Chapitre 16
La protection des enfants du premier âge
Contribution au rapport de la commission parlementaire dirigée par Théophile Roussel1
p. 391-406
Texte intégral
1L’année 1874 est marquée en France par l’adoption de deux lois sur la protection de l’enfance, portant respectivement sur le travail des enfants et des filles mineures employés dans l’industrie (votée le 19 mai) et sur la protection des enfants du premier âge (votée le 23 décembre à l’unanimité). Louis-Adolphe Bertillon joue un rôle important dans la préparation de la seconde loi : le 4 février, il présente, devant la commission parlementaire animée par le docteur Théophile Roussel, une communication issue de son ouvrage sur la Démographie figurée de la France. Il « place sous les yeux de la Commission une série de tableaux et de cartes », mais une seule carte figure dans le rapport Roussel. Portant sur la mortalité des enfants de 1 jour à 1 an par département, elle est identique à la carte I de la Démographie figurée de la France. Elle comporte, autour de la capitale, une zone noire composée d’une douzaine de départements dans lesquels la mortalité infantile est particulièrement forte. La communication s’ouvre sur cette carte et la cartographie statistique est au cœur de l’argumentation de Bertillon.
2Quatre ans plus tard, dans le discours d’ouverture qu’il prononce en tant que président du Congrès international de démographie tenu à Paris à l’occasion de l’Exposition universelle, Bertillon souligne avec fierté la portée de la loi Roussel :
« Signalons […] un fait, suivant nous bien important, parce qu’il peut marquer une ère nouvelle dans les devoirs des modernes législateurs : c’est que notre première Assemblée républicaine, si divisée qu’elle fût, a voté à l’unanimité une loi protectrice de la vie enfantine, aussitôt que les sévices exagérés de la mort et leurs causes lui furent démontrés par les démographes. Et, si les émotions politiques (enfin heureusement surmontées) ont malheureusement retardé l’application de cette loi tutélaire, du moins la loi existe, elle va être incessamment mise en œuvre et il n’est pas douteux qu’elle allège ce douloureux tribut ; et c’est certainement à la démographie qu’en reviendra l’honneur » (1878b, p. 317).
3La loi Roussel stipule qu’« il est publié, chaque année, par les soins du ministre de l’Intérieur, une statistique détaillée de la mortalité des enfants du premier âge, et spécialement des enfants placés en nourrice, en sevrage ou en garde » (art. 5). Il faudra plus de vingt ans pour que ces dispositions passent dans les faits. Catherine Rollet et Virginie De Luca ont retracé les étapes de cette longue marche (Rollet, 1990 ; De Luca, 2001). Un premier jalon est posé avec le décret du 27 février 1877, « portant règlement pour l’exécution de la loi sur la protection des enfants du premier âge ». Aux inspecteurs des enfants assistés incombe en outre, dorénavant, le suivi des nourrices. Les obligations des nourrices agréées vont se préciser au fil du temps. Elles devront tenir un carnet nominatif des enfants accueillis, sur lequel sont rappelés leurs devoirs : se munir d’un berceau et d’un garde-feu ; faire une déclaration en mairie à l’arrivée et au retrait du nourrisson, en cas de décès du nourrisson et en cas de déménagement ; faire vacciner le nourrisson. Le carnet précise le mode d’allaitement ; les inspecteurs vont œuvrer à l’interdiction du biberon à tube, source de gastro-entérites mortelles, et à celle des aliments solides pour les bébés de moins de 1 an (Rollet, 1990). Après une première étape de l’histoire de la protection de la petite enfance, de 1860 à 1880, où l’on cherchait « surtout à remédier aux mauvaises conditions de vie qui favorisent la mortalité infantile », on est entrés dans une deuxième phase, « placée sous le signe des découvertes de la bactériologie » ; « Dans la troisième phase, à partir de 1900, l’effort porte sur la santé de la mère »2.
4Par une sorte de piété filiale, Jacques Bertillon se sentira investi d’une mission de suivi statistique des effets de la loi de 1874 :
« Des calculs de mortalité trop approximatifs ayant provoqué des polémiques, Jacques Bertillon fit approuver en 1886 par le Conseil supérieur de statistique les principes d’un calcul correct, tenant compte de l’âge des enfants à leur entrée sous la protection de l’administration et à leur sortie, ainsi que de la durée de présence. Cette méthode n’a cependant été appliquée qu’à partir de 1898 par la Statistique générale de la France, quand elle a reçu régulièrement des fiches individuelles pour tous les enfants protégés » (Landry, 1945, p. 257-258).
