Chapitre 20
Petits et grands hommes du Doubs
L’article « Moyenne » de 1876 et son réexamen par Ridolfo Livi1
p. 553-608
Texte intégral
1Pour Michel Armatte, « la place qu’occupe la moyenne dans la discipline naissante qu’est la statistique au xixe siècle est si importante que celle-ci se réduit parfois à une théorie des moyennes » (Armatte, 1991, p. 63). Ce constat vaut particulièrement pour Louis-Adolphe Bertillon qui, dans de nombreuses publications, traite des moyennes en général et applique des calculs de moyennes à différents domaines de la démographie et de l’anthropologie physique. Les applications l’intéressent plus que la théorie : il n’est pas très à l’aise avec la formalisation mathématique, vers laquelle il se tourne par nécessité et non par goût ; pour lui, « la statistique est semblable à ces produits pharmaceutiques dont l’aspect est repoussant, l’odeur fétide et la saveur âcre, et que pourtant des propriétés puissantes rendent précieux au médecin et au malade » (1859a, p. 400).
2Dans l’article « Moyenne » qu’il publie simultanément dans le DESM et dans le JSSP (1876b, 1876i), il rassemble ses idées-forces à propos, non seulement des moyennes, mais aussi d’autres outils statistiques permettant de décrire la distribution des valeurs prises par une variable quantitative : médiane, écart probable, sériation… Ce texte, encensé notamment par Jacques et Suzanne Bertillon, qui entendaient lui conférer une valeur canonique2, est probablement le plus souvent cité de tous ses travaux. Il est aussi, malencontreusement, un des moins convaincants. Les notions mathématiques y sont présentées de manière diffuse, tandis que les principaux exemples traités, la taille des conscrits du Doubs et la capacité crânienne des Africains, mettent des observations fallacieuses au service des théories biologisantes et racialistes de l’ami le plus influent de Bertillon, Paul Broca.
Moyenne objective, moyenne subjective, moyenne arithmétique
3Libby Schweber, Éric Brian, Alain Desrosières ont analysé en détail la conception des moyennes chez Bertillon (Schweber, 2005, 2006 ; Brian, 1991a ; Desrosières, 1993). Suivons ici la présentation de Desrosières qui indique que, chez Bertillon la conception générale des moyennes est, pour l’essentiel, empruntée à Quetelet :
« Quetelet distingue trois types de moyennes, dont la présentation va fournir le cœur de maints débats statistiques jusqu’au début du xxe siècle. Adolphe Bertillon, présentant ces distinctions trente ans après Quetelet, les désignera de façon assez claire. La moyenne objective correspond à un objet réel, soumis à un certain nombre de mesures. La moyenne subjective est le résultat du calcul d’une tendance centrale, dans le cas où la distribution présente une forme ajustable à celle de la "loi binomiale" (cas des tailles). Seuls ces deux cas méritent vraiment le nom de "moyenne". Le troisième cas se présente si la distribution n’a pas du tout cette forme "normale". Bertillon la nomme moyenne arithmétique pour souligner le fait que c’est une pure fiction » (Desrosières, 1993, p. 98).
4Les études de cas que Bertillon développe dans l’article « Moyenne » n’engagent pas de calculs de moyennes objectives, mais ont en commun d’aborder une même question : la moyenne de telle ou telle distribution est-elle subjective ou arithmétique ? Autrement dit, le groupe décrit est-il réel ou factice ? Et s’il est factice, peut-il être décomposé en deux ou plusieurs groupes réels ?
Homme moyen, hommes moyens
5Très schématiquement on pourrait dire que Quetelet, qui se proclame monogéniste, est à la recherche de l’homme moyen, tandis que Bertillon, polygéniste, s’efforce d’identifier une pluralité d’hommes moyens, correspondant à autant de peuples ou de races. Mais une telle simplification ferait bon marché des distances prises par Bertillon, peut-être moins par conviction idéologique que par prudence empirique, à l’égard des théories polygénistes et des « insolubles hypothèses d’origine » (1863a, p. 344) ; et du côté de Quetelet elle impliquerait de prendre trop au sérieux le « conte de l’homme moyen » (Borlandi, 2008) : la « lettre xxi » sur la théorie des probabilités a pour titre « Chaque race d’homme a son type particulier. Applications de cette théorie », et porte sur l’observation de populations telles que les petits « Lapons3 et les grands « Patagons ». Quetelet distingue donc, tout comme Bertillon, plusieurs types d’homme moyen (Quetelet, 1846, p. 139 ; Bertillon L.-A., 1857a, p. 22). Au-delà de leurs divergences doctrinales à propos de l’unité ou de la diversité de l’espèce humaine, voici ce qu’écrit Bertillon :
« Ainsi admettons par hypothèse qu’il y ait dans le royaume de Suède à peu près autant de Lapons que de Suédois, et qu’on veuille avoir la taille moyenne de ces citoyens d’un même État ; ce serait à peu près comme si l’on voulait obtenir la moyenne entre un régiment de grenadiers et un régiment de chasseurs d’Afrique. Ici la taille moyenne, résultant de l’opération arithmétique, ne serait plus la taille probable4, mais bien plutôt l’improbable, car elle tomberait entre les deux groupes dont serait composé le relevé » (1857a, p. 22).
6Des Lapons et des Suédois, des grenadiers et des chasseurs : Bertillon décalque les exemples de Quetelet dans ses Lettres sur la théorie des probabilités :
« Tout se passe donc comme s’il existait un homme type dont tous les autres hommes s’écartent plus ou moins […] Cette moyenne varie d’un peuple à l’autre, et quelquefois même dans les limites d’un seul pays, où deux peuples d’origines différentes peuvent se trouver confondus. Que demain on peuple une île déserte, en y plaçant 1 000 hommes de la race la plus grande, des Patagons par exemple, ayant tous 1,80 m de hauteur, et 1 000 Lapons n’ayant que 1,40 m de hauteur : la taille moyenne dans cette île sera de 1,60 m et cependant pas un homme n’aura cette taille » (Quetelet, 1846, p. 142).
« On me demandera ce que deviendrait ma prétendue régularité dans la manière dont procèdent les mesures, si j’avais à opérer sur un régiment de cuirassiers, par exemple, ne contenant que des hommes très grands et très vigoureux, et sur un régiment de chasseurs, composés d’hommes beaucoup plus petits. En mêlant toutes les mesures et en les groupant par ordre de grandeur, le groupe le plus nombreux ne correspondrait certainement pas à la moyenne » (Quetelet, 1846, p. 139).
7Si la Suède avec ses petits Lapons et ses grands Suédois figure ici avant tout comme un cas d’école, Bertillon va trouver dans le Doubs un cas de dualisme qu’il estime bien réel.
Le cas des conscrits du Doubs
8En 1863, Bertillon présente, devant la Société d’anthropologie de Paris, la première version d’une étude sur la taille des conscrits. Il s’intéresse à deux départements en particulier, le Doubs et le Finistère, qui occupent des positions extrêmes dans la distribution des tailles, avec de grands Francs-Comtois d’une part et de petits Bretons d’autre part (BSAP, 1863a ; réédité dans les ADI, 1882h). Dans le Doubs, la distribution des statures présente la particularité de comporter deux maximums, l’un à 5 pieds et l’autre à 5 pieds 2 pouces, la tranche 5 pieds 1 pouce formant un creux5. Dans le Finistère, la courbe ne comporte qu’un maximum, à 5 pieds. Lorsqu’il fractionne les observations du Doubs en différentes sous-périodes, Bertillon retrouve pour chacune d’elles le creux à 5 pieds 1 pouce séparant les deux modes voisins (1863a, p. 239), ce qu’il interprète comme une preuve de la robustesse de son observation. Il en conclut que le Doubs réunit deux composantes, décrites comme étant l’une du « type burgonde », l’autre proche de la population française dans son ensemble (1865h, p. 1497). Son confrère Gustave Lagneau qualifiera les deux sous-groupes de Burgondes et de Séquanes6.
9Cette étude va acquérir une valeur spéciale d’exemplarité, en faisant l’objet d’abord d’une série d’approfondissements de la part de Bertillon, puis d’une cascade de discussions de la part d’anthropologues, de statisticiens et d’historiens. Elle constitue un bon analyseur de la manière dont s’articulent, chez Bertillon et chez ceux qui se réfèrent à lui, des grilles générales d’interprétation, des observations empiriques et des méthodes statistiques permettant de les raccorder. Le mérite des grilles est de faire sens, que ce soit dans une perspective scientifique ou idéologique, celui de la taille est d’être mesurable. De quoi la taille peut-elle être le signe ? Pour Bertillon, avant tout de l’appartenance à un « peuple » ou à une « race » ; la courbe bimodale des tailles des conscrits du Doubs témoigne à ses yeux de la cohabitation dans ce département de deux populations disjointes.
10Mais la taille dépend aussi d’autres déterminations qui viennent compliquer le raisonnement. Elle croît au long de l’enfance et encore au début de la vie adulte. Elle peut varier en fonction de différents aspects du mode de vie, et en particulier du régime alimentaire, les pénuries endurées par les fœtus ou les enfants ralentissant leur croissance. Sa quantification requiert des conventions de mesure et des dispositifs pratiques d’observation : on peut la chiffrer en pieds ou en mètres, à l’aide d’une toise ou d’un ruban de couturière, dans les circonstances d’une visite médicale, d’une incarcération, ou au conseil de révision. On observe en outre des effets d’arrondi : la fréquence des multiples de 5 ou de 10 est supérieure à celle des valeurs contiguës. Les personnes mesurées peuvent aussi se tasser ou se grandir ; la taille requise pour la conscription étant de 156 cm au cours de la période étudiée, on observe un renflement de la courbe pour la valeur de 155 cm : les petits se font encore plus petits pour échapper au service militaire ; inversement, l’attrait des corps d’élite suscite chez certains un effort pour se grandir.
11L’étude de la taille des conscrits du Doubs s’inscrit dans le prolongement des « Recherches sur l’ethnologie de la France » avec lesquelles Paul Broca, ami et protecteur de Bertillon, avait inauguré la série des Mémoires de la Société d’anthropologie de Paris (Broca, 1860a). Pour Broca, « la population actuelle de la France, en vertu de la multiplicité et de la diversité de ses origines, doit présenter les caractères d’une race croisée » (Broca, 1860b, p. 17) ; les races dont elle est issue sont susceptibles d’être identifiées par des traits anthropométriques tels que la stature, la couleur des yeux et des cheveux, la conformation du crâne. Les anthropologues sont à peu près les seuls à vouloir produire des statistiques sur les dimensions des crânes ou sur la pigmentation de divers organes ; ils ont peu de moyens, donc les informations sur ces caractéristiques physiques sont peu nombreuses. En revanche une institution puissante, l’Armée, s’intéresse à la stature des jeunes hommes : selon une tradition qui remonte au moins à l’Empire romain (Boudin, 1863), elle exclut de son infanterie les hommes très petits, et réserve à des hommes grands l’accès à ses corps d’élite, contribuant ainsi à l’affirmation du « pouvoir des grands » (Herpin, 2006). En France, elle publie, depuis 1819, un compte rendu annuel des opérations de recrutement qui comporte des informations détaillées, département par département, sur la taille des jeunes hommes. C’est pourquoi Broca, dans la géographie raciologique qu’il s’efforce de construire, se limite à l’observation de la taille : il publie une carte représentant les variations de la part des exemptions pour défaut de taille lors des conseils de révision tenus de 1831 à 1849. Une France des petits hommes d’origine principalement « celtique » se dessine au sud-ouest, opposée à celle des grands d’origine « kimrique » ou « belge » au nord-est, une zone intermédiaire « kimro-celtique » s’étendant de la Manche à l’Isère (Broca, 1860b, p. 56). Broca ne fait aucune référence à Adolphe d’Angeville qui avait pourtant publié une carte similaire sur la base des comptes rendus de l’Armée des années 1825 à 1833, en employant lui aussi le terme de « race », mais en assimilant la race à l’appartenance à l’une des provinces de l’ancienne France, où, par exemple, de petits Bretons voisinaient avec de grands Normands (d’Angeville, 1836, 5e carte hors texte).
12Bertillon évoque de nouveau les conscrits du Doubs dans l’article « Taille » qu’il publie en 1865 dans le Dictionnaire de médecine de Littré et Robin (voir le chapitre 1 du présent ouvrage). En 1876, revenant plus longuement sur ce cas dans la notice « Moyenne » du DESM, il durcit sa critique de Quetelet : « Voilà l’homme moyen : c’est un triste sire » (1876b, p. 311). Il rajoute à son tableau une colonne présentant enfin les données brutes des tailles des conscrits du Doubs, et non seulement celles qu’il avait « rectifiées par le calcul7 ». Ces rectifications sont des lissages prétendument effectués en référence à un modèle binomial et suivant une méthode déjà employée par Quetelet8. Bertillon assure qu’il détaillera cette méthode dans la rubrique « Taille » du DESM, mais il mourra avant que ce dictionnaire ne parvienne à la lettre T ; cependant il paraît clair que les ajustements étaient faits à vue de nez, et non en minimisant les écarts à une fonction mathématique bien identifiée. Il se permet de ramener par lissage la distribution du Doubs à une courbe bimodale, et celle de la France entière à une courbe à maximum unique, alors que les chiffres bruts pour la France présentent eux aussi deux maximums (1876b, p. 304). Devenu un fervent adepte des représentations « figurées », il publie cette fois un graphique qui représente les courbes lissées, et non les données brutes, (1876b, p. 306) et qui va rendre son analyse accessible à un public profane.
Effets du mode de vie : Jules Carret et la stature croissante des conscrits savoyards
13En avril 1881, Bertillon participe à Alger au congrès de l’Association française pour l’avancement des sciences. Il y entend une communication de Jules Carret sur l’accroissement de la taille des Savoyards (Carret, 1882)9. Ce médecin procède à une critique en règle de certaines « opinions admises » :
« On pense que la taille moyenne d’une population est une quantité à peu près constante ; – qu’ainsi la taille moyenne a une valeur ethnique. On imagine, après Broca10, que, dans une portion quelconque de la France ou de la Gaule, la taille moyenne n’a pas pu varier sensiblement depuis l’époque de Jules César, ou depuis un temps plus reculé. On admet, à la rigueur, que la misère, que les guerres peuvent exercer sur la stature des peuples une influence fâcheuse ; mais cette concession semble purement théorique, et on n’accorderait pas que cette diminution passagère de la taille moyenne pût dépasser quelques millimètres, ou même pût réellement être mesurée. À ce sujet, lisez Broca, Mémoires d’anthropologie, 1871, tome 1er, de la page 385 à la page 51911. Là sont exposées ces opinions, et je ne sache pas qu’elles aient jamais été combattues » (Carret, 1882, p. 711-712).
14Carret poursuit en montrant qu’en Savoie la taille des conscrits des classes 1872-1879 est plus élevée de 6 cm environ que celle des conscrits des classes 1811-181212 ; dans certaines localités, la progression atteint 12 cm. Il note que la Savoie n’a subi ni « invasions de races nouvelles et de haute stature », ni « émigrations de races petites » et conclut : « Il me paraît démontré que la taille moyenne n’a ni l’invariabilité, ni la valeur ethnique qui lui étaient attribuée » (ibid., p. 718). L’accroissement de la stature lui semble être une conséquence de « l’élévation du type de bien-être » (p. 726), elle-même liée aux « progrès de l’agriculture » (p. 727).
15À la différence de Bertillon qui semble ne connaître la taille des conscrits qu’au travers des Comptes rendus publiés par l’Armée, Carret a une expérience de terrain : il a « accompagné le conseil de révision » (ibid., p. 730) et a eu accès aux registres des bureaux de recrutement (p. 712-713). Il a constaté qu’à chacune des périodes qu’il a observées, les toises étaient divisées en centimètres, et c’est dans le système métrique qu’il situe toutes ses observations. Pour lui, il n’y a donc pas lieu de déplorer le groupement en pouces que Bertillon, tributaire des Comptes rendus, trouve « bizarre et incommode » (1865h, p. 423 ; chapitre 1 du présent ouvrage). Carret considère qu’à des races différentes peuvent correspondre des statures moyennes différentes, mais montre que si deux groupes pratiquent des mariages mixtes, les statures intermédiaires deviennent prédominantes en très peu de générations (Carret, op. cit., p. 723-724).
16Présent à Alger, Bertillon participe à la discussion. Il n’est absolument pas convaincu par ce qu’il vient d’entendre :
« M. le Docteur Bertillon ne comprend pas l’accroissement tout à fait énorme, anormal, de 12 centimètres, qui nous est signalé par M. le Docteur Carret. La taille ne varie que dans des limites très faibles. M. le Docteur Letourneau13 manifeste aussi son étonnement d’un semblable changement, ainsi que M. le Docteur Liétard14.
M. le Docteur Bertillon dit, à propos de l’accroissement merveilleux de tailles survenu, de 1812 à 1879 en Savoie, que les années 1811 et 1812 sont des années exceptionnelles, car, à cette époque, les conscrits bons disparaissaient. Il serait bon de ne pas se borner aux années 1811, 1812 et 1813 et aux années dernières, mais de prendre une série d’années.
M. le Docteur Carret fait observer que, sur les tableaux de 1811-1812, il n’y a pas de déserteurs ; que, de plus, il a relevé des mesures de 1828 à 1837 et qu’elles sont précisément intermédiaires » (Carret, 1882, p. 731).
17Dans son livre, La révolution des corps. Décroissance et croissance staturale des habitants des villes et des campagnes en France, 1780-1940, Laurent Heyberger montre qu’au long du xixe siècle la stature s’accroît nettement dans les campagnes, alors que dans les villes et surtout dans les villes les plus industrialisées, elle est stable ou elle diminue ; ainsi à Mulhouse, le « Manchester français », la taille baisse assez régulièrement pour les cohortes nées de 1805 à 1860 (Heyberger, 2005, p. 302). On peut voir là un des éléments d’explication de l’accueil incrédule que Bertillon, dont l’expérience est principalement parisienne, réserve aux analyses de Carret. Mais on peut aussi supposer que pour Bertillon les traits anthropométriques sont avant tout des invariants caractéristiques d’une race ou d’un type humain ; il n’est pas prêt à s’ouvrir à la critique des travaux de Broca – et implicitement des siens – dans laquelle s’est engagé son confrère savoyard.
18À la décharge partielle de Bertillon, on peut signaler que Carret ne prend pas en compte le fait que sa série d’observations débute en 1811-1812, années de guerre pendant lesquelles la conscription intervenait avant l’âge de 20 ans, c’est-à-dire nettement avant que la croissance des recrues ne soit terminée15. Mais la correction à apporter serait bien inférieure à la progression d’ensemble mesurée par Carret en Savoie. Les études ultérieures de Michiel van Meerten et de David R. Weir montrent que la taille moyenne des Français progresse au xixe siècle, à un rythme moins soutenu, il est vrai, qu’en Savoie16.
L’émergence d’une vulgate
19En 1885, Jacques Bertillon prolonge le travail de son père sur la taille des conscrits en présentant devant la Société de statistique de Paris, à l’occasion du 25e anniversaire de celle-ci, une communication sur « La taille de l’homme en France », et en publiant dans le DESM l’article « Taille » qui avait été promis à Amédée Dechambre par son père (Bertillon Jacques, 1885a, 1885b et 1886). Étudiant la répartition des tailles pour les années 1858 à 1867 (classes 1857 à 1866), il estime que le dualisme de la population du Doubs, diagnostiqué par son père pour la décennie 1851-1860, est confirmé puisqu’une distribution bimodale des tailles s’y observe de nouveau (Bertillon J., 1885a, p. 628). Il publie, ce que son père n’avait pas fait, un tableau de l’ensemble des distributions départementales, sur lequel on peut constater que les départements à distribution bimodale sont très nombreux (62 sur 86), c’est-à-dire qu’ils vont bien au-delà de l’aire « burgonde ». Mais 77 départements présentent un mode à 5 pieds, 64 à 5 pieds 2 pouces, et 2 à 5 pieds 1 pouce. Ce vide central dans la distribution est une anomalie qui échappe à Jacques Bertillon, et qui est en contradiction avec le résumé qu’il avait fait lui-même de l’analyse de son père : « M. Bertillon montre, par des exemples (taille des conscrits français), que la même régularité s’observe dans l’arrangement des tailles d’une nation homogène, le plus grand nombre de faits venant se grouper autour de la moyenne » (Bertillon J., 1877, p. 531).
20Bertillon fils ne prend pas en compte les résultats des années 1868 et 1869 (classes 1867 et 1868) dont les comptes rendus, pourtant disponibles, montrent que la distribution des tailles du Doubs est cette fois de type approximativement binomial, en forme de dos de dromadaire et non de chameau. Jusqu’en 1866, la cavalerie légère et le génie requéraient une taille de 1679 mm (5 pieds 2 pouces), la cavalerie de ligne et l’artillerie, de 1706 mm (5 pieds 3 pouces), l’accès à la cavalerie de réserve requérait encore un pouce de plus ; tous les tableaux publiés dans les Comptes rendus suivaient une division en pouces (exprimée en millimètres). En 1867, les seuils sont définis en centimètres, avec des intervalles de trois centimètres et non plus d’un pouce (ou 27,07 mm)17. Avec ce changement d’échelle, la plupart des départements, et le Doubs notamment, présentent une distribution unimodale des tailles.
