Chapitre 3
La variole
Conclusions statistiques contre les détracteurs de la vaccine1
p. 133-154
Texte intégral
1Dans l’Europe du xviiie siècle, la petite vérole, une maladie virale que l’on appelle aujourd’hui la variole, constituait l’une des principales causes de décès, et certainement la toute première chez les enfants et les jeunes adultes. Suscitant un émoi général, elle avait inspiré au mathématicien suisse Daniel Bernoulli des calculs de probabilités de décès appuyés sur la table de survie de Halley, et à Jean Le Rond d’Alembert des travaux précurseurs sur les notions de risque et de décision (Rohrbasser, 2011). Face à ce fléau, la médecine était restée largement impuissante jusqu’à ce que l’Anglais Edward Jenner (1749-1823), ayant observé que les personnes trayant des vaches semblaient immunisées, ait inoculé le cowpox (maladie bovine proche de la variole mais peu virulente lorsqu’elle se transmet aux humains) à un jeune garçon, et constaté que celui-ci se montrait ensuite insensible à une variolisation (Jenner, 1798). Les décennies suivantes avaient été celles de l’essor de la vaccine, c’est-à-dire de l’inoculation volontaire du cowpox (ou d’un virus voisin d’origine équine, le horsepox) en vue d’une immunisation croisée contre la variole (smallpox).
2« Le pourcentage des vaccinations, rapporté aux naissances […] montre une progression rapide jusqu’en 1808 avec 37,5 %, puis beaucoup plus lente : 55 % en 1836, 66 % en 1868 » (Biraben, 1979, p. 275). Dans sa thèse sur La longue traque de la variole, Pierre Darmon décrit la « grande crise de la vaccine » qui se manifeste à partir de 1823-1824, crise marquée par « les retours épidémiques des années 1824-1828 », par des interrogations sur la durée de l’immunité procurée par le vaccin et sur la possible dégénérescence des souches vaccinales, par la diffusion croissante de « succédanés de vaccins », et par la transmission, de mieux en mieux établie, de différents germes pathogènes – la syphilis notamment – lors des vaccinations2. C’est donc dans un contexte où l’extension de la vaccine marque le pas que L.-A. Bertillon s’affirme, dans les années 1850, comme l’un de ses partisans les plus résolus.
3Les « détracteurs de la vaccine » – aujourd’hui on les qualifierait de vaccinosceptiques – assurent que la protection apportée contre la variole n’est que provisoire, ou qu’elle va de pair avec une vulnérabilité accrue face à d’autres maladies, notamment la terrible fièvre typhoïde, qui serait une sorte de variole interne. Parmi eux, deux médecins, Armand Bayard et Étienne-Auguste Ancelon, et un ancien officier d’artillerie, Hector Carnot3. Bertillon consacre ses premières publications importantes à une dénonciation des faiblesses méthodologiques de leurs travaux. Ses articles montrent que la mortalité générale diminue avec les progrès de la vaccination ; ils paraissent en 1855 et 1856 dans les principales revues médicales de l’époque, L’Union médicale (UM), la Gazette hebdomadaire de médecine et de chirurgie (GHMC), et La France médicale. Leur ton polémique appelle des demandes de droit de réponse4 des auteurs critiqués. Nous reproduisons ici la première de ces publications.
4Les controverses autour de l’efficacité de la vaccine permettent de comprendre comment Bertillon est amené à s’intéresser à l’analyse démographique de la mortalité. Il n’est mû initialement, ni par la recherche de schémas théoriques abstraits ni par l’ambition de fonder une nouvelle discipline. C’est à juste titre que Libby Schweber l’a caractérisé comme un empiriste (Schweber, 2006, p. 59). Il s’initie à la technologie quelque peu ésotérique des calculs de taux et de tables de mortalité parce qu’ils sont des instruments lui permettant de défendre les causes de santé publique qui lui tiennent à cœur. Il jubile lorsque ses analyses statistiques le confrontent au défi d’observations déconcertantes : « Je ne suis jamais plus sûr d’avoir fait de bonne statistique que lorsque j’ai trouvé le contraire de ce que j’attendais5 ». Se soumettre aux résultats d’une investigation empirique entreprise sans les œillères d’un parti pris comporte pour lui une dimension morale, et s’il se lance avec autant de fougue dans la critique de certains auteurs, c’est parce qu’il estime non seulement qu’ils se trompent, mais aussi qu’ils sont de mauvaise foi.
5L’article de Bertillon figure en première page dans L’UM du 28 août 1855 ; il est précédé d’une « note du rédacteur en chef », Amédée Latour, qui a créé cet hebdomadaire en 1847 et le dirigera jusqu’à son décès en 1882 :
« Ce travail sur lequel nous attirons l’attention la plus sérieuse de nos lecteurs, a été soumis à l’examen de notre savant confrère M. Villermé, juge si compétent en pareille matière, et qui a bien voulu entendre la communication que nous lui en avons faite. M. Villermé lui a donné son approbation la plus explicite ; les documents et les éléments statistiques sur lesquels ce travail repose sont parfaitement connus de M. Villermé, et il pense que l’auteur n’en a tiré que des conclusions vraies et légitimes. »
6En invoquant la haute autorité de Villermé, Latour tente de se prémunir par avance contre les demandes de droit de réponse de Carnot et Bayard que Bertillon, en évitant le plus souvent de prononcer leur nom, traite de « pseudo-statisticiens » et de « nouveaux barbares ». Malgré ces précautions, la controverse va se poursuivre des années durant.
7L’article de Bertillon vient en réponse à un appel à contributions lancé par le chirurgien Joseph-François Malgaigne lors de la séance du 13 septembre 1853 de l’Académie de médecine : « Est-il vrai qu’avant la découverte de la vaccine il y eut un plus grand nombre d’individus qui arrivaient à l’âge mûr ? […] Si les chiffres sont vrais, acceptez leur signification ; s’ils sont faux, dites-le franchement, et surtout prouvez-le » (cité dans la GHMC du 13 août 1858, p. 582.)
8Bertillon, suivant un argumentaire d’ordre avant tout statistique, montre que les « vaccinophobes » (1855c, p. 11) s’appuient soit sur des observations en trop petit nombre, soit sur des chiffres de population erronés, soit sur des comparaisons qui ignorent les différences de composition par âges des unités concernées. Il développe une analyse écologique opposant un département qui vaccine beaucoup, la Côte-d’Or, à un autre qui vaccine peu, l’Aveyron. Il estime que chez les Aveyronnais, la méfiance à l’égard de la vaccination va de pair avec l’emprise de vieilles superstitions et avec un faible niveau d’éducation (voir le chapitre 8 du présent ouvrage).
9Les controverses parues dans les colonnes de l’UM en 1855-1856 constituent le cœur des Conclusions statistiques contre les détracteurs de la vaccine (1857), qui reste le seul ouvrage publié par Bertillon si l’on considère que sa Démographie figurée est avant tout un atlas et que ses autres textes de forme autonome sont des plaquettes issues d’articles de revues ou de dictionnaires.