5Dans des articles de 1905, Jacques Bertillon rappelle que, « depuis 1898, le Service de la Protection des enfants du premier âge fait connaître, pour les enfants nés dans la Seine et mis en nourrice, l’âge (en jours) de ces enfants au moment de leur admission (c’est-à-dire de leur placement en nourrice), de leur retrait ou de leur décès » (Bertillon J., 1905a, p. 131) ; il évoque, « en faveur de l’efficacité de la loi de Théophile Roussel, ce fait que la mortalité infantile a diminué dans les départements voisins de Paris. Mais ce n’est qu’une indication, et non une preuve » (Bertillon J., 1905b, p. 20-21).
Carte 1. Mortalité des enfants de 1 jour à 1 an pendant la période 1857-1866 [1874e, p. 106-107]

[Carte 1. Suite]

6A. C.
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Communication de M. le dr Bertillon
7Mortalité des enfants du premier âge. – Statistique. – Carte et tableau de la mortalité par département. – Enfants mort-nés. – Mortalité comparée du premier âge dans les différents États d’Europe. Plan d’organisation d’une statistique sanitaire de la première enfance
8Séance du 28 janvier
9/107/ Sur la proposition de M. Théophile Roussel, la Commission décide que M. le Dr Bertillon, auteur de remarquables travaux sur la Démographie, sera entendu dans sa prochaine réunion.
10Séance du 4 février
11M. le Dr Bertillon place sous les yeux de la Commission une série de tableaux et de cartes faisant partie de la Démographie figurée de la France et concernant en particulier la mortalité des enfants en bas âge.
12La carte n° 1 fait connaître la mortalité des enfants de 0 à 1 an pendant la période de 1857 à 1866, d’après les relevés de la statistique officielle. Les chiffres expriment le nombre des décès annuels calculés par département et par une population de 1 000 enfants entre 0 et 1 an.
13/108/ Pour la France entière le chiffre de la mortalité dans ces conditions est 204,2, soit de 20,4 %. Ce chiffre accuse une augmentation notable de mortalité sur la période décennale de 1840 et 1849, puisque les relevés officiels ne donnent pour celle-ci que 182, soit 18,2 %. L’augmentation a continué encore dans la période de 1859 à 1868, puisqu’on arrive pour cette période au chiffre de 217, soit 21,7 %.
14Les départements sont classés dans un tableau disposé en regard de la carte par ordre croissant de mortalité. En tête des départements les plus favorisés se présente le département de la Creuse avec le chiffre 131, soit une mortalité moyenne de 13,1 %. À côté de lui se placent, dans la région du centre et de l’ouest, les Deux-Sèvres avec une mortalité de 14,8 % ; de l’Indre avec 15,2 % ; de la Vienne avec 15,5 % ; de la Vendée avec 16,1 %.
15À cette catégorie des départements favorisés appartiennent encore, d’une part, au nord, la Manche avec le chiffre de 14,8 % et d’autre part, au sud-ouest, quatre de nos départements pyrénéens, à savoir : les Hautes-Pyrénées avec 14 % ; l’Ariège avec 14,6 % ; les Basses-Pyrénées avec 15,4 % ; la Haute-Garonne avec 16,1 %.
16Les nombres qui expriment la mortalité sont représentés dans les cartes de M. Bertillon par des teintes graduées, au nombre de neuf, qui vont du blanc jusqu’au noir absolu. Les teintes les plus foncées y sont représentatives des mortalités les plus intenses et les plus claires des moindres mortalités. Ainsi les onze départements qui viennent d’être indiqués, forment sur la carte de France deux bandes blanches, l’une au centre, l’autre au sud-ouest, qui s’étendent jusqu’à l’Océan ; plus au nord, se détache, sous forme d’une tache blanche, le département de la Manche, entre la Bretagne et la Normandie.
17Autour de ces départements privilégiés, dans lesquels la mortalité du premier âge ne dépasse pas 16 %, se présente une deuxième série, à teinte claire, composée de neuf départements dans lesquels la mortalité n’atteint pas 17 %, à savoir, au centre et vers l’ouest : la Loire-Inférieure, Maine-et-Loire, Indre-et-Loire, l’Allier, la Haute-Vienne, la Charente, le Morbihan ; au sud-ouest : les Pyrénées-Orientales, le Gers.
