Chapitre 11
Le modèle genevois
Compte rendu de la Statistique mortuaire comparée de Marc d’Espine1
p. 277-296
Texte intégral
1Dans son compte rendu du Congrès international de statistique de 1855 (1855e), Louis-Adolphe Bertillon avait pris toute la mesure de l’originalité des apports de ses confrères, William Farr et Marc d’Espine, et du rôle de leurs administrations respectives, le General Register Office et le Conseil de santé du canton de Genève, dans la mise en place de tout le complexe, à la fois cognitif et organisationnel, nécessaire à l’étude statistique de l’ensemble des causes de décès2. Londres et Genève étaient certainement alors les deux villes du monde où la couverture médicale était la plus dense, et où les préoccupations de santé publique avaient abouti à la création des institutions les plus avancées en matière de statistique médicale.
2La parution de l’Essai analytique et critique de statistique mortuaire comparée, dans lequel d’Espine rend compte de la mortalité du canton de Genève (d’Espine, 1858), donne à Bertillon l’occasion de publier, dans L’Union médicale, un compte rendu approfondi où il souligne toute l’originalité et l’importance de ce qui a pu être fait à Genève en matière de certification médicale et d’enregistrement des causes de décès.
3Cette recension s’ouvre sur de vifs éloges et se poursuit par de non moins vives critiques ; commencer par les compliments pour aborder ensuite les réserves est une loi du genre mais, ici, le contraste est rude entre les deux séquences. Bertillon fait part de toute son admiration pour le modèle genevois de collecte de l’information sur les causes de décès, puis se montre sévère à l’égard des analyses statistiques de Marc d’Espine. Dans un long paragraphe final, « Quelques taches sur un beau fond », il relève des erreurs de calcul et des « imperfections de langage », il dénonce une confusion entre taux de mortalité par cause (rapport à l’effectif des vivants des décès dus à cette cause) et proportion d’une cause de mort dans l’ensemble des décès. Il n’est pas avare en adjectifs tels que « ridicule » ou « grotesque » – épithètes qui visent non pas le seul d’Espine, mais aussi Pierre-Charles Louis. C’est sous la direction de ce dernier que le Genevois avait réalisé sa thèse de médecine, soutenue à Paris en 1833, Louis étant l’un des dédicataires de la Statistique mortuaire comparée. Pour Bertillon, ni le maître ni le disciple ne savent faire le tri entre des fluctuations statistiques accidentelles et des variations riches de sens.
4Nous n’avons pas trouvé trace d’une éventuelle réponse de d’Espine à la recension de Bertillon. On sait, par une lettre publique à Bertillon parue dans l’UM (d’Espine, 1856), que le médecin genevois avait tenu à se désolidariser des interpellations adressées par son confrère parisien aux responsables de la Statistique générale de la France, à propos des réformes à apporter à la statistique des causes de décès (voir la présentation du chapitre 10 dans le présent ouvrage). On ne sait pas si d’Espine, qui semblait n’avoir aucun goût pour la polémique, s’est abstenu de se lancer dans une controverse, ou s’il a simplement été pris par le temps. Il est mort moins de deux ans après la publication de sa Statistique mortuaire comparée.
5Les rapports de Bertillon avec Quetelet (voir le chapitre 21 ci-après) ressemblent à ceux avec d’Espine : après avoir enchaîné éloges superlatifs et critiques abruptes, Bertillon s’étonne des distances prises à son égard par ses prédécesseurs (Quetelet est de vingt-cinq ans plus âgé que Bertillon, d’Espine, de quinze ans).
6Bertillon ne relève pas une spécificité de la Statistique mortuaire qui est de porter sur un canton de petite taille (en 1855, 68 000 habitants, dont 32 000 Genevois), de sorte que d’Espine, qui a une longue familiarité avec son terrain, peut passer d’une approche individuelle des décès à une vue statistique d’ensemble, et réciproquement. Le grand dépliant final (65 x 100 cm) recense, d’une écriture minuscule, chacun des 2 941 décès intervenus dans le canton de Genève, décrits selon six critères, âge, sexe, localisation rurale ou urbaine, saisonnalité, année (1854 ou 1855), et degré de richesse3.
7Ce tableau de la mortalité genevoise tend à se rapprocher de l’utopie borgesienne de la carte de l’empire de Chine, si détaillée qu’elle était aussi grande que l’empire lui-même4. Il témoigne aussi d’un souci de transparence qui a un caractère précurseur : d’Espine communique à ses lecteurs non seulement les résultats de ses analyses, mais aussi les micro-données, si l’on peut employer un terme anachronique, sur lesquelles il s’était appuyé. Un siècle et demi plus tard, grâce aux développements de l’informatique, la pratique sera devenue usuelle, pour les chercheurs en sciences sociales, de déposer leurs jeux de données individuelles dans des centres d’archivage et de redistribution5. Pour Farr ou pour Bertillon qui travaillaient sur des populations beaucoup plus vastes que celle de Genève, les tableaux-listes équivalents à celui de d’Espine auraient occupé plusieurs dizaines de mètres carrés ; leur publication était donc inenvisageable.
8A. C.
***
Examen analytique et critique de la statistique mortuaire comparée du docteur Marc d’Espine, de Genève6
D'Espine, 1858, page de titre

Source : collection particulière.
9/332/ État actuel de la statistique des causes de décès ; origine et motif du livre de M. Marc d’Espine. Que la gent routinière est lourde à remuer ! Combien d’efforts individuels, combien de collectifs doivent se briser sur cette passive masse pour la tirer de sa béate inertie ! On lui surprend parfois des élans soudains pour la révolte ou pour la guerre, mais il semble vraiment que le progrès calme et continu répugne à son indolente nature ; il faut qu’elle soit agitée par la fièvre ou le délire pour accepter de grandes idées, ou seulement réaliser des choses utiles ! Voilà les amères réflexions que fait naître en nous la vue de l’œuvre remarquable de M. le docteur Marc d’Espine. Ce devrait être le travail d’une nation et c’est l’effort d’un homme !