10L’article de 1855, centré sur des comparaisons interdépartementales, ouvre à Bertillon une voie inattendue : parti à la recherche des bienfaits de la vaccine, il découvre les méfaits de la mise en nourrice, lisibles dans la surmortalité infantile de la grande couronne parisienne (voir le chapitre 7 et la 3e partie du présent ouvrage). Identifier et combattre cette autre « dîme mortuaire » indue occupe désormais une grande place dans sa vie savante et militante (voir Schweber, 2006, p. 57-58).
11À Paris, la recrudescence de la variole qui se manifeste à la fin de la décennie 1860 s’aggrave avec le siège de septembre 1870. Bertillon, comme président du Comité d’hygiène mis en place par les autorités républicaines, puis comme maire, lance le 5e arrondissement dans une campagne de vaccination. Celle-ci est gratuite et peut même êre rémunératrice pour les familles : « une gratification de 3 francs sera accordée aux parents qui, ayant fait vacciner leur enfant, le présenteront huit jours après au médecin vaccinateur et mettront à sa disposition le nouveau vaccin6 ». L’engagement de Bertillon dans la lutte contre la variole prend ainsi, dans l’urgence de la guerre et de la Troisième République naissante, la tournure nouvelle d’une action directe en matière de vaccination.
12A. C.
***
Bertillon organise une campagne de vaccination antivariolique (siège de Paris, 7 oct. 1870)

Sources : musée Carnavalet- Histoire de Paris.
Conclusions statistiques contre les détracteurs de la vaccine, et réponse à une demande de M. le professeur Malgaigne
« Les nombres appliqués à des faits vrais, c’est l’observation multipliée par elle-même. »
I.
13/3/ Le peuple, dans son ignorance trop générale, est plein d’enthousiasme pour les nouveautés qui éclatent à son imagination et plein de défiance pour celles qui ne se recommandent que par l’utilité. Le bienfait de la vaccine, recommandé et prouvé depuis trois quarts de siècle, reste jusqu’à présent étranger à une grande partie de nos concitoyens, puisqu’en 1850, près de la moitié des naissances lui échappait encore, malgré l’approbation formelle de tous les corps médicaux, les efforts assidus de l’Académie de médecine, et le zèle infatigable des médecins répandus sur tout le sol de la France. Quand ce concert unanime suffit à peine pour vaincre avec le temps une aveugle /4/ insouciance, que serait-ce si la confiance des gens instruits venait à être ébranlée par des doutes élevés sur l’efficacité du bienfait ? Une doctrine a déclaré que la vaccine n’annule pas la variole, mais qu’elle en retarde seulement d’une vingtaine d’années les funestes effets. Depuis 1847, elle poursuit ce procès contre la vaccine. Condamnée à l’Institut, condamnée à l’Académie de médecine, réfutée dans les journaux spéciaux, elle ne s’avoue pas vaincue. Tout récemment encore, l’Académie des sciences a été saisie de ses nouvelles protestations.
14La doctrine n’a séduit, à dire vrai, que deux ou trois médecins, mais elle espère suppléer au nombre par une invincible persistance.
15Cette persistance doit avoir sa raison d’être, et nous pensons l’avoir trouvée. On a déclaré la guerre à la vaccine en invoquant la statistique, et la statistique n’a pas répondu catégoriquement. Il est vrai que M. Ch. Dupin7, dès les premières escarmouches, a porté quelques coups bien sentis ; mais il n’a pas pris l’ennemi corps à corps, je veux dire qu’il n’a pas discuté la question à fond, dans les termes où on la posait ; et personne ne l’a fait depuis. Personne n’a répondu à la question si vivement posée par M. Malgaigne :
« Est-il vrai qu’avant la découverte de la vaccine il y eut un plus grand nombre d’individus qui arrivaient à l’âge mûr ? C’est une simple demande que je fais, c’est une question de chiffres qui vaut la peine d’être discutée. Les nombres appliqués à des faits vrais, c’est l’observation multipliée par elle-même. Si les chiffres sont vrais, acceptez leur signification. S’ils sont faux, dites-le franchement et surtout prouvez-le » (Séance du 13 septembre 1853).
16Personne n’a répondu à cette question ; c’est une omission qu’il importe de réparer.
17Or, il suffit de sérier les chiffres entassés pour qu’ils cessent /5/ de servir de rempart à une erreur pernicieuse. S’il était vrai, comme l’a dit un spirituel rapporteur, que la médecine vécût très peu et assez mal avec les chiffres, nous regarderions comme un devoir de faire nos efforts pour mettre fin à cette mésintelligence, qui priverait les sciences médicales d’un puissant secours.
18La doctrine nouvelle persiste à soutenir que, depuis le dernier siècle, la mortalité en France a doublé entre 20 et 30 ans ; et elle explique cette aggravation par la plus grande fréquence des fièvres typhoïdes, et, en général des affections gastro-intestinales.
19Les réponses qui ont été faites à cette opinion ont surtout porté sur l’explication médicale qui était donnée du prétendu fait statistique. De savants rapporteurs ont prouvé qu’il n’y avait rien de nouveau dans la fièvre typhoïde que le nom.
20Mais, lorsque leurs adversaires ont répliqué que cette fièvre fait plus de victimes aujourd’hui qu’au siècle passé, on n’a pu leur répondre qu’une chose ; c’est de prouver leur assertion. Car, pour ou contre cette affirmation, on n’a aucun chiffre à fournir ; la statistique médicale, à peine née dans notre siècle, n’a laissé aucun document sur les siècles passés. Et la question qui s’agite ici, bien qu’elle ait quelque chose de fâcheux, aura pourtant l’avantage de rendre plus sensible l’importance qu’il y a pour l’humanité de savoir le nom et le nombre des affections qui l’assiègent, afin de pouvoir toujours se rendre compte des mouvements de la hideuse légion nosologique. Comment faire l’histoire pathologique de l’humanité sans cette statistique ? Comment apprécier la santé humaine et les progrès réels ou vains de nos efforts en hygiène ou en thérapeutique ? Que répondre à ceux qui les nient ? Comment empêcher le doute ou la négation d’un progrès qu’on ne peut démontrer ? Heureusement que si nos pères ont omis de compter les malades /6/, quelques-uns des plus savants et des plus vertueux d’entre eux ont compté les morts à chaque âge, de sorte que, si nous n’avons pas les éléments nécessaires pour infirmer l’hypothétique explication des ennemis de la vaccine, nous avons assez d’éléments pour appuyer sur une base solide ou pour renverser le fait statistique qu’ils avancent, savoir, que la mortalité en France ait doublé de 20 à 30 ans depuis le siècle dernier, c’est-à-dire depuis l’introduction de la vaccine (coïncidence qui ne suffirait pas pour motiver la conclusion de cause à effet). Et si nous trouvons que l’aggravation annoncée n’existe pas, l’explication sera vaine : apprécions donc avec soin l’assertion de la mortalité doublée.
