origine de leur surmortalité ne sont pas calquées sur la répartition spatiale de la mortalité infantile (tableau 18). Autrement dit, ce ne sont pas les provinces connaissant la mortalité infantile la plus élevée qui pratiquent les plus fortes discriminations vis-à-vis des filles.
Tableau 18 • Taux de mortalité infantile selon le sexe et rapport du taux de mortalité infantile des filles à celui des garçons dans les provinces chinoises, 1990 et 2000

* La municipalité de Chongqing, constituée de la partie orientale de l’ancien territoire de la province du Sichuan, a été créée en 1997. C’est pourquoi on ne dispose pas de données pour cette municipalité en 1990.
19Sources : pour 1990 (colonnes 1 et 2) : données ajustées par Lu, Hao et Gao (1994) ; pour 2000 (colonnes 3 et 4) : recensement de 2000 (PCO, 2002).
20Les inégalités entre les sexes sont accusées à des degrés divers d’une province à l’autre. Naître dans les grandes villes de Beijing, Shanghai ou Tianjin, en ex-Mandchourie (Liaoning, Jilin, Heilongjiang) ou dans les provinces du Nord-Ouest (Xinjiang, Ningxia, Qinghai et Sichuan, notamment) laisse aux filles une chance à peu près égale à celle des garçons de survivre jusqu’à leur premier anniversaire (tableau 18 ; carte 5). Mais partout ailleurs, contrairement à ce qui est généralement observé, les filles meurent plus que les garçons. En 1990, le record était détenu par la province méridionale du Guangxi, l’une des plus pauvres du pays, où le taux de mortalité infantile des filles était deux fois plus élevé que celui des garçons. Globalement, naître dans le Sud (en particulier au Guangxi, au Guangdong, au Fujian et à Hainan) ou dans le centre du pays (Jiangxi, Anhui, Henan, Hubei, Hunan, Shaanxi et Gansu) expose les filles à la surmortalité la plus forte.
21Dans toutes les provinces – à l’exception notable du Guangxi, où la situation était de loin la plus mauvaise en 1989, du Zhejiang, du Shandong et du Sichuan –, la situation des filles, comparée à celle des garçons, s’est dégradée au cours de la dernière décennie (cartes 4 et 5). Non seulement la surmortalité infantile des filles s’est accentuée dans les provinces où elle était déjà observée en 1989 (comme dans l’Anhui, le Henan, le Hunan ou le Gansu), mais elle est apparue dans des provinces qui connaissaient encore une situation normale ou proche de la normale au début de la décennie. C’est le cas, notamment, du Hubei (où le rapport des taux de mortalité infantile est passé de 0,96 en 1989 à 1,38 en 2000), du Qinghai (de 0,89 à 1,07) et du Shaanxi (de 1,05 à 1,52). Au Guangdong, la surmortalité infantile des filles a augmenté de 42 % sur cette période ; au Hebei, de 43 % ; au Shaanxi, de 44 % ; au Jiangxi, de 65 %. La dégradation la plus rapide est observée dans l’île de Hainan, où le rapport du taux de mortalité infantile des filles à celui des garçons a augmenté de 70 % durant ces dix ans.
22En 1989, le rapport des taux de mortalité infantile s’établissait dans une fourchette allant d’un niveau conforme aux niveaux attendus, comme à Shanghai (0,80), à près de trois fois cette valeur (2,32) au Guangxi. En 2000, l’amplitude du phénomène n’a que peu varié, le rapport s’établissant entre 0,89 (au Xinjiang) et 2,33 (au Jiangxi), mais la situation globale s’est fortement détériorée. En 1989, seules 17 provinces sur 30 affichaient un rapport des taux de mortalité infantile supérieur à 1. En 2000, par contre, c’était le cas pour 26 des 31 provinces. L’écart entre filles et garçons dans la mortalité infantile ne s’est réduit que dans quatre provinces seulement : le Guangxi (− 23 %), le Sichuan (− 10 %), le Zhejiang (− 4 %) et le Shandong (− 3 %).