10Depuis plus d’un demi-siècle, les médecins éclairés demandent qu’une enquête générale soit ouverte sur les maladies causes de décès ; les congrès internationaux, les académies, les conseils des gouvernements se sont à plusieurs reprises et énergiquement prononcés pour l’établissement de ce complément de l’état civil. Quel a été le résultat de ces nombreuses et vives instances ? Rien ou presque rien ! Çà et là des enquêtes partielles, si mal organisées, sans contrôle, sans sanction, enfin si pauvrement pourvues, qu’il semble qu’on ait eu en vue moins de doter la science des documents qu’elle réclamait, que de faire croire à l’impossibilité de les obtenir. L’Angleterre pourtant, avec le sens pratique qui la caractérise, a fait de grands efforts pour établir une sérieuse enquête ; l’insuffisance des éléments premiers a fait obstacle à sa bonne volonté. Cependant, malgré les difficultés considérables qui, chez elle, avaient leur source dans l’organisation… ou mieux dans l’inorganisation de l’état civil et de l’enseignement médical, moins avancé et surtout moins également distribué, elle a, à force de persévérance et grâce au choix heureux des hommes zélés, tels que M. W. Farr, placés à la tête de son administration, elle a vaincu en partie les plus grandes difficultés, et elle est arrivée à des publications déjà remarquables et utiles7.
11En France, nous avons le regret de le dire, rien ou à peu près rien n’a été fait, et si à Paris, des médecins-inspecteurs de décès ont été institués, ils l’ont été pour donner satisfaction au préjugé public sur les morts apparentes et non pour fournir des documents à la science. On s’en aperçoit trop à l’absence de toute précaution pour garantir l’exactitude du diagnostic, et au manque de toute publicité ; car c’est au zèle d’un laborieux employé, M. Trébuchet8, à son travail particulier, que l’on doit de connaître quelques résumés de ces relevés incomplets. Cependant cette enquête devant laquelle reculent depuis un demi-siècle les grandes nations de l’Europe, un disciple de M. Louis9, sans autre ressource que son zèle et l’ardeur dont il a hérité de son laborieux maître, sachant profiter de la position favorable que son talent lui avait acquise dans son pays (la République de Genève), a entrepris cette enquête des causes de décès, et grâce à la bonne volonté qu’il a su inspirer à tous ses confrères, à sa persévérance de dix-huit ans, à son sens pratique, cet honorable médecin a su établir, dans tout le canton, une enquête générale dont il nous livre aujourd’hui les résultats comprenant treize années.
Des documents contenus dans le livre
12Voilà donc une publication entièrement originale ; nous ne connaissons rien, au moins en France, de comparable à ce travail. Les médecins ont déployé beaucoup de sagacité dans les observations isolées, dans les relevés de faits choisis pour un but posé à l’avance. Le petit nombre de ceux qui ont essayé des relevés d’ensemble les ont exécutés dans des milieux anormaux, comme les hôpitaux ou les prisons, milieux dans /333/ lesquels la distribution des sexes, des âges, etc., s’éloigne beaucoup de l’ordre naturel. M. Marc d’Espine nous apporte l’histoire de la pathologie mortuaire d’une petite nation, dont pendant treize années tous les médecins ont, sous sa direction, enregistré avec soin les causes de décès. C’est cette précieuse enquête qu’il livre aujourd’hui à la publicité. Ce travail sera désormais l’arsenal où devra puiser tout médecin, écrivain ou orateur, qui aura à avancer quelques opinions sur la fréquence d’une maladie mortelle, sur ses aptitudes selon les âges et selon les sexes, sur sa saison d’élection, sur sa prédilection pour la haute société ou pour le commun des martyrs, pour la ville et la campagne, etc., etc.
13Dans ces treize années d’observation, le persévérant statisticien a réuni 16 856 décès résultant d’environ 80 grandes espèces morbides. Chacune des principales causes de mort est étudiée séparément ; les décès auxquels elle a donné lieu sont divisés en douze périodes d’âges et en même temps séparés selon les sexes et selon l’habitation de la cité ou de la campagne. Un second tableau donne la distribution des décès dans les douze mois de l’année avec les mêmes divisions de sexe et d’habitation ; enfin, dans le texte qui accompagne chacun de ces instructifs tableaux, l’auteur donne des détails particuliers qu’il n’a pas cru devoir consigner dans les tables, tels, par exemple, que les puissantes influences de la fortune. Enfin il compare ses données et ses conclusions :
141° Avec les notions, mieux vaudrait souvent dire avec les préjugés, qui, dans l’étiologie, adultèrent la science, et il les confirme ou les redresse avec la plus forte autorité que donnent des faits nombreux et bien recueillis ;
152° Avec les rares documents statistiques fournis par quelques autres pays, et notamment avec les relevés anglais.
16Ce travail de comparaison et de critique, qui a dû coûter beaucoup de recherches et de fatigues à l’auteur, est très précieux. Il fait découvrir la raison des différences qui se rencontrent çà et là ; et il donne une grande fermeté aux conclusions conformes offertes par l’Angleterre, la Belgique et Genève. L’auteur d’ailleurs est un vrai statisticien : il n’est pas homme à abuser de son intelligence en combinant les chiffres d’une année isolée ou d’un document brut et non vérifié ; il connaît l’importance de l’examen critique des documents statistiques, et il omet rarement d’y soumettre ses propres matériaux ; il les pèse, les dépouille d’une main sévère, mesure leur étendue, et apprécie le degré de précision de ses résultats.
Fruits tirés des documents
17Il faut, pour donner une idée de l’importance de ce livre, citer quelques-uns des faits généraux qu’il établit pour la première fois. Ici nul moyen d’abréger, le livre lui-même étant un résumé concis de 17 000 observations recueillies, cataloguées, classées. Nous ne pouvons donc que citer les conclusions de quelques séries intéressantes.
18Phtisie. — Si, par exemple, nous jetons les yeux sur le tableau d’un des plus terribles fléaux de l’humanité, la phtisie pulmonaire, nous trouvons que, sur mille décès à chaque groupe d’âge, cette maladie en cause :
193 de 0 à 1 an ;
2031 de 1 à 3 ans ;
2172 de 3 à 10 ans ;
22304 de 10 à 20 ans ;
23430 de 20 à 30 ans, etc.
24Ainsi cette meurtrière affection, frappant sur les âges 20 à 30 ans, moissonne à elle seule presque autant de victimes (43 %) que toutes les autres causes de mort réunies ! Et cependant le canton de Genève est évidemment moins décimé que l’Angleterre, la Belgique, etc. II résulte encore des documents genevois, que la phtisie est un peu plus commune à la ville qu’à la campagne (13 : 12) et que l’aisance a une influence préservatrice très marquée, puisque, sur 1 000 décès de tout âge, on en compte 57 seulement dus aux tubercules thoraciques dans la classe aisée, tandis qu’il y en a 117 dans l’ensemble des classes. Une différence encore plus notable et dans le même sens (20 : 4) existe entre les riches et tout le monde, pour l’action des tubercules abdominaux. Mais, contraste remarquable ! l’aisance, qui protège ses élus contre les tubercules des poumons et de l’abdomen, perd ce privilège contre le tubercule encéphalique.