21La mortalité de chaque âge s’évalue par le rapport des décès aux vivants de chaque âge (Dx/Vx), soit par la corrélation des tables mortuaires aux tables de population.
22Il faut convenir, à la décharge des propagateurs des idées nouvelles, que la France est peut-être un des pays du monde civilisé où on peut le mieux se faire illusion sur la mortalité des âges. Nous avons l’état civil le plus régulier et le plus authentique qui soit institué nulle part ; et cependant l’administration de la statistique n’a encore publié aucune mortuaire. Elle est trop éclairée pour ignorer l’utilité de ces tables. Mais par un scrupule exagéré (qui devrait céder devant la loi des grands nombres), elle ne se croit pas encore assez sûre de ses matériaux pour construire. Heureusement pour la science, qui souffrirait de cette excessive retenue, des travaux privés très respectables et très réputés nous mettent à même de prononcer avec assurance entre le xviiie et le xixe siècle.
23Nous avons, pour formuler la mortalité de notre temps, un travail complet qui a la même valeur qu’une publication officielle ; c’est le relevé des décès par âge, de toute la France, fait sur la période décennale 1840-1849 par M. Heuschling, secrétaire /7/ de la Commission centrale belge de statistique et chef de division au ministère de l’Intérieur à Bruxelles8. M. Heuschling a obtenu du ministère français l’envoi de toutes les feuilles préfectorales. Il a donc fait son travail sur les relevés officiels de l’état civil ; et il l’a fait avec l’exactitude consciencieuse que l’on devait attendre d’un fonctionnaire public et d’un savant renommé. Sa table mortuaire a été publiée dans l’Annuaire de l’économie politique et de statistique pour 1854 (Guillaumin)9.
24Pour le xviiie siècle et spécialement pour sa seconde moitié, nous sommes moins complètement renseignés. Nous pouvons cependant nous appuyer avec confiance sur les laborieux relevés de quelques auteurs justement estimés, tels que Montyon, Messance et Duvillard10.. Montyon, qui aurait la renommée d’un savant s’il n’avait la gloire d’un bienfaiteur de l’humanité, avait écrit vers 1774 des Recherches et considérations sur la population de la France, qu’il publia modestement sous le nom de Moheau ; cet ouvrage, plein de nobles pensées, appuyées sur des observations sérieuses et chaudement exprimées, mériterait d’être réimprimé et relu. L’auteur y donne, entre une multitude de tables partielles, trois mortuaires principales et une table de population.
25Les décès ont été recueillis, pour la plus grande partie, dans les paroisses des généralités de Paris, de Rouen, de Lyon, de Riom, de Limoges. « On a, dit-il p. 155, fait des recherches dans différentes provinces, on a rassemblé des villes et des villages, des pays salubres et malsains, afin que cet ensemble fût analogue à la masse de l’humanité française. » [Moheau, 1778 (1994), p. 143]. Nous avons choisi, de ces trois mortuaires, celle qui donne la mortalité la moins rapide et dont les éléments paraissent appartenir plus spécialement à l’auteur. Au reste elles diffèrent très peu l’une de l’autre.
26Dans celle qu’il donne page 157 de ses recherches, il a réuni /8/ à ses propres documents les 8 700 décès recueillis par Deparcieux, et les 23 à 24 000 recueillis par Dupré Saint-Maur et publiés par Buffon11. On voit qu’il n’a pas cru que ce petit nombre de rentiers, relevés par Deparcieux, pût donner une idée exacte de la mortalité générale de cette époque ; car il se serait épargné des recherches ultérieures, qui ne laissent pas d’être pénibles et de consumer beaucoup de temps.
27Il fait même la judicieuse observation que « les rentiers viagers forment une portion d’élite dans la masse de l’humanité, qui ne peut être comparée qu’avec une classe pareille » (p. 184 [Moheau, 1778 (1994), p. 155]) Et il en donne la preuve un peu plus loin (p. 22912.), en montrant que les enfants ordinaires meurent plus vite que les enfants rentiers.
28Messance, receveur des finances de l’élection de Saint-Étienne-en-Forez, écrivait en 1766 et 1788 [Messance, 1766 ; Messance, 1788]. Ses Recherches sur la population française dans diverses généralités lui ont acquis beaucoup d’estime. Sa table mortuaire résulte de 101 534 décès. Il faut remarquer que, n’ayant eu que les relevés ecclésiastiques, il lui a manqué tous les enfants décédés avant le baptême ; et qu’ainsi la table cote, pour l’enfance, une mortalité plus faible que le vrai.
29Duvillard n’a publié qu’en 1806 sa célèbre Analyse de l’influence de la petite-vérole sur la mortalité [Duvillard, 1806]. Sa table mortuaire, relevée de plus de 100 000 décès, présente, dit-il lui-même, « tous les résultats de la mortalité générale d’après un assez grand nombre de faits recueillis avant la révolution en divers lieux de la France ».
30Nous avons donc trois tables représentant la mortalité générale en France pour la seconde moitié du xviiie siècle, et une complète pour le milieu du xixe. Nous en mettons ici un résumé pour confrontation. /9/
Tableau A. Mortuaires résumées de la population française

Tableau B. Tables de population (*)

31Si l’on voulait calculer une population P donnant, comme les mortuaires ci-dessus, 1 000 décès de tout âge chaque année, il suffirait de multiplier chacun des nombres p indiquant la population de chaque âge par Vm (vie moyenne), soit pVm.
32En divisant ce produit pVm par d (décès à chaque âge) pVm/d, on obtiendra la chance de décéder à chaque âge, soit 1 décès sur pVm/d vivants.
33Sur ce principe est construite la table suivante :
Chance de mourir à chaque âge13. Un décès sur…

34/11/ Il résulte clairement de ces tableaux que la mortalité générale de France, loin d’avoir doublé en passant du xviiie au xixe siècle, comme on le soutenait pour l’âge de 20 à 30 ans, loin d’avoir seulement augmenté, a diminué sur tous les âges.
35Si, afin de nous borner, nous considérons seulement, pour le xviiie siècle, la table de Duvillard, dont la mortalité est la plus lente et par conséquent la plus favorable à l’opinion de notre adversaire ; si, pour le xixe, nous prenons non les chiffres officiels du recensement de 1851 qui nous seraient les plus favorables, mais la table de MM. Heuschling et Guillard, dont la mortalité est un peu plus rapide, nous trouvons encore que :
36De 10 à 20 ans, il y avait au xviiie siècle une chance de décès sur 106 vivants de cet âge ;
37De 1840 à 1850, il y a seulement une chance sur 124, le recensement dit une sur 132 ;
38De 20 à 30, l’âge funeste, sujet des condoléances des vaccinophobes, il y avait un décès sur 73 vivants, et de 1840 à 1850, un décès sur 74, le recensement dit un sur 80 ;
39De 30 à 40 ans, le xviiie siècle donnait un décès sur 58 ; on compte aujourd’hui un décès sur 79, le recensement dit un sur 89 ;
40Et ainsi de suite pour les âges suivants.