18Viennent ensuite avec une teinte d’un gris plus foncé, disséminés encore dans les régions du centre, de l’ouest et du sud-ouest, onze départements dont la mortalité varie de 17,1 % à 18 % ; ce sont, au sud-ouest : la Gironde, les Landes, le Tarn, l’Aude, la Dordogne ; à l’ouest : la Mayenne ; au centre : le Cher. Deux de nos départements de l’est, le Doubs et le Jura, se rattachent à ce groupe, ainsi que trois départements du nord-est et du nord : la Moselle (séparée depuis du territoire français), les Ardennes et le Pas-de-Calais.
19Une troisième série, formée de dix départements, dont la mortalité de 0 à 1 an, est au-dessous de la moyenne générale, c’est-à-dire de 20,4 %, comprend, au centre et au sud : la Corse, la Lozère, l’Aveyron, le Puy-de-Dôme, le Lot, le Lot-et-Garonne ; à l’ouest : la Charente-Inférieure et le Finistère, /109/ au nord-ouest : le Calvados ; à l’Est : la Moselle, la Haute-Saône et la Haute-Savoie.
20On peut donc dire que sur quarante-quatre départements dans lesquels la mortalité du premier âge est inférieure à la moyenne de la France entière, trente-huit appartiennent aux régions du centre, du sud-ouest et de l’ouest. Trois forment un groupe à l’est ; au nord-est et au nord, on n’en compte que deux dans les limites actuelles de notre territoire.
21Une série de onze départements, dont la mortalité oscille autour de la moyenne générale (de 19,5 % à 20,4 %), comprend, au centre : le Cantal et la Corrèze ; à l’ouest : l’Ille-et-Vilaine, les Côtes-du-Nord et la Charente-Inférieure ; au sud : l’Hérault et les Alpes-Maritimes, le Lot-et-Garonne ; à l’est : la Meurthe et les Vosges ; au nord : le département du Nord.
22Un autre groupe de départements, à teinte déjà sombre, dans lesquels la moyenne de la mortalité infantile s’élève déjà de 20,6 % à 21,6 %, comprend, au centre : la Nièvre, Saône-et-Loire, l’Ain et la Loire, départements partiellement envahis par l’industrie nourricière ; plus au sud : la Haute- Loire ; au sud-ouest : Tarn-et-Garonne qui fait tache sombre dans une vaste région, à faible mortalité ; sur le littoral méditerranéen : les Bouches-du-Rhône et le Var ; à l’ouest : l’Orne, la Sarthe, pays de nourrices et de nourrissage ; au nord-est : la Meuse.
23Une série de neuf départements, avec une mortalité infantile de 21,8 % à 25 %, comprend : au sud-est un groupe formé de la Savoie, l’Isère, la Drôme ; au nord-est : le Haut-Rhin ; plus près du centre : la Haute-Marne, la Côte-d’Or ; au nord : l’Aisne et la Somme.
24Les deux dernières séries de départements, teintés en noir ou à très forte mortalité, comprennent, la première, neuf départements où la mortalité oscille entre 25,3 % et 27 %, à savoir, au sud : le Gard, Vaucluse, les Hautes et les Basses-Alpes, pays de nourrissage des enfants de Marseille ; au centre et dans le rayon de Paris : Seine-et-Oise, le Loiret, Loir-et-Cher et l’Aube, pays à industrie nourricière ; au nord-est, le Bas-Rhin.
25La dernière série, absolument noire, dont la mortalité s’élève de 27,1 % à 37 %, comprend : au sud, l’Ardèche, où affluent, d’une part, les nourrissons de Lyon, et, d’autre part, les nourrissons de Marseille ; au nord et dans le rayon de Paris, les deux départements normands de l’Eure et de la Seine-Inférieure, pays manufacturiers, où, s’ajoutent aux effets de l’industrie nourricière et de l’allaitement artificiel au petit pot, des habitudes d’ivrognerie qui se répandent parmi les femmes ; la Marne, Seine-et-Marne, l’Oise, l’Yonne, le Loiret et Eure-et-Loir, pays d’industrie nourricière et d’allaitement artificiel.