25Cancer. Une autre affection, la diathèse cancéreuse, paraît avoir une préférence décidée pour la classe aisée. Cette cruelle maladie, qui, de 40 à 70 ans, enlève plus de 1/9e de la population, est une cause de mort deux fois plus fréquente pour la classe aisée que pour la population générale (111 décès sur 1 000 décès généraux dans la classe riche et 52 décès seulement /334/ pour l’ensemble). L’influence du sexe, sur laquelle les pathologistes discutent, est cependant très tranchée aux dépens du sexe féminin (57 femmes pour 32 hommes), même en écartant les cancers des organes spéciaux aux sexes.
26Cette remarquable préférence aristocratique qu’affecte le cancer est bien rare dans la série nosologique. Elle ne peut être mise en doute cependant, car elle est accusée d’une manière si constante que non seulement elle se manifeste pour les décès cancéreux en général, mais on la retrouve à peu près constamment pour les localisations dans les divers tissus.
27Ainsi, les cancers de l’estomac donnent (sur 1 000 décès) 52 décès aisés et seulement 23 décès généraux ; — du sein, 14 contre 5 ; — de l’utérus, 13 contre 8, etc.
28Comment des différences aussi tranchées ont-elles échappé à l’observation médicale ?
29Si nous voulions rapporter tous les faits aussi intéressants que ceux-ci, pris presque au hasard, il nous faudrait citer le livre entier du célèbre médecin de Genève. Il suffirait peut-être de ces exemples pour faire sentir tout ce qu’il y a de neuf et de solide dans cette œuvre importante.
30Variole, vaccin, fièvre typhoïde et vaccinophobes. Cependant, nous ne pouvons négliger l’occasion de nous informer si cette enquête a révélé quelques faits favorables à la thèse des adversaires de la vaccine. M. Marc d’Espine ne paraît pas s’être préoccupé de cette question. Il n’en ouvre pas la bouche, ne fait aucun rapprochement pour infirmer ou confirmer. Le bruit fait ici par MM. les adversaires de la vaccine ne paraît pas avoir été jusqu’à lui. Tant mieux : on sera plus sûr encore de l’impartialité de l’auteur. Nous constatons d’abord, au chapitre relatif à la variole :
311° Que dans le canton de Genève, sur 1 000 décès généraux, il y en a 2,6 par variole (41 sur 15 892 décès déterminés) ;
322° Que des 41 décès par variole observés dans toute la période étudiée, aucun n’appartient à la population aisée ; « cette classe, en effet, remarque le médecin genevois, fait vacciner tous ses enfants ; »
333° Que dans le pays, on vaccine 71 enfants sur 100 naissances.
34En regard mettons les faits fournis par l’enquête belge. La Belgique annonce, d’une part, 57 vaccinations pour 100 naissances, et de l’autre 6 décès par variole sur 1 000 décès déterminés. De ce rapprochement il ressort :
351° Que le canton de Genève vaccine presque les trois quarts des enfants, et présente peu de décès par variole ;
362° Que la haute société du canton fait vacciner tous ses enfants, et qu’elle n’a pas de décès par variole ;
373° Que la Belgique ne vaccine guère plus de la moitié de ses enfants, et qu’elle a deux fois plus de décès par variole que le pays genevois.
38Voilà un excellent champ d’observation pour MM. les adversaires de la vaccine. Si la fièvre typhoïde est en raison du nombre des vaccinés, il est clair que la haute société de Genève va être frappée au premier chef, car l’imprudence livre tous ses enfants au poison de la vaccine. Puis le canton tout entier, comme grand vaccinateur, paiera un gros tribut ; enfin la Belgique sera relativement la plus épargnée. Voilà la théorie ; voyons les faits.
39M. Marc d’Espine nous apprend, p. 257, que, sur 1 000 décès, la fièvre typhoïde en cause
4031 dans la classe riche, et
4135 dans la classe pauvre.
42Et les documents belges10 établissent que sur 1 000 décès généraux il y en a 38 par fièvre typhoïde. Exactement le contraire de la théorie vaccinophobe ! D’autant plus de décès par variole, d’autant plus par fièvre typhoïde, les deux maxima dans la même population ! Au contraire, dans l’autre contrée, plus on vaccine et moins il y a de décès par fièvre typhoïde !
43Ce qui veut dire, d’une part, que la vaccine est sans vertu pour donner ou aggraver la fièvre typhoïde, et d’autre part, que les populations, les classes de la société qui sont les plus soumises aux prescriptions de l’hygiène, se garantissent, au moins comme résultat fatal, des affections mêmes contre lesquelles la médecine est sans puissance.
44Mon honoré confrère de Genève, dans son naïf dévouement aux progrès de la science, se réjouit de voir utiliser ses matériaux, il ne se doute guère du mauvais tour que je lui joue en tirant avec sa poudre cette bombe contre la théorie vaccinophobe. On va pointer à mitraille /335/ sur lui, sur son livre tout au moins. Heureusement l’œuvre et l’auteur sont de trempe à résister à la petite mais colérique phalange que ces documents confondent une fois de plus.
45Mais le lecteur y verra la preuve des précieux enseignements que l’on peut puiser dans l’ouvrage de M. Marc d’Espine.
Informations négligées dans l’enquête genevoise
46Il importe de le remarquer pourtant, des éléments d’hygiène générale de premier ordre ont été entièrement, et sciemment, négligés ! Je veux parler particulièrement de l’influence géologique, climatérique et de celle de la profession. En effet, la petite étendue géographique du territoire sur laquelle l’enquête a été exécutée ne permettait pas d’espérer qu’on pût y saisir des différences tranchées comme celles qu’offrirait un grand pays tel que la France. D’autre part la nécessité de ne pas affaiblir les chiffres de chaque groupe n’a pas permis de joindre à la division des âges celle des professions11. Voilà donc deux éléments de l’hygiène qui ont dû échapper à l’enquête genevoise ; et cependant ce sont des influences très importantes à connaître pour l’hygiène publique et privée, car il appartient à l’homme de les changer. En effet, un individu, aux antécédents morbides duquel viennent s’ajouter les dispositions d’âge, de sexe, de fortune, ne peut se soustraire aux influences fatales qui l’enserrent. Il maudira un savoir qui le trouble sans le sauver ; mais si la science l’avertit en même temps des fortes influences de climat et de professions, il pourra fuir les nuisibles et rechercher les favorables.