41En présence de ces documents, les plus solides que la statistique ait transmis sur ce sujet, toutes les assertions des détracteurs de la vaccine tombent à néant.
42Les détracteurs ou les ignorants de la statistique qui, pour rendre cette science suspecte, citaient avec plaisir les étranges résultats des adversaires du bienfait jennerien, sont réfutés du même coup.
43/12/ Non, la science n’a point de sophismes14, elle ne saurait être responsable des sophismes que l’on fait en son nom quand on la respecte assez peu pour la pratiquer avant de la connaître.
44On peut en violer les règles, la déconsidérer, mais on ne peut lui faire dire l’erreur. C’est, comme l’a dit M. Roche dans son rapport, c’est par une fausse application de la statistique que l’on a cherché à faire entrer dans la médecine une de ces doctrines qui révoltent ouvertement le sens commun, doctrine en vertu de laquelle on n’a pas craint d’appeler l’immortelle découverte de Jenner un funeste présent, et le zèle avec lequel les médecins la propagent, un empirisme aveugle15.
45Mais on demandera comment on en est venu à se persuader une si monstrueuse erreur. C’est en écoutant trop son imagination, en croyant qu’il suffit de savoir les mathématiques pour être statisticien, et en voulant faire de la statistique sans avoir étudié cette science, ses principes et sa méthode. Au reste, il convient et il suffit d’entendre parler la doctrine pour la juger16.
« De 1800 à 1845 la mortalité a doublé dans la population de 20 à 30 ans. Démonstration : Deparcieux, travaillant sur les résultats de deux tontines établies en 1746, prouve que sur 814 jeunes gens (tontiniers) il y a eu 8 décès entre 20 et 30 ans, soit 1 %. Or, d’après le Moniteur du 21 décembre 1848, la mortalité des troupes est de 2 % par an. Donc la mortalité générale de France a doublé depuis moins d’un demi-siècle. »
46Ainsi, prendre la mortalité des deux petites tontines étudiées /13/ par Deparcieux [Deparcieux, 1746] pour équivalente à la mortalité générale de la population française au xviiie siècle ;
47Pour le xixe, prendre la mortalité de l’armée pour la mortalité du peuple français.
48Et, de pareilles prémisses, tirer sans hésiter une conclusion ! Conclusion qui ébranlerait la statistique, la prophylaxie, l’hygiène et la logique !
49Comment ! vous voulez ignorer qu’il n’y a aucune parité entre la durée de la vie des rentiers et celle des travailleurs ! Des savants comme Montyon, Messance, Duvillard, et avec eux Expilly, Lavoisier, Lagrange, Condorcet, Dupré Saint-Maur, Duséjour17, avaient donc bien du temps à perdre, puisque, connaissant l’œuvre de Deparcieux qu’ils citent, ils n’en faisaient pas moins des recherches si profondes, si persévérantes, si coûteuses, pour parvenir à déterminer les mouvements généraux de la population !
50Pour vous garder d’une telle méprise cependant, les avertissements ne vous ont pas manqué.
51Deparcieux, tout le premier, établit que « les rentiers ne meurent pas si vite que le reste du monde18 ». Il en déduit très judicieusement les raisons à la page 61 de son livre. Auriez-vous pris cet auteur pour base d’une si grande accusation contre le progrès, contre la médecine, sans l’avoir lu ? … Non, vous ne l’avez pas lu : car il vous avertit encore et il démontre que « les grandes villes ne peuvent servir à établir un ordre de mortalité générale approchant du vrai. » Et vous prenez trois paroisses de Paris citées par Buffon19 comme type de la mortalité générale ; et vous citez les décès de 20 à 30 ans dans Paris comme mesure des décès de cet âge dans toute la France ! Vous n’avez pas lu Demonferrand, qui constate l’excessive mortalité des jeunes gens attirés de plus en plus de tous les /14/ départements dans la capitale, et qui établit que « sur 15 jeunes gens qui succombent en France, il en meurt un à Paris, et une jeune femme sur 19 (Journal de l’École polyt., 26e cahier, p. 286 [Demonferrand, 1838]). Vous auriez compris qu’il n’y avait pour vous aucune conclusion à tirer du mouvement de la population de Paris20.
52Vous n’avez pas lu le n° 109 du Moniteur de l’an XI, que vous citez, puisque vous lui prêtez une table de mortalité qu’il n’a pas !
53Vous n’avez pas lu Moheau, qui redresse une erreur de chiffres dans la petite table de Buffon (Dupré St-Maur)21, et qui, comparant les tables partielles de Kersseboom et Deparcieux22, trouve que les rentiers de Hollande sont moins vivaces que ceux de France, et vous avertit, en tout cas, que ces classes de privilégiés ne peuvent nullement servir de paradigme pour la généralité !
54Vous n’avez nulle connaissance des travaux célèbres de MM. Villermé, Benoiston, Malthus, Francis d’Ivernois, Boudin23 !
55Vous avez ouvert l’Annuaire du bureau des longitudes, mais vous n’avez pas voulu y voir que c’est la table de Duvillard que ce bon petit livre donne comme pouvant informer de la mortalité du xviiie siècle ; que, quant à celle de Deparcieux, il la prend pour ce qu’elle est, pour une mortuaire de « têtes choisies » (p. 213 et 214, année 1853) ; qu’en conséquence et vu le ralentissement de la mortalité, que nos populations ont gagné, il la tient comme pouvant représenter à peu près « l’état actuel » (p. 219) de la mortalité en France, actuel en 1853.
56Un partisan de ces fausses opinions fait jactance de quelques /15/ variations qu’il trouve dans les tables de population données par le même Annuaire. À l’entendre, c’est à sa provocation que les auteurs de l’Annuaire ont tacitement cédé24 ; et cependant on trouvait déjà cette modification en 1852 et même en 1848. Il eut été plus digne d’un médecin et d’un ami de la vérité de demander avec modestie les motifs de ces variations, que de s’en targuer avec vanité, et d’outrager les noms d’Arago et de Mathieu, consacrés par l’auréole de la gloire et de la probité scientifique.
57On voit donc que le système des antivaccinateurs dérive d’une lourde méprise. Apparier les privilégiés aux déshérités, les citadins aux paysans, le méphitisme physique et moral des casernes au libre travail des campagnes : voilà leur savoir et leur logique. Il n’y a rien au monde de plus étrange que la manière de raisonner de l’un de ces champions de la variole, si ce n’est, toutefois, sa manière de calculer. Il présente par trois fois à l’Académie des sciences, comme appendice à son Essai de mortalité, un tableau général de la mortalité et de la population en France. Or, voici comment il compose sa colonne des vivants par âges pour 1806 : il prend les vingt premières années dans la table de Duvillard, et le reste dans la table de Deparcieux. D’un coup de sabre, il fend en deux ces pauvres tables, puis il recoud un morceau de l’une à un morceau de l’autre. C’est incroyable, et c’est pourtant vrai, car il le raconte lui-même, habemus confitentem25 ; et les chiffres le diraient assez sans lui. Si donc on a pu dire qu’apparemment les additions de ce calculateur étaient bien faites26, il faut entendre bien faites à la façon d’un marchand qui ajouterait des mètres à des aunes, ou des centimes à des sous.