26Ainsi, sur la carte n° 1 de M. Bertillon, deux centres de forte mortalité due uniquement à l’émigration des enfants et à l’industrie nourricière, sont révélés par deux agglomérations de départements à teintes noires ou très sombres ; l’une, la plus frappante et la plus étendue, comprend une large zone de quatorze départements rangés autour de Paris ; l’autre se compose de dix départements appartenant au bassin du Rhône et à la région subalpine entre Lyon et Marseille.
27/110/ M. Bertillon fait remarquer que dans sa carte, les départements de la Seine et du Rhône, sont marqués d’un X. Il a voulu exprimer par ce signe, que le coefficient de leur mortalité infantile est inconnu. La cause de cette ignorance est due à l’imperfection et aux vices de notre statistique officielle. La mortalité ne peut pas y être déterminée, même approximativement, parce qu’un grand nombre des enfants nés à Paris ou à Lyon, vont, en nombre inconnu, mourir en nourrice dans les départements circonvoisins, sans qu’on en fasse le rapport sur le registre des décès de ces grandes villes3.
28M. Bertillon fait encore remarquer que si le département de Seine-et-Oise qui enveloppe Paris, est relativement moins frappé que les départements qui l’entourent lui-même, cela doit s’expliquer surtout par le très petit nombre de nourrices fournies par ce département et ensuite par ce fait que les nourrices qui peuvent s’y trouver, étant plus près des familles, y sont mieux surveillées.
29M. Bertillon termine l’exposé des faits mis en évidence par sa carte démographique, en rappelant une remarque qu’il a faite récemment au Congrès scientifique de Lyon4 : « Pour bien saisir, dit-il, l’importance de ces différences entre la mortalité des départements noirs (ou à forte mortalité) et ceux à faible mortalité (blancs ou clairs), permettez-moi une hypothèse qu’il ne tient qu’à nous, Français, de réaliser ; supposons donc que, par des soins appropriés de l’hygiène de la première enfance, on parvienne à réduire la mortalité des vingt départements noirs, où elle est le plus élevée, à ce qu’elle est, je ne dis pas dans les départements les plus clairs, mais dans les départements gris ou à mortalité aujourd’hui moyenne, par ce seul fait on conserverait chaque année environ 16 000 enfants qui aujourd’hui succombent dans la première année de leur vie, ce qui dépasse la population du premier âge de l’un des deux départements de notre Alsace perdue ! »
30M. de Tillancourt dit qu’il est notoire que le nombre des enfants mort-nés va en augmentant. Il demande à M. Bertillon si la science et la statistique peuvent présentement, fournir avec quelque précision, des lumières sur ce point.
31M. Bertillon répond par des explications dont voici le résumé : Le nombre des mort-nés augmente, dit-on, beaucoup ? Ce dire ne paraît pas confirmé par une entente exacte des documents officiels. L’enregistrement des mort-nés est une institution relativement nouvelle et bien postérieure à l’établissement de l’état civil : il n’a commencé qu’en 1840, et la période 1840-1845 peut et, je crois, doit être considérée comme une période de mise en train et d’apprentissage de cette enquête, pendant laquelle la population s’est peu à peu habituée à l’idée de faire enregistrer à part un mort-né ; encore peut-on tenir pour certain que, dans les campagnes, on enfouit encore les avortons et maints mort-nés que l’on fait enregistrer dans les villes. Quoi qu’il en soit, après une période d’accroissement rapide et continu des mort-nés, de 32 par 1 000 naissances générales (en 1840) à 41 (vers 1851), on voit l’accroissement s’amoindrir, car on n’a que 43 mort-nés dans la période 1856-1860 et 44 dans la période suivante 1861-1865 ; enfin, à peine 45 dans les trois dernières années (1866-1868) dont les documents sont publiés.
32Même /111/ mouvement dans les villes. Il résulte de ces remarques, que l’accroissement absolu du rapport des mort-nés aux naissances, est moins marqué et même moins certain qu’on ne l’a prétendu et qu’il doit en partie être imputé aux progrès de l’enquête et à l’habitude qui s’étend, surtout dans les villes, de faire constater et enregistrer les avortons.
