Introduction générale
Louis-Adolphe Bertillon. Médecin, démographe, républicain engagé
p. 15-82
Texte intégral
Quare mors immatura vagatur1
Lucrèce, cité par L.-A. Bertillon.
I. Un démographe majeur du xixe siècle
1Dans leur Histoire de la démographie, Jacques et Michel Dupâquier rangent Louis-Adolphe Bertillon parmi « les grands démographes du xixe siècle », aux côtés d’Adolphe Quetelet, William Farr, Joseph Körösi, Nicolas Kiaer, Richard Böckh, Wilhelm Lexis, Luigi Bodio et Jacques Bertillon, le fils aîné de Louis-Adolphe. Mais pour eux, le nom de Bertillon n’est associé à aucune innovation particulière : « attachés à ne retenir dans l’histoire que le nom des inventeurs, nous avons presque tout oublié de la famille Bertillon ! » (Dupâquier et Dupâquier, 1985, p. 394, p. 401).
2Les propos des Dupâquier soulèvent deux questions. D’abord, comprend-on réellement Bertillon si on le catégorise d’emblée comme « démographe » ? Il faut ici se méfier de l’« illusion biographique » rétrospective (Bourdieu, 1986) : on retient dans l’œuvre d’une personne connue comme démographe ce qui relève le plus visiblement, c’est-à-dire de par les supports de publication, du domaine de cette discipline ; connaissant la suite de l’histoire, on ignore les autres interventions. Or Bertillon commence par publier la plupart de ses travaux de démographie dans des revues médicales ou dans divers organes de presse, et cette genèse mérite d’être retracée. Une discipline nouvelle ne surgit pas du néant, elle émerge dans des conditions historiquement situées, en vue de la résolution de problèmes qu’il est utile d’identifier, en évitant dans la mesure du possible de les décrire en des termes anachroniques (Dewey, 1938).
3La seconde question renvoie à un paradoxe : quels sont donc les mérites de Louis-Adolphe Bertillon qui fassent de lui « un grand démographe », bien qu’aucune invention théorique ou méthodologique marquante ne soit portée à son crédit ? Nous verrons qu’ils sont de trois ordres. Il a joué un rôle décisif dans la diffusion du nom de « démographie », lancé par son beau-père Achille Guillard. Il a développé un faisceau cohérent de travaux novateurs sur la mortalité différentielle qui, bien plus que ceux de Guillard, ont donné de la chair à la nouvelle discipline, et dont une originalité est d’avoir fait largement appel à la représentation graphique des phénomènes étudiés. Enfin, il a animé de multiples réseaux de coordination et d’organisation statistique au travers desquels se sont affirmés les traits institutionnels spécifiques de la démographie, alors en cours de structuration à l’interface du monde savant et des administrations publiques en charge de l’état civil et des recensements de population. C’est avant tout grâce à lui que la France est devenue, dans les années 1870-1880, l’épicentre de la démographie naissante : les Annales de démographie internationale, la première revue de démographie au monde, étaient domiciliées à Paris, et il en était le principal contributeur.
1. « Démographie », la diffusion d’un mot et d’un programme de travail collectif
4Se doter d’un nom est une étape cruciale dans l’émergence d’une discipline2. Or au milieu du xixe siècle, plusieurs appellations sont en concurrence pour désigner l’étude quantitative des populations humaines. Achille Guillard a forgé le mot « démographie » dans un article assez confidentiel de 18543, et a publié, l’année suivante, les Éléments de statistique humaine, ou démographie comparée (Guillard, 1855 ; Rohrbasser et Véron, 2013)4 : on voit que « démographie » est alors peu distinct du terme de « statistique », dont l’usage s’était répandu au tournant des xviiie et xixe siècles (Héran, 2015, p. 536). Les régularités statistiques en matière de criminalité et de taux de suicide avaient été repérées en 1833 par André-Michel Guerry, qui avait situé leur étude dans le cadre de la statistique morale, expression bientôt reprise par Adolphe Quetelet. Ce dernier avait préféré appeler physique sociale sa tentative plus vaste de fonder sur la statistique l’étude des phénomènes sociaux (Guerry, 1833 ; Quetelet, 1835 ;1848)5. Organisateur des premiers congrès internationaux de statistique, il exerçait sur les cercles de spécialistes une autorité telle que l’appellation de « physique sociale » tendait à l’emporter sur les expressions en partie concurrentes de sociologie, d’origine comtienne, de science sociale, d’origine leplaysienne6, puis de démographie. Achille Guillard s’était efforcé d’enrôler Quetelet sous la bannière de la démographie en le qualifiant de « prince des démographes vivants », sans succès puisqu’à notre connaissance, aucune publication de Quetelet ne comporte ni le mot « démographie » ni l’un de ses dérivés, sauf dans une citation du livre de Guillard (Guillard, 1855, p. 79 ; Quetelet, 1869, t. I, p. 443n).
5Louis-Adolphe Bertillon s’est vite affirmé, aux côtés de son beau-père, comme le plus zélé propagandiste de l’appellation « démographie » ; mais ce n’est qu’après la disparition de Quetelet qu’il rend ses critiques explicites à l’égard de la formule de « physique sociale » :
« D’aucuns voulaient que nous y adaptions [à la démographie] la dénomination que Quetelet avait donnée à son livre, d’ailleurs justement célèbre : « physique sociale », mais, en outre que la dénomination de Quetelet ne paraît ni très claire ni très heureuse, la