21Cependant, Jacques Bertillon s’écarte sensiblement des analyses de son père ou de Broca en se montrant plus ouvert à l’idée que la stature puisse dépendre à la fois de l’inné et de l’acquis18. Peut-être emprunte-t-il cette idée à Jules Carret, dont il cite par ailleurs les travaux19. Il ne se lance pas pour autant dans l’observation des variations de la taille en fonction du mode de vie pendant l’enfance.
22En 1889, Émile Levasseur reproduit, dans sa Population française, la courbe bimodale des tailles des conscrits du Doubs20. En 1895, dans son Cours élémentaire de statistique, Jacques Bertillon publie de nouveau le diagramme bimodal et cite encore l’article « Moyenne » de son père paru dans le DESM, reprenant la formule « Voilà l’homme moyen : c’est un triste sire » (Bertillon J., 1895, p. 117)21. Il contribue ainsi à faire de l’article « Moyenne » un classique. Sa fille Suzanne à son tour célébrera la mémoire de son grand-père en publiant des versions schématisées et truffées d’erreurs de la courbe des tailles des conscrits du Doubs22, devenue une vulgate dont la popularité tient pour beaucoup au recours à l’expression graphique. Cette courbe en dos de chameau est devenue une sorte de gimmick visuel.
La critique de Ridolfo Livi
23En 1895, Ridolfo Livi23 procède à un réexamen approfondi de l’analyse par Bertillon père des tailles des conscrits du Doubs. Ce médecin et anthropologue italien a enseigné à l’université de Modène, où exerçait aussi Enrico Morselli (dont le livre, Il suicidio, doté d’un riche ensemble de cartes statistiques, allait être la principale référence de Durkheim dans Le suicide24). Il a conduit pour le tout nouveau ministère italien de la Guerre l’analyse d’une grande enquête anthropométrique menée sur les conscrits des classes 1859-1863. Il a quantifié des différences de stature qui, de la Vénétie à la Sardaigne, étaient plus amples que celles observées en France du Doubs au Finistère (Livi, 1883). Il s’est appuyé sur une étude de Luigi Bodio sur la stature des conscrits en Italie (Bodio, 1878 ; 1879). Bodio accordait plus d’importance que Bertillon – que par ailleurs il admirait (Bodio, 1883) – aux opérations de « sériation » d’une variable et aux calculs d’indices de dispersion. La « mise en série » ou « sériation » consiste à distribuer un ensemble de valeurs quantitatives dans une série de classes d’intervalles constants. Elle est une étape vers le calcul de la moyenne : les opérations s’effectuant à la main ou à la règle à calcul, la répartition en n classes permet de calculer la moyenne d’une distribution de N valeurs en effectuant n, et non N, multiplications ; plus N est grand, plus la répartition en classes s’impose. Elle permet aussi de décrire la forme d’ensemble de la distribution en allant au-delà d’un seul indicateur de tendance centrale. Bodio décrivait les tailles des conscrits italiens en faisant appel à toute une panoplie de descripteurs statistiques, moyennes, médianes, écarts médians calculés à droite et à gauche (il notait que l’écart médian vers les petites tailles était plus important que celui vers les grandes). Il s’appuyait sur les analyses de son adjoint Luigi Perozzo, très solide statisticien, qu’il citait élogieusement.
24Pour Livi comme pour Carret, et à la différence de Bertillon, les tableaux publiés dans les Comptes rendus de l’Armée ne sont pas issus d’une boîte noire. C’est sur la base de sa connaissance de l’amont de la production de la statistique des conscrits que Livi se lance dans un réexamen de l’interprétation par Louis-Adolphe Bertillon de la courbe bimodale des tailles des conscrits du Doubs. Ayant construit des diagrammes représentant la distribution des tailles à l’échelle des différentes régions et provinces italiennes, il n’a rencontré aucun cas de courbe similaire à celle tracée pour le Doubs par L.-A. Bertillon25. En 1895, il publie un article sur les courbes statistiques en anthropométrie dans lequel il propose une toute nouvelle explication des résultats de Bertillon. Il s’appuie sur le témoignage du Dr René Collignon26, médecin militaire à Cherbourg, qui a joué un rôle d’expert auprès des conseils de révision et qui lui a assuré que les tailles des appelés étaient mesurées dans le système métrique, et le plus souvent au centimètre près (Livi, 1895, p. 29). Ces valeurs en centimètres étaient ensuite reportées sur des tableaux dont les intervalles étaient définis en pouces ou en équivalents millimétriques de pouces. Ainsi les appelés de 163, 164 et 165 cm avaient désormais 5 pieds, ceux de 166 et 167 cm, 5 pieds 1 pouce, ceux de 168, 169 et 170 cm, 1 pied 2 pouces. Dans l’hypothèse où toutes les tailles seraient initialement mesurées au centimètre près et où la distribution des tailles serait uniforme, la fréquence des mesures converties en pouces serait d’un tiers plus faible pour la taille de 5 pieds 1 pouce que pour les tailles avoisinantes de 5 pieds et de 5 pieds 2 pouces (Livi, 1895, p. 22s).
25Livi estime donc que le dualisme de la population du Doubs est un artefact dû à la conversion en pouces de mesures prises dans le système métrique au centimètre près. Il relève, après Jacques Bertillon27, que dans les années 1850 une distribution bimodale s’observe non seulement dans le Doubs, mais aussi dans un très grand nombre d’autres départements. Il montre que dans le Doubs la distribution des tailles des conscrits des classes 1888-1891, à une date où l’échelle des tailles retenue pour les tableaux des comptes rendus de l’Armée est en centimètres, présente un maximum unique (figure 1)28.
Figure 1. Courbe des tailles des conscrits du Doubs, d’après Louis-Adolphe Bertillon (trait plein, 1851-1860) et Ridolfo Livi (pointillés, 1888-1891) (Livi, 1895, p. 24, figure 10)

La lente réception de la critique de Livi
26Après 1895, Jacques Bertillon, sauf omission de notre part, n’évoque plus l’étude « magistrale » de son père sur la taille des conscrits du Doubs29. A-t-il eu ou non connaissance de la critique de Livi, nous l’ignorons. Un tiré à part de l’article de Livi comporte un envoi de son auteur à Alphonse Bertillon30. L’affaire Dreyfus était en train de creuser un fossé entre les deux frères : Alphonse Bertillon contribuait, par ses expertises graphologiques erronées, à la condamnation d’Alfred Dreyfus, tandis que Jacques Bertillon s’engageait parmi les dreyfusards. Il est possible qu’Alphonse n’ait pas parlé à son frère de l’article de Livi, que Livi n’ait pas envoyé son article à Jacques Bertillon, et que ce dernier n’ait jamais été informé des analyses du médecin italien. Cependant les deux frères finiront par se réconcilier puisque, le 25 février 1914, Jacques Bertillon écrit à Luigi Bodio : « mon pauvre frère est mort d’épuisement, au milieu de la nuit, sous mes yeux » (Soresina, 1996, p. 118).
27En 1912, Joseph Lottin, auteur du premier livre important sur Adolphe Quetelet, évoque « l’étude classique d’Adolphe Bertillon sur les moyennes » (Lottin, 1912, p. 226) ; il consacre toute une partie de son ouvrage à « l’homme moyen ». Grand admirateur de Quetelet, il estime que le travail de Bertillon « n’est que la synthèse des données éparses dans l’œuvre de Quetelet », et que la thèse de Bertillon [1852a] et les Conclusions statistiques contre les détracteurs de la vaccine [1857a] « témoignent d’une dépendance immédiate à l’égard du système entier de Quetelet sur l’homme moyen [Quetelet, 1835] que l’auteur cependant répudiait en 1876 » (Lottin, 1912, p. 227n). Il ne dit mot des critiques formulées par Livi, dont il n’a probablement pas pris connaissance.
28Après une longue phase au cours de laquelle il semblait avoir sombré dans l’oubli, le réexamen par Livi de l’étude de Bertillon est résumé en 1986 par Stephen M. Stigler dans The History of Statistics, où le chapitre sur Quetelet comporte quatre pages consacrées à Bertillon. Stigler estime que l’analyse de Livi est convaincante31. Dans sa notice sur Bertillon de l’Encyclopedia of Social Measurement, Libby Schweber soutient la même position que Stigler (Schweber, 2005). Jean-Jacques Droesbeke et Gilbert Saporta font de même dans « De Poisson à Lazarsfeld en passant chez Quetelet, Bertillon, Galton et Pearson »32. Cependant, en 1993, dans La politique des grands nombres – un autre livre qui a fait date dans l’histoire des statistiques – Alain Desrosières cite Bertillon, Livi et Stigler, mais prend la défense de Bertillon : « L’Italien Livi affirme en 1895 que ce résultat est un artefact dû à une erreur de conversion des pouces en centimètres. Le texte de Bertillon [1876f, p. 287-291] ne semble pas justifier cette critique » (Desrosières, 1993, p. 122n).
La mesure de la taille des conscrits en amont des Comptes rendus de l’Armée
29Pour ne pas en rester au simple constat d’une discordance entre deux historiens de la statistique, on peut se tourner vers l’étude de la Décroissance et croissance staturale des habitants des villes et des campagnes de l’historien Laurent Heyberger (2005). Cet ouvrage enrichit la connaissance de la partie amont de la chaîne de production statistique aboutissant aux chiffres publiés par Bertillon. À partir de tableaux de conscription et de listes nominatives de tirage au sort, Heyberger a constitué des échantillons régionaux d’observations individuelles de tailles de conscrits, qui lui permettent notamment de décrire en détail les effets d’arrondi conduisant à une surreprésentation des valeurs centimétriques multiples de 2, de 5 et de 10 (Heyberger, 2005, p. 75). Il évoque aussi les effets de seuil, d’importance secondaire, tenant aux tentatives des futurs soldats de passer pour plus petits ou plus grands qu’ils ne le sont, pour échapper à l’enrôlement ou pour accéder aux corps d’élite33. Il se montre convaincant, mais pas aussi innovant qu’il ne le croit, lorsqu’il analyse « l’effet de la conversion des toises en mètres » :
« À l’époque de Bertillon père, les toises sont déjà toutes étalonnées en système métrique. Pourtant, les documents fournis, bien qu’exprimés en millimètres, se réfèrent en fait à un étalonnement en pieds et pouces. Le système de mesure gravé sur les règles des toises ne correspond donc pas à celui des colonnes des tableaux des comptes rendus. Ainsi, la classe des prétendus Celtes (162,5-165,1 cm [5 pieds]) comprend trois statures rondes exprimées en centimètres : 163, 164 et 165 cm. C’est la même chose pour la classe des prétendus Kimris (167,9-170,5 cm [5 pieds 2 pouces]) qui comprend les statures 168, 169 et 170 cm. En revanche, la classe qui comprend la stature moyenne de l’échantillon (165,2-167,8 cm [5 pieds 1 pouce]) ne comporte que deux statures rondes exprimées en centimètres : 166 et 167. » (Heyberger, 2005, p. 73-76).
30L’historien ignore apparemment qu’il ne fait que reprendre l’argumentaire développé par Ridolfo Livi en 189534, mais son analyse est mieux étayée sur un point. Tandis que Livi, en affirmant que les toises étaient gravées dans le système métrique, se fondait sur le seul témoignage oral de René Collignon, Heyberger consacre tout son chapitre 5 à l’étude de la diffusion des nouvelles toises et publie des fac-similés de tableaux de conscription et de listes de tirage au sort sur lesquels les mesures individuelles des tailles sont exprimées dans le système métrique. Il observe que les différents conseils de révision ne disposaient pas nécessairement du même type de toise, et même que dans certaines régions pauvres, au début du xixe siècle, ils n’avaient pas de toise du tout ; cependant le passage au système métrique était effectif dès le Premier Empire dans les différentes localités observées. On peut aussi constater sur les fac-similés de listes que les tailles indiquées en millimètres sont arrondies au centimètre près pour la moitié d’entre elles environ, mais le nombre de cas observables sur les figures est faible35.
31Une question reste ouverte : à partir de quelle date les conseils de révision ont-ils utilisé des toises gravées dans le système métrique ? Dès le Premier Empire d’après les exemples étudiés par Laurent Heyberger et par Jules Carret. Mais il ne s’agit que de coups de sonde, et le tempo du passage au système métrique n’a pas été le même partout. Nous ferons pour notre part l’hypothèse que les tailles étaient encore souvent mesurées en pouces sous la Restauration ; dans l’Anthropologie du conscrit français d’Aron, Dumont et Le Roy Ladurie, les distributions de tailles, département par département, de 1819 à 1826, selon l’échelle en pouces (avec équivalents millimétriques) qui allait être en vigueur jusqu’en 1867, présentent, pour 66 des 86 unités observées, un maximum à 5 pieds 1 pouce36. Rappelons que dans le tableau établi par Jacques Bertillon pour les classes 1857-1866, aucun des départements français ne présente un maximum dans cette tranche de taille. Si c’est bien l’effet Livi (le creux à 5 pieds 1 pouce créé par la conversion en pouces des tailles de 166 et 167 cm, alors que les tranches voisines accueillent trois valeurs centimétriques entières) qui joue à plein sous le Second Empire, il aurait dû jouer aussi sous la Restauration si les toises avaient été gravées dans le système métrique, or il est totalement absent. Le Doubs présente un maximum unique à 5 pieds 2 pouces. Les tailles sont dans l’ensemble plus élevées que lors des périodes ultérieures, probablement parce que le recrutement se fait sur la base du volontariat : il semble que les candidats potentiels renoncent à se présenter s’ils s’estiment trop petits pour devenir soldats ou, surtout, pour accéder aux corps d’élite. Les dates de l’introduction de toises gravées dans le système métrique, variables selon les localités, restent à documenter plus précisément. Le décret du 18 germinal an III (7 avril 1795) relatif aux poids et mesures instituait le système métrique décimal et interdisait le recours à toute autre unité de mesure de longueur, mais en fait les « mesures traditionnelles (pieds et pouces) restèrent longtemps employés en France après la Révolution » (Aron, Dumont et Le Roy Ladurie, 1972, p. 26n).
32Dans le cas du recrutement des soldats, le passage au système métrique s’est donc étalé sur sept décennies : précoce dans le cas du seuil d’exemption, qui renvoie, en régime de conscription, aux obligations de tout citoyen de sexe masculin, il n’est intervenu que bien plus tard pour l’accès aux corps d’élite, qui restait lui, du ressort de l’organisation interne de l’Armée, et où l’ancien système de mesure a prévalu jusqu’en 1866. À partir du compte rendu de 1868 (qui comporte un tableau des tailles de la classe 1867), l’échelle des tailles est définie en nombres entiers de centimètres, et le Doubs, comme l’a relevé Livi, retrouve un maximum unique (Livi, 1895, p. 26). Les départements présentant deux maximums sont en petit nombre, et comptent une population peu nombreuse, de sorte que la distribution des tailles y connaît de fortes fluctuations aléatoires. Dès que le même système de mesures, métrique, est utilisé à la fois pour les relevés lors des conseils de révision et pour les tableaux publiés dans les comptes rendus de l’Armée, on ne relève aucun signe de dualisme des tailles, ni dans le Doubs ni ailleurs. La courbe en dos de chameau n’a été qu’un artefact passager.
Bertillon craniologue
33Le dernier cas concret traité dans l’article « Moyenne » de 1876 concerne une comparaison entre des crânes de Parisiens et des crânes d’Africains et d’Océaniens (§ 43 à 50). Bertillon a « sérié par ordre de capacité deux groupes de crânes mesurés par M. le professeur Broca », 358 crânes parisiens et 35 crânes d’Africains et d’Océaniens détenus par le Muséum d’histoire naturelle de Paris. La capacité moyenne des crânes parisiens est de 1433 cm3, celles des Africains et Océaniens, de 1356 cm3. Bertillon s’intéresse ici moins à l’écart entre ces deux moyennes qu’aux dispersions des deux distributions : les mesures parisiennes forment approximativement une courbe en cloche, l’écart probable étant de 100 cm3 de part et d’autre de la moyenne, c’est-à-dire qu’un crâne sur deux a une capacité comprise entre 1 333 et 1 533 cm3 ; les mesures africaines et océaniennes se distribuent de manière dissymétrique, avec, estime Bertillon, un sous-groupe majoritaire de petite capacité (de l’ordre de 1270 cm3) et un sous-groupe minoritaire dont les caractéristiques sont à peu près les mêmes que celles des crânes parisiens. La moyenne de 1356 cm3 est ici artificielle : pour Bertillon, elle n’exprime ni la tendance centrale du sous-groupe naturel des très petits crânes ni celle de l’autre sous-groupe. La conclusion à propos de la collection des crânes africains et océaniens est que la « sériation » des mesures a permis de mettre en évidence l'hétérogénité de la population africaine et océanienne étudiée – tout comme la sériation des tailles des conscrits du Doubs avait, censément, démontré le dualisme de cette autre population.
34Ce raisonnement souffre de toute une série de faiblesses.
35On peut tout d’abord s’étonner de la lourdeur du commentaire que Bertillon déploie au long des paragraphes 44 à 46 à propos d’un graphique qui reste absent : on préférerait observer les formes des deux distributions de capacités crâniennes plutôt que d’avoir à les imaginer.
36Défaut plus dirimant, la collection africaine et océanienne mesurée au Muséum est très réduite et Bertillon ne dit rien de la manière dont elle a été constituée ; elle résulte probablement de dons effectués par divers voyageurs, qui ignoraient souvent l’âge exact des sujets au moment de leur décès, en particulier parce que beaucoup des prélèvements se faisaient de manière subreptice ou violente. Nélia Dias a décrit l’état de désordre qui prévalait alors dans les collections du Muséum (Dias, 1989). On peut se demander pourquoi Broca, décrivant les mêmes collections africaines et océaniennes, indique des effectifs nettement plus importants que ceux de Bertillon (Broca, 1873, p. 33). On ne sait pas si des crânes ont été perdus ou si Bertillon a procédé à une sélection. Sa prétention à détecter deux sous-populations dans un corpus aussi petit et constitué de bric et de broc est bien peu convaincante.
37Enfin, la méthodologie des mesures de capacité ne fait pas l’objet d’un consensus. Broca critique les choix de ses prédécesseurs et définit assez précisément les procédures qu’il met en œuvre (Broca, 1861, 1862), mais l’avocat et homme politique haïtien Anthénor Firmin est le premier, en 1885, au sein même de la Société d’anthropologie de Paris, à critiquer ces méthodes37, dont Stephen Jay Gould analysera les biais plus en détail (Gould, 1981).
38Au total, l’ambition de Bertillon semble être ici limitée à la présentation d’un cas d’école de statistique descriptive : l’effectif de 35 est « sans doute un nombre insuffisant pour des conclusions anthropologiques, mais peu nous importe ici, où il ne s’agit que de montrer des sériations de diverses formes » (§ 44). Broca, lui, n’a pas hésité à tirer, à partir du même corpus ou de corpus similaires, des « conclusions anthropologiques » :
« Descendons maintenant au plus bas degré de l’échelle humaine, et, en comparant la malheureuse race australienne aux races d’Europe, nous trouverons de la même manière que le crâne australien est au crâne germanique comme 100 est à 124,8.
On voit que le nègre d’Afrique occupe, sous le rapport de la capacité crânienne, une situation à peu près moyenne entre l’Européen et l’Australien. Le crâne de l’Australien étant 100, celui du nègre d’Afrique est 111,6. Je pense que ces chiffres expriment assez exactement la hiérarchie intellectuelle des trois races.
Certes, je suis loin d’en conclure qu’il y ait un rapport absolu entre l’intelligence et la capacité crânienne. Des conditions multiples font varier le volume de l’encéphale dans la même race ; il faut tenir compte des mêmes éléments dans le parallèle des races, et, lorsqu’on ne trouve que des différences légères, on n’a le droit d’en tirer aucune conclusion. Mais lorsque la différence est très considérable, lorsqu’elle coïncide avec une inégalité intellectuelle tout aussi évidente, on est bien obligé d’établir un rapport entre l’infériorité du cerveau et l’infériorité de l’esprit » (Broca, 1861, p. 192).