33Cependant, comme des intérêts d’ordre, de moralité, de sécurité et de science, s’attachent à ce que tout ce qui concerne les mort-nés, soit suivi de près, et que jusqu’ici on confond, sous le nom de mort-nés, et les avortons, produits non viables (avant le septième mois), et les enfants nés vivants, mais morts avant l’enregistrement, et qu’il y a des intérêts multiples de science, d’hygiène et de sécurité à suivre à part les mouvements de chacune de ces catégories, nous proposons, à l’exemple de ce qui se fait en Belgique, que, sur le registre destiné aux prétendus mort-nés de l’état civil, on établisse au moins trois catégories :
341° Les enfants évidemment morts avant l’accouchement (avortons, corps ayant manifestement macéré plus ou moins longtemps dans le sein de leur mère) ;
352° Enfants morts pendant l’accouchement ;
363° Enfants ayant respiré ou crié. Les deux premières catégories pourraient être réunies sous la rubrique des mort-nés ; la troisième comprendrait les enfants qui, ayant respiré, seraient morts avant leur inscription sur le registre des vivants.
37Mais pour que cette enquête ne soulève pas de difficultés judiciaires, il faudrait qu’il fût bien convenu que cette déclaration de la famille, demandée dans un intérêt d’hygiène publique et accueillie sans autres vérifications que la présence de deux témoins incompétents, ne saurait faire preuve en justice en cas de contestation d’héritage où la vie d’un nouveau-né change l’ordre de succession. Avec cette clause, l’enquête ne présente aucun inconvénient.
38M. Théophile Roussel ayant prié M. Bertillon de faire part à la Commission du résultat de ses études comparatives sur la mortalité du premier âge dans les principaux États de l’Europe, M. Bertillon communique, en réponse à cette question, les notes suivantes :
1° Comparaisons de la mortalité en France et en Suède
39Les documents statistiques concernant la mortalité de l’enfance sont relevés en Suède avec un soin scrupuleux tout particulier, qu’on ne retrouve en aucun autre pays. Non seulement les mort-nés y sont les vrais mort-nés, au sens médico-légal ; mais les âges y sont relevés par jour pour le premier mois de la vie et par mois, pour la première année. Les relevés y sont soigneusement contrôlés. Un savant médecin et non moins savant statisticien M. le Dr Berg, qui dirige la statistique de la Suède, y a soigné tout particulièrement cette enquête.
40Nous avons donc là un terme de comparaison important ; c’est pourquoi nous rapprochons /112/ les principaux éléments de la mortalité enfantine dans le tableau suivant :
[Tableau 1. Mortalité infantile en France et en Suède ‰]

41On remarquera :
421° Que la différence entre la mortalité des enfants en France et en Suède, est considérable en faveur de la Suède (205 : 146), à toutes les périodes ; qu’elle l’est pourtant beaucoup moins durant la première semaine, et que même, dans les villes, la mortalité suédoise semble l’emporter, résultat tout à fait factice et qui résulte de ce que, chez nous, un certain nombre d’enfants qui, nés vivants, mais morts avant leur inscription sur le registre de l’état civil, sont confondus indûment avec les mort-nés, et soustraits aux chiffres des décès sur lesquels on calcule la mortalité qui en est affaiblie d’autant.
432° Une différence très significative se manifeste entre la Suède, où l’instruction primaire est très répandue ; où tous les campagnards savent lire et écrire, et la France, où l’on sait qu’il en est tout autrement : chez nous, en effet, les avantages de l’habitation à la campagne pour les enfants du premier âge, sont beaucoup moindres qu’on eût pu le penser, et, fait bien remarquable, ils ne commencent à se manifester que vers le troisième et surtout vers le sixième mois de la vie de l’enfant5, alors que son organisme plus solide est moins dépendant de l’intelligence des soins qu’on lui donne; au contraire, pendant les premières semaines et même durant tout le premier mois (voir les tableaux XXXV et XXXVI de la Démographie figurée), où les soins ont une plus grande importance, où la santé et la vie de l’enfant en dépendent presque exclusivement, la mortalité est notablement plus forte dans nos campagnes que dans nos villes.
44Il n’en est pas ainsi en Suède : le bénéfice de la campagne est considérable (222 : 131), et il se prononce dès la première semaine (256 : 208). Et de même que nous attribuons à l’ignorance de nos paysans, et par suite aux soins inintelligents qu’ils donnent à leurs enfants, l’aggravation de la mortalité pendant le premier mois de la vie et le peu d’avantage que ces enfants tirent de l’habitation à la campagne pendant la première année, de même nous croyons pouvoir attribuer à l’instruction bien supérieure des campagnards suédois, la vitalité supérieure de leurs enfants.