47On l’a vu cependant : l’enquête genevoise, quoique condamnée à s’abstenir de sujets qui ne peuvent vraiment être abordés qu’en France (quand il plaira à la France), a pu encore nous fournir un grand nombre de résultats aussi nouveaux qu’intéressants pour la science et pour la pratique.
Statistique des causes de décès en France
48Félicitons et remercions donc sans réserve M. Marc d’Espine d’un si bon et si utile travail. Son vœu est accompli, il a solidement posé la statistique des causes de décès. Il a montré que cette statistique est possible, facile même, et tous ceux qui le voudront lire avec attention sauront combien elle est profitable. Que d’ardentes et stériles discussions scientifiques seraient tranchées à la racine si la France voulait posséder une telle enquête ?
49Que de mesures salutaires l’hygiène publique et l’hygiène privée n’en déduiraient-elles pas ?
50Que faut-il donc pour déterminer l’administration et la décider à agir ? Trois Congrès internationaux présidés par des ministres, composés des délégués officiels de tous les gouvernements civilisés de l’Europe, des notoriétés de la science et de l’administration, se sont prononcés unanimement pour l’exécution de cette enquête. L’administration française connaît ces vœux, qu’elle a enregistrés, imprimés, qui ont été renouvelés sous ses auspices et sur ses provocations.
51Qu’attend-elle pour y répondre ?
52L’Académie impériale de médecine, consultée par le ministre, a répondu unanimement que l’enquête est possible, qu’elle est utile et très désirable.
53Le Comité d’hygiène publique de France, consulté de son côté, a fait une réponse encore plus pressante.
54Qu’attend donc l’administration ?
55Voilà qu’à la suite de l’Angleterre, la Belgique a organisé et déjà publié un premier essai en exécution des vœux des Congrès :
56À quand le tour de la France ?
57Enfin voilà le canton de Genève, voilà M. Marc d’Espine qui apporte sur l’utilité, la possibilité du projet, une démonstration de fait plus facile à saisir que les raisons des savants ; c’est une œuvre accomplie, palpable.
58Que faut-il encore à nos administrateurs ?
Quelques taches sur un beau fond
59/395/ Nous avons montré que l’organisation de la statistique nosologique en France est imminente par la force des choses ; que l’administration, sollicitée par tous les hommes compétents, par les Congrès des nations, par les corps savants de notre pays, sollicitée par les conseils privés qui émanent de l’administration elle-même, sollicitée par l’exemple des nations voisines plus diligentes que nous, ne saurait refuser plus longtemps de donner satisfaction à tant de vœux. Il appartient maintenant aux efforts individuels et à ceux de la presse de préparer, par l’étude préalable des moyens d’exécution déjà employés et des documents publiés, la bonne organisation à venir de ces enquêtes et de ces publications. C’est un soin qui nous occupe depuis longtemps12, et c’est ce qui nous fait un devoir, après avoir rendu un juste hommage à l’enquête genevoise et à l’œuvre de M. Marc d’Espine, d’examiner les parties de son livre qui nous ont paru faibles et de les signaler, afin, d’une part, que ce savant, dans une seconde édition, puisse faire droit à celles de nos observations qui lui paraîtraient justes, et d’autre part que, tout en profitant des lumières versées par le médecin genevois, les publications à venir puissent, suivant le vœu de son épigraphe, surpasser ce premier et heureux essai de statistique nosologique.
Imperfections dans les documents publiés
60Nous croyons, d’ailleurs, qu’une grande partie des défauts du livre ont leur source dans le mode de publication par le journalisme, que M. Marc d’Espine /396/ a dû nécessairement adopter13. De là sans doute ces fautes de typographie dans les nombres, qui rendent très difficiles les investigations inductives. L’intérêt du sujet excite à la recherche ; mais l’on bute bientôt sur des nombres contradictoires qui barrent le passage. Dans le cours de notre lecture, cet accident, que nous ne recherchions pas, s’est rencontré plusieurs fois.
61Nous citerons seulement la contradiction qui existe entre la table de mortalité de la p. 23 pour les deux sexes réunis, et celle de la p. 41 pour chaque sexe séparément : ces deux tables ont des conditions identiques de population, de temps, de méthode et de matériaux, et cependant on lit, p. 41, que 1 000 vivants de chaque sexe, de 0 à 5 ans, fournissent annuellement 47,5 décès masculins et 46 féminins ; le chiffre mortuaire, pour les deux sexes réunis, doit donc se trouver entre les deux valeurs 46 et 47,5. La p. 23 assure que c’est 44 ! — La même impossibilité se retrouve de 85 à 95 ans. Nous ne pousserons pas plus loin cette minutieuse critique ; mais il était bon de montrer, par un nouvel exemple, que, quelque confiance que l’on ait pour les relevés d’administration, des chiffres ne doivent jamais être élaborés sans vérification préalable.
62Dans le même intérêt des recherches auxquelles invite un travail aussi original que celui de M. Marc d’Espine, il est regrettable, selon nous, qu’il n’y ait pas plus d’unité dans l’analyse de ses documents. Ainsi, les divisions des âges dans les tables de mortalité, p. 23 et 41, ne sont pas les mêmes que celles de ses mortuaires, p. 10. La période de 13 ans de ces mortuaires est coupée et séparée selon les sexes, tantôt par 10 et 3 ans, dans la première partie du livre, tantôt en 6 et 7 ans dans la seconde, et souvent sans aucune division. Il en résulte qu’on est forcément arrêté dans les recherches que l’on veut entreprendre, ou devant les chiffres dont on veut vérifier l’exactitude sous un rapport quelconque.