39Ajoutons, pour faire bonne mesure, que Broca estime dans la même publication que la femme est « en moyenne un peu moins intelligente que l’homme » et qu’il « est donc permis de supposer que la petitesse relative du cerveau de la femme dépend à la fois de son infériorité physique et de son infériorité intellectuelle » (ibid., p. 153). Ces affirmations, souvent citées et critiquées (Gould, 1981 ; Blanckaert, 1989, 2009 ; Renneville, 2000 ; Reynaud-Paligot, 2006 ; Conklin, 2013), constituent les parangons de l’anthropologie évolutionniste et raciste – le terme n’aura cours qu’après 1902 (Mayron, 1902) – que développe alors Broca. On note que Bertillon, dans l’article « Moyenne », s’abstient de tenir explicitement de tels propos : la grille de lecture en termes de races et d’inégalité des races est ici de l’ordre du présupposé tacite. Il reste qu’en établissant lui-même une statistique selon laquelle la capacité crânienne des Africains et Océaniens serait plus faible que celle des Parisiens, il conforte les positions de son ami Broca.
40Bertillon, et ceci n’a rien d’original, apparaît au total comme un homme traversé par des contradictions : on l’a vu mettre en évidence les effets protecteurs du mariage en s’opposant au darwinisme social d’Herbert Spencer (chapitre 19 du présent ouvrage) ou rendre compte d’une part de la surmortalité infantile en référence au phénomène de la mise en nourrice (chapitres 16 et 17 du présent ouvrage) ; dans ces deux cas, il s’affirmait comme un sociologue avant la lettre, expliquant le social par le social. Dans l’article « Moyenne », il apparaît comme un illustrateur des théories de Broca et de beaucoup d’autres médecins de la Société d’anthropologie de Paris, tenants du paradigme de la pluralité des « races » humaines et de la supériorité des Européens, expliquant le social par le biologique, justifiant la colonisation par la diffusion du progrès et des Lumières – rappelons que le général Louis Faidherbe, l’un des plus entreprenants constructeurs de l’Empire français, succède à Bertillon à la présidence de la SAP en 1874. Ces engagements n’empêchent pas Faidherbe, Bertillon et Broca, personnifiant les « ambivalences de la modernité » (Lilti, 2019), de s’affirmer par ailleurs comme des démocrates très actifs dans la consolidation du régime républicain en France métropolitaine.
Pourquoi l’article « Moyenne » est-il devenu un classique ?
41En transposant la question qui fait le titre d’un célèbre article d’histoire de la sociologie, « Why is classical theory classical ? » (Connell, 1997), on peut se demander pourquoi l’article de Bertillon sur les moyennes a pu devenir un classique, alors que ses formulations mathématiques étaient pour le moins maladroites et que les résultats empiriques mis en exergue, sur le dualisme de la population du Doubs et sur l’infériorité de la taille des crânes africains ou océaniens, étaient fallacieux.
42Ce texte venait à point pour trois raisons. D’une part, les calculs de moyennes se généralisaient, alors que les thèses de Quetelet sur « l’homme moyen » présentaient des faiblesses, relevées notamment par Augustin Cournot qui voyait en l’homme moyen un « homme impossible »38 ; l’article de Bertillon apportait une réponse – aussi peu satisfaisante puisse-t-elle paraître – à un besoin de clarification. D’autre part, la thèse du dualisme de la population du Doubs et l’affirmation de la plus faible capacité crânienne des Africains et des Océaniens étaient en phase avec les préjugés racialistes de l’époque. Et, enfin, le recours à l’expression graphique assurait la transmutation d’ingrates analyses statistiques en une courbe des tailles des conscrits du Doubs facilement lisible, et donc susceptible de devenir un stéréotype visuel mémorisé par un vaste public.
43A. C.
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Moyenne
44/296/ 1. Définition. Ce mot, qui est plutôt adjectif dans la langue commune, se prend aussi substantivement dans le calcul des Probabilités et en Statistique (voy. ces mots) 39. Dans les sciences, la moyenne est une valeur (numérique ou géométrique) qui s’obtient en additionnant un nombre N de valeurs dont les grandeurs sont plus ou moins différentes entre elles (plusieurs peuvent même être égales), mais de même nature, et en divisant leur somme par ce nombre N ; le quotient est la moyenne cherchée40. Il résulte de là que l’on peut donner de la moyenne la définition suivante :
45Une moyenne est une valeur intermédiaire qui tient le milieu entre plusieurs autres valeurs de même ordre déjà constituées et qui servent à déterminer cette valeur moyenne par la double influence de leur grandeur particulière et de leur fréquence relative ou probabilité de production. Une moyenne est donc une valeur abstraite créée de manière à former une sorte de résultante intermédiaire et unique d’un grand nombre de grandeurs déjà connues. Nous établirons pourquoi il ne faut pas confondre cette valeur moyenne avec ce qu’on appelle quelquefois en statistique un résultat moyen. Établissons d’abord qu’il y a deux genres de valeurs auxquels on applique cette dénomination.
46L’une est la valeur approchée d’une grandeur ayant une existence réelle, ou objective, et résumant un plus ou moins grand nombre de mesures approximatives de la grandeur existante.
47L’autre est une grandeur imaginaire ou subjective, synthétique de plusieurs grandeurs existantes et déjà mesurées. Par des exemples, précisons mieux cette distinction, et voyons comment elle est née.
482. Moyenne prise comme valeur approchée d’une grandeur réelle, mais inconnue, ou moyenne objective. Si, par exemple, un voyageur se propose de déterminer la hauteur d’un monument difficile à mesurer, s’il désire un résultat aussi précis que possible, il procédera à un premier mesurage, mais pour peu qu’il réfléchisse aux causes d’erreur qui peuvent entacher cette première opération, il ne s’y tiendra pas et voudra la vérifier par une seconde ; et comme très probablement le deuxième résultat différera du premier, il sera conduit à prendre une troisième mesure. S’il apporte quelque précision dans le mesurage, il trouvera encore que cette troisième diffère des deux précédentes et sera conduit à une quatrième ; ainsi de suite, suivant la précision qu’il lui importe d’obtenir et le temps dont il peut disposer. S’il a pris ainsi dix mesures en relevant, par exemple, les mètres, décimètres, centimètres et millimètres, il aura vraisemblablement dix mesures différentes, et comme il a apporté une égale attention à chacune, il n’a aucune raison pour en adopter une plutôt qu’une autre ; il sera donc conduit à faire la somme de ces dix hauteurs et à diviser ce résultat par dix ; le quotient sera la valeur moyenne, la valeur représentative approchée de la hauteur vraie du monument41.
49Les astronomes font une opération de même genre lorsqu’ils ont des grandeurs angulaires ou des durées à déterminer avec une extrême précision ; aussi répètent-ils un grand nombre de fois les mêmes mesures pour calculer la moyenne ; et ils la regardent comme se rapprochant d’autant plus de la grandeur /297/ vraie, non seulement que leurs instruments sont meilleurs et leur habileté plus grande, de sorte que les erreurs de chaque observation sont moindres, mais aussi qu’ils ont répété un plus grand nombre de fois leur mensuration.
50Le physicien, le chimiste, chacun dans sa science, emploie la même méthode et résume ses données par des évaluations moyennes également dans le but de se rapprocher davantage des grandeurs vraies. On voit que toutes ces moyennes sont des approximations de grandeurs existantes que l’on cherche à déterminer aussi rigoureusement que possible. Pour abréger, nous les appellerons moyennes objectives.
513. Moyennes subjectives. Cependant, en d’autres circonstances, et notamment dans les sciences qui ont pour objet les êtres vivants, l’esprit a été amené spontanément à concevoir des grandeurs moyennes qui n’ont qu’une existence imaginaire ou subjective. Ainsi, la vue des objets donne à chacun une idée plus ou moins juste de la taille moyenne du cheval, du chat, et notamment de l’homme ; c’est cette idée qui permet d’avancer que tel individu est petit, tel autre grand, tel autre de taille moyenne. Mais si, au lieu de cet aperçu vague que la science ne saurait utiliser, on se demande quelle est au juste cette taille moyenne ; où commence et finit la grande, la petite taille ; une embarrassante incertitude surgit, et elle ne peut être surmontée que par la considération d’un grand nombre de tailles de même ordre et relevées isolément.
52Plus loin (et surtout à l’article Taille42), nous verrons toutes les connaissances, souvent fort imprévues, que peut fournir un tel relevé quand on sait l’interroger ; présentement, je n’ai en vue que la détermination de la taille moyenne que l’on déduit comme toujours, en additionnant toutes ces grandeurs et en divisant leur somme par leur nombre, le quotient fait connaître la grandeur moyenne. Cependant il est manifeste que cette moyenne ne se rapporte pas, comme la précédente, à un objet extérieur, substantiel, ayant sa grandeur propre, mais bien à une pure abstraction de notre esprit ; de là le nom ou plutôt la qualification de subjective que nous proposons de donner à cette moyenne en conformité avec le sens que la langue philosophique, aujourd’hui courante, attribue à cette expression. En vain objecterait-on que cette grandeur moyenne peut aussi avoir sa réalisation objective, être justement la grandeur qui convient à quelques-uns des objets mesurés ; c’est là une rencontre toute fortuite, nullement nécessaire. La taille moyenne de dix hommes, que le hasard a réunis, ne sera probablement celle d’aucun d’eux, elle ne cesse pas pour cela d’être la taille moyenne du groupe. Remarquons en outre que non seulement toute grandeur mesurable s’appliquant à plusieurs individus : taille, poids, volume, vitesse, force, est susceptible de valeur moyenne, mais que tout attribut également variable : couleur, odeur, forme, etc., l’est également. Seulement, ces moyennes ne seront facilement déterminables que si l’on a pu exprimer en nombre les degrés de variation de chacun de ces attributs.
534. Ainsi, nous avons déjà déterminé deux espèces fort différentes de valeur moyenne que, pour abréger, j’appellerai :
541° Moyenne objective, valeur approchée d’une grandeur existante se rapportant à un objet déterminé. Nous avons vu que les motifs qui conduisent à la détermination de cette moyenne n’ont d’autre raison que l’imperfection de nos instruments et de nos sens.
552° Moyenne subjective, résumant des impressions multiples que font naître les variations individuelles, et se rapportant à une abstraction imaginaire créée /298/ par notre esprit pour synthétiser ces impressions et décharger d’autant notre mémoire, notre attention et nos investigations.
56L’introduction de ces moyennes subjectives est certainement une nécessité de notre entendement, puisque les méthodes de détermination scientifique ne font que formuler et préciser une création spontanée de notre intellect ; mais si leur admission est nécessitée par notre faiblesse, cette faiblesse a été heureuse, car elle nous a conduit à ordonner et à grouper nos connaissances.
575. Cependant, les moyennes subjectives sont encore susceptibles de plusieurs divisions, suivant le point de vue auquel on se place. On peut, avec Cournot43 , considérer :
581° Un groupe de moyennes qui ont un intérêt en soi : le prix du blé, la ration moyenne du soldat, la production moyenne d’un pré, etc.
592° Un autre groupe de moyennes qui est un besoin de la théorie, un indice de variation ; l’âge moyen d’une population, la taille moyenne, la vie moyenne, etc.
60Nous avouerons pourtant que cette division nous paraît bien artificielle et sans application utile. Il en est une autre beaucoup plus importante pour la science et sur laquelle Quetelet44 a insisté avec raison : c’est celle qui dépend de la nature même de la collectivité dont on détermine une grandeur moyenne, suivant que, dans un premier cas, les individualités qui la forment concourent vers un seul type, constituent un groupe naturel, telle serait la taille moyenne (et plus généralement chacun des attributs moyens) d’une collectivité constituant une nationalité homogène ; et, dans un second cas, suivant que les individus considérés ne sont qu’une agglomération fortuite et factice, telle serait la taille moyenne des habitants de la Scandinavie, dont une portion est indo-européenne, de haute stature, tandis que l’autre est Laponne et de très petite taille. Des différences fort importantes dans la signification et l’interprétation de ces valeurs séparent ces deux espèces de moyennes : l’une mériterait le nom de moyenne typique, parce qu’elle mesure l’un des attributs typiques d’un groupe naturel, et l’autre de moyenne indice, parce qu’elle n’a d’autre effet que de fournir un indice servant à mesurer les variations45.
616. Grandeur moyenne et grandeur probable ou médiane. Il importe de ne pas confondre ces deux valeurs. La moyenne est une grandeur qui, par sa valeur propre, tient le milieu entre différentes grandeurs de même ordre ; la probable est une limite en deçà et au-delà de laquelle les individualités classées /299/ par ordre de grandeur se trouvent en même nombre46. Souvent même (avec les moyennes typiques), on considère deux limites entre lesquelles et au-delà desquelles on compte un nombre égal d’individus offrant la grandeur considérée : l’intervalle compris entre chacune de ces limites et la moyenne est dit écart probable, et aussi erreur probable, surtout pour la moyenne objective ; la somme des deux écarts est l’amplitude de variation probable. Cependant quelques auteurs, mais non mathématiciens, appellent aussi grandeur probable toute grandeur comprise entre les deux limites ; dans ce cas, on voit que la probable n’est plus une limite, mais devient un groupe de grandeur comprenant la moitié des observations faites. Dès lors il y a autant de probabilités pour qu’une individualité, classée d’après la grandeur étudiée, trouve sa place en deçà ou au-delà de la limite ou des limites déterminant la valeur probable. Mais la probable, entendue le plus souvent par les géomètres comme étant une grandeur limite, ne saurait être la grandeur la plus probable ; en effet il n’y a guère de chance pour une valeur d’être sur cette limite. C’est pourquoi Cournot propose, avec raison, il me semble, de remplacer cette dénomination, d’ailleurs fort connue, par celle de valeur médiane, qui coupe les grandeurs considérées en deux groupes de même nombre47 .
627. Enfin, pour compléter le parallèle entre la valeur moyenne et la valeur médiane ou probable, nous dirons que la moyenne est déterminée par la considération du poids des valeurs enregistrées, c’est-à-dire par leur grandeur absolue multipliée par le nombre, tandis que la Médiane ne tient compte que de leur grandeur relative, ou rang, et de leur nombre. Il résulte de là que, suivant les cas, la médiane est égale à la moyenne, ou plus grande ou plus petite que la moyenne : elle est plus grande, lorsque la fréquence relative des valeurs dépassant la moyenne l’emporte sur celles qui sont au-dessous de cette moyenne, elle est au-dessous quand c’est l’inverse, mais ces deux valeurs tendent à l’égalité à mesure que la fréquence relative (ou probabilité) des deux groupes se rapproche. Les exemples ci-après éclairciront ce que ces définitions présentent de trop abstrait.
638. Moyenne objective, ou donnant la valeur approchée d’une grandeur existante, et Sériation. J’emprunterai un exemple à Quetelet, qui lui-même l’a pris aux registres de l’Observatoire de Greenwich. Il s’agit, dans le cas spécial, de connaître avec la plus grande précision possible l’heure à laquelle une étoile passe au méridien (ascension droite). Or, 487 passages de la polaire ont été enregistrés ; et la somme de ces déterminations en temps, divisée par 487, a donné pour cette valeur, en heures, minutes, secondes et fractions de seconde, une moyenne que pour abréger j’appellerai m. Voilà un premier résultat qui condense en un seul terme les 487 nombres enregistrés. Mais on va voir combien une étude plus fine de ces nombres va augmenter la solidité de cette moyenne. En effet, si on passe en revue les 487 relevés en les comparant à la valeur moyenne m, on constate que les uns donnent un temps plus long, les autres plus court que la moyenne, mais que les uns en diffèrent peu, les autres beaucoup. Si, pour concentrer la comparaison, on réunit ensemble et on considère comme égales les observations dont les différences ne dépassent pas un quart de seconde en plus ou en moins, on constatera qu’une seule observation a donné la différence maximum (en moins) de 3 secondes et demie, ce que nous pourrons indiquer par l’expression [1(m – 3,5] ; que six autres observations diffèrent, de 3 secondes en moins [6(m – 3], et une en plus [1(m + 3] ; que douze autres diffèrent en moins de 2 secondes et demie [12(m – 2,5] /300/ et cinq en plus [5(m + 2,5], ainsi de suite. On peut, en trois lignes, exprimer tous ces résultats :

64Pour rendre la succession du nombre des observations plus nette et plus facile à étudier, je ramènerai leur nombre à 1 000, et j’écrirai cette succession sur une seule ligne en mettant en gras le nombre des observations qui sont égales à la grandeur moyenne (à un quart de seconde près) :
652 – 12 – 25 – 43 – 74 – 126 – 150 – 168 – 148 – 129 – 78 – 33 – 10 – 2
66Il est bien entendu que ces nombres se succèdent dans le même ordre que ceux qui précèdent et répondent aux valeurs de mêmes grandeurs ; que, par exemple, le groupe central 168, correspondant à 82, montre que sur 1 000 observations il y en aurait 168 dont la valeur se confondrait avec la valeur moyenne, à un quart de seconde près en plus ou en moins ; les groupes à gauche (dont la somme est 432) sont les nombres des observations dont les valeurs sont au-dessous de la moyenne, et les groupes à droite (leur somme = 400) ceux dont les valeurs sont au-dessus. Cela convenu, on remarquera combien ces quatorze groupes d’observations sont inégaux par le nombre des relevés qu’ils renferment, mais vont régulièrement croissant, depuis les groupes extrêmes qui disent les nombres des observations dont les valeurs s’éloignent le plus de la valeur moyenne, et qui, sur 1 000, n’ont fourni que 2 relevés, jusqu’au groupe central, 168, qui comprend à lui seul plus du sixième des observations, au lieu du quatorzième, de sorte que, par la seule présence de ce plus grand groupe central, on peut dire à très peu près quelle est la valeur moyenne que nous avons vu pourtant être déterminée par une toute autre méthode. En outre, on constatera que la somme des nombres d’observations dont les valeurs sont au-dessous de la valeur moyenne (= 432) dépasse de peu la somme des observations (= 400) ayant les valeurs supérieures à cette moyenne.
679. Enfin, on notera expressément que le nombre des observations du groupe comprenant les valeurs moyennes (168), ajouté au nombre qui le précède (150), et à celui qui le suit (148), font un ensemble de 466 observations (sur 1 000), dont les valeurs ne s’éloignent de la moyenne que d’une demi-seconde en moins ou en plus.
68Il suffirait donc d’emprunter 22 observations à chacun des groupes qui précèdent ou qui suivent (c’est-à-dire environ le sixième de leurs observations), pour avoir 500, c’est-à-dire la moitié de toutes ces observations considérées. Si, comme il s’en faut de peu, la somme de ces trois nombres centraux (150, 168, 148), égalait la moitié des relevés, on pourrait conclure que, sur 1 000 observations, il y a autant de probabilités pour relever une valeur qui dépasse la moyenne de plus d’une demi-seconde, que d’en trouver une qui en diffère moins ; et comme au fond ces écarts doivent être considérés comme des erreurs de mesure, on conclurait avec raison que, dans ces observations, on a autant de chances de commettre une erreur plus grande qu’une erreur plus petite, d’une demi-seconde (en plus ou en moins). Cet écart qu’on a autant de chances de dépasser que de ne pas /301/ atteindre est ce qu’on appelle vulgairement écart ou erreur probable, ou avec Cournot écart médian.
6910. Cependant, dans l’exemple choisi, on voit que cet écart est en réalité un peu plus grand qu’une demi-seconde. Si, pour réunir la moitié des observations (ou 500), il fallait encore ajouter le groupe qui précède (126) et celui qui suit (129), et dont les valeurs s’écartent d’une seconde de la moyenne, on dirait donc que l’écart probable est d’une seconde ; mais, comme en fait il ne faut ajouter qu’une fraction des observations de ces groupes pour faire 500, il est clair que l’erreur probable est plus grande qu’une demi-seconde et moindre qu’une seconde. Notre intention étant de traiter la partie mathématique à l’article Probabilité, c’est à cet article que nous montrerons la manière de déterminer cette erreur probable ou médiane avec plus de précision ; ici, en fait, elle dépasse un peu 0,8s, ce qui veut dire que, dans la moitié des observations, l’erreur n’atteindra pas huit dixièmes de seconde en plus ou en moins, et que, dans l’autre moitié, cette erreur sera dépassée (en plus ou en moins).
7011. Nous avons dû nous arrêter avec quelques détails sur ce premier exemple, parce que nous avions d’abord à déterminer le sens du langage usité. Puis, cet exemple n’est particulier que par l’objet auquel il s’applique, – la détermination du temps du passage d’une étoile au méridien dont nous ne nous sommes pas occupés ; il est, au contraire, très général par l’arrangement des nombres, sur lequel nous nous sommes arrêtés. Cette symétrie si singulière des erreurs en plus ou en moins de chaque côté de la moyenne, ce fait si remarquable que le nombre des relevés entachés d’erreurs va diminuant avec une régularité parfaite à mesure que les erreurs commises vont croissant, tous ces faits, dis-je, ne sont pas particuliers à tel exemple, ils se retrouvent partout : tout mesurage suffisamment répété (plusieurs centaines de fois), et dont les résultats sont convenablement sériés en groupes, donne lieu à de pareils arrangements, d’autant plus réguliers que le nombre des mesures est plus grand.