45On remarquera aussi que la mortalité enfantine dans les villes de Suède est relativement considérable, plus considérable que la nôtre. Mais nous ne connaissons pas assez les conditions des enfants dans les villes suédoises pour dire la cause de cette différence. Peut-être que la mortalité des enfants dans nos villes y est artificiellement atténuée par l’envoi en nourrice, très en usage dans les grandes villes (quoique Paris ne soit pas compris dans ces villes, ce qui d’ailleurs diminue leur mortalité, tandis que Stockholm, dont la mortalité est relativement très forte, est confondu avec les villes suédoises).
2° Comparaison de la mortalité enfantine dans les différents pays
46Cette comparaison est beaucoup moins facile qu’on le pourrait croire, à cause de l’inégale inscription des mort-nés. En Angleterre, la loi n’oblige pas à l’enregistrement des mort-nés, et, de plus, elle accorde cinq jours (au lieu de trois en France et en Belgique) pour l’inscription des nouveau-nés. En outre, comme un nouveau-né mort avant l’inscription n’oblige pas aux frais d’un enterrement, quand la vie d’un nouveau-né paraît menacée, on sursoit volontiers à son inscription, afin de pouvoir se passer du cérémonial de l’enterrement, en cas de décès ; de là, en Angleterre, un nombre très notable de décès d’enfants survenus dans le cours des premières semaines, qui échappent à l’inscription. (Voy. pour plus de détails l’article Bretagne (Grande-) dans le Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, dans lequel le Dr Bertillon a essayé de faire la part de cette omission, p. 606, § 406).
[Tableau 2]. Mortalité de la première année de la vie

47/114/ Nous avons déjà expliqué qu’en France la loi accorde trois jours pour l’inscription des nouveau-nés ; tous ceux qui succombent avant l’inscription sont portés comme mort-nés, ce qui diminue d’autant nos décès des enfants de 0 à 7 jours, et ce qui explique pourquoi, dans le tableau précédent, la mortalité de la première semaine dépasse de si peu celle de la deuxième semaine (dans le rapport de 28 : 22,7), tandis que la différence est presque du double en Suède (21,4 : 11,5.)
48Au contraire, en Bavière, dans le Grand-Duché de Bade, ne sont comptés pour mort-nés que ceux qui n’ont pas respiré ; de là un accroissement très notable de la mortalité enfantine. — Ainsi en France, la mortalité des garçons a été de 222 décès par mille enfants mâles de 0 à 1 an d’après les documents officiels ; mais si on ajoute aux décès déclarés ceux indûment portés aux mort-nés (et calculés sur les documents belges), on trouve une mortalité de 236, et de même pour les filles leur mortalité de 187 s’élève avec cette correction à 197.
49Il résulte de ces considérations, et de plusieurs autres ayant rapport à la bonne exécution et tenue des registres de l’état civil, que nous croyons qu’on ne doit recevoir que très provisoirement les coefficients de mortalité de la première enfance rapprochés dans le tableau précédent.
50M. Théophile Roussel rappelle que, dans une précédente réunion de la Commission, M. le professeur Broca a déclaré que, dans son opinion, la loi à faire pourrait se résumer en deux articles : la déclaration obligatoire des nourrissons et une bonne statistique des nourrissons7. Sans vouloir réduire la question à ces deux termes, M. Roussel considère, ainsi qu’il a eu déjà l’occasion de le développer précédemment, qu’on ne saurait faire une bonne loi sur la question qui nous occupe sans en asseoir l’exécution sur une bonne statistique médicale de la première enfance et en particulier des nourrissons. Plusieurs de nos collègues ont été surpris d’apprendre que la mortalité exacte des nourrissons de Paris et de Lyon est encore inconnue ; de voir que sur la carte de M. Bertillon elle est représentée par un X. Il en sera de même, après le vote de la loi, si l’on ne décide pas, par un article de cette loi, que des mesures générales seront prises pour l’organisation de la statistique sanitaire dont il s’agit, qui existe à l’étranger, en Suède notamment, mais qui manque en France. Un des premiers bienfaits de la loi doit être, en attendant que le progrès des mœurs apporte d’autres remèdes à l’abandon, au délaissement et aux autres causes de destruction des nouveau-nés, d’assurer une sorte de comptabilité sociale exacte de cette partie de /115/ l’humanité qui réclame plus impérieusement que les autres la protection de la loi. La statistique dont il s’agit sera d’ailleurs le véritable fil conducteur qui permettra, en mesurant partout la profondeur du mal, de suivre exactement partout l’action des remèdes que nous prétendons y apporter. C’est pourquoi M. Théophile Roussel prie M. le docteur Bertillon de vouloir bien dire à la Commission quelles seraient, suivant lui, les meilleures mesures générales à prendre pour l’organisation d’une statistique sanitaire de la première enfance.