58/16/ Enfin ces critiques, avec leurs moyens ordinaires, ont habillé de leur statistique deux départements de la France. Nous les suivrons dans la discussion des faits spéciaux qu’ils choisissent. Nous prévenons d’avance que nous ne les trouverons ni plus exacts, ni plus logiques ; et que, s’il est vrai que de la calomnie il reste toujours quelque chose, il ne dépendra ni de nous, ni du sujet, que les calomniateurs de la vaccine ne soient moins heureux, au moins dans l’esprit du lecteur.
II.
59Après avoir établi que la mortalité des âges au-dessus de 20 ans n’a été ni doublée ni seulement accélérée, mais bien au contraire ralentie en France depuis le milieu du xviiie siècle ; après avoir montré que ce n’est pas sur la statistique, mais sur un vain fantôme de cette science, que nos variolophiles se sont appuyés pour faire peur aux gens des dangers de la vaccination et de la formidable dégradation qui, selon eux, menace l’humanité ; il convient d’examiner spécialement les effets de la vaccine sur la vitalité des âges adultes. La France nous offre encore, pour cela, de sûrs éléments d’étude, puisque le procédé de Jenner est accueilli très diversement dans les divers départements (les rapports annuels de l’Académie de médecine le constatent). En sériant les départements suivant le nombre de leurs vaccinés, puis en mettant en regard leurs chances de mortalité aux différents âges, on arriverait à des déductions légitimes. Telle serait la méthode la plus capable de se sauvegarder de conclusions hasardées ; mais telle n’a pas été celle des pseudo-statisticiens que nous réfutons : le désir /17/ de les suivre de plus près nous force, tout en protestant, à entrer sur leur terrain. Or, au lieu de prendre la série entière des départements, ils se contentent d’en examiner deux : la Côte-d’Or, où l’on vaccine le plus, l’Aveyron où l’on vaccine le moins ; et, pour démontrer que la population adulte du premier est, par le méfait de la vaccine, dans un état déplorable comparativement au second, ils écrivent à l’Académie des sciences (Comptes rendus, 10 septembre 1849) :
- que la population de tout âge s’est accrue, en 15 ans, deux fois plus dans l’Aveyron que dans la Côte-d’Or ;
- que les naissances légitimes sont 45 fois plus nombreuses dans l’Aveyron, – les illégitimes 67 fois plus nombreuses dans la Côte-d’Or ;
- que la Côte-d’Or a trois fois plus de mort-nés ;
- que la mortalité générale est moindre dans l’Aveyron ;
- que les seconds mariages sont beaucoup plus fréquents dans la Côte-d’Or ;
60Pour taxer ces assertions à leur juste prix, nous allons donner les chiffres officiels qui constatent le mouvement des deux départements depuis le commencement du siècle. /18/
[Mouvements de la population en Aveyron et en Côte-d’Or27]

61/19/ La population s’est accrue pour l’un et l’autre département dans des proportions à très peu près égales ; 17 % dans le premier et 16 % dans le second. Le chiffre absolu diffère aussi peu : l’Aveyron s’est chargé de 55 742 âmes, la Côte-d’Or de 54 420 ; cependant l’augmentation a été un peu plus forte dans l’Aveyron, et cela pour deux motifs incontestés, par deux lois qui régissent partout les mouvements de population. La première est que deux groupes de P s’accroissent en raison inverse de leur densité : l’Aveyron, étant un peu moins peuplé que la Côte-d’Or avec une surface aussi considérable, doit accroître plus vite sa population. La seconde loi, c’est que P se multiplie partout où l’industrie se développe. Or, on sait les grands établissements industriels qu’un homme d’État éclairé a fondés de nos jours dans l’Aveyron28 ; aussi le recensement y constate 5 920 ouvriers de la grande industrie, quand il n’en trouve que 3 783 dans la Côte-d’Or.
62D’ailleurs, tout le monde sait, aujourd’hui, que la vaccine n’a aucune influence directe sur l’accroissement de la population : tous les auteurs en conviennent depuis Malthus jusqu’à M. Mathieu, et l’illustre docteur Villermé a mis cette vérité dans un nouveau jour (Ann. d’hyg., t. IX, p. 56 [Villermé, 1833]). Il n’y a qu’un moyen par lequel P s’accroisse, c’est l’augmentation de la production. La vaccine a un tout autre effet sur les populations assez intelligentes pour en accepter le bienfait : c’est de diminuer la mortalité, c’est d’augmenter la vie moyenne. Mais cette augmentation ne peut accroître le nombre des vivants, si les subsistances restent stationnaires. Alors les naissances diminuent nécessairement. Tel est l’admirable mécanisme qui relie tous les mouvements de la population dans une intime solidarité.
63La Côte-d’Or (le département le plus vaccinateur) avait, au commencement du siècle, la vie moyenne au-dessous de 32 ans ; elle l’accroît graduellement à mesure qu’elle accroît son instruction et son bien-être ; et en moins d’un demi-siècle elle a gagné neuf ans. Les N ont diminué en même temps et dans une même proportion ; c’est la loi mathématique formulée par Fourier (P = NVm) : ce mouvement est le signe le plus certain des progrès d’une population. Un autre signe non moins favorable, c’est que, en même temps que N, les décès ont diminué : de 10 614 ils descendent à 8 637, ou de 1 sur 32 vivants à 1 sur 46.
64L’Aveyron, qui par apathie suit les errements de nos vaccinophobes, et qu’ils citent avec orgueil comme un modèle à suivre, offre-t-il un tableau aussi consolant ? Hélas, il s’en faut bien ! c’est l’ombre à côté de la lumière. La durée de la vie, au lieu de s’allonger, paraît se raccourcir : de 38 ans elle descend à 34, c’est constaté aussi bien par les Mortuaires malgré leur imperfection, que par le rapport P/N. Les décès s’élèvent de 7 013 à 8 526, ou de 1 sur 46 vivants à 1 sur 44 ; et, comme conséquence nécessaire, N croît avec D : de 8 457, N s’élève à 11 518, ou de 1 sur 36 vivants à 1 sur 33.
65Le rapport de mortalité, qui au commencement du siècle était meilleur dans l’Aveyron, y est aujourd’hui moins bon que dans la Côte-d’Or. Nous ne savons sur quel document notre contradicteur appuie l’assertion contraire : la nôtre n’est que l’exacte traduction des chiffres officiels que chacun peut lire et vérifier.