23L’élimination des filles en phase prénatale, par la pratique d’avortements sélectifs, et les négligences dont elles sont victimes après leur naissance et qui sont à l’origine de leur surmortalité, sont les deux principales formes de discriminations à l’origine d’un déficit féminin croissant. Ces deux pratiques ont connu un développement incontestable au cours de la décennie 1990. En 1990, une corrélation linéaire positive était déjà visible entre le rapport de masculinité à la naissance et la surmortalité infantile des filles au niveau des provinces (r = 0,588 et p = 0,001). Dix ans plus tard, cette corrélation est devenue plus étroite encore (r = 0,851 et p = 0,000), soulignant ainsi l’accentuation des discriminations envers les filles (figure 9).
Figure 9 • Corrélation entre le rapport de masculinité à la naissance et la surmortalité infantile des filles dans les provinces chinoises


Sources : rapport de masculinité à la naissance : PCO (1993) ; PCO (2002) (cf. tableau 17) ; rapport des taux de mortalité infantile des filles à ceux des garçons (cf. tableau 18).
24Cette évolution tend en outre à prouver qu’au niveau provincial, la sélection prénatale du sexe suivie d’un avortement vient de plus en plus souvent en renfort des négligences dans le traitement des filles à l’origine d’un décès prématuré, et vice-versa. Ces deux pratiques discriminatoires se sont donc développées simultanément et, contrairement à ce qui a été suggéré par certains auteurs (voir notamment Goodkind, 1996), les négligences dans le traitement des filles à l’origine de leur surmortalité – qui peuvent être qualifiées de pratiques discriminatoires « traditionnelles » – n’ont donc pas été supplantées par les avortements sélectifs, qui font appel à des techniques modernes5. Tandis que dans certaines provinces comme le Heilongjiang, le Ningxia et le Xinjiang, les couples recourent peu, tant à l’avortement sélectif qu’aux négligences de traitement pour éliminer leurs filles, dans d’autres, en particulier l’Anhui, le Jiangxi, le Henan, le Guangdong et Hainan, ces deux pratiques se sont développées simultanément. Notons que Zhang Erli (2005) a également montré la corrélation étroite existant, localement au niveau des préfectures, entre ces deux pratiques discriminatoires, les régions caractérisées par un déséquilibre important du rapport de masculinité à la naissance présentant également une surmortalité accrue des filles avant leur premier anniversaire.
Notes de bas de page
1 Notons qu’en dépit du manque de concordance des estimations de la mortalité infantile (cf. encadré 1, p. 13), les écarts entre garçons et filles restent d’une ampleur équivalente.
2 Administrativement, la Chine est découpée en 22 provinces, 5 régions autonomes, 4 municipalités et 2 régions autonomes spéciales : Hong Kong (depuis 1997) et Macao (depuis 1999). Par souci de concision, nous les regroupons sous le terme générique de « provinces ».
3 La thèse selon laquelle la malnutrition des mères influencerait la sélection des spermatozoïdes et donc le rapport de masculinité à la naissance à la baisse est notamment développée par Clarke (2000) et Andersson et Bergström (1998).
4 En effet, il s’agit peut-être là d’une conséquence des stratégies familiales mises en place par les Hans émigrés au Tibet qui, du fait de cette migration, sont autorisés à avoir un enfant de plus, en règle générale, que s’ils étaient restés sur leur lieu de résidence d’origine. Ils pourraient donc profiter de leur migration pour avoir une fille, avant de quitter le Tibet. Il ne s’agit cependant que d’une hypothèse que nous n’avons actuellement pas les moyens de vérifier ni d’étayer.
5 Il faut en outre garder à l’esprit qu’une partie des décès des filles dus à des négligences de traitement n’a vraisemblablement pas fait l’objet d’un enregistrement préalable de la naissance. Ces décès contribuent donc, d’un point de vue statistique, au déséquilibre du rapport de masculinité à la naissance et non à celles relatives à la mortalité des enfants. Mais le nombre de décès dans cette catégorie n’est pas connu, et nous ne disposons d’aucun élément pour soutenir cette hypothèse.
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