7112. Il n’y a qu’une exception à signaler à cette symétrie : c’est le cas où une cause constante, tenant, soit aux instruments employés, soit à l’observateur, tend à favoriser plus particulièrement les erreurs en plus, ou celles en moins. Je noterai tout de suite que telle serait l’influence d’une opinion préconçue ou d’un vif désir de trouver un résultat de préférence à un autre, désir qui pourrait avoir pour effet, même à l’insu de l’observateur, de faire éviter plus particulièrement les erreurs d’un côté de la moyenne, de lui faire forcer de préférence les chiffres qui en traduisent les grandeurs, etc.« Ce qui est remarquable, dit J. Herschel, c’est que l’adræesse avec laquelle les mesures sont prises n’a aucune importance en ce qui concerne cette loi de distribution. Une conséquence importante suit de là, c’est que des mesures grossières et sans art, de quelque genre que ce soit, dès qu’elles sont accumulées en nombres très grands, peuvent conduire à des résultats moyens précis. Les seules conditions sont l’animus mensurandi continuel, l’absence de toute idée préconçue, l’exactitude de l’échelle avec laquelle les mesures sont comparées et l’assurance que nous avons toutes les erreurs. »48
72Ces paroles sont d’autant plus significatives qu’elles sont non seulement d’un esprit éminemment philosophique, mais aussi d’un illustre astronome, et comme tel, difficile à satisfaire en ce qui touche la précision des mesures.
73Ce qui est bien remarquable, dirai-je à mon tour, c’est de voir, ici comme /302/ dans beaucoup de cas, le préjugé le plus funeste à la découverte de la vérité que l’ignorance elle-même !
74Nous n’épuiserons pas les enseignements que nous pourrions tirer de cette sériation des nombres qui constituent la valeur moyenne. Mais nous croyons qu’il en ressort déjà que la valeur moyenne fournie par l’arithmétique gagne beaucoup de prix à être confirmée ainsi et appuyée par la sériation ci-dessus qui montre les écarts possibles et probables autour de cette moyenne. C’est ce que vont mettre en évidence les exemples qui suivent.
7513. Moyennes subjectives. La variété des formes, des grandeurs, des nuances, etc., est la loi des phénomènes naturels ; on n’y trouve jamais deux faits pareils, deux individualités identiques, quelque proche que soit leur parenté. C’est pourquoi, aussitôt que l’homme a élevé son observation au-delà des faits individuels, dès que son esprit a saisi des ensembles, des groupes collectifs, génériques ou spécifiques, il n’a pu les caractériser et les décrire qu’en leur accordant des attributs généraux ; et s’il estimait que ces attributs convenaient à l’ensemble, c’est justement parce qu’il les faisait moindres que chez les individus où ces attributs sont les plus développés, et, plus accusés que chez ceux où ils le sont le moins ; ainsi ils tenaient le milieu entre ces extrêmes et répondaient mieux à ce qui se rencontre chez le plus grand nombre. Tel est justement le caractère de la valeur moyenne, quand elle est une moyenne typique. Seulement, de telles notions sont nécessairement très vagues, et on a senti leur insuffisance dès que la science a éprouvé le besoin d’un déterminisme plus parfait. Par exemple, pour préciser les idées, quelle est la taille moyenne de l’homme ? Celle des Français diffère-t-elle (et de combien) de celle de l’Anglais, du Russe, du Prussien, du nègre africain, etc. ? Varie-t-elle avec la culture, la civilisation, les milieux, ou relève-t-elle exclusivement de l’hérédité ? – Voilà des questions qui intéressent le démographe, l’anthropologiste, l’artiste, etc.
7614. Cependant, il est manifeste qu’il ne s’agit plus ici d’une grandeur ayant une réalité objective, mais de déterminer une valeur qui, sans être nécessairement propre à une individualité spécifiée, se rapproche le plus possible de celle de chacun des membres de la collectivité. C’est pourquoi cette valeur, qui n’a d’existence que dans notre esprit, nous a paru pouvoir être appelée subjective, en opposition avec la précédente qui, se rapportant à un objet déterminé, mérite la qualification d’objective. Il est manifeste qu’une telle valeur ne peut avoir de base solide et incontestable que si elle repose sur des mensurations nombreuses, et que ce fondement lui est d’autant plus nécessaire, que son existence purement psychique ne permet pas de vérifications objectives. Supposons que l’on mesure 1 000 hommes adultes, mais pris au hasard, de chacune des nations que j’ai nommées, il est vraisemblable que la taille propre à chaque collectivité pourra être appréciée. Cependant, comment s’assurer que ces mensurations sont assez nombreuses pour en extraire avec précision les grandeurs moyennes propres à chaque collectivité ? En un mot, comment interroger ces mensurations pour en tirer tout le profit possible ? Voilà ce que nous allons montrer par un exemple. – En apparence il s’agira de la stature, mais toute autre grandeur, susceptible d’une traduction numérique, se déterminera d’après les mêmes règles.
7715. Sériation des mesurages. J’ai relevé avec soin la taille des conscrits français de 1851 à 1860 : si on ne fait entrer en ligne de compte que les conscrits qui ont la taille réglementaire ou plus (à cette époque 1 560 millimètres) et forment le contingent annuel, on trouve, par le procédé ordinaire, /303/ que la taille moyenne du contingent est de 1 654 millimètres, mais, si l’on ajoute à ce contingent le groupe des conscrits qui en sont rejetés comme trop petits et que l’administration a le tort de donner en bloc, mais que, par un procédé spécial (voy. Taille), j’ai distribué également par groupe de taille comme ceux dont le détail nous est donné, on peut alors déterminer la taille moyenne de l’ensemble des conscrits. Nous avons trouvé qu’elle doit être environ de 1 640 millimètres pour la France entière, et de 1 668 pour le département du Doubs que nous avons comparativement calculé à part. Le tableau ci-dessous relate les données qui ont servi à ce calcul ; nous expliquerons, nous légitimerons à l’article Taille la distribution théorique des 138 623 conscrits dont la taille est regardée comme au-dessous de la taille réglementaire49 ; ici il ne s’agit pas d’étudier la taille, ni même les procédés de calcul par lesquels on peut espérer de réparer, avec plus ou moins de bonheur, la fâcheuse lacune laissée par l’administration militaire, mais il faut donner une idée juste des qualités et de la signification d’une moyenne typique ainsi que du surcroît de valeur qu’elle prend lorsqu’elle est accompagnée de la sériation des documents qui ont servi à la former.
Tableau I. France, période 1851-1860

7816. Dans la première colonne, à gauche, nous avons rapporté la taille de chaque groupe simultanément en millimètres et en pouces de France (27,07 mm). C’est en effet par pouces que les tailles sont encore relevées et sériées par l’administration militaire qui, malgré la loi française, persévère dans la division par pouces, mais les écrit en millimètres : elle obéit certainement à l’esprit de la loi, mais elle se flatte d’obéir à la lettre !
79Dans les colonnes A et a, nous avons transcrit les relevés de faits, somme de dix années. Dans les colonnes B et b nous avons régularisé, complété la distribution que les données officielles incomplètes et viciées (nous disons en note comment et pourquoi) permettaient pourtant de rétablir avec une très grande probabilité, probabilité que, parmi plusieurs autres, le document américain cité en note est venu encore augmenter ; et de plus nous avons ramené proportionnellement les nombres à convenir à un total de 100 000. Il est donc entendu que chaque nombre des colonnes B et b de ce tableau indique combien de conscrits, sur 100 000, se sont rencontrés être compris dans les tailles déterminées par la première colonne ; ainsi en France, sur un tel nombre /305/ de jeunes gens, il y a au moins 18 260 (c’est-à-dire presque le cinquième et plus du sixième) dont la taille est comprise entre 1 625 et 1 651 millimètres, les deux limites incluses. La signification de tous ces nombres bien comprise, il suffira d’un coup d’œil pour voir que leur loi de succession est la même que celle que nous avons rencontrée dans la détermination de l’ascension droite de la polaire. En effet, en multipliant chacun des nombres des conscrits par leur moyenne taille (par exemple 18 260 par ou 1638 ; de même 15 907 par
et ainsi de suite pour tous les autres groupes) et divisant la somme de ces produits par 100 000, on a la taille moyenne ; elle est entre 1 639 et 1 640 millimètres, et, en conséquence, se trouve à très peu près au milieu du plus grand groupe dont la moyenne taille est
ou 1 638 millimètres, un peu au-dessus pourtant, et c’est ce qui explique pourquoi le groupe suivant (15 907) est un peu plus fort que le précédent (15 774). On constate ici, comme précédemment, que le nombre des conscrits de chaque taille, soit au-dssus, soit au-dessous de la taille de ce groupe central, va en diminuant régulièrement.
8017. En outre, en réunissant à ce plus grand groupe celui qui le précède et celui qui le suit immédiatement dans la série, on a la somme 49 941, c’est-à-dire environ (à un millième près) la moitié de tous les conscrits mesurés, ce qui signifie qu’en France, il y a autant de chance pour qu’un jeune homme de 21 ans ait une taille comprise entre 1 598 et 1 678 millimètres, qu’une taille en deçà ou au-delà. Ces deux nombres limitent donc des tailles que la moitié des sujets examinés ne dépasse ni en plus ni en moins ; aussi quelques auteurs, étendant à un groupe entier la dénomination de probable (médiane de Cournot) qui d’ordinaire ne s’applique qu’à ces limites, appellent-ils probables les tailles comprises entre ces deux limites. Cependant ces tailles ne sont ni plus ni moins probables, mais aussi probables que celles plus grandes ou plus petites qui tombent en dehors des limites signalées.
8118. Quoi qu’il en soit, il résulte de ces faits que la taille moyenne des conscrits français est de près de 1 640 (5 pieds et 6 lignes et demie) avec un écart médian ou probable de chaque côté de la moyenne de 41 millimètres et un écart maximum d’environ 280 millimètres50.
82En outre de ces connaissances, la régularité de la succession croissante et décroissante des nombres de la sériation B, montre que, sous le rapport de la taille, la nation française, en son ensemble, possède une harmonie remarquable, puisque d’une part la moitié de ses citoyens s’écarte à peine de 4 centimètres de la moyenne générale, et que, de l’autre, les plus grands et les plus petits viennent se ranger fort symétriquement autour de ce grand groupe de tailles médianes, pareils aux piliers latéraux d’un monument qui en soutiennent la maîtresse voûte et concourent à l’harmonie générale.
8319. C’est cette symétrie que met en lumière la courbe de probabilité de la page suivante [figure 2] qui (faisant pour le moment abstraction de la courbe pointillée) n’est que la représentation graphique de la colonne B du tableau numérique. Les /306/ petits trapèzes cc'dd', dd'ee', etc., dont les hauteurs cd, de sont égales, et dont les moyennes des bases ahIII, ahIV, sont proportionnelles aux nombres de la colonne B, ont donc des surfaces proportionnelles à ces nombres ; c’est pourquoi celui qui est construit sur le milieu de fi, OB répond au groupe de la taille moyenne comptant 18 260 conscrits, et ce nombre peut être pris pour la surface du trapèze ff',ii' le plus élevé de tous ; si, à cette aire, on ajoute celle du trapèze qui lui est adjacent vers la gauche et dont la surface, relativement au précédent, est de 15 774, avec celui qui lui est adjacent à droite, et dont la surface est, de même, 15 907, on aura une aire onSn'o' à très peu près égale à la moitié de la surface circonscrite par la courbe continue OSP51, et représentant tous ceux des conscrits dont la taille est contenue dans les limites de 1 598 et 1 678 millimètres ; les surfaces adjacentes MSon et MSo'n' sont en rapport avec le nombre de ceux qui s’écartent un peu de la taille moyenne en moins ou en plus sans dépasser l’écart médian qui a pour limite les droites on et o'n'. Cependant, si on poursuit une recherche de même ordre sur chaque département, on rencontre des faits spéciaux souvent curieux et bien propres à montrer combien la mise en série des grandeurs sert à contrôler la moyenne, en détermine le mieux la signification et peut étendre le champ des conclusions à tirer de l’investigation statistique52.
Figure 2. Taille des conscrits dans le département du Doubs et dans l’ensemble de la France

8420. Je rapporterai seulement, à titre d’exemple, ce qui concerne le département /307/ du Doubs. La taille moyenne de ses conscrits (y compris les réformés pour défaut de taille) est de 1 669 millimètres, une des plus élevées de France, et située à 29 millimètres (1 669 – 1 640) au-dessus de la moyenne française. Voilà le seul enseignement à tirer des nombres, si on ne s’en sort que pour déterminer la taille moyenne. Mais, si on range ces nombres par ordre de grandeur, on arrive à la distribution de la colonne b dans le tableau [ci-dessus]. Dans cette colonne on constate, contrairement à ce qu’on a vu pour la France, que la taille moyenne (1 669 millimètres) ne répond plus au plus grand groupe des conscrits, il n’en compte que 14 538, alors qu’il en est deux autres, l’un de taille inférieure qui en a 17 061, l’autre de taille supérieure, plus nombreux encore, qui en compte jusqu’à 17 701. D’ailleurs, au-dessus et au-dessous de ces tailles, les nombres des conscrits de chaque groupe de taille vont régulièrement en décroissant comme dans la France entière.
85Pourquoi donc, dans le Doubs, la taille moyenne n’est-elle pas, comme en France, la taille du plus grand nombre ? Quelle peut être la cause et la signification de cette singularité ?
8621. Mais avant d’entreprendre cette recherche, il convient de s’assurer si c’est là un fait constant. Nos chiffres, il est vrai, résument une période de dix ans (1851-1860), et il est bien vraisemblable que les perturbations accidentelles, les erreurs elles-mêmes, si elles ne sont pas trop considérables, se sont neutralisées. Cependant, pour nous en assurer, nous avons divisé nos relevés en deux périodes, 1851-1855 et 1856-1860 ; et, avant tout arrangement théorique, les cinq groupes centraux, qu’il importe de considérer à partir de la taille de 1597 jusqu’à 1732 millimètres, nous ont donné (toujours pour 100 000 conscrits) :

87Ainsi, dans le Doubs, cet arrangement est constant : toujours le groupe central, formé des conscrits qui se rapprochent le plus de la taille moyenne, c’est-à-dire qui en diffèrent de moins d’un demi-pouce (13 à 14 millimètres), toujours ce groupe est moins nombreux que celui de taille inférieure ou supérieure d’un pouce. J’ajoute que cet arrangement, poursuivi d’année en année, je l’ai retrouvé neuf fois sur dix ; il faut donc qu’il existe une cause constante pour expliquer un fait si constant.
8822. Lorsque j’ai, pour la première fois, signalé cette disposition (Bull. de la Soc. d’anth., 1863, p. 23853), j’en ai conclu que le département du Doubs devait être habité par deux types à peu près aussi nombreux l’un que l’autre et notablement différents par leur taille ; l’un plus petit avait une taille moyenne qui ne devait pas être éloignée de 1630 à 1640 millimètres, l’autre une grande taille dont la moyenne devait être assez près de 1700. Depuis, M. le docteur Lagneau, par l’examen des origines ethniques, a donné à cette vue le témoignage des faits historiques, qui nous montrent deux races, les Celtes et les Burgondes, habitant la Franche-Comté. Ainsi, voilà un mélange de mesures concernant la taille de deux races, qui a pu être découvert et analysé sur le bureau et par la seule investigation statistique. Mais on voit que c’est par la mise en série que cette conclusion a pu être tirée, et que la seule considération de la taille moyenne eût été impuissante à la faire soupçonner.
89En outre, on peut voir dans la [figure 2 ci-dessus], que nous avons superposé à la courbe continue s’appliquant à la France, une courbe pointillée ; elle est la traduction graphique de la colonne B du tableau numérique concernant /308/ le département du Doubs. À la première inspection, on y voit que la courbe pointillée, par ses deux sommes β et γ, accuse deux moyennes, dont les grandeurs relatives sont données par la longueur des abscisses du point O au pied des perpendiculaires abaissées des sommets βs et γ sur OP, chacune de ces tailles typiques de deux variétés humaines, tandis que la moyenne annoncée par l’arithmétique, Oα, est une moyenne factice, purement arithmétique, résultante complexe du mélange des mesures des deux types, et que concourent à former, d’une part, les plus grands conscrits du type le moins élevé, d’autre part, les plus petits des conscrits du groupe ayant la plus haute stature. Le tracé de la courbe pointillée rend parfaitement compte de ce fait : il semble représenter deux courbes de probabilité qui se sont rapprochées et superposées en partie par leur base, mais dont les deux sommets restés distincts dénoncent encore l’existence des deux moyennes typiques.
9023. Nous pouvons et devons même généraliser le problème, car il se présente bien souvent aux anthropologistes, et dire que, des mesures étant relevées sur une collectivité dans laquelle on n’a pas soupçonné le mélange des types, on peut, après coup, par la simple élaboration des mesures relevées, découvrir qu’il y a mélange de deux types, si toutefois ces types entrent dans le mélange en forces à peu près égales, et s’ils sont notablement différents sous le rapport de la grandeur relevée. Pour cela, il suffira de réunir ensemble les valeurs voisines, de manière à avoir des groupes qui, en majorité, renferment un nombre suffisant d’observations (plus ou moins, suivant la précision avec laquelle les mesures ont été relevées54) ; l’arrangement de ces groupes par ordre de grandeurs (comme nous l’avons fait pour les tailles), ou leur traduction graphique par une courbe de probabilité que nous apprendrons à tracer à l’article Probabilité, donnera une solution élégante et curieuse d’un problème qui pourrait paraître insoluble. Dans ce cas la moyenne trouvée par l’arithmétique perd beaucoup de sa valeur, elle n’est plus la traduction approchée de la taille du plus grand nombre, elle n’est qu’un « average », qu’une moyenne-indice, et cède le pas aux vraies moyennes physiologiques, mises en évidence par la sériation des nombres, ou par la courbe de probabilité. Ainsi, cette étude du département du Doubs nous amène à traiter de la seconde moyenne subjective ou moyenne-indice, dont nous avons déjà dit quelques mots (§ 5 et note 45).
9124. Moyenne-indice, ou average (J. Herschel). Si nous supposons qu’on prenne la moyenne des hauteurs des maisons dans une rue, où ces hauteurs ne soient réglées, ni expressément par l’édilité, ni indirectement par les hauts prix des terrains, aucune loi de continuité ne reliant ces hauteurs, il est manifeste qu’alors, les valeurs ne se grouperont pas suivant l’ordre régulier que nous avons signalé pour les tailles, ordre que nous retrouverions identique pour n’importe quelle grandeur se rapportant à ce groupe typique d’êtres vivants et dont les exemples abondent dans l’Anthropométrie de Quetelet55 . Au contraire, dans le cas des maisons on rangera vainement les mesures par ordre de grandeur, il n’arrivera pas que la hauteur moyenne approchée se trouve dans le groupe contenant le plus de maisons, /309/ il pourra même arriver que ce soit celui qui en a le moins, ou même qu’il n’y ait aucune maison appartenant au groupe de grandeur de la valeur moyenne. C’est, par exemple, ce qui arriverait si la rue avait deux ou trois types de maisons fort différents : leur hauteur moyenne pourrait fort bien n’être la hauteur approximative d’aucune des maisons qui auraient concouru à former cette moyenne. Mais, qu’on le remarque, elle n’en serait pas moins la moyenne hauteur des maisons de la rue.
92C’est cette moyenne, que J. Herschel appelle « average » ; et si nous connaissons cet « average » pour les rues principales de Paris, au XIIe siècle, en la comparant avec la moyenne actuelle, nous n’en aurions pas moins un indice précieux pour l’histoire de Paris.
9325. Un grand nombre de moyennes-indices sont en usage dans les sciences. Il suffit de signaler l’âge moyen d’une population, la durée de la vie moyenne, la production ou la consommation moyenne, pour que l’on sente que ce ne sont pas là des moyennes typiques, mais des moyennes-indices. En effet, l’âge moyen d’une population, qui, suivant les pays, oscille entre 26 et 31 ans, ne répond pas à l’âge du plus grand groupe de vivants, car ce plus grand groupe est nécessairement constitué par le premier âge, puisque, à partir de cette entrée dans la vie, la mort va épuisant leur nombre d’année en année.