63Ainsi, le groupe des 964 décès indéterminés n’étant pas divisé simultanément par périodes, sexes, âges, aisance, symétriquement aux autres groupes morbides, on ne peut en débarrasser les rapports, etc. Beaucoup d’obstacles de cette nature nous ont empêché d’amener à solution les questions que nous nous étions posées. Le défaut que nous reprochons ici à l’auteur, et qui consiste à ne publier de l’enquête que ce qui satisfait à son propre point de vue, est une critique qui va à l’adresse de beaucoup de statisticiens, mais notamment de ceux qui ont charge de faire les publications officielles. Un auteur, en effet, n’est tenu qu’à l’objet qu’il se propose ; il lui est permis de le scinder s’il craint de se perdre, s’il veut concentrer l’effort du travail, l’intérêt du sujet et l’attention du lecteur. Mais ceux dont la mission est de publier les documents, les matériaux devant servir aux travaux de mise en œuvre, d’édification de la science, et aux applications de tout genre qui en découlent, ceux-là ont un but plus large, qui ne souffre pas d’arbitraire, et qui est marqué par la nature de leurs fonctions, c’est de donner libéralement tout ce qu’ils ont recueilli, et de multiplier les divisions, afin de permettre et de favoriser l’investigation sous toutes ses formes. Ils ne doivent pas, en leur titre et qualité, viser à produire un travail individuel, mais à rendre intégralement au public les notions que le public a fournies, à ouvrir ainsi une source féconde aux travaux spéciaux des statisticiens libres, parmi lesquels il ne tient qu’à eux de se ranger après l’accomplissement de leurs devoirs officiels.
64Nous regrettons donc que M. Marc d’Espine, dont le travail réunit le double intérêt d’une publication officielle de documents inédits et d’une étude privée fort intéressante, n’ait pas jugé à propos :
651° De faire précéder son livre des documents originaux sur lesquels il a construit ces diverses tables (p. 23, 41, 46, etc.), et aussi du recensement de 1843, divisé par sexes, âges, habitations, etc.14
662° De diviser les âges en groupes un peu plus multipliés ; ainsi 3 à 10 ans est une période trop longue pour un âge aussi intéressant que l’enfance, on en verra la preuve plus loin ; j’en dirai autant de 10 à 20 et surtout de 20 à 30 ans, époque durant laquelle la statistique a révélé des crises très violentes.
673° De mettre plus de symétrie dans la division des âges entre les tables de mortalité et les mortuaires, et entre les coupures, par sexes, années ou périodes, des divers groupes morbides.
68Ainsi, l’auteur donne un luxe de détails au tableau p. 94-95 sur les suicides, tandis que ceux qui concernent des groupes morbides, tels que les tuberculeux, les cancéreux, les fièvres typhoïdes, sont beaucoup trop réduits.
694° Enfin de donner tous les détails sur les 964 décès par causes inconnues, sur 369 décès par hydropisie.
70/397/ Il est regrettable aussi que l’auteur s’abstienne trop souvent d’indiquer, au moins en note, la méthode de construction de ses tableaux ; par exemple, celui de la p. 332 résume les trois précédents, et comprend apparemment les 369 hydropisies, tandis que celui qui suit, p. 333, et qui semble avoir dû être construit sur celui-là, ne renferme plus ces hydropiques, ce dont on ne s’aperçoit qu’après beaucoup de tâtonnements. De même, il serait bon d’avertir que le tableau des suicidés, p. 94, est compris dans celui des accidents extérieurs, etc., etc.
71Sans doute, un lecteur très attentif, qui ne craint pas de lire la plume à la main, finira souvent par reconnaître ces secrets détails ; mais de tels lecteurs sont rares, il est de bonne politique de ne pas écrire pour eux, et il est aimable d’éviter à tous ces laborieuses énigmes.
72Voilà les quelques observations que nous voulions présenter sur les documents fournis à la science par M. Marc d’Espine. Telle est l’ingratitude obligée de la critique. Elle n’avait rien, elle se plaignait fort. Un savant et laborieux statisticien lui fournit des documents infiniment précieux, elle n’est point satisfaite, elle demande davantage. Mais M. Marc d’Espine ne s’y méprend pas. La science sera éternellement reconnaissante au médecin genevois de son gigantesque effort, de sa persévérance de treize ans, de cette œuvre qui ne peut être imitée maintenant que par des nations entières ; et le critique sait ce qu’il en coûte lorsque, sans budget, on entreprend de tels travaux.
Méthode et critique de l’auteur ; desideratum
73Cependant nous avons vu que, non content de livrer ses matériaux, le savant genevois avait entrepris d’en faire ressortir les résultats les plus saillants ; il a, en général, porté dans ce second travail, qu’il a avantageusement intercalé dans le premier, l’esprit de critique et celui de réserve qui font le plus grand honneur à la solidité de son esprit. On sent, à la sévérité avec laquelle il manie les chiffres, à la réserve de ses inductions, un vrai statisticien. Il fait des critiques aussi justes que solides de certains statisticiens d’occasion (quelques-uns même de profession) qui traitent la statistique comme les casuistes la morale, et trouvent moyen de lui faire tout dire, de l’accommoder à leurs désirs préconçus. Il fait voir, par exemple, comment M. Lélut, accusateur public contre la malheureuse race canine, a quadruplé au moins le nombre annuel des enragés15 ; comment, en compensation, les comptes rendus de la justice de France ne connaissent ou ne mentionnent pas plus du quart des suicides annuels ; comment, chose grave ! la même omission existe très vraisemblablement pour toutes les autres morts violentes signalées par les annales de la justice !
74Quel argument pour presser la création des médecins vérificateurs des décès !
75Cependant, on pourrait peut-être reprocher à M. Marc d’Espine de se laisser quelquefois aller à conclure sur des chiffres trop faibles, et surtout sur des nombres isolés et non sur des séries.
76Cependant notre auteur offre lui-même (p. 254) un exemple bien propre à montrer l’utilité de subdiviser les relevés par séries — ainsi que nous l’avons recommandé ailleurs16 — pour valider une conclusion générale. Il trouve dans une même population, observée pendant 13 ans, 292 décès masculins et 305 décès féminins par la fièvre typhoïde. Se laissera-t-on aller à conclure sur ces deux chiffres une légère prédisposition du sexe féminin pour la fièvre typhoïde ? ou seulement, à cause du rapprochement des deux nombres, à la presque parité de l’aptitude entre les sexes ?
77L’analyse du groupe s’oppose à l’une et à l’autre conclusion ; en effet, dans les huit premières années, on a eu 190 décès masculins contre 167 féminins ; et pour les cinq années suivantes, la relation inverse 102 masculins pour 138 féminins. Devant des oscillations aussi fortes, il faut évidemment s’abstenir de conclure, et attendre que des faits plus abondants aient dénoncé ou au moins neutralisé par leur masse et leur sériation la cause inconnue de ces oscillations.
78Cet exemple prouve deux choses :
791° L’utilité en statistique, ou plus généralement dans l’étude des phénomènes naturels, des observations accumulées en grand nombre, et enregistrées sans parcimonie ;
802° L’importance que ces grands nombres soient divisés et publiés en séries complètes, symétriques et multiformes, afin de juger si la moyenne générale ne s’écarte pas trop sensiblement des faits isolés, des moyennes partielles, et d’en mesurer les écarts. M. Marc d’Espine, qui connaît cette méthode d’investigation, et qui, dans l’enquête citée, et à propos des cancers, a su l’employer, a cependant trop souvent omis la publication des séries. Il a oublié que tout bon lecteur aime à apprécier lui-même les jugements de l’auteur.