66N’a-t-il pas bien sujet de féliciter ces heureux Aveyronnais de leur obstination à repousser la vaccine, comme ils repoussent l’instruction et les autres bienfaits de la civilisation ? En effet, quand on met les 86 départements en rang d’ordre, par rapport à l’instruction élémentaire, la Côte-d’Or a le n° 12, /21/ l’Aveyron le n° 48 ; et dans l’ordre de vitalité (synonyme de vigueur et bien-être) la Côte-d’Or a le n° 16, l’Aveyron 57 (Démographie comparée, ch. ix et xi [Guillard, 1855]).
67Nous ne nous occuperons pas des naissances illégitimes. Si les Bourguignons paraissent plus enclins au libertinage que les gens du Rouergue, M. Carnot sera le seul à en accuser la vaccine. Quant à l’ardeur qu’il leur attribue aussi à convoler en secondes noces, nous n’avons pas de pièces pour vérifier le fait, qui ne paraît guère moins étranger à la question.
68Mais il faut discuter l’assertion sur les mort-nés que l’accusateur appelle aussi en témoignage contre Jenner. Nous pouvons assurer avec une très grande probabilité qu’il n’y a pas moins de mort-nés en Rouergue qu’en Bourgogne ; et que, si l’Aveyron en enregistre moins, c’est par une violation flagrante de la loi française qui défend à toute personne d’inhumer un corps sans la permission de l’autorité.
69Que l’on fasse une enquête, judiciaire ou administrative, et les faits coupables que nous dénonçons seront mis hors de doute29. Cette enquête, nous avons été à même de la faire en nom privé dans quelques départements ; et nous nous sommes convaincu, soit par les aveux des secrétaires de mairie, soit par la collation des registres publics, que certains hommes, qui prêchent l’obéissance aux lois, pêchent souvent contre elles par ignorance ou par négligence. Nous avons trouvé des cantons entiers qui n’enregistrent pas un seul mort-né dans une année. C’est particulièrement dans les pays de montagnes, dans les lieux éloignés de la grande circulation, du mouvement des affaires, et des idées civiles, – dans les régions où on s’accoutume /22/ difficilement à remplacer la vieille paroisse par la jeune commune, et où une foule de braves gens s’imaginent qu’un mort-né ou un non-baptisé n’a que faire de l’inscription civile et peut être enterré dans le premier champ venu, comme au bon temps jadis. Là aussi on se refuse à troquer la variole contre la vaccine. Il est donc vrai que souvent, parmi les départements les plus rebelles à Jenner, se trouvent des déclarations fort incomplètes de mort-nés (Ardèche, Aveyron, Indre, Puy-de-Dôme, Haute-Loire, Corse, Cantal, Dordogne), et que l’on en trouve des chiffres élevés parmi les plus vaccinateurs (Haut et Bas-Rhin, Aisne, Côte-d’Or, Doubs). Mais pour démontrer que ceux qui résistent à la fois à la vaccine et à l’état civil n’ont d’autre lien logique qu’une même chaîne d’ignorance et de superstition, et que les effets de ces résistances se rencontrent sans dériver d’une même cause physiologique ou pathologique, nous trouvons aussi des départements qui ne vaccinent pas et qui déclarent leurs mort-nés en grand nombre (Basses-Alpes, Var, Ille-et-Vilaine, Loire) et d’autres qui vaccinent beaucoup et déclarent fort peu de mort-nés (Corrèze, Calvados, Charente, Gers, Cher, Haute-Vienne, Seine-et-Marne, Mayenne). La Corrèze est au premier rang pour la vaccine et au dernier pour l’enregistrement (Démographie [Guillard, 1855], p. 293).
70C’est donc sans raison que l’on veut faire de la différence des mort-nés un chef de prévention contre la vaccine.
71Après avoir vu le contraste des mouvements généraux de la population dans les deux départements mis en parallèle, on devinera sans peine lequel des deux doit avoir la population la plus forte et la mieux dosée. C’est ce que met en évidence l’extrait suivant du recensement de 1851. /23/
Répartition de la population par âges sur 1 000 habitants (Recensement de 1851, Statist. de la France, Pop., t. II)

72De 0 à 20 ans, la Côte-d’Or ne compte que 342 vivants sur 1 000, l’Aveyron 383. Ainsi cette partie de la population, qui est à la charge des familles et de la société, celle qui ne rend encore, pour tout ce qu’elle coûte, que des affections et des espérances, est en plus forte proportion dans l’Aveyron. Chose étrange et pourtant avérée ! la société, qui conserve le mieux ses enfants, est aussi celle qui en a le moins, parce qu’elle a le plus d’adultes ; c’est une loi sans exception, et qu’on retrouve toutes les fois qu’on compare les mouvements de P de deux localités un peu différentes.
73Mais les rôles sont changés aux âges suivants : à toutes les périodes depuis 20 ans, la Côte-d’Or a plus d’adultes que l’Aveyron. Ainsi, de 20 à 30, la Côte-d’Or a 158,2 vivants sur 1 000, l’Aveyron, 152,6 ; de 30 à 40, la Côte-d’Or 140, l’Aveyron 136 ; de 40 à 60, 237 contre 223, etc.
74Il ne paraît donc pas que la population adulte de la Bourgogne soit bien ravagée par cette soi-disant variole interne, /24/ qui aurait subrepticement et à l’aide du vaccin remplacé la variole naturelle.
75Les âges de vigueur et de production sont mieux garnis et en plus forte proportion dans la population éclairée qui accueille avec empressement les résultats de la science, que dans l’apathique contrée dont les préjugés gardent aveuglément les meurtrières routines du passé : voilà le fait irrécusable.
76Il n’y aurait nulle contradiction, d’ailleurs, à ce que les décès de 20 à 30 ans et même de 10 à 20, fussent un peu plus nombreux dans le premier département que dans le second. Cela prouverait seulement que le vaccin, qui a le privilège incontesté de garantir de la variole l’enfance et l’adolescence, n’affranchit ni ces âges ni les âges suivants des autres maladies auxquelles ils doivent tribut ; qu’elle augmente même le nombre des tributaires, conservant à la fois les faibles et les forts. On conçoit, en effet, que la variole, quand on lui laisse le champ libre, détruit dès l’enfance les organisations débiles, et ainsi laisse moins de prise aux affections morbides qui viennent glaner après elle. Mais ceux qui, par ce motif, conseilleraient d’abandonner la vaccine, rappelleraient ces barbares laconiens qui tuaient leurs enfants nouveau-nés, quand ils ne les trouvaient pas bien constitués.