9426. Le côté artificiel de la moyenne apparaît plus nettement encore dans la durée de la Vie moyenne (voy. ce mot56) qui, suivant les époques et les pays, oscille entre 25, 30 et 45 ans (environ 40 ans en France). Non seulement cette durée de la vie n’est pas celle du plus grand nombre des vivants, mais on pourrait presque dire que c’est une des durées les plus rares ; un très petit nombre succombe à cet âge ; les durées de vie qui ont pour elles les grands nombres sont, d’une part, les durées de vie très courtes, de moins d’une année, et, d’autre part, les durées relativement longues, – au-delà de 65 et 80 ans ; voilà les âges qui, dans les mortuaires (listes de décès par âge), fournissent les plus gros chiffres de décès. Ainsi, dans ce cas, si on rangeait les durées de vie d’après le nombre des années vécues, on n’en trouverait que fort peu se groupant autour de la vie moyenne, les plus grands groupes s’en éloigneraient à peu près symétriquement et par conséquent formeraient des successions et une courbe de probabilité, à peu près inverses de celles que nous avons trouvées pour les moyennes typiques. Ces moyennes sont au contraire des spécimens de moyennes-indices, dont il ne faut pas récuser l’utilité et surtout la commodité pour interroger les variations qu’amène le temps, les modifications du milieu, etc. Mais il importe de connaître la portée spéciale de ces moyennes-indices, et l’on voit qu’elle est loin d’être égale à celle des moyennes typiques, qui offrent non seulement des indices plus fidèles, mais aussi en quelque sorte des représentations approchée de l’attribut mesuré.
9527. Dans les exemples que nous avons fournis pour la détermination et l’étude de la moyenne objective, § 8, et de la moyenne typique, le lecteur a dû remarquer la similitude, ou, plus exactement, l’identité qu’il y a dans l’arrangement progressif et symétrique des nombres. Une courbe de probabilité comme celle que nous avons donnée pour représenter la distribution des mesurages des conscrits français, ne diffère, en rien d’essentiel, d’une courbe de probabilité des relevés multiples d’une grandeur difficile à mesurer, par exemple, de celle qu’on eût dressée pour la sériation des nombres dans l’ascension droite de la Polaire.
96/310/ 28. Cette similitude a beaucoup frappé Quetelet, qui se complaisait à y voir quelque chose de mystérieux. Comment arrive-t-il, en effet, que la distribution des erreurs dans le mesurage d’une grandeur existante se range avec cette régularité autour de la grandeur moyenne ? Comment se fait-il que le même arrangement se retrouve dans la recherche d’une grandeur subjective qui semble d’abord purement fictive ? Ainsi les divers attributs du corps humain, mesurés chez un grand nombre d’individus, se groupent autour de la moyenne absolument comme s’y distribueraient les mêmes grandeurs relevées un grand nombre de fois sur une statue que sa position mouvementée rendrait difficile à mesurer, de sorte que les erreurs commises dans le mesurage d’un tel modèle ou les variations individuelles produisent des arrangements identiques de nombres ! Aussi Quetelet dit-il poétiquement que les choses se passent comme si la cause créatrice de l’homme, ayant formé le modèle du type humain, eût ensuite, en artiste jaloux, brisé son modèle, laissant à des artistes inférieurs le soin des reproductions. Les défectuosités de ces reproductions sont de même ordre que les erreurs de mesurage, et dès lors se regroupent de la même manière.
9729. Cette comparaison est belle sans doute, mais aussi séduisante et dangereuse. Quetelet, au lieu d’en chercher le côté exact, l’a prise pour une explication, il s’y est laissé entraîner, et il a conclu que le groupement symétrique des nombres, identiques dans l’un et l’autre cas, démontre que le type humain est un comme la statue mesurée, que les erreurs de mesurage pour celle-ci ont pour pendant des déviations, des altérations de reproduction dans la multiplication des hommes ; et, ce qui aggrave la conséquence, il a pensé que, de même que par les déterminations des séries et des moyennes on pouvait à très peu près retrouver les dimensions de la statue, de même par les mensurations prises sur un assez grand nombre d’hommes pour la détermination de la moyenne et de la forme sérielle, on pouvait retrouver les grandeurs de chacun des attributs de l’homme-type, de l’homme-modèle du Créateur ; et cette conception l’a mené à la conception de cette entité, l’homme moyen, dont nous allons maintenant examiner la valeur.
9830. L’histoire naturelle et notamment l’anthropologie ont à faire particulièrement usage des moyennes typiques qui servent à découvrir les traits caractéristiques de groupes souvent fort rapprochés. Ainsi, chaque type humain a ses grandeurs spéciales à déterminer : stature générale ou taille moyenne, taille et poids, volume de l’ensemble et de chaque organe. C’est ici que viennent se placer les moyennes des grandeurs craniologiques, diamètre, voussure, capacité, etc., etc., qui font de la craniologie comme une science spéciale. Et chacune des moyennes typiques issues de ces nombreux mesurages vient caractériser avec plus ou moins de bonheur les divers types humains.
9931. L’homme moyen. Cependant, en réunissant sur un seul individu idéal toutes les valeurs moyennes d’un âge et d’un sexe, peut-on se flatter d’avoir créé l’homme-type ? D’aucuns même ont dit l’homme-modèle, comme l’éminent Belge, Quetelet, auquel la statistique humaine doit tant, mais qui s’est laissé enivrer par cette idée. Disons tout de suite que, si l’on ne fait pas entrer l’élément race sur le même pied que l’âge et le sexe (et nous ne croyons pas que Quetelet, fort monogéniste, l’ait fait), cette prétention ne soutient pas l’examen. Que l’on songe seulement à un des traits de la peau : sa couleur ; l’homme-type de Quetelet devrait avoir pour couleur de peau une teinte moyenne entre toutes les teintes existantes ! Quelque chose entre le noir cirage, le brun chocolat, le rouge /311/ cuivre, le jaune… et enfin le blanc rosé de la carnation anglo-saxonne. La teinte qui sortirait de cet affreux mélange pourrait-elle jamais être regardée comme la perfection ou seulement comme la couleur typique de l’humanité ! Je sais que, pour rendre le monogénisme plus facile à accepter, l’éminent professeur du Muséum, M. de Quatrefages, a imaginé quelque chose comme cela ; au moins n’a-t-il pas proposé sa couleur comme un type de beauté ! Et il faut l’avouer, tant d’efforts pour ne pas contrarier l’orthodoxie ne sont pas heureux quand ils aboutissent à faire de la première œuvre d’un Créateur, un type évidemment inférieur, un laideron : car, ce qui est en évidence pour la couleur de la peau, si je n’étais obligé de me restreindre, je ne le démontrerais pas moins nettement pour la plupart des autres attributs et grandeurs des divers types ; je démontrerais qu’il est impossible de les mêler, que le gâchis auquel donnerait lieu une moyenne des teintes de la peau ne fait que mettre en toute lumière et nous avertir, par un sens particulièrement délicat, du salmigondis où nous tomberions en prenant la moyenne des autres attributs, afin d’en constituer une unité. Remarquons, d’ailleurs, que cette pensée de fusion des types serait destructive du fait qui l’a inspirée ; car si les moyennes typiques de chaque race homogène (par origine ou par long mélange et fusion physiologique) sont assises sur les séries bien symétriques des nombres, on n’a jamais montré qu’il en fût de même, lorsqu’on considère tous les types pris ensemble, et le plus probable est qu’il n’en serait pas ainsi.
10032. Cependant, écartons le cas dans lequel on ne distingue pas les races ; la critique en est trop facile. Demandons-nous si, en recherchant la grandeur moyenne de chaque attribut d’un groupe humain homogène, on ne pourrait pas faire sortir le type pur, le type modèle, dégagé des déviations accidentelles et des variations individuelles qui altèrent plus ou moins le type idéal ou au moins le type primitif. C’était une idée très chère à Quetelet. Elle mérite donc que nous nous y arrêtions un instant.
101D’abord, il y a lieu de distinguer le type idéal et le type primitif : celui-ci a sa forme typique dans le passé, tandis que c’est plutôt l’avenir qui est appelé à réaliser le type idéal qui est celui de la beauté ; car c’est vers cet idéal que les sélections diverses, et notamment la sélection sexuelle, poussent les générations futures. Que l’on prenne un attribut quelconque de l’homme actuel, la taille, la forme du visage (ou de tel détail que l’on voudra), la force physique, celle de l’intelligence, ou verra bien vite que l’idéal est fort éloigné de la moyenne ; et, ce qui est plus décisif, l’un et l’autre n’ont pas les mêmes raisons constituantes ; les misères physiques et morales du passé et celles des temps présents entrent pour une large part dans les attributs de l’homme moyen, tandis que le type idéal, celui de la beauté, est, au contraire, dépouillé de ces souillures. L’homme moyen sera nécessairement moyen en tous ses attributs. Il faut qu’il soit moyen par ses laideurs et moyen par ses beautés, deux moyennes absolument antipathiques à l’idéal de beauté. Il me paraît que si ce type est idéal en quelque chose, ce sera un idéal de platitude et d’insignifiance, ni laid ni beau, ni brave ni poltron. Voilà l’homme moyen : c’est un triste sire, que la nature actuelle réalise en partie trop souvent ; c’est le type de la vulgarité57.
10233. Pouvons-nous penser au moins que ce type moyen, tout vulgaire qu’il est, nous rapproche de l’homme passé, de l’ancêtre ? Je ne le crois pas. Les attributs que la civilisation a fait naître ou a développés, par exemple, la propreté, le sentiment de la pudeur, de la charité, y seront sans doute amoindris, mais y /312/ seront encore ; et ceux qui se sont effacés, par exemple, l’aplatissement et la courbure du tibia, manqueront, etc. Ainsi, par notre entité de l’homme moyen, nous ne retrouvons pas plus l’ancêtre que le type idéal.
10334. Mais enfin, pouvons-nous au moins espérer de déterminer ainsi un type de l’homme actuel, tel que le réalise ou s’en rapproche le commun des hommes qui ne sont, comme dit Pascal, ni anges, ni bêtes ? Cela même me paraît au moins douteux, et M. Cournot a poussé à Quetelet une critique à laquelle l’illustre statisticien n’a pas répondu, bien qu’il ne s’y soit pas rendu.
« Il peut bien arriver, dit M. Cournot, et même il doit arriver, en général, que ces diverses valeurs moyennes ne s’ajustent pas entre elles et soient incompatibles dans leur ensemble avec les conditions essentielles de l’existence des individus et de l’espèce. Supposons, pour prendre une comparaison étrangère, mais simple, qu’il s’agisse d’un triangle dont le caractère soit d’être rectangle, et dont les côtés puissent varier entre certaines limites de l’un à l’autre individu, sans conserver les mêmes grandeurs ni absolues, ni relatives. On mesure un grand nombre de côtés, on prend les moyennes de chaque côté, et on construit avec elles le triangle moyen ; mais ce triangle moyen ne sera pas le type, car la géométrie démontre qu’il n’est pas rectangle, et si on fait un angle rectangle, les deux angles aigus ne seront pas la moyenne des angles correspondants, son aire ne sera pas l’aire moyenne, et, de quelque manière qu’on s’y prenne, il sera mathématiquement impossible de faire, construire ou définir un triangle qui soit moyen en toutes ses parties. S’il en est ainsi pour la plus simple des figures géométriques, combien plus vrai pour les formes vivantes auxquelles se joignent les propriétés de poids, de force, de couleur, etc. La table synoptique de toutes ces valeurs moyennes ne saurait être considérée comme définissant, non seulement un individu-type, mais même un individu possible ; exemple, la vie moyenne qui peut être avant l’âge où les individus sont aptes à engendrer. Mais l’ensemble de ces moyennes, serait-il compatible, ne saurait prétendre donner le type ou primitif, ou plutôt tel qu’il se développerait s’il était soustrait aux causes perturbatrices, car rien ne prouve que les causes déformatrices de ce type vont agir également en tous sens : ainsi, en ce qui concerne la taille de l’homme, elles se manifestent bien plus en rabougrissant cette taille ; aussi la taille moyenne n’est-elle pas la belle taille 58
10435. Quetelet s’est vainement efforcé d’atténuer cette juste critique en montrant, dans son Anthropométrie59 , que chacun des attributs de l’homme qui a été mesuré donne une moyenne typique et aussi une succession de grandeurs de la même forme que celle que nous avons donnée pour la taille des conscrits français. Cela ne prouve, en aucune façon, que toutes ces moyennes se conviennent, puissent s’agencer pour constituer un être harmonique et possible, et surtout un être typique. Il est même arrivé à Quetelet, quand il a voulu combiner deux attributs seulement, la taille et le poids, d’arriver à des antinomies.
10536. Pour nous, nous avons à signaler des faits de même ordre à propos des grandeurs crâniennes. Voulant déterminer, avec le moins de travail et le plus de précision possible, les principaux rayons moyens du crâne parisien mesuré avec notre céphalomètre, nous avons pensé y réussir en ne nous occupant que des crânes dont les mensurations antérieures de M. Broca avaient trouvés moyens en quelques-unes de leurs grandeurs les plus importantes. Donc, dans l’espérance de trouver ces crânes moyens réalisés, au moins dans leurs principales dimensions, /313/ nous avons relevé, d’un côté, les numéros des crânes ayant une capacité moyenne, ou voisine de la moyenne, de même ceux qui avaient un indice céphalique moyen, et ainsi de suite pour les cinq ou six principales grandeurs, espérant en trouver qui réuniraient en leur faveur plusieurs grandeurs moyennes ; mais nous avons été fort désappointés de découvrir que ces moyennes principales ne se rencontraient jamais ensemble ; que si, par exception, on en trouvait deux, bien rarement trois, les autres non seulement faisaient absolument défaut, mais semblaient différer d’autant plus. Donc, si cette recherche personnelle ne nous permet pas de conclure absolument qu’il est vain ou contradictoire de rechercher un crâne typique existant, c’est-à-dire se rapprochant de la taille et des formes moyennes, je ne dis pas dans tous ses éléments, mais seulement dans cinq ou six de ses éléments principaux (capacité, ses trois diamètres et l’indice frontal et autres indices faciaux), au moins puis-je affirmer que l’existence d’un tel crâne est bien peu probable, puisque, sur plusieurs centaines étudiés à ce point de vue, je n’ai pu en rencontrer un seul qui seulement s’en approchât. Au moment où je corrige cet article, je viens de me heurter aux mêmes impossibilités dans la recherche d’un bassin moyen en ses principales grandeurs ; sur une centaine de bassins mesurés par M. le docteur Verneau60 , je n’en rencontre aucun qui jouisse de la propriété de réunir en lui seulement les grandeurs médianes !
10637. De cette discussion, je conclurai que l’homme moyen de chaque type humain est une entité artificielle, appartenant à la catégorie des moyennes-indices ; et, le réaliserait-on en pâte du docteur Auzoux61, ce serait, sans doute, un spécimen commode pour l’enseignement, mais ce ne serait pas un être harmonique, ni pouvant vivre.
10738. D’ailleurs, il importe de remarquer que cet homme moyen n’est pas le moins du monde une entité scientifique, mais une création de l’imagination. Ce qui est de fait scientifique, c’est la moyenne et surtout la moyenne typique de chaque attribut. Si la science veut aller plus loin, si, de cette analyse, elle veut s’élever à une synthèse, il ne lui est pas permis de quitter le terrain de l’observation ; il ne s’agit pas d’accoupler une moyenne à une autre moyenne, et de déclarer typique un assemblage qui peut aussi bien être monstrueux :
108Desinit in piscem mulier formosa superne62.
109Il faut, par une recherche nouvelle, déterminer expérimentalement les grandeurs qui se conviennent et trouver les moyennes de ces combinaisons, etc. C’est, je ne le cèle pas, une œuvre formidable et que je crois au-dessus de nos moyens actuels ; mais c’est seulement par elle que l’on peut espérer de constituer des ensembles possibles et harmoniques.
11039. Pourquoi les nombres producteurs d’une moyenne objective ou d’une moyenne subjective typique se groupent-ils, les uns comme les autres, en série progressive et régressive, ordinairement symétrique autour de la moyenne ? C’est cet arrangement imprévu que Quetelet qualifie de mystérieux, et qui l’a entraîné à sa conception de l’homme moyen ; voyons si nous ne pouvons pas nous en rendre compte à moins de frais. Essayons d’abord d’en saisir le secret pour la moyenne objective.
111Nous verrons que la cause en est tout entière dans cette autre loi : que les erreurs commises dans le mesurage sont d’autant plus probables, c’est-à-dire plus nombreuses, qu’elles sont moindres, et d’autant moins probables, c’est-à-dire /314/ d’autant plus rares, qu’elles sont plus grandes ; de là leur nombre régulièrement croissant autour de la grandeur vraie à mesure qu’elles s’en rapprochent, ou leur nombre régulièrement décroissant à mesure qu’elles s’en éloignent. Il semble que cette explication soit suffisante ; cependant, si des esprits plus difficiles insistaient et demandaient pourquoi les mesures les plus erronées sont les moins nombreuses, nous leur dirions que la nature des écarts, tantôt petits, tantôt grands, soit en plus, soit en moins, prouve qu’un grand nombre de causes différentes concourent à produire ces écarts (inattention de l’œil, de la main, de l’esprit, imperfection des instruments, etc.). Or, pour produire les petits écarts, il suffit qu’une des nombreuses causes d’erreur intervienne en un sens (en plus ou en moins) ; il peut sans doute, et il doit souvent en intervenir plusieurs, mais il est peu probable qu’elles agissent toutes dans le même sens ; et dans ce dernier cas, l’erreur sera d’autant plus grande, que ce fait peu probable se produira plus complètement, mais on voit tout de suite qu’il sera d’autant plus rare, que l’erreur sera plus grande. Enfin, pour produire des écarts maximums, il faut que toutes les erreurs se produisent dans un sens, et aucune en sens opposé ; on sent que c’est là une rencontre extrêmement rare.
112Il me paraît que ces indications, encore que très sommaires, suffisent pour permettre au lecteur de les compléter dans son esprit, et lui faire sentir la raison de l’arrangement symétrique et décroissant des erreurs autour de la moyenne, – au moins dans le cas des moyennes objectives.
11340. Voyons maintenant comment nous rendre compte de l’arrangement identique des mesures d’un même élément, lorsqu’elles sont prises sur un très grand nombre d’individus désignés par le hasard, mais composant une même nation, une par son origine, ou chez laquelle de nombreux mélanges de sang ont fondu les éléments ethniques et ont fait prédominer l’uniformité sur la diversité (car telle est la condition nécessaire pour obtenir les arrangements symétriques en question). Ici encore, nous remarquons que les causes de variation d’un seul élément (la taille par exemple) sont très nombreuses ; les influences de milieu, celles d’hérédité, d’atavisme, d’alimentation, de concordance, etc., etc. Mais, parmi ces causes, celles toujours présentes d’hérédité prochaine et de milieu ne seront des causes de diversité que dans une très faible mesure, et, vu l’uniformité supposée de la nation, elles seront, dans une large part, des causes d’uniformité, puisque nous sommes partis de l’hypothèse nécessaire d’une nationalité dont l’unité, l’homogénéité sont depuis longtemps établies. Ainsi, de toutes les causes de déviation, les plus nombreuses et les plus actives seront celles qui agissent dans les limites les plus resserrées ; en outre, quand une de ces causes agit dans un sens (nourriture insuffisante, par exemple), elle pourra et devra, le plus souvent, être plus ou moins contrariée par des causes agissant en sens opposé. C’est la différence et non la somme d’énergie de ces influences contraires qui déterminera le sens et la grandeur de la déviation. Cependant, dans des cas dont la rencontre est peu probable, il n’y aura de causes perturbatrices du type national que d’un côté ; alors, les déviations seront d’autant plus considérables, qu’il y aura plus de causes accumulées ; mais en même temps (on le comprend), ces cas seront d’autant plus rares. Enfin, les cas, tout à fait improbables, où toutes les causes capables d’une même influence agiront sans aucune de celles qui influent en sens contraire pourront se présenter, mais bien rarement.
114Ainsi, les déviations les plus notables du type national seront nécessairement les plus rares, puisqu’il faut un concours peu probable de circonstances pour /315/ les produire ; au contraire, les faibles altérations, pouvant se manifester par un jeu de combinaisons beaucoup plus nombreuses, seront les plus fréquentes, sans qu’il soit besoin d’y voir des causes mystérieuses que Quetelet était enclin à évoquer.
11541. Séries, ou courbes de probabilités, moins resserrées ou même insymétriques. Cependant toutes les sériations ne se rangent pas autour de la moyenne avec la régulière uniformité et la même convergence que nous avons rencontrées pour la taille de nos jeunes Français, ni même avec la symétrie de la remarquable courbe à deux sommets offerte par les conscrits du Doubs. Le plus souvent la valeur probable (celle que limite la moitié des cas) est moins rapprochée de la moyenne, alors l’erreur ou l’écart probable est plus grand, la courbe de probabilité est moins élevée et plus élargie, les coordonnées plus courtes et plus nombreuses ; en un mot, la courbe est moins convergente, moins resserrée le long de l’ordonnée principale. Nous verrons à l’article Probabilité comment peut se déterminer a priori le degré de convergence de la courbe.