81/398/ C’est en parlant de la méthode du médecin genevois qu’il y aurait peut-être lieu de relever quelques confusions dans la signification qu’il semble attribuer aux nombres absolus et aux valeurs relatives ; mais comme ces méprises tiennent surtout au langage vicieux de l’auteur, nous reportons ci-après cet examen.
Imperfections de langage
82Laissons donc la méthode que nous n’avons pas mission de traiter aujourd’hui en elle-même, et, revenant à notre critique, abordons nettement la partie qui nous parait la moins réussie du livre qui nous occupe. Disons-le de suite, cette partie faible, c’est le langage statistique. Le glossaire, nous le savons, n’en est pas encore riche ni bien fixé ; mais on regrette que l’auteur, au lieu d’y apporter son tribut d’exactitude, y ait jeté la confusion.
83Le mot mortalité a un sens bien déterminé, bien défini, non seulement par le Dictionnaire de l’Académie, mais, ce qui est plus décisif, par l’emploi uniforme qu’en font les statisticiens français, belges, anglais (mortality), etc. La mortalité résulte du rapport, ou plutôt est le rapport même, des décès aux vivants qui les ont fournis. Notre auteur l’emploie quelquefois dans ce sens, p. 21, 23, 41, etc., encore, p. 265, aurait-il dû dire : la mortalité des malades cholériques.
84Il avoue même (p. 41) que c’est là « la vraie mortalité ; » mais il se repend p. 96, et il déclare qu’il appellera chiffre mortuaire ce, qu’à l’exemple de tous les statisticiens, il avait désigné par mortalité ; puis, sans dire gare, il applique ce dernier terme à une tout autre idée, à savoir, le rapport de certains groupes de décès à l’ensemble des décédés ; ou encore, le rapport qu’il trouve à chaque âge entre les décès dus à une maladie déterminée et le nombre total des décédés de cet âge.
85L’expression chiffre mortuaire, en français, s’entend du nombre absolu des morts, et ne renferme pas l’idée de rapport qui est exprimé par le terme mortalité. S’arroger la faculté de détourner arbitrairement le sens des termes, fixé par le consentement général, c’est usurper la puissance commune, c’est ôter à la langue son précieux caractère de méthode analytique, c’est enfin entraîner son lecteur, de gaieté de cœur, aux contradictions les plus étranges. Ainsi veut-on, à la suite de M. Marc d’Espine, connaître la mortalité par tubercules, de 20 à 30 ans ?
861° Si on l’entend dans le sens où l’auteur l’emploie le plus fréquemment, la réponse sera 0,45 ; ce qui voudra dire, pour l’auteur, que sur 100 décès de cet âge, 45 sont dus aux tubercules ; cette étrange mortalité ne s’exerce et ne se mesure que sur des gens déjà morts !
872° Si on l’entend dans le sens de la « vraie mortalité, » c’est-à-dire dans le sens légitime et usuel, la réponse sera 0,005 environ, c’est-à-dire que, dans le canton de Genève, sur 1 000 jeunes gens de 20 à 30 ans, il en meurt annuellement 5 par tubercules.
88Cinq décès sur mille vivants, c’est encore ce que l’auteur appelle le chiffre mortuaire. N’allez pas en conclure que l’action mortuaire (p. 301), que l’importance mortuaire (p. 379) résultent de la grandeur du chiffre mortuaire, vous entendriez mal sa langue ; cette « importance mortuaire » résulte non de l’intensité de la « vraie mortalité » donnée par le chiffre mortuaire, mais dans la fausse ! Autre part on trouve « le tribut mortuaire » qui résultera de la « vraie mortalité, » et ailleurs « l’influence mortuaire — de la fausse ! Inextricable confusion ! S’efforçant d’en sortir, l’auteur tombe dans le néologisme : « Chiffre léthifère » (chiffre qui porte la mort, chiffre mortel !). Empressons-nous de déclarer, toutefois, que ce foudre ne tue personne, il exprime, concurremment avec la fausse mortalité, le rapport mutuel des divers groupes de décédés.
89Ces vices de langage ont une telle influence sur l’esprit, que non seulement ils arrêtent, égarent le lecteur, mais peut-être l’auteur lui-même. Ainsi, p. 152, il conclut « que la pneumonie fait son principal effort léthifère sur l’enfance et la vieillesse (60-80 ans), ménageant la jeunesse et l’extrême vieillesse (80-100 ans). »
90Est-il permis de donner à cette conclusion un autre sens que celui-ci ; c’est que la pneumonie est un danger (effort léthifère) moins menaçant pour l’extrême vieillesse que pour la vieillesse ; — que les vieillards, après 80 ans, ont moins à redouter la pneumonie que de 60 à 80 ? En effet, on ne comprend guère que l’effort mortel d’une maladie s’exerce autrement que par le rapport des décès aux vivants.
91Cependant, si nous comparons les chiffres de ces pneumoniques avec la population des âges corrélatifs, nous trouvons que pour les âges de 60 à 70 ans, 70 à 80, 80 à 90, 90 à 100, le danger de mort croît continûment de période en période, de telle sorte que cent vivants, à chaque période d’âge, donneraient respectivement 5, 13, 18, 22 décès dus à la pneumonie ; résultat où l’on ne voit pas que la pneumonie « ménage » l’extrême vieillesse. On le voit, l’auteur, en abjurant /399/ la précision des termes, tend involontairement des pièges à ses lecteurs, et les expose certainement à des affirmations inexactes.
92Autre exemple de confusion et d’obscurité. L’auteur publie et met en jeu trois catégories différentes de chiffres ; les uns renferment les nombres absolus de décédés à chaque groupe d’âge par telle ou telle maladie (voir la colonne (A) du tableau ci-contre [tableau 1]). Mais comme les périodes d’âge adoptées par l’auteur sont très inégales, et que, d’autre part, les décédés que renferme chacun de ces nombres sont issus de groupes inégaux de vivants, ces nombres ainsi isolés n’ont pas leur signification. Pour qu’ils la prennent, il faut calculer leur rapport à chaque période d’âge :
931° Avec tous les décédés de chaque période, col. (B) (chiffre léthifère, mortalité, etc., de l’auteur) ;
942° Avec la population de chaque âge qui a contribué à fournir les décès étudiés, col. (C) (chiffre mortuaire, mortalité, etc., de l’auteur), combien de décédés par méningite tuberculeuse ?