77Rappelons encore, en terminant, que si dans cette question nous nous sommes contenté de l’examen de deux départements, c’était pour suivre de plus près l’adversaire sur le terrain où il se réfugie et pour faire voir que là même ses assertions sont erronées. Mais ne finissons pas sans répudier l’illogisme de sa façon de procéder. Le calcul des probabilités avait dû lui apprendre qu’une coïncidence de deux événements recherchés est chose très possible, et que cette coïncidence n’autorise /25/ nullement à conclure de cause à effet. Il pouvait donc avoir la chance qu’il y eût vraiment dans l’Aveyron moins de vaccinations et moins de mortalité que dans la Côte-d’Or, sans qu’il y eût relation nécessaire entre ces deux faits. Il faudrait, dans des recherches de cette nature (si l’on voulait suivre la méthode scientifique et non la lueur fallacieuse de l’imagination), il faudrait ordonner les départements, par exemple, une fois selon leurs chiffres de vaccination, puis à nouveau selon leurs chiffres de mortalité ; alors on aurait des coïncidences assez nombreuses pour être dégagées des accidents particuliers, et on serait fondé à affirmer certaines probabilités.
78Quand nos adversaires auront fait ce travail, on peut prévoir qu’ils seront bien loin de leurs conclusions actuelles qui ne sont que des idées préconçues ; ou, s’ils y persistent, ce sera au moins en connaissance de cause.
79Enfin il est encore un autre point sur lequel il nous paraît utile de prémunir les lecteurs30.
80En effet, le promoteur de tous ces débats, sautant à pieds joints par-dessus les règles constatées qui régissent les mouvements de population, méconnaît absolument la signification de l’accroissement régulier des naissances. Il prend cet accroissement pour le signe constant de la prospérité ; il paraît ignorer que l’augmentation des naissances tient à des causes multiples, parmi lesquelles l’augmentation de bien-être n’entre jamais que comme cause passagère. La grosse erreur dont il se rend coupable, permise au temps de J.-J. Rousseau, ne l’est plus aujourd’hui.
« Le publiciste du xviiie siècle procédait d’après une méthode /26/ fréquente chez les philosophes, je veux dire que supposant vraie une inspiration de l’esprit, une vue incomplète du phénomène, il croyait découvrir la vraie mesure de la prospérité humaine dans la rapidité de l’accroissement d’un peuple, et s’écriait sans daigner vérifier son hypothèse : “Calculateurs, c’est maintenant votre affaire, comptez, mesurez, comparez. ” Et voilà que les statisticiens comptent, comparent, et trouvent que la multiplication des naissances, et même leur excès sur les décès, se trouve en rapport avec une vie courte et misérable ; que les heureux se marient tard, multiplient peu, et vivent longtemps (Rickman31, [d’]Ivernois, Villermé32, etc.) ; que plus il meurt d’enfants, et par suite plus il en naît. La remarque avait déjà été faite, puisque les Romains nommaient proletarius, ou faiseur d’enfants, le menu peuple. Ainsi33, dans le

On pourrait allonger ce tableau autant qu’on le voudrait34. »
81Ne venez donc plus dire : tel pays est prospère, car les naissances augmentent. Vous ne prouvez qu’une chose en parlant ainsi, c’est une bien coupable ignorance des travaux modernes. Oui, nous sommes obligé de souligner notre accusation ; car qui croirait que des critiques, assez hardis pour jeter /27/ le trouble dans les familles en s’inscrivant en faux contre les travaux et l’expérience de deux générations d’hommes, ignorent complètement ces travaux ! C’est cependant ce qui ressort à chaque ligne de leurs déclamations, comme nous l’avons déjà amplement démontré. Ils ignorent les travaux, ils ignorent la méthode ; et, après avoir travesti le passé, les voilà qui, comme Nostradamus, prédisent l’avenir35 : « Pendant au moins treize ans, les naissances vont diminuer et les décès augmenter ; toute la puissance humaine ne changera rien à ce décret éternel… », et ce, comme conséquence d’avoir voulu, d’avoir cru pouvoir soulager nos misères par la vaccine. « Car, s’écrient-ils, la créature peut dégrader, détruire même les œuvres du Créateur, mais les perfectionner, jamais !!! ».
82Perfectionner la race humaine, améliorer son état, cette idée excite toute leur indignation : c’est « un rêve absurde encore plus qu’impie qui fut celui de Prométhée… ».
83Ces nouveaux Jérémie ne s’informent point si les plaies dont ils nous menacent, de par « les lois mécaniques invariables » qu’ils inventent, sont conformes aux lois les plus authentiques des mouvements de population ; ils ne s’informent point, avant de formuler leurs propositions, si jamais, pendant une série continue d’années, chez un peuple civilisé, les décès ont pu augmenter et en même temps les naissances diminuer, et si ce double mouvement n’est pas incompatible. De si puériles préoccupations ne sont pas dignes d’hommes qui dictèrent les décrets de l’Éternel, et qui, en plein xixe siècle, déclarent abominable et absurde l’effort constant de l’homme vers le progrès physique et moral.
84Nous nous excusons auprès de nos lecteurs d’avoir combattu sérieusement de telles doctrines : nous les aurions laissées s’éteindre dans leur ridicule, si nous ne savions que le public, trop occupé pour prendre le temps de les juger, se laisse facilement séduire par l’étrangeté des assertions et entraîner par l’assurance et l’opiniâtreté avec laquelle on les répète.
85C’est pourquoi nous prenons l’engagement de ne cesser notre feu contre les nouveaux barbares, que lorsque leurs batteries cesseront de tonner contre les bienfaits de la civilisation.
86Dr BERTILLON, médecin de l'hospice de Montmorency
Notes de bas de page
1 « Conclusions statistiques contre les détracteurs de la vaccine, et réponse à une demande de M. le professeur Malgaigne », par le Dr Bertillon, médecin de l’hospice de Montmorency, L’Union médicale, 102 (28 août 1855) et 108 (11 septembre) (1855c). Ce texte paraît aussi, la même année, en tiré à part dans les « Publications de L’Union médicale ». La pagination indiquée ici est celle du tiré à part.
2 Darmon, 1986, p. 287, 298, 310, 336, 340.
3 Carnot, 1849 ; Carnot, 1851 ; Bayard, 1851 ; Ancelon, 1857. Hector Carnot (1797-1862) est le fils du député et général Claude Marie Carnot (dit Carnot-Feulins) et le neveu de Lazare Carnot. Étienne-Auguste Ancelon (1806-1886) est l’auteur de divers travaux d’hygiène publique et d’épidémiologie. Pierre Darmon montre comment le docteur Bayard, d’abord fervent partisan de la vaccine, s’était converti en opposant après avoir procédé, dans des conditions hasardeuses, à de meurtrières vaccinations (Darmon, 1986, p. 343s). L’ouvrage de Pierre Darmon n’est pas exempt d’erreurs : il faut savoir reconnaître Bertillon derrière le « docteur Bertin » qui « met en pièce les statistiques de Carnot » (ibid., p. 349).
4 Les controverses se prolongeront au moins jusqu’en 1868 : voir, sous le titre « Polémique de statisticiens », une correspondance de Bertillon dans La France médicale, 21 novembre 1868, p. 690-691.