11642. Cependant un enseignement important résulte de ce degré de resserrement de la courbe ou des nombres sériés autour du plus grand groupe. En effet, nous verrons à l’article Probabilité que cette convergence croît comme la racine carrée du nombre des observations ; c’est même parce que la somme de nos conscrits mesurés pendant une période de dix années est très considérable, que la courbe de probabilité que nous avons figurée est si resserrée et si élevée ; mais nous verrons aussi, quand il s’agit des moyennes objectives, que ce resserrement croît aussi en raison inverse de la somme des carrés des erreurs commises à chaque mesurage. En transportant cette notion dans le cas des moyennes subjectives, on conçoit facilement que les variations individuelles sont ici les équivalents des erreurs de mesurage, car ce sont les unes comme les autres qui éloignent plus ou moins chaque observation individuelle de la moyenne cherchée. En conséquence, la convergence de la courbe de probabilité sera aussi en raison inverse de l’importance de ces variations, ou, plus précisément, de la racine de la somme des carrés de ces variations (évaluées d’après leur grandeur et leur nombre). Et, inversement, pour un même nombre d’observations, le degré de resserrement de la courbe de probabilité permettra d’apprécier l’importance des variations offertes par une collectivité, et par suite l’unité plus ou moins resserrée, plus ou moins lâche du type que l’on a étudié63. C’est donc là pour l’anthropologiste un instrument précieux, et j’ajouterai, l’instrument unique non seulement pour reconnaître, mais aussi pour mesurer ce qu’on pourrait appeler la valeur typique d’un attribut.
11743. Cependant le resserrement ou le relâchement de la courbe de probabilité de chaque côté de l’axe formé par la perpendiculaire ou ordonnée principale élevée à l’extrémité de la grandeur moyenne et conséquemment le resserrement du type, n’est pas la seule indication fournie par la sériation ou par son expression graphique, la courbe de probabilité. En effet, la courbe peut être ou symétrique, c’est-à-dire ses contours descendant également de chaque côté de l’axe, ou insymétrique, si ces contours sont inégalement convexes64. Pour peu qu’on réfléchisse /316/ aux raisons de cette insymétrie, on se convaincra qu’elle est une indication du manque d’unité typique dans la collectivité mesurée ; c’est d’ailleurs ce que vont mettre en suffisante lumière, je pense, les deux exemples suivants :
11844. J’ai sérié par ordre de capacité deux groupes de crânes mesurés par M. le professeur Broca. Les uns sont des crânes parisiens au nombre de 358, les autres sont des crânes dits de nègres de différentes provenances, Afrique et Océanie, de la collection du Muséum, et seulement au nombre de 35. Ce serait sans doute un nombre insuffisant pour des conclusions anthropologiques, mais peu nous importe ici, où il ne s’agit que de montrer des sériations de diverses formes. Ces crânes ont été réunis en petits groupes, en prenant 100 centimètres cubes pour module de ce groupement (module trop grand, mais obligé par le petit nombre de crânes nègres mesurés). La capacité moyenne des crânes parisiens a été trouvée de 1433 cm3 ; celle des crânes de nègres n’a été que de 1356 cm3. Or, en ramenant ces petits groupes à la grandeur qu’il faut pour être les parties constituantes d’une somme, 100 crânes de chaque catégorie, et en les ordonnant par ordre de grandeur, on obtient les deux arrangements ci-dessous, les capacités étant indiquées en décilitres (ou 100 cm3).

119La régularité et la symétrie de la succession des crânes parisiens sautent aux yeux, et l’insymétrie de ceux dits de nègres n’est pas moins manifeste. Chez les Parisiens, on voit le groupe qui compte 29 crânes et contient la capacité moyenne 1433 cm3 (nous l’appellerons le groupe de la moyenne), être aussi le groupe occupant le milieu de la série ; à partir de ce groupe central, le nombre des crânes de chaque groupe successif, soit plus grand soit plus petit, vont régulièrement en diminuant. On peut même remarquer que, la grandeur moyenne étant moins élevée que la demi-grandeur (1450) du groupe qui la comprend, dès lors, par un effet naturel de la symétrie avec laquelle les capacités se pressent autour de leur valeur moyenne, le groupe de capacité moindre (à gauche du groupe de la moyenne) étant par sa capacité plus près de la capacité moyenne que le groupe qui est au-dessus (à droite), renferme plus de crânes, et cette différence se poursuit de groupe en groupe. Enfin l’écart probable est environ de 100 centimètres cubes en plus ou en moins de la valeur moyenne, ce qui veut dire que la moitié des crânes mesurés a 1 433 ± 100 cm3 ou qu’ils sont compris entre une capacité de 1 333 à 1 533 cm3 ; ce double de l’écart, quand l’écart est symétrique (égal de chaque côté de la valeur moyenne), peut prendre le nom de l’amplitude médiane ; on voit qu’elle est ici de 200 cm3, et qu’elle est égale environ au quart de l’amplitude possible au maximum de variation (785 cm3), c’est-à-dire de l’intervalle entre les crânes de capacité extrême (le plus petit et le plus grand) ; c’est entre ces limites, sans doute encore larges, qu’est contenue la sériation des crânes parisiens. Cependant il est manifeste qu’une représentation graphique de cette sériation serait à très peu près régulière et symétrique, ce qui dépend d’une part du nombre assez considérable des crânes mesurés, et de l’autre de la similitude relative des crânes parisiens.
12045. Un coup d’œil donné comparativement à la sériation des crânes dits de nègres montre tout autre chose. D’abord, la capacité moyenne de ces crânes étant de 1356, cette grandeur, qui dépasse le milieu du troisième groupe, ne /317/ correspond plus au groupe qui renferme le plus de crânes, c’est le deuxième groupe dont la capacité moyenne n’est que de 1250 cm3 qui se trouve avoir le plus de crânes (34, à lui seul le tiers des crânes observés), alors que le suivant, qui est le groupe de la capacité moyenne, n’en renferme que 2865.
12146. Pour peu qu’on conçoive comment se construit la courbe de probabilité, représentation graphique de cette sériation, on verra combien elle sera irrégulière et surtout insymétrique.
122En effet, concevons sur la base ou l’abscisse OB, que l’on ait élevé équidistantes une série d’ordonnées dont les hauteurs relatives sont données par les nombres des crânes de chaque groupe, la première n’aura que 3 de hauteur, la seconde 34, et les suivantes 28, 23, 8 et 3 ; que, par ses sommets, on fasse passer la courbe de probabilité, on voit de suite que, vers la gauche de l’ordonnée principale qui par sa hauteur maximum (34) jouera le rôle d’axe de figure, la courbe sera presque réduite à une droite se levant tout à coup jusqu’au sommet (34) de la seconde ordonnée ; puis, au-delà de ce sommet, s’inclinant lentement pour toucher les sommets successifs des ordonnées suivantes 28, 23, 8 et 3. Ainsi la courbe sera presque complètement rejetée vers la droite, et l’ordonnée principale qui, par sa hauteur 34, indique la probabilité de rencontrer un crâne de nègre de la capacité de 12 à 13 décilitres, ne sera pas l’ordonnée de la moyenne ; celle-ci, moins élevée, aura sa place vers la droite, entre la deuxième et la troisième, le groupe au milieu duquel elle tombe ; elle ne sera plus celui qui a le plus de chance de rencontrer un crâne lui appartenant, etc.
12347. La signification d’une telle figure ne saurait être douteuse. À part le trop petit nombre d’observations qui l’ont déterminée, dont ici nous faisons abstraction, on comprend bien vite qu’il y avait dans cette collection de crânes une majorité de très petits volumes dont la capacité moyenne devait avoisiner 1270 cm3, et formant (au moins du point de vue du volume) un groupe naturel auquel ont été mêlés des crânes plus grands, mais en nombre moindre, ayant à peu près la capacité des crânes parisiens.
12448. Telle est au moins une des interprétations à laquelle se prêterait cette courbe, mais elle n’est certainement pas la seule.
125Il y aurait pourtant un moyen de savoir quelle interprétation aurait le plus de chance d’être véritable (et nous attirerons l’attention des investigateurs sur ce moyen de contrôle) : ce serait de sérier de même les autres attributs principaux de ces crânes ; les courbes sérielles, ou celles des formes figuratives qui en résulteraient, seraient également passibles de certaines interprétations rendant compte de leur forme ; et l’interprétation qui satisferait le mieux à toutes les sériations aurait évidemment le plus de probabilités ; il suffirait ensuite de s’enquérir si les combinaisons de ces attributs abstraits, telles qu’elles sont réalisées en chaque crâne, permettent encore les groupements naturels que l’examen des attributs isolés avait suggérés.
12649. Ainsi, voilà une méthode de recherche avec laquelle on arrive, par la seule considération de relevés numériques, non seulement à distinguer les collectivités naturelles et typiques de celles qui ne sont que des collectivités factices, mais encore à démêler, au moins en partie, les valeurs des unes et des autres, et à pouvoir présumer les moyennes de chaque groupe naturel. Une méthode qui sert de pierre de touche pour dire si un attribut qu’on croit caractéristique de groupe, jouit vraiment de cette propriété, et à quel degré ! etc. N’est-ce pas là /318/ pour les sciences naturelles, et notamment pour l’anthropologie, un instrument précieux et tout à fait nouveau ?
12750. On voit que la base de cette méthode de recherche est la sériation des grandeurs isolément relevées et convenablement agglomérées en petits groupes. C’est pourquoi nous avons insisté sur cette mise en série des grandeurs constitutives de la grandeur moyenne, et c’est pourquoi nous allons, dans les paragraphes suivants, poursuivre de nos critiques une méthode rivale et, sinon très fautive, du moins très fâcheuse, en ce qu’elle réunit dès le principe les éléments servant à déterminer les valeurs particulières, et, par suite, détourne de la détermination et de la sériation de ces valeurs.
12851. Mise en série des grandeurs particulières. Module de groupement. Le lecteur qui nous a suivi a dû se convaincre de l’importance de la sériation des valeurs qui ont servi à déterminer la valeur moyenne. Il importe donc d’exécuter cette sériation dans les conditions les plus favorables. On a pu constater d’abord, par les exemples fournis, que l’on peut sérier les valeurs mesurées elles-mêmes, comme nous l’avons fait pour les crânes ; mais, lorsque des causes étrangères aux grandeurs étudiées sont venues troubler artificiellement la succession des nombres, comme nous l’avons constaté pour nos conscrits, on peut et on doit la rétablir, non pas d’après ses propres appréciations, mais par les méthodes qu’enseigne le calcul des probabilités. Par ce moyen, nous avons obtenu pour nos conscrits une succession qui, à coup sûr, se rapprochait bien plus de la succession vraie et inconnue que ne le faisaient les données brutes.
129En outre, on a pu voir, par ces deux exemples comparés à celui de l’ascension droite de la Polaire, que l’on peut également sérier soit les grandeurs relevées (et régularisées quand il y a lieu), soit les erreurs ou écarts que l’on évalue par la différence entre les grandeurs moyennes de chaque groupe et la grandeur moyenne générale, comme Quetelet l’a fait pour la Polaire, p. 30066. Ces deux procédés me paraissent pouvoir être employés presque indifféremment. On préférera celui qui diminue le chiffrage et, par suite, les chances d’erreur.
13052. Mais ce qui fait une sériation plus ou moins significative, c’est un choix heureux dans la grandeur du module de groupement des valeurs particulières. On a pu comprendre en effet, par nos exemples, que cette mise en petits groupes des valeurs relevées est indispensable pour abréger les écritures et surtout pour concentrer l’attention. Il se fait, le plus souvent même au moment du mesurage67, en réunissant les valeurs voisines que l’on suppose assez rapprochées pour pouvoir être considérées comme égales, et qui le sont en effet, à une demi-grandeur du module près (en plus ou en moins).
131Cependant le point délicat, d’où dépend le succès de la sériation, est de bien choisir la grandeur du module pour grouper ces valeurs voisines.
132Presque toujours le module doit rester le même pour toute la série ; il doit, d’une part, être assez grand pour que la plupart des groupes (les groupes extrêmes forcément exceptés) soient composés d’un assez grand nombre d’observations (d’autant plus grand que les erreurs ou écarts avec la valeur moyenne /319/ sont plus marqués) pour que la force de ces groupes ne soit trop influencée par les perturbations du hasard ; et, d’autre part, ce module ne doit pas être assez grand pour effacer les mouvements que des causes constantes peuvent imprimer à la succession des nombres (comme il est arrivé pour le Doubs), mouvements qu’il importe de ne pas voiler, mais, au contraire, de mettre en lumière. C’est une affaire de tact que donneront la réflexion et la pratique. Nous ne pouvons guère fixer à l’avance une limite à la grandeur de ces modules, et dire, par exemple, qu’ils doivent être tels que les groupes centraux soient composés de plusieurs dizaines d’observations au moins et de plusieurs centaines, ou même milliers, au plus ; car, quelque vagues que soient ces indications, des cas se présenteront où il y aura avantage à les outrepasser. Mais nous pouvons dire que la grandeur du module de groupement, toutes les fois qu’on pourra le choisir, devra l’être sur la considération de l’amplitude de variations maximum et surtout médiane (voy. § 6). Il ne saurait jamais dépasser l’amplitude médiane (double de l’écart probable dans les moyennes typiques), et égal à elle, il sera trop grand pour l’étude ; il est désirable en outre qu’il en soit une fraction exacte et plutôt impaire, le tiers ou le cinquième par exemple, ce qui fait tomber la grandeur moyenne au milieu du groupe médian et rend la sériation plus symétrique. D’ailleurs, il sera toujours bon d’essayer plusieurs modules pour s’arrêter à celui qui paraîtra satisfaire le mieux aux conditions à remplir, et, par exemple, donnera la série la plus régulière.
13353. Différence entre une moyenne et un résultat moyen. Il ne faut pas confondre une moyenne, valeur qui doit être nécessairement déterminée sur un nombre plus ou moins considérable de grandeurs de même ordre déjà mesurées ou connues, avec ce qu’on appelle quelquefois un résultat moyen, comme on en considère souvent en statistique.
134Si, par exemple, dans une épidémie frappant la population parisienne, supposée 1 800 000 habitants, on a enregistré 93 000 personnes atteintes de l’épidémie dont 43 000 ont succombé, on en déduira une morbidité de 52 par 1 000 habitants, et une mortalité de 24 par 1 000 habitants ou de 450 par 1 000 malades68. Mais ces rapports, qui ne sont pas des valeurs intermédiaires entre plusieurs autres rapports déjà connus, ne sauraient être regardés comme des moyennes ; ce sont des probabilités simples : d’abord la probabilité d’être frappé par le fléau, ensuite celle d’en mourir.
13554. Cependant, lorsqu’on a deux termes correspondants de plusieurs rapports successifs (en nombre b) devant donner naissance à des probabilités successives dont on se propose de trouver la grandeur moyenne, il arrive souvent que, pour abréger, au lieu de calculer d’abord les rapports un à un, ainsi qu’il le faudrait, pour trouver ensuite leur grandeur moyenne selon les méthodes indiquées, on fait les sommes des deux séries de termes correspondants (de tous les dividendes d’une part et de tous les diviseurs de l’autre) ; puis, sans même avoir besoin de diviser chacune de ces deux sommes par b, nombre des termes qui les ont formées, pour avoir les termes moyens, on divise la somme des dividendes par celle des diviseurs, et on obtient un quotient qui est le rapport entre ces deux termes moyens, et non un rapport moyen, encore moins une moyenne. En effet, d’après ce que nous avons vu jusqu’ici, une moyenne doit être calculée sur des grandeurs existantes et non sur les éléments constitutifs de ces grandeurs.
13655. Pour fixer les idées par un exemple, supposons qu’il s’agisse d’indice crânien, – de ce rapport qui décide si des crânes doivent être classés dans le /320/ groupe des dolichocéphales, dans celui des brachycéphales ou dans un groupe intermédiaire69. Ce rapport se détermine en comparant la longueur du crâne avec sa largeur, c’est-à-dire, en divisant son diamètre longitudinal (mesuré en millimètres) par son diamètre transversal, et, suivant l’usage, en multipliant le quotient par 100 pour lui enlever sa forme fractionnaire. Pour avoir l’indice moyen de 100 crânes ainsi mesurés, il y a, suivant la règle, à faire la somme des 100 indices préalablement calculés et à diviser la somme par 100. On pourra ensuite, en formant, avec ces 100 rapports un certain nombre de groupes, composés des indices les plus voisins, suivant un module approprié, étudier la forme de la série qui en résultera. Des conséquences souvent fort intéressantes surgiront de cette ordination.
13756. Cependant il est passé en usage, pour diminuer un peu le travail, que, au lieu de prendre l’indice de chaque crâne mesuré, on fait la somme de toutes les longueurs, et, respectivement, celle de toutes les largeurs ; puis, en divisant la somme des largeurs par celle des longueurs, on se flatte d’obtenir l’indice moyen, tandis qu’on n’a calculé que le rapport des sommes des deux diamètres. Il est vrai que, dans la grande majorité des cas, on obtient ainsi un rapport qui, sans être identique à la moyenne des indices, s’en rapproche fort ; mais il peut aussi s’en éloigner notablement, et la science exige que l’on sache les causes de ces différences, afin de ne décider qu’en connaissance de cause la préférence que l’on donnera à tel ou tel résultat, – à la moyenne des indices ou au rapport des moyennes.
13857. Pour éviter des abstractions arithmétiques qui ne seraient pas goûtées par tous les lecteurs, prenons des exemples ; et, pour concentrer l’attention, au lieu de 100 crânes, n’en considérons que 2 ; cela simplifiera les raisonnements sans rien changer à leur vérité ni à leur généralité.
139Supposons donc 2 crânes résumant une série quelconque et ayant en millimètres les diamètres suivants :
1401er cas : un des crânes l’emporte sur l’autre par ses deux diamètres et par son indice.

141C’est le seul cas où l’indice du crâne moyen (81,2) dépassera la moyenne des indices (80). Dans les autres cas, c’est la moyenne des indices qui l’emportera.
1422e cas : un crâne l’emporte par son indice et un de ses diamètres (dividende ou diviseur), mais il est inférieur par l’autre : premier exemple, le diamètre le plus grand est le diviseur :

143Second exemple, le diamètre le plus long est le dividende70 :

1443e cas : un crâne l’emporte par ses deux diamètres, mais est inférieur par son indice.

145/321/ On voit que, dans ces deux cas, la moyenne des indices l’emporte sur l’indice du crâne moyen.
14658. Enfin, restent les cas où la moyenne est égale à l’indice du crâne moyen ; cette identité se rencontre rarement. Deux cas seulement et tout à fait exceptionnels :
1471° Celui où les crânes ont les mêmes indices, par exemple71 :

148Et 2° celui où les deux crânes ont un de leurs deux diamètres égaux :

14959. Mais, hors de ces cas, évidemment rares, où les deux crânes sont égaux dans un de leurs trois éléments : longueur, largeur et indice, la moyenne des indices est nécessairement différente de l’indice du crâne moyen, tantôt en un sens, tantôt en un autre. Le plus souvent, la moyenne des indices l’emporte sur l’indice du crâne moyen, sauf dans le cas, moins fréquent, où les trois valeurs – les deux diamètres et l’indice, sont moindres dans un crâne ; alors seulement la moyenne des indices est une valeur moindre que l’indice du crâne moyen.
15060. Ces règles, qui ont leur raison dans la théorie des proportions, sont manifestement générales : pour leur donner le degré de généralité qu’elles comportent, il suffit de remarquer que la longueur du crâne est le dénominateur (ou diviseur) de la fraction ou rapport ; que sa largeur en est le numérateur (ou dividende), et que l’indice en est la valeur (ou quotient).
151Ainsi il est démontré qu’en substituant le crâne moyen (entité à laquelle on peut d’ailleurs adresser les mêmes critiques qu’à l’homme moyen) à la moyenne des indices, seule moyenne conforme à la théorie, on substitue une valeur à une autre qui ne lui est pas identique ; à la vérité, elle s’en éloigne peu, mais enfin elle s’en éloigne, et l’erreur qui en résulte peut, dans des cas rares, il est vrai, être notablement supérieure à celle que comportent les erreurs de mesurage ; elle est d’autant plus forte, que les indices sont plus différents l’un de l’autre, et nous avons vu que, dans l’indice crânien, la différence peut presque atteindre 2/80.
152En outre, (et c’est ce point surtout que je trouve fâcheux, dans cette méthode), comme on n’obtient pas isolément les indices de chaque crâne, on se prive de l’enseignement si fécond qui résulte de la sériation de ces indices. On a une moyenne privée de ce contrôle.
15361. La critique que nous venons de faire de l’assimilation du rapport des valeurs moyennes à la vraie moyenne, et de démontrer par des exemples empruntés à l’anthropologie, s’étend-elle aussi à la démographie ?
154Oui sans doute, en principe ; mais en pratique la différence qui existe entre ces deux valeurs est si faible, que, contrairement à ce qui peut arriver en anthropologie, elle reste toujours ou presque toujours au-dessous de la précision des documents, car il s’agit ici de ceux que l’on peut attendre des enquêtes officielles, généralement fort négligées. Dans l’étude des populations, cette différence est d’autant plus faible, que le diviseur commun des divers rapports annuels étant la population, ce diviseur varie fort peu d’année en année, de sorte que, dans ce cas, /322/ en vertu du principe établi (§ 58, 2°), la différence entre le rapport des moyennes et la moyenne des rapports doit être très faible.