[Tableau 1. Mortalité par méningite tuberculeuse, canton de Genève, 1843-1855]

95Le premier rapport (B) indique la part respective de chaque maladie (ici de la méningite tuberculeuse), dans l’hécatombe propre à chaque âge ; on voit par exemple que les tubercules cérébraux amènent près du quart des décès qui arrivent de 3 à 10 ans.
96Le rapport indiqué dans la colonne (C) est la mesure de l’aptitude des vivants de chaque âge pour la cause léthifère étudiée ; il est le vrai représentant de la mortalité infligée à chaque âge par la maladie étudiée. Sans la considération de ce rapport, la plupart des conclusions que l’on tirera de la colonne (B) seront erronées. Par exemple, si l’on compare, dans le tableau ci-dessus, la première année de la vie avec la période de 10 à 20 ans, et si l’on s’arrête au rapport (B) qui nous apprend que sur 1 000 décès de toute cause à chaque âge, la première année de la vie n’en a que 25 par méningite tuberculeuse, tandis que la période de 10 à 20 ans en a plus de 100, on se laissera facilement aller à induire que l’on meurt quatre fois plus par tubercule de 10 à 20 que de 0 à 1 an, qu’un enfant arrivé à sa dixième année reste plus exposé de ce chef dans sa première. Mais on réformera ces conclusions vicieuses si l’on jette les yeux sur la colonne (C), qui montre que le danger de mort par méningite tuberculeuse est au contraire cinq fois plus grand dans la première année que dans la période de 10 à 20 d’âge ; et alors, combinant les valeurs des deux rapports, on inférera que si, en passant d’un âge à l’autre, la méningite devient un danger cinq fois moins menaçant ; cependant cette cause de mort ne s’atténue pas autant que les autres, puisque de 10 à 20 ans elle reste une des principales, car elle détermine un dixième des décès qui ont eu lieu dans cette période de la vie.
97On remarquera encore sur la colonne (C), la chute rapide du danger de mort en passant de l’âge 3-10 à l’âge de 10-20. C’est l’indice que les périodes d’âge adoptées par l’auteur sont trop longues et masquent la décroissance successive de la mortalité. On a bien saisi, par ce qui précède, le secours que se prêtent les deux rapports (B) et (C), /400/ nous pourrions dire, pour le résumer, qu’ils se servent mutuellement de garde-fou. Le rapport (B) surtout est très fallacieux quand on le sépare de l’autre et nous regrettons vivement que notre confrère s’y soit attaché presque exclusivement. Enfin, s’il a parfaitement distingué en principe les différences des trois valeurs (A), (B), (C), on le surprend souvent dans le cours de son livre (il se surprend lui-même, p. 234) à raisonner sur l’absolu (A) comme il convient de le faire seulement sur les rapports (B) et (C) ; ou bien appliquer aux rapports (B) des expressions ou des jugements qui ne seraient légitimes qu’appliqués à (C), p. 152, etc. Nous sommes convaincu que cette confusion dans les choses n’a sa source que dans le mauvais emploi de la langue adoptée. Dans beaucoup d’endroits, l’auteur élève sa pensée au-dessus de son langage ; mais c’est un état violent de tension que personne ne saurait supporter longtemps, et pour peu qu’on se repose, la forme emporte le fond, la confusion du mot entraîne celle de l’idée.
98Sans doute, ceux qui liront en entier et avec soin le livre du statisticien genevois, parviendront toujours au vrai sens des choses ; mais si, comme il arrive le plus souvent, on ne fait que le consulter rapidement, nous soutenons qu’il sera inintelligible, ou, ce qui est pis, que le langage arbitraire et faux dont il est hérissé donnera lieu à de nombreuses méprises.
99En général, nous ne connaissons pas d’usage plus funeste que celui adopté par quelques auteurs de détourner les mots d’une langue de leur sens accepté, pour leur donner une valeur personnelle, même déclarée à l’avance. Les définitions de mots connus ne sont pas libres : l’auteur n’a pas le droit, le lecteur n’a pas le loisir de laisser de côté la langue maternelle, de sorte que l’un et l’autre tiraillés à la fois par les habitudes de l’esprit et par l’usurpation des termes sont sans cesse ballottés entre le sens conventionnel et le sens commun. Ce malheur est arrivé à notre confrère genevois, il arrivera à ses lecteurs.
100Quand on croit avoir des choses nouvelles à exprimer, le premier point est de s’assurer si elles sont vraiment innommées, le second est de rechercher soigneusement une expression simple et conforme à l’usage, qui puisse dispenser d’un terme forgé. Quant au détournement de sens, il n’est permis à personne : c’est un crime de faux philosophique. C’est ainsi que, dans le cas actuel, au lieu d’attribuer un sens arbitraire à l’expression connue « chiffre mortuaire », il y avait lieu d’adopter le terme usité de mortalité, ou la bonne et commune expression de « chiffre de mortalité ». Si la langue acceptée n’offre vraiment aucune ressource et que l’objet se représente assez souvent pour qu’il y ait inconvénient réel à employer une périphrase, hésitez encore avant de vous hasarder à la création d’un mot nouveau, « consultez longtemps votre esprit et vos forces ». Combien d’auteurs, de professeurs estimables par leurs pensées et leurs travaux sont tombés dans le ridicule et l’inutilité par leurs mots mal forgés ! La vanité qui pousse au néologisme est rarement impunie. Un mot juste, une expression heureuse est autrement difficile à trouver qu’un fait ou qu’une idée. Si vous pouvez éviter le péril du barbarisme en adaptant à votre sujet la langue mathématique, redoutez moins l’aridité d’un signe algébrique que le casse-cou d’un mot grotesque et mal sonnant ; la précision dédommagera de la sécheresse ; tout homme instruit sera tenu de vous comprendre, et il est juste que les sciences se prêtent mutuellement la main.