51M. Bertillon répond à cette question par la communication des notes suivantes :
52§ 1. — Il importe de réunir en un seul lieu tous les documents statistiques ou autres concernant la mortalité de l’enfance.
53§ 2. — Le Comité supérieur qui doit être créé par la nouvelle loi sera le centre indiqué pour cet objet, car ces documents devant servir à des investigations médicales et scientifiques, bien plutôt qu’administratives, il importe qu’ils soient sous une direction compétente, et nulle autre ne peut être présumé l’être davantage que le Comité supérieur.
54On y réunirait :
551° Les rapports des juges de paix, prescrits par un des articles de la loi, rapports qui devraient être des extraits méthodiques dressés d’après un questionnaire uniforme des registres prescrits par un autre article ;
562° Les rapports des médecins inspecteurs spécifiés par l’article 15 du règlement annexé à la Proposition de loi ;
573° Les rapports émanant des Comités départementaux ;
584° Les documents concernant la mortalité de l’enfance, reçus par la statistique générale de France (ministère de l’Agriculture et du Commerce), seront également communiqués au Comité supérieur, soit par le bureau de la statistique de France, soit, mieux encore, envoyés par les préfets au ministère de l’Intérieur.
595° Les communications et les réponses aux questions du Comité touchant les conditions sanitaires de l’enfance et émanant des Conseils d’hygiène des départements ;
60§ 3. — Pour la publication de la « statistique détaillée de la mortalité des enfants en bas âge et spécialement de ceux qui sont placés en nourrice », exigée par un article du projet de loi, et pour tirer un parti fructueux de la concentration de tous les documents (ci-dessus spécifiés) entre les mains du Comité supérieur, il sera créé et annexé à ce Comité un Bureau statistique et sanitaire de l’enfance chargé, sous le contrôle du Comité, d’élaborer les documents ci-dessus indiqués et de les publier chaque année ainsi que la loi l’ordonne.
61Il est indispensable, pour que la mortalité des enfants en bas âge soit enfin connue avec quelque précision, et que ses mouvements de diminution ou /116/ d’accroissement, avertissent, en temps utile, des bonnes ou mauvaises influences, que les décès des enfants qui sont morts dans une autre commune que celle où leur naissance a été enregistrée, ne soient plus confondus avec les décès des enfants nés et morts dans la même commune, mais forment une catégorie à part, de manière à pouvoir, suivant les besoins de l’investigation, être joints aux décès, soit de la commune où ils sont effectivement décédés, soit à ceux de la commune où ils sont nés.
62Il faut encore que, dans les dénombrements quinquennaux, les recensements des enfants soient exécutés avec beaucoup plus de soins qu’ils ne l’ont été jusqu’à ce jour. Il importera également, comme moyen de contrôle des renseignements venus par d’autres sources, qu’on y relève à part les enfants appartenant à la famille, et les enfants en nourrice ou en sevrage.
63§ 4. — Dépouillement. Il y a un grand intérêt à ce que les premiers groupements des relevés statistiques soient exécutés par divisions plus analytiques et plus naturelles (au point de vue sanitaire) que le groupement par départements ; il faudrait en plus le groupement par cantons, et mieux encore, par divisions spéciales et sanitaires. Pour cela il serait désirable que ces premiers groupements, en chaque département, fussent exécutés par les soins du Comité départemental institué en chacun d’eux. Ce premier groupement des faits n’exigera, en chaque département, qu’un travail peu important ; il sera exécuté, d’après un questionnaire uniforme émané du Comité supérieur, et exécuté sous le contrôle de chaque Comité départemental composé de médecins et d’hommes qui, connaissant le département, pourront, avec le plus de compétence, déterminer les divisions sanitaires, de manière à réunir les localités présentant des conditions analogues.
64Enfin les résultats de ce dépouillement éclaireront de suite le Comité départemental sur les conditions des enfants de la région dont la surveillance lui est confiée, et l’on peut supposer que l’intérêt qui en résultera, le disposera à bien faire.