15562. Ainsi la Bavière, pendant la période 1853-1868, a vu sa population monter rapidement de 4 553 486 à 4 824 421, ses mariages sont montés aussi de 27 000 ou 28 000 à 42 000 ou 53 000 ; et pourtant, malgré ces accroissements, la moyenne des rapports pris année par année est de 7,31 mariages par an et par 1 000 habitants, et le rapport des valeurs moyennes (population et mariage) donne 7,34. De même, pour la France, pendant la période où sa population a été le plus accrue et sa mortalité diminuée (1831-1840), je trouve que la moyenne des mortalités annuelles est de 24,67 par 1 000 habitants, et le rapport des valeurs moyennes de 24,65.
15663. Ces différences, bien qu’appréciables, nous paraissent encore trop inférieures à celles qui résultent des erreurs de relevés, notamment dans la supputation des vivants, pour imposer le rejet des méthodes ordinaires qui, en abrégeant les calculs, diminuent le labeur et les chances d’erreur. Cependant la méthode rigoureuse garde l’avantage très grand de faire connaître les oscillations annuelles, de pouvoir les sérier et en scruter les causes, avantages tels, qu’ils doivent souvent décider le démographe, malgré le surcroît de travail qui en résulte, à calculer les rapports annuels. D’ailleurs, ce surcroît sera bien allégé par l’emploi de la règle à calcul72 (Voy. Statistique).
15764. Nous avons étudié jusqu’ici les diverses espèces de moyennes, leur détermination, leur écart médian ou probable, et leur écart possible ; les séries plus ou moins symétriques ou décidément insymétriques autour des moyennes, ainsi que les causes de leur symétrie ou de leur insymétrie ; enfin, la synthèse de toutes ces moyennes, tentée prématurément par la conception de l’homme moyen. Il nous resterait à traiter de la probabilité que possèdent ces valeurs moyennes de traduire avec une précision suffisante la valeur cherchée. En effet, ces moyennes que détermine le statisticien ne sont que des valeurs approchées de la grandeur exacte, mais inconnue, que l’on s’efforce d’atteindre sans être bien sûr d’y parvenir jamais, mais avec la certitude de s’en rapprocher autant que l’on voudra, et, ce qui n’est pas moins précieux, de savoir toujours quelle est la chance d’erreur à laquelle on est exposé. Mais cette partie de mon travail se confond trop avec les autres questions de probabilité et les applications du calcul des Probabilités (voy. ce mot) aux sciences naturelles pour que nous puissions en traiter ici. Nous résumerons seulement quelques principes ayant des applications essentielles, afin que cet article soit complet et puisse être immédiatement utile, au moins au point de vue pratique.
15865. Une moyenne n’a quelque valeur que si elle repose sur un grand nombre d’observations ; ce nombre doit être d’autant plus grand : 1° que les différences de chaque observation isolée (ou chaque groupe d’observations presque égales à la valeur moyenne M) sont plus fortes ; 2° que le sujet étudié exige plus de précision. Et enfin, 3° quand il s’agit de la fréquence moyenne de deux événements qui s’excluent (comme mort et guérison), il faut d’autant plus d’observations /323/ que les fréquences respectives des deux événements sont plus voisines, et d’autant moins que l’un est plus rare relativement à l’autre. C’est ce qui sera démontré à l’article Probabilité.
15966. En général, les autres conditions étant égales, la probabilité de la précision du résultat moyen croît, non pas avec le nombre N d’observations, mais comme la racine carrée de ce nombre, . Ainsi, quand les nombres des observations croissent comme 4 – 9 – 16 – 25 – 36 – 49, la probabilité de la précision du résultat moyen croît comme 2 – 3 – 4 – 5 – 6 – 7 ; en d’autres termes : si on veut un résultat 2 fois, ou 3 fois plus précis, il faudra, toutes choses restant les mêmes, que les observations deviennent 4 fois ou 9 fois plus nombreuses.
16067. De plus, nous avons vu que la précision de la moyenne augmente quand l’amplitude des erreurs ε diminue. Elle est en raison inverse, non pas de la somme (Σ) des erreurs (Σε)73, mais de la racine carrée du double de la somme des carrés de ces erreurs . Il serait donc utile que chaque résultat moyen fût accompagné du nombre N des observations, et de la somme des carrés des erreurs, ou écarts des observations particulières (prises une à une, ou assemblées en petits groupes) avec la moyenne générale, afin que l’on pût toujours déterminer, soit le module de convergence g de la courbe de probabilité
, soit la précision avec laquelle est déterminée la moyenne expérimentale par rapport à la moyenne absolue ; la mesure de cette précision s’appelle le poids (
) de la moyenne expérimentale, et a pour formule
.
161Ces notions, que nous jetons ici en avant, seront éclaircies et étendues à l’article Probabilité.
16268. Il est un moyen très pratique et presque toujours suffisant, surtout en démographie, de s’assurer si la moyenne trouvée par le calcul est assez rapprochée de la moyenne vraie, inconnue ; ce moyen consiste à prendre une seconde moyenne sur une série d’observations en même nombre, ou bien, si l’on n’a pas d’autres observations, à diviser au hasard (ou suivant une norme qui soit certainement sans influence sur la moyenne) en deux ou trois groupes à peu près égaux, les observations dont on dispose, et à rechercher les moyennes de chacun de ces groupes. Si ces moyennes s’éloignent peu les unes des autres et de la moyenne générale, surtout si l’arrangement sériel, ou la courbe de probabilité qui le figure, conserve la même forme générale, on pourra regarder comme suffisamment approchée la moyenne trouvée ; c’est ce que nous avons fait pour le département du Doubs, afin de nous assurer que l’arrangement si particulier des nombres sériés n’était pas accidentel, mais constant (V.[ ci-dessus]). Au contraire, /324/ si les différences de ces nouvelles valeurs avec les anciennes dépassent le degré de précision que l’on désire ou en approchent, on sera averti de leur nombre insuffisant et l’on s’efforcera de l’augmenter, ou, si c’est une moyenne objective qu’il s’agit de déterminer, on pourra encore s’efforcer d’accroître la précision des mesurages des grandeurs relevées. Cette méthode d’information de la confiance que méritent les résultats n’a pas sans doute la rigueur des formules que nous avons données. Il pourrait se faire que, par hasard, cette épreuve, péchant dans le même sens que le premier travail, induisît en erreur ; mais cette probabilité est bien faible, et comme le modus faciendi de ce dernier procédé est simple, et relativement rapide, on pourra le plus souvent s’en contenter. En tout cas, nous ne saurions trop le dire, un statisticien doit toujours faire connaître sur quel nombre primitif d’observations il opère ; il doit aussi s’efforcer de découvrir la valeur médiane ou probable, c’est-à-dire celle qui comprend la moitié des faits observés, et, aussi, les plus grands écarts possibles de chaque côté de la moyenne. Quand il s’agit de moyennes typiques, généralement incluses entre les limites de la valeur médiane, il faut en outre faire connaître à quelle distance en plus ou en moins de ces limites tombe la moyenne.
16369. Conclusion. Nous terminerons cette étude en résumant dans quels cas il y a intérêt pour les savants à recourir à la détermination des valeurs moyennes.
164Quand il s’agit de moyennes objectives, c’est évidemment dans ce cas où il importe que la grandeur réelle que l’on a besoin de déterminer le soit avec une précision plus grande que ne peuvent l’obtenir les instruments dont on dispose. C’est ce qui se présente souvent pour les sciences dites de précision, et notamment pour l’astronomie.
16570. Quant aux moyennes subjectives ayant, entre autres objets, celui de décharger la mémoire et l’attention en condensant en une seule grandeur moyenne idéale un nombre considérable de grandeurs particulières, elles seront employées soit pour la clarté de nos idées ou de l’enseignement, soit pour suivre plus facilement les variations d’un système de grandeurs de même ordre.
16671. Cependant les moyennes typiques ont, en outre, un résultat plus élevé. Au milieu de la complexité des variations individuelles, elles nous aident à découvrir les modifications caractéristiques des groupes naturels ; elles seules permettent de mesurer ces modifications, d’en caractériser l’importance, d’en saisir les mouvements à travers l’espace et le temps, c’est pourquoi elles sont surtout précieuses pour le naturaliste, et notamment pour l’anthropologiste et le démographe.
167Bertillon
Notes de bas de page
1 « Moyenne », in DESM, 2e série, t. 10, p. 296-324 (1876b).
2 Bertillon J. (dir.), 1883, p. 119 ; 1895, p. 116s ; Bertillon S., 1941, p. 89-90.
3 L'exonyme péjoratif « Lapon », seul en usage au xixe siècle, est aujourd'hui remplacé par l'endonyme « Sami ».
4 On peut relever que c’est la médiane, et non la moyenne, qui est la valeur probable ayant une chance sur deux d’être dépassée.
5 Le pouce auquel se réfère Bertillon est long de 27,07 mm. Il se divise en douze lignes ; 12 pouces font un pied et 6 pieds font une toise.
6 1863a, p. 346 ; 1876b, p. 308 ; 1882h, p. 100. Gustave Lagneau se réfère amplement à Bertillon lorsqu’il décrit le dualisme des tailles de la population du Doubs, et de dix autres départements, dans le paragraphe « Anthropologie » de la rubrique « France » du DESM (Lagneau, 1879, p. 40-41).
7 Les tableaux par taille publiés dans les Comptes rendus sur le recrutement de l’Armée ne portant que sur les recrues, Bertillon procède à des estimations à propos de la distribution des tailles des exemptés, et à un lissage qui gomme les fluctuations aléatoires et les irrégularités dues aux tentatives des jeunes gens de minorer ou de majorer leur taille :
« Le nombre a [des jeunes gens mesurant moins de 156 cm, ou un peu plus de 4 pieds 9 pouces] est artificiellement grossi aux dépends de α [nombre des sujets mesurant 156 cm] par suite des efforts des jeunes conscrits dont la taille est sur la limite pour passer du groupe b dans le groupe a des exemptés pour défaut de taille.
Pour les mêmes raisons, le groupe c, dont la taille donne accès dans les corps d’élite à plus haute paie (génie et cavalerie légère), est artificiellement grossi au détriment du précédent (b) qui convient pour l’infanterie » (1876b, p. 303).
8 Bertillon se réfère aux Lettres sur la théorie des probabilités (Quetelet, 1846, p. 389-411).
9 Jules Carret (1844-1912) mène de front une carrière médicale et des activités politiques ; élu à plusieurs reprises conseiller municipal de Chambéry, il est député radical de 1883 à 1889. Sur ses vieux jours, il entreprendra, en vain, de longues fouilles à la recherche d’ossements de néandertaliens. Une version longue de sa communication sur la taille des Savoyards, dont Heyberger rend compte en détail (2005, p. 78-83), paraît dans les Mémoires de la Société savoisienne d’histoire et d’archéologie (Carret, 1883).
10 Broca considère en fait que la stature à l’âge adulte dépend non seulement des « éléments ethnologiques », mais aussi de « l’alimentation, [du] genre de vie, [de] l’aisance ou la misère », et que « toutes choses égales d’ailleurs, les habitants des campagnes, condamnés à des travaux rudes et ingrats, ont la taille un peu moins élevée que les habitants des villes » (Broca, 1860b, p. 43-44) ; mais pour lui ces variations liées au mode de vie sont d’une faible ampleur.
11 Dans son mémoire de 1860, Broca avait observé les taux d’exemption pour défaut de taille de 1831 à 1849 (Broca, 1860b). Dans celui paru en 1871, qu’il avait lu devant la SAP le 20 décembre 1866, il considère une période de trente ans, 1831-1860 (Broca, 1871).
12 Pour 1811, Carret prend en compte les communes du département du Mont-Blanc qui composeront ultérieurement le département de la Savoie.
13 Charles Letourneau (1831-1902), docteur en médecine, fortuné, occupe en 1885 à l’École d’anthropologie une chaire qui semble avoir été la première chaire de sociologie au monde (Clark, 1973, p. 118-119). Il préside la SAP en 1886, et en assure le secrétariat général jusqu’à sa mort.
14 Le docteur Alexandre Liétard (1833-1904) exerce à la station thermale de Plombières, comme Bertillon exerce aux thermes d’Ussat ; il est l’auteur de travaux sur l’histoire de la médecine hindoue.
15 « Il est nécessaire, pour mesurer le bien-être, pour comparer la stature moyenne à différentes époques, d’avoir un cadre législatif stable, une uniformisation des unités et instruments de mesure, mais aussi de toiser des individus du même âge. De la fin du xviiie siècle au milieu du xxe siècle, la taille adulte est atteinte à un âge de plus en plus précoce. Cette accélération de la croissance reflète l’amélioration des conditions de vie. Mais elle implique aussi que, pour le début de la période, la taille à l’âge de 18 ans soit sensiblement inférieure à la taille à l’âge de 20 ans. Or, de 1798 à 1940, l’armée fait appel aux conscrits à l’âge de 20 ans révolus, à l’exception notoire des périodes de guerres. Les conflits napoléoniens, la guerre franco-allemande de 1870-1871 et la Première Guerre mondiale viennent perturber une série continue de données qui cesse alors d’être homogène. En effet, les appels anticipés des périodes troublées amènent sous la toise des jeunes gens dont la croissance staturale n’est pas achevée à cette époque » (Heyberger, 2005, p. 30-31.)
16 La stature moyenne des hommes de 20 ans progresse, assez régulièrement, de 164 cm vers 1800 à un peu moins de 166 cm un siècle plus tard (Weir, 1997, p. 175). Les écarts avec les analyses antérieures de van Meerten sont minimes (van Meerten, 1990).
17 La comparaison des tableaux des tailles des conscrits dans les Comptes rendus de 1867 et 1868 permet d’identifier la méthode très approximative qui a présidé au raccord de l’ancienne et de la nouvelle série : le compte rendu de 1867 publiant les effectifs de la répartition en pouces de la classe 1866, celui de 1868 reprend ces mêmes effectifs, à la ligne « rappel de 1866 », sous la ligne de la répartition par tranches de trois centimètres de la classe 1867.
18 « Dans le nord et l’est de la France vivent, d’après Broca, les Belges de César, les Kymris, grands et blonds. Nos chiffres permettent de supposer qu’à côté d’eux vit aussi un type de petite taille, et que la fusion n’est pas encore complètement faite entre les deux. Les historiens appelleront peut-être ce type plus petit le type celtique, et donneront au type plus élevé le nom de kymrique ou de burgonde. […] Il peut assurément se faire que la coexistence de ces deux types de tailles différents ne soit pas due à la coexistence des deux groupes ethniques, mais à celle de deux populations soumises dès l’enfance à des conditions sociales, hygiéniques et pathologiques différentes » (Bertillon J., 1885a, p. 626).
19 Jacques Bertillon relève que Carret « s’appuie sur un grand nombre d’observations classées par centimètres, ce qui leur donne une valeur très supérieure à celle que publie le ministère de la Guerre » (Bertillon J., 1885a, p. 632) ; il regrette que cet auteur ne publie pas les nombres sur lesquels il base ses diagrammes (ibid.).
20 Levasseur, 1889, p. 386. Levasseur se trompe dans la légende de sa figure 29 en indiquant que la période observée va de 1858 à 1869, alors que les années 1868 et 1869, dont les courbes de tailles ne sont plus bimodales, n’étaient pas prises en compte par Jacques Bertillon.
21 Dans la rubrique « Revue des journaux » de la Revue d’anthropologie, Jacques Bertillon publie une recension de l’article « Moyenne » de son père :
« M. Bertillon montre, par des exemples (taille des conscrits français), que la même régularité s’observe dans l’arrangement des tailles d’une nation homogène, le plus grand nombre de faits venant se grouper autour de la moyenne […].
Cependant, en construisant ainsi la courbe de probabilité des conscrits du Doubs, M. Bertillon a remarqué (Bull. de la Soc. d’anth., 1863, p. 238) que, presque chaque année, la taille moyenne n’y jouit pas de cette prérogative d’être aussi la plus fréquente des tailles. Il y a dans ce département un fort groupe d’hommes plus petits que la moyenne, et un autre groupe d’hommes au contraire plus grand que la moyenne, celle-ci n’appartenant qu’à un groupe d’hommes relativement plus faible. M. Bertillon en avait conclu que le Doubs était habité par deux races d’hommes, l’une petite, l’autre à grande taille. M. le docteur Lagneau a confirmé cette opinion à l’aide de l’histoire. Les deux races en question sont les Celtes et les Burgondes.
Voilà donc une méthode assurément nouvelle et originale de distinguer les origines ethniques » (Bertillon J., 1877, p. 531).
22 Dans sa Vie d’Alphonse Bertillon, Suzanne Bertillon se risque à aborder le domaine statistique en donnant sa version de la courbe des tailles des conscrits du Doubs. « Le docteur Bertillon par la seule étude des moyennes avait été amené à affirmer que le département du Doubs est peuplé par deux races d’hommes. Car, en comparant entre elles les différentes tailles de la population adulte, le graphique binomial lui avait donné le dessin suivant (figure 2) qu’il avait complété comme le montre la figure 3 : ce qui lui permet de conclure à l’existence de deux races d’hommes : l’une caractérisée par une taille moyenne, l’autre par une taille élevée.
L’histoire consulté par un savant de ses amis (M. Lagneau) confirma peu de temps après cette conception : les hommes de taille élevée que l’on rencontre dans le Doubs sont des Burgondes ; les autres sont des Celtes » (Bertillon S., 1941, p. 89-90).
Outre que Suzanne Bertillon confond « binomial » et « bimodal », ses figures diffèrent de celles de son grand-père : chez elle, les deux distributions (« Burgondes » et « Celtes ») se recoupent sans s’additionner. Ridolfo Livi montre que la courbe résultant du cumul de deux distributions de type binomial n’est pas nécessairement bimodale : son allure dépend de l’écart entre les deux moyennes et des dispersions respectives des deux séries de valeurs (Livi, 1895, figures 6 à 8).
23 Comme les Bertillon, les Livi forment un réseau familial d’intellectuels de renom : Ridolfo Livi (1856-1920), qui terminera sa carrière militaire en tant que major général, est le frère de l’historien Giovanni Livi (1855-1930), le père du statisticien Livio Livi (1891-1969) et le grand-père du démographe Massimo Livi Bacci.
24 Morselli, 1879 ; Durkheim, 1897 ; Borlandi, 2000.
25 Livi, 1883, planches 1 et 2. Dans son monumental ouvrage d’anthropométrie militaire de 1896 (complété par un second volume de textes en 1906), Livi publie les courbes de tailles non seulement des régions, mais de toutes les provinces italiennes (Livi, 1896, Atlante, figure xviii).
26 René Collignon (1856-1932) a présenté devant la Société d’anthropologie de Paris de nombreuses études sur les « races de France » (voir notamment Collignon, 1883). Pour Heinrich Hartmann, il « devint un des liens entre la Société d’anthropologie de Paris et Lapouge, qui en était lui-même un correspondant régulier mais de plus en plus mis sur la touche à cause de ses méthodes et de la radicalité de ses thèses sur la suprématie des Aryens » (Hartmann, 2016, p. 92). Aryaniste, Georges Vacher de Lapouge (1854-1936) « introduit en langue française le mot "eugénique" – francisation du néologisme eugenics créé en 1883 par Francis Galton » (Taguieff, 2005, p. 76). Collignon entretenait aussi une correspondance avec un autre aryaniste eugéniste, Otto Ammon (Hartmann, 2016). Toutefois, dans ses échanges avec Livi, il apportait de l’eau au moulin des anthropologues qui doutaient de l’existence d’une race aryenne ou de son avatar burgonde.
27 Bertillon J., 1885a et 1885b. Jacques Bertillon note que les départements à distribution bimodale sont très nombreux, et que la courbe pour la France entière est elle-même bimodale, mais il ne voit pas là une anomalie. On constate sur le tableau publié par lui que les distributions bimodales sont plus fréquentes dans les départements où la taille médiane, élevée, se situe entre 5 pieds 1 pouce et 5 pieds 2 pouces et où les deux intervalles immédiatement voisins sont d’importance à peu près équivalente (les 22 départements des 6 premiers groupes, correspondant à la France du Nord et de l’Est, sont tous à distribution bimodale) que dans les départements où les appelés sont de petite taille, et où la tranche 5 pieds 2 pouces à 5 pieds 3 pouces est moins fournie que celle de 5 pieds 1 pouce (cas des 5 départements bretons formant le groupe XV) (Bertillon J., 1885a, p. 8-9). Au long de la période observée par Bertillon père (Comptes rendus de 1851 à 1860, classes 1850 à 1859), la part des départements à courbe à deux modes est de 54,4 % ; la distribution de la France entière est elle-même bimodale, mais le creux est moins marqué que pour le département du Doubs, parce que la taille moyenne française est plus faible que celle du Doubs.
28 La distribution des tailles des classes des années 1867-1872 présente elle aussi, dans le Doubs comme dans la plupart des départements, un maximum unique (relevés A. C. à partir des Comptes rendus).
29 « Cette méthode féconde et très simple, qu’on trouvera magistralement exposée à l’article Moyenne, n’a pourtant été suivie que par peu d’auteurs » (Bertillon J., 1885a, p. 583).
30 « À M. Alph. Bertillon, chef du service anthropométrique de Paris » (Archives Bertillon, AB 1895-1). Pour Alphonse Bertillon, la taille était une composante-clé de l’anthropométrie criminelle (Bertillon A., 1893, p. xxxvii-xli).
31 « Livi (1896), puzzled by the fact that Bertillon’s phenomenon did not persist in later years, took a careful look at Bertillon’s investigations and discovered that the double hump was a simple artifact of the analysis. The heights had been originally recorded to the nearest centimeter, and Bertillon had converted the class boundaries to inches, then grouped the data by inch. This had the interesting effect of putting three of the original centimeter-wide classes in each of the classes 4’11’’ to 5’0’’, 5’0’’ to 5’1’’, 5’2’’ to 5’3’’, and 5’3’’ to 5’4’’, but only two of the original classes corresponded to 5’1’’ to 5’2’’. This anomalous grouping alone produced the effect, as Livi was able to demonstrate convincingly » (Stigler, 1986, p. 218). Notons que ce n’est pas Bertillon qui a regroupé les données en pouces, elles l’étaient déjà ; il a simplement formulé en pouces, et non en millimètres comme dans les Comptes rendus de l’Armée, les limites des intervalles ; mais il rédige son texte d’une manière telle qu’on peut comprendre qu’il a lui-même effectué cette conversion : « On a cru devoir rétablir ici les anciennes mesures qui servent encore véritablement à distribuer les conscrits par groupe de taille procédant par pouce (27,07 mm) » (1863a, p. 238n).
32 Schweber, 2005, p. 179 ; Droesbeke et Saporta, 2013, p. 10.
33 Heyberger impute à Desrosières la « théorie » (Heyberger, 2005, p. 73) selon laquelle « la tranche de taille correspondant au deuxième maximum est celle qui permet d’accéder à la cavalerie et au génie, et d’échapper ainsi à l’infanterie » (Desrosières, 1993, p. 122n). En fait Desrosières ne fait là que citer Bertillon, et ni l’un ni l’autre n’entendait élever l’observation de ces accidents des courbes de taille au rang d’une théorie (Desrosières, 1993, p. 122 ; Bertillon L.-A., 1876b, p. 303s).
Un cas notoire de tricherie est celui de Jean-Roch Coignet, officier sous le Premier Empire, qui raconte dans ses mémoires, devenus un best-seller après leur remaniement par Lorédan Larchey, comment il avait pu devenir grenadier dans la Garde impériale alors qu’il n’atteignait pas la taille requise : avec la complicité de son supérieur, il avait glissé sous ses talons des jeux de cartes, dissimulés par ses bas, avant de passer sous la toise (Coignet, 1968 [1851], p. 87). Jules Carret décrit, lui, la technique des sergents recruteurs pour éviter les tricheries lors des conseils de révision : le sergent « prend d’une main son conscrit par le menton, l’appuie à la toise, presse son genou contre les genoux de l’homme, afin de dresser les jambes et d’appuyer sur les talons, jette un coup d’œil aux pieds, et brusquement abaisse le bras mobile de la toise sur la tête du patient ; le chiffre de la taille est annoncé avant que le conscrit se soit reconnu et ait pu mettre en jeu les moyens préconçus » (cité par Heyberger, 2005, p. 126n).
34 Dans sa présentation de l’étude par Bertillon du cas des tailles des conscrits du Doubs, Gérard Jorland ignore lui aussi la critique de Livi (Jorland, 2010, p. 94).
35 Heyberger, 2005, p. 134-153. Sur 22 tailles visibles p. 143-146, toutes exprimées en millimètres, 10 se terminent par un zéro. Ces observations ne concernent que le Bas-Rhin, de 1805 à 1842.
36 Nos calculs d’après le tableau B (Aron, Dumont et Le Roy Ladurie, 1972, p. 52-55).
37 « C’est donc en vain que nous nous efforcerions de découvrir un procédé craniométrique, par lequel on puisse dénicher le caractère mystérieux qui aide les anthropologistes à reconnaître les différences qui indiquent une hiérarchie naturelle entre les divers groupes de l’espèce humaine » (Firmin, 1885, p. 229).
38 Cournot, 1851, t. I, p. 375, cité par Bertillon, 1876b, p. 312. Cournot note ailleurs qu’un triangle dont les côtés sont les moyennes de plusieurs triangles rectangles n’est pas nécessairement rectangle, et poursuit : « si l’on mesurait, sur plusieurs animaux de la même espèce, les dimensions des divers organes, il pourrait arriver, et il arriverait vraisemblablement que les valeurs moyennes seraient incompatibles entre elles et avec les conditions pour la viabilité de l’espèce. Nous insistons sur cette remarque bien simple, parce qu’elle semble avoir été perdue de vue dans un ouvrage, fort estimable d’ailleurs, où l’on se propose de définir et de déterminer l’homme moyen, par un système de moyennes tirées de la mesure de la taille, du poids, des forces, etc., sur des individus en grand nombre. L’homme moyen ainsi défini, bien loin d’être en quelque sorte le type de l’espèce, serait tout simplement un homme impossible, ou du moins rien n’autorise jusqu’ici à le concevoir comme possible » (Cournot, 1843, p. 214). L’assimilation par Cournot de l’homme moyen à un homme impossible est évoquée notamment par Bernard-Pierre Lécuyer, 1990, p. 321, et Gérard Jorland, 2010, p. 94.
39 [Bertillon meurt bien avant que ne paraisse, en 1889, le volume POU-PYX du DESM (série 2, t. 27), qui ne comporte aucune entrée « Probabilité ». L’entrée « Statistique » paraît, elle, en 1883 (DESM, série 3, t. 11), mais Bertillon n’en est pas l’auteur : le premier paragraphe, « Statistique générale », est dû à Alfred Legoyt (p. 531-610), le second, « Applications à la médecine », à Amédée Dechambre (p. 610-617).]
40 [Cette définition vaut pour une moyenne arithmétique, mais pas pour une moyenne géométrique qui, pour une série de n nombres non nuls, est la racine énième du produit de ces nombres (ou l’antilogarithme de la moyenne arithmétique des logarithmes de ces nombres).]
41 On remarquera que, si par extraordinaire il lui est arrivé deux ou trois fois de trouver précisément la même grandeur, cette grandeur entrera deux ou trois fois, tant dans la somme (comme valeur) que dans le diviseur (comme unité) ; c’est pourquoi, dans notre définition, nous avons dû dire que la moyenne est formée sous la double raison de la valeur et de la fréquence des grandeurs particulières [On note que le mot « pondération » ne fait pas partie du vocabulaire de L.-A. Bertillon, mais que la notion est bien présente chez lui].
42 [L’article « Taille » paraîtra dans le DESM sous la plume de Jacques Bertillon et non de son père (Bertillon J., 1885a).]
43 [Cournot, 1843.]
44 [Quetelet, 1846.]
45 Quetelet propose de réserver à la valeur de la première catégorie (à notre moyenne typique) la dénomination exclusive de Moyenne, et de donner à la seconde le nom de moyenne arithmétique. John Herschel [Herschel, 1850 ; Queletet, 1869, I, p. 1-89], qui insiste aussi sur l’importante distinction établie par Quetelet, accepte aussi de ne recevoir que dans son acception restreinte le mot de moyenne, mais il propose en outre de désigner notre moyenne-indice par le nom anglais d’avérage. Dira-t-on jamais, même en Angleterre, Vie avérage pour dire vie moyenne ? âge avérage ? etc. Je ne le pense pas. Quant à la proposition de Quetelet, elle a deux défauts ; le premier, imputable aussi à l’adhésion de J. Herschel, de décider que désormais on ne prendra plus que dans un sens restreint et convenu entre savants un mot que la langue commune nous offre à chaque instant dans son acception générale ; c’est là un décret illusoire qui dépasse de beaucoup la compétence comme la puissance des savants. L’autre critique dont est passible la proposition de Quetelet, et que lui adresse J. Herschel, est de donner comme trait distinctif de la moyenne, dite arithmétique, une qualification que l’une et l’autre méritent également, car l’une et l’autre sont issues de considérations et d’opérations arithmétiques, afin d’obtenir, dans le premier cas la mesure d’un des attributs typiques du groupe, et dans le second un indice de variations ; c’est pourquoi nous pensons qu’il vaut mieux tirer de ces significations différentes la caractéristique du langage. [L’astronome britannique John Herschel (1792-1871) avait publié anonymement, en 1850, un article sur la théorie des probabilités dans lequel il rendait longuement compte des Lettres à S. A. R. le duc régnant de Saxe-Cobourg et Gotha de Quetelet (Herschel, 1850 ; Quetelet, 1846). Quetelet a fait de ce texte l’introduction de la seconde édition de sa Physique sociale(Quetelet, 1869, I, p. 1-89)]
46 [Si la moyenne d’une grandeur mesurée sur une population est unique, il n’y a généralement pas d’unicité pour la médiane (il suffit de considérer une population de 2N individus classés selon l’ordre croissant des valeurs de la grandeur étudiée, alors toute valeur comprise entre la Nième et la (N + 1)ième mesure est une médiane, et ces valeurs constituent un intervalle, dit intervalle médian). En général, on convient de nommer « valeur médiane » le milieu de cet « intervalle médian » (l’auteur remercie Gérard Lang pour ces précisions).]
47 [Cournot, 1843, p. 63.]
48 [Quetelet, 1869, I, p. 33.]
49 Nous avons dit que nous renvoyons au mot Taille le soin de justifier les modifications que la théorie des probabilités nous a autorisé à faire subir aux nombres de fait ; nous préviendrons pourtant de suite que les irrégularités que l’on remarque dans la succession des tailles du contingent ont des causes constantes et très connues : 1° Par exemple, ceux qui sont au-dessous de la taille réglementaire, sont plus nombreux que de raison par suite des efforts que font les conscrits dont la taille est sur la limite pour se faire déclarer au-dessous de cette limite ; 2° Le groupe dont la taille (1 679-1 705) donne entrée dans les corps recherchés du génie et de la cavalerie légère, est également surchargé aux dépens du groupe précédent, destiné à l’infanterie ; ce sont ces causes constantes qui rompent la régulière succession des nombres, régularité rétablie par le calcul. S’il fallait prouver que les irrégularités les plus marquées de cette succession, dans la taille de nos conscrits, sont le fait de causes artificielles constantes, et non celui de la nature, il me suffirait de citer la succession suivante /304/empruntée aux documents américains* et relatant la mesure de 25 878 volontaires de l’armée du Nord. Ces mensurations, rangées par groupe de 1 pouce anglais (d’environ 0,0255 mètre) forment en fait, je veux dire sans aucun remaniement, la série suivante, où chaque nombre indique combien, pour 1 000 volontaires de toutes les tailles admises, on a trouvé d’hommes de chaque taille, à partir de 1549 millimètres ; le premier groupe de 2 s’applique à ceux dont la taille est au-dessous de 1549,
2, 2, 20, 48, 75, 117, 134, 157, 140, 121, 80, 57, 26, 13, 5 et 3,.
Ces 3 derniers au-dessus de 1930 millimètres, le groupe central répondant à la taille de 1727-1753 qui comprend la taille moyenne, laquelle est environ de 175, avec un écart médian d’environ 34 millimètres ; c’est-à-dire que la taille moyenne des volontaires est comprise entre 1 716 et 1 784 millimètres. On voit que cette succession est des plus régulières, et, s’il s’était rencontré que la taille moyenne 175 fût le milieu du 8e groupe (dont la taille est comprise entre 1 727 et 1 753 millimètres), au lieu de tomber presque dans l’intervalle du 8e et 9e groupe, la symétrie serait presque parfaite. Par exemple, c’est parce que la moyenne, au lieu de tomber au milieu du 8e rang, tombe près de sa limite supérieure, que les nombres de gauche, à partir du plus grand groupe, sont toujours plus faibles que ceux de droite. Ainsi il paraît prouvé que, dans la succession des tailles de nos conscrits, ce sont bien les causes constantes, mais artificielles, je veux dire indépendantes de l’organisme humain, qui troublent la régulière succession des nombres, et la théorie ne fait qu’amender ces causes perturbatrices.
* [Nous n’avons pas identifié ces « documents américains ». Un exemplaire de l’ouvrage Investigations in the Military and Anthropological Statistics of American Soldiers (Gould, 1869) comporte en page de garde, une mention de la main d’Armand de Quatrefages : « donné au Docteur Bertillon par M. de Quatrefages, le 13 oct. 1875 ». Il présente des tableaux portant sur des effectifs de volontaires plus importants que ceux cités par Bertillon, mais donnaient des résultats très similaires – voir par exemple le tableau III (ibid., p. 99), où la part des engagés de 68 pouces (valeur à la fois modale et moyenne) est de 158 millièmes, contre 157 dans la série de Bertillon.]
50 Comme l’écart ou limite inférieure de la taille n’est pas donnée jusqu’à ce jour par les mensurations des conscrits, mais présumées sur des raisons diverses, mais contestables, il faut être très réservé sur cette limite des plus petites tailles.
51 [On note que le point B n’apparaît nulle part sur la figure 2.]
52 [Il n’existe aucune trace des calculs d’ajustement que Bertillon aurait effectués en s’inspirant de la méthode employée par Quetelet à propos d’une distribution de tours de poitrine de miliciens écossais ; il est manifeste qu’il n’a mis en œuvre aucun ajustement proprement binomial et qu’il a procédé à un lissage empirique très orienté vers la manifestation de l’hétérogénéité qu’il cherche à démontrer, accentuant le creux entre les deux maximums du Doubs, et gommant l’aspect lui aussi bimodal de la distribution nationale de la taille des conscrits. On ne saurait attendre de Bertillon qu’il maîtrise l’estimation des paramètres du mélange de deux lois normales, qui ne sera exposée qu’en 1894 par Pearson (Droesbeke et Saporta, 2013, p. 14), mais la référence à une modélisation probabiliste semble être ici de l’ordre du whishful thinking.]
53 [1883a.]
54 La détermination de l’intervalle de grandeur, ou module, déterminant ces groupes élémentaires de la sériation est un des points délicats qui se recommandent à ceux qui relèvent les observations. Si le module est trop étroit, on a des groupes trop petits et trop soumis aux perturbations accidentelles ; s’il est trop large, il en comprend trop et par suite il masque les mouvements intérieurs, dus à des causes constantes qu’il peut y avoir intérêt à étudier ; il ne permet pas de déterminer expérimentalement l’écart probable, ou toute autre limite de probabilité qu’il y aurait intérêt à isoler. [Bertillon omet de signaler ici qu’il se contente de reprendre le pas d’un pouce retenu dans les publications de l’Armée.]
55 [Quetelet, 1870.]
56 [Le DESM ne comportera jamais d’entrée « Vie moyenne », mais Bertillon en a publié une dans le dictionnaire de Littré et Robin (1865h, p. 1637, et chapitre 1 du présent ouvrage).]
57 [Alain Desrosières cite une variante de ce passage important : « Ce mélange d’attributs d’ordre composite ne peut constituer un être parfait, un idéal ; l’homme qui en serait doué ne serait en effet ni beau, ni laid, ni bon, ni mauvais ; image des imperfections de la foule, il réaliserait tout au plus le type de la médiocrité » (Desrosières, 1991, p. 249, citant Bertillon, 1876i, sans indication de page ; nous n’avons pas pu identifier la source de Desrosières). Le texte de l’article du JSSP (1876i) numérisé sur le site Numdam est exactement conforme, au titre près, à celui de la notice du DESM que nous reproduisons ici, et ne comporte pas le terme « médiocrité ». La substitution de « médiocrité » à « vulgarité » ne change pas le fond de l’analyse.]
58 [Bertillon cite ici, de manière non littérale, un passage de l’Essai sur les fondements de nos connaissances (Cournot, 1851, t. I, p. 375).]. »
59 [Quetelet, 1870.]
60 [Verneau, 1875.]
61 [Louis Auzoux (1797-1880) s’est illustré en façonnant des modèles anatomiques utilisés dans l’enseignement de la médecine.]
62 [« Un beau buste de femme se termine en queue de poisson » (Horace, L’art poétique.).]
63 [Tout ce paragraphe 42 témoigne d’un surprenant évitement, chez Bertillon, de la terminologie mathématique qui lui permettrait d’exprimer sa pensée de manière plus concise et plus précise. Comme il se réfère à Laplace, on peut supposer que « variance » (moyenne des carrés des écarts à la moyenne), « écart-type » (racine carrée de la variance), « loi des grands nombres » et « théorème central limite » (convergence vers la loi normale de la somme d’une suite de variable aléatoires indépendantes) ne sont pas pour lui des notions étrangères ; on peut faire l’hypothèse que, craignant de mal les maîtriser, il préfère éviter de les employer.]
64 Le dictionnaire de l’Académie ne donne ni insymétrie ni asymétrique, bien que l’un et l’autre soient employés : symétrie étant depuis longtemps dans la langue française, il était naturel et analogique qu’on lui appliquât la particule privative in ; c’est ce qu’a fait la langue populaire en disant insymétrie, mot que nous emploierons ici de préférence à asymétrie.
65 [Les chiffres que Bertillon présente ici comme des effectifs sont des pourcentages : sur un total de 35 crânes, 34 % et 28 % correspondent respectivement à 12 et 10 crânes.]
66 [Cette référence semble correspondre à Quetelet, 1846 (Lettres sur la théorie des probabilités), p. 398-402, et non p. 300.]
67 C’est là un usage, souvent une regrettable obligation (à cause de la longueur des relevés), parce que si ce groupement est exécuté dès le principe sur un module trop grand pour l’étude, il ne pourra être amélioré ; et c’est ce qui arrive le plus souvent ; c’est ce que nous offrent les relevés de la taille des conscrits sériés par pouces, etc. Ces premiers groupements, exécutés au moment des mesurages, doivent donc être faits avec le module le plus petit possible. Les tailles des conscrits devraient être groupées par centimètres, la loi et la science sont d’accord pour le réclamer.
68 [En fait 462, et non 450.]
69 [La distinction entre crânes courts, ou iraniques, ou brachycéphaliques, et crânes allongés, ou touraniques, ou dolichocéphaliques, a été introduite par l’anatomiste suédois Anders Retzius (1796-1860). Dans ses Instructions générales pour les recherches anthropologiques à faire sur le vivant, Paul Broca définit l’indice céphalique comme « le rapport centésimal du diamètre transversal maximum au diamètre antéro-postérieur maximum » (Broca, 1879, p. 171). Les brachicéphales ont un indice supérieur à 80, les dolychocéphales, inférieur à 75. Bertillon définit ici l’indice crânien – longitudinal divisé par transversal – comme l’inverse de l’indice usuel, mais dans les exemples qu’il présente ensuite il divise la largeur par la longueur, conformément à l’usage et contrairement à la définition qu’il vient de poser.]
70 [On notera que le total de la deuxième colonne est erroné : 157+140 étant égal à 297 et non 294. Par suite, l'indice doit être de 79,2 et non 78,5.]
71 [On notera ici aussi une erreur de total en première colonne, 180+170 étant égal à 350 et non 250. La valeur de l'indice, 80, est cependant correcte.]
72 Pour le statisticien ou l’anthropologiste cette règle à calcul doit avoir au moins 50 centimètres de long, et porter deux échelles dont l’une, ordinairement inférieure, double de l’autre, permet de lire précisément trois à quatre chiffres (par exemple le nombre 1 435 et 928) et, par approximation, un chiffre de plus ; en outre cette règle est munie d’un curseur pour l’extraction des racines.
73 On remarquera que, dans tous les cas (moyenne objective ou subjective), les erreurs (ε) se déterminent comme dans l’exemple de la polaire, en prenant la différence entre la moyenne générale (M) et chaque observation particulière ; ou, pour abréger, entre cette moyenne générale et les grandeurs moyennes de chaque groupe sérial (dans lesquelles on a réuni les observations de valeurs voisines). Pour avoir la somme des carrés (Σε2), on élève chaque différence (ε) au carré que l’on multiplie par les nombres (a, b, c, d…) des observations de chaque groupe correspondant (car il y a en chaque groupe autant d’erreurs que d’observations), et on fait la somme de ces produits ; cette somme (Σε2), que l’on peut doubler pour l’avoir telle qu’elle entre dans les formules, est d’une grande importance dans tous les cas où il importe de mesurer la précision avec laquelle on a déterminé la valeur moyenne.
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