5 La Réforme médicale, 24 mars 1867 (1867b).
6 Affiche du 7 octobre 1870 signée du maire du 5e arrondissement. J.-B. Bocquet, relayant les propositions du Comité d’hygiène présidé par le Dr A. Bertillon (Paris-Musées, Musée Carnavalet, Histoire de Paris, affiche 972 660). Trois jours plus tard, L.-A. Bertillon était nommé maire du 5e arrondissement. La revaccination en chaîne, aux frais de la mairie, de bras à bras ou à partir des prélèvements effectués sur les boutons de personnes vaccinées une huitaine de jours auparavant, répondait à une pénurie de vaccine de source animale, mais pouvait entraîner la transmission d’autres maladies infectieuses, la syphilis notamment.
7 [Dupin, 1828a ; Dupin, 1828b. Sur Dupin, voir Cristen et Vatin, 2009, avec notamment le chapitre « Charles Dupin, statisticien » (Falguerolles, 2009).]
8 [Xavier Heuschling (1802-1883) a dirigé le bureau de statistique du ministère de l’Intérieur de Belgique et assuré le secrétariat de la Commission centrale de statistique. Auteur d’un Manuel de statistique ethnographique universelle où l’acception du terme de statistique est encore celle d’une description des ressources des États (Heuschling, 1847), il a aussi apporté une contribution très étendue à la production des statistiques par âge dont la démographie moderne émergente avait besoin.]
9 [Guillard, 1854a, p. 444-445 ; la table établie par Xavier Heuschling et publiée par Achille Guillard est une table abrégée par âge quinquennal.]
10 [Moheau, 1778 (1994) ; Messance,1766 ; Duvillard, 1806. Bertillon cautionne ici les revendications de Montyon sur la paternité des Recherches et considérations. En 1882, son point de vue aura évolué :
« Cet ouvrage, sans doute publié avec l’assistance, et peut-être la collaboration de Montyon, a été, sans preuve, et malgré toute vraisemblance, attribué exclusivement au riche philanthrope, dont Moheau était, dit-on, le secrétaire […]. L’ouvrage de Moheau pourrait s’appeler aussi bien « Recherches sur la démographie de la France », mais la science de la population qui venait de naître n’était pas encore nommée » (1882c, p. 651.)
Ayant soumis le texte des Recherches et considérations à une analyse lexicométrique approfondie, Éric Brian, après avoir distingué un « laborieux mémoire » qui serait dû principalement à Moheau et des recommandations de politique économique présentes surtout dans le livre ii, relevant de Montyon, propose la conclusion suivante : « Peut-être devrait-on dire les “recherches” menées par J.-B. Moheau et les “considérations” synthétisées par Montyon » (Brian, 1994, p. 393)]
11 [Deparcieux, 1746 ; Buffon, 1749 ; sur Dupré de Saint-Maur et Buffon, voir Martin, 1999, p. 163-181.]
12 [En fait, p. 222 ; cf. Moheau, 1778 (1994), p. 173]
13 [Lecture du tableau : entre 30 et 40 ans, on constate 1 décès pour 44 vivants (Montyon), 1 décès pour 58 vivants (Messance, Duvillard), 1 décès pour 79 vivants (Guillard), et 1 décès pour 89 vivants selon le recensement de 1851.]
14 L'Union médicale, 15 septembre 1848 [Dr Hénard, « Du développement simultané de la variole et de la vaccine », p. 436-437 ; on ne trouve pas le mot « sophisme » dans ce texte.]
15 L'Union médicale, 5 janvier 1853.
16 L'Union médicale, 25 mars 1851 [A. Bayard, « De la gastro-entérite varioleuse, avant et après la découverte de la vaccine », p. 1 ; cet article est précédé d’une mise en garde du rédacteur en chef A. Dechambre : « Jusqu’ici, que nous sachions, un seul médecin s’est déclaré convaincu par les chiffres de M. H. Carnot. Ce médecin nous prie d’ouvrir nos colonnes à l’exposition de ses idées. Nous n’avons pas cru devoir lui refuser la publicité de notre journal. Il faut connaître ce que l’on peut avoir à combattre. » UM, 5(35), p. 1.]
17 [Duvillard, 1813 (2010) ; Moheau (Montyon), 1778 (1994) ; Messance, 1788 ; Expilly, 1780 ; Lavoisier, 1784 (1988) ; Lagrange, 1796 ; Dupré de Saint-Maur, 1777 ; Condorcet, du Séjour et Laplace, 1786.]
18 [« Je vais rapporter plusieurs raisons qui feront voir que les Rentiers ne doivent pas mourir si vite que le reste du monde. » (Deparcieux, 1746, p. 61).]
19 [Dupré de Saint-Maur, 1777 ; voir Dupâquier J. et Dupâquier M., 1985, p. 232.]
20 Gazette médicale, 1852, p. 611.
21 [Moheau, 1778 (1994, p. 157), ; Vilquin et al. indiquent qu’ « au lieu de corriger une erreur de Buffon, comme il le prétend dans sa note, Moheau refait les calculs en y intégrant sans vérification quelques chiffres qui s’avèrent être des coquilles dans l’édition de 1769 de l’Histoire naturelle. » ; Moheau, 1778 (1994, p. 144).]
22 [Kersseboom, 1742 ; Deparcieux, 1746.]
23 [Villermé, 1830 ; Benoiston, 1830 ; Malthus, 1798 ; d’Ivernois, 1833 ; Boudin, 1848. Sur Villermé, voir Coleman, 1982.]
24 UM, 16 septembre 1853.
25 [Habemus confitentem reum, nous avons un accusé qui avoue (Cicéron).]
26 Rapport à l’Académie de médecine, 13 septembre 1853 [Bull. de l’Acad. de médecine, vol. 1852, p. 1164-1174.]
27 [Ce tableau comporte de petites anomalies. Sauf erreur de transcription des effectifs de la population ou des naissances, la vie moyenne dans l’Aveyron en 1841-1845 devrait être de 33,17 et non 33,75 années. Les accroissements calculés sur dix ans, de 1831-1835 à 1841-1845, sont corrects mais on ne comprend pas comment sont obtenus ceux sur trente ans.]
28 [Le duc Élie Decazes, président du Conseil des ministres en 1819, a créé les Houillères et Fonderies de l’Aveyron dans la localité qui allait prendre, en son honneur, le nom de Decazeville.]
29 Le chef du bureau de la statistique de France confesse, en 1844, que le chiffre déclaré des mort-nés est indubitablement au-dessous du vrai ; mais cet aveu nous revient de Londres (Registrar gen., 1844, p. 467.)
30 Voyez surtout, au sujet des règles et des lois de la statistique humaine, la Démographie comparée du docteur Ach. Guillard, récemment publiée chez Guillaumin [Guillard, 1855].
31 [Le statisticien John Rickman (1771-1840) a organisé les quatre premiers recensements de population britanniques (1801, 1811, 1821, 1831).]
32 [d’Ivernois, 1833 ; Villermé, 1830.]
33 Quetelet, 1835.
34 Thèse inaugurale du docteur Bertillon, 1852, page 6 [1852a].
35 Journal des connaissances médicales, numéros 10 et 52, 1855.
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