101Nous sommes convaincu et nous voudrions bien convaincre les métaphysiciens, les médecins et les statisticiens que, s’il y a quelque exagération à dire avec Condillac qu’il suffit d’une langue bien faite pour bien raisonner, il n’y en a aucune à affirmer qu’il suffit d’un mauvais langage pour déraisonner sans s’en apercevoir. Il faut d’abord qu’une langue soit juste et exacte ; ensuite il est désirable qu’elle soit élégante. La statistique est semblable à ces produits pharmaceutiques dont l’aspect est repoussant, l’odeur fétide et la saveur âcre, et que pourtant des propriétés puissantes rendent précieux au médecin et au malade. Cependant combien de pusillanimes manqueraient de courage nécessaire à la déglutition de ces utiles drogues ! Mais nos ingénieux pharmaciens ont su réduire et dorer la pilule ; l’horrible amertume de la noix vomique, l’éther brûlant, l’affreux et nauséeux copahu, sont devenus des bonbons d’un aspect agréable, d’une déglutition commode. Ainsi fait la coquette nature, qui dissimule notre hideux squelette sous des formes si belles. Ainsi il nous faut faire pour la statistique, en déguiser les formes rudes sous une lecture aisée, laisser à la charpente toutes ses pièces, afin que les connaisseurs puissent apprécier la solidité du monument, et combiner l’agencement de l’ensemble et le revêtement de détails, de manière à satisfaire les délicats. Ce soin, cet art utile en toute œuvre, l’est surtout quand on traite un sujet neuf et encore peu goûté.
102M. Marc d’Espine, en rapprochant des documents genevois les résultats des statistiques étrangères et les croyances antérieures de la science, a su s’approcher de ce but ; il l’eût atteint, en y joignant l’art du langage. Mais son œuvre s’adresse à des hommes d’une intelligence virile et robuste, pour lesquels la vérité est la suprême beauté ; et comme nul autre livre que le sien n’en renferme d’aussi nombreuses, d’aussi solides et d’aussi neuves, son succès est assuré et sera durable.
Notes de bas de page
1 « Examen analytique et critique de la statistique mortuaire comparée du docteur Marc d’Espine, de Genève »,L’Union médicale (rubrique « Bibliothèque »), 19 mai 1859, p. 332-335, et 28 mai 1859, p. 395-400 (d’Espine, 1858) (1859a).
2 Sur M. d’Espine, voir Legoyt, 1862.
3 Titre complet : « Tableau général des décès du canton de Genève pour les années 1854 et 1855, classés d’après la nomenclature des causes de mort adoptée au Congrès international de statistique de Paris. Proposé comme spécimen aux divers États qui ont été représentés au Congrès, par le docteur Marc d’Espine, ancien membre du Conseil de santé de Genève, et rapporteur au Congrès de Paris sur la statistique nosologique de mortalité. »
4 Borges J.-L., L´auteur et autres textes, Paris, Gallimard, 3e édition, 1982[1946], p. 199, cité par Palsky., 1999, p. 1.
5 Les sondeurs états-uniens ont été les premiers à se préoccuper, avec l’aide d’institutions universitaires, de la sauvegarde et de la diffusion des micro-données de leurs enquêtes de marketing et d’opinion politique. Le Roper Center for Public Opinion Research a été fondé en 1947 par Elmo Roper et l’université du Connecticut. Ont suivi l’ICPSR (International Consortium for Political and Social Research, rattaché à l’université du Michigan), en Europe, le centre d’archivage de l’université de Cologne puis l’organisation fédérative du CESSDA (Consortium of European Social Science Data Archives) (voir Mochmann et Vardigan, 2011).
6 Un volume grand in-8°, Neuchâtel et Genève, 1858 ; chez Cherbuliez à Genève ou à Paris, rue de la Monnaie, n° 10 ou chez Lecdecker à Neuchâtel.
7 [Une fois de plus, les références de Bertillon aux travaux de William Farr demeurent imprécises.]
8 [Adolphe Trébuchet (1801-1865) était en charge de l’hygiène publique à la préfecture de police de Paris. Il a contribué à la troisième édition (1857) du livre d’A.-J.-B. Parent-Duchâtelet, De la prostitution dans la ville de Paris (source : BnF).]
9 [Marc d’Espine dédicace son ouvrage au docteur Pierre Charles Louis, mais aussi aux présidents des trois premiers congrès internationaux de statistique, Quetelet, Rouher, et Czoernig.]
10 Documents statistiques publiés par le département de l’intérieur, t. 1er, 1857, Bruxelles, p. 143.
Nota. L’ouvrage belge dit 46 décès sur 1 000 décès spécifiés ; mais comme l’auteur genevois établit le rapport sur tous les décès, le chiffre est réduit à 38.
11 Il ne faut pas oublier, dans l’étude des professions au point de vue de l’hygiène et de la mortalité, qu’il est indispensable de connaître les âges des ouvriers ; il faudrait aussi connaître leur degré d’aisance : ces influences priment, le plus souvent, celle de la profession elle-même.
12 Voyez entre autres : le Compte rendu du Congrès international de Paris (partie médicale), Gazette hebdom., 1855, numéros 39, 40, 43, 44, 48 [1855d] ; la Note explicative sur le rôle du médecin vérificateur et sur le Bulletin de décès, Gazette hebdom., n° 2, 1856 [1856b] ; voyez surtout les Considérations sur la Lettre du ministre à l’Académie de médecine, sur la Statistique des causes de décès, Union Médicale, numéros [des] 4, 6, 8 novembre 1856 [1856d], 10 et 17 février 1857, et trois articles sur le même sujet lors de la discussion de l’Académie, numéros des 27 octobre, 3 et 24 novembre 1857 [1857b].
13 C’est l’Écho médical de Neuchâtel qui a eu l’honneur et la bonne chance de cette publication.
14 [Sur son exemplaire d’auteur, Bertillon complète la série avec la mention manuscrite : « degré d’aisance ».]
15 [Francisque Lélut (1804-1877), médecin à la Salpêtrière, est l’auteur d’un ouvrage sur les spécificités de la forme du crâne des carnassiers.]
16 Voyez l’« Introduction sur la méthode statistique » des Conclusions contre les détracteurs de la vaccine, 1857, chez Victor Masson [1857a].
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Essai sur le principe de population suivi de Une vue sommaire du principe de population
Nouvelle édition critique enrichie
Thomas Robert Malthus Jean-Marc Rohrbasser et Jacques Véron (éd.) Éric Vilquin (trad.)
2017
Essai sur les probabilités de la durée de la vie humaine
Addition à l'Essai (1760)
Antoine Deparcieux Cem Behar (éd.)
2003
Naissance des sciences de la population
Pehr Wargentin Nathalie Le Bouteillec et Jean-Marc Rohrbasser (éd.)
2017
Éléments de statistique humaine ou démographie comparée (1855)
Achille Guillard Jacques Véron et Jean-Marc Rohrbasser (éd.)
2013