65Des faits à relever dans les enquêtes statistiques, notamment au moment des décès des enfants. Les enfants doivent, dès le principe, être divisés en deux catégories : ceux qui sont restés dans le domicile paternel, et ceux qui ont été confiés à une nourrice.
661° Le lieu de naissance ;
672° L’âge : il doit être relevé avec plus de détails qu’il ne l’a été jusqu’à présent ; il est désirable qu’il soit donné, jour par jour, pour les deux premières semaines ; par semaine de sept jours précis8, pendant le premier trimestre, et par mois jusqu’à douze mois ; par trimestre jusqu’à deux ans, et par année pendant les cinq premières années ;
683° Le sexe ;
694° L’état civil : légitimes, illégitimes, abandonnés ;
705° L’habitation : ville (ville proprement dite ou banlieue), village, maison isolée à la campagne ;
716° L’état d’aisance, au moins, la profession de la famille, et, quand il y a lieu, de la nourrice.
72Cette détermination a une grande importance, car après l’âge, et peut-être la qualité de mère ou de mercenaire de la surveillante, elle est sans doute celle qui a le plus d’influence sur la vitalité des enfants ; il importe donc, si on veut pénétrer les autres influences, d’en dégager celle-là ; c’est pourquoi il conviendrait de rendre cette détermination facile, en relevant pour chaque famille des enfants du premier âge, l’indice suivant, suffisamment caractéristique :
- 1° Familles ayant plusieurs domestiquesattachés aux soins des personnes ;
- 2° Familles n’ayant qu’un seul domestique ;
- 3° Familles sans domestiques, mais vivant de leur travail ou de leur petite rente ;
- 4° Familles ne pouvant se suffire, et recevant des secours privés ou publics.
73Ces constatations de fait seraient plus précises que celles qu’on exécuterait sous la rubrique de : riches, aisés, gênés, misérables, et, en outre, n’auraient rien de blessant.
747° Il serait fort instructif de relever l’âge approché du père et de la mère. Les recherches faites en Angleterre, paraissent montrer que cet âge n’est pas sans influence sur la vitalité des enfants ;
758° Si le père et la mère étaient parents avant leur union ;
769° Si l’enfant est l’aîné, ou le second ou le troisième, etc. ;
7710° Combien il lui reste de frères vivants — Tous ces renseignements seraient de nature à éclairer la physiologie de la famille, et par suite l’hygiène publique et privée, et aussi le législateur ;
7811° Si l’enfant est élevé au sein, au biberon, etc. ;
7912° Si l’enfant qui a succombé a été vu par le médecin, et combien de fois ;
8013° Durée de la dernière maladie ;
8114° Nom de la maladie principale présumée cause du décès, ou symptôme principal (diarrhée, convulsion, toux, etc.) ;
8215° Le lieu du décès ;
8316° Date du décès ;
8417° Pour les enfants en nourrice, l’âge de la nourrice, celui de son lait, son état civil, sa profession et son état d’aisance, le prix du nourrissage ;
8518° Si la nourrice avait dans la maison d’autres enfants âgés de moins de 12 mois.
86La Commission donne une entière adhésion aux idées exposées par M. Bertillon, et décide que l’application en sera recommandée dans le rapport.
Notes de bas de page
1 « Mortalité des enfants du premier âge » (annexe 10), in Roussel (dir.), 1874 [1874].
2 Livi Bacci, 1999, p. 232, résumant les travaux de Catherine Rollet.
3 [Les effets perturbateurs des migrations jouent aussi sur les départements de destination. Ils y sont plus faibles que sur les zones émettrices parce que la population des départements d’accueil des nourrissons est massivement plus nombreuse. Au recensement de population de 1861, les onze « départements circonvoisins » de la capitale (Aisne, Aube, Eure, Eure-et-Loir, Loiret, Loir-et-Cher, Marne, Oise, Seine-et-Marne, Seine-et-Oise, Seine-Inférieure, Somme, Yonne) comptent trois fois plus d’habitants que le département de la Seine.]
4 [1873m.]
5 Voir les tableaux XLIII et XLIV de la Démographie figurée du docteur Bertillon [ici, chapitre 17].
6 [1869c.]
7 [Roussel, 1874, p. 80-87.]
8 Et non comme le fait la statistique de France de un à sept jours, de huit à quinze jours, de quinze jours à un mois ; ce qui fait des semaines inégales, les unes de sept jours, les autres de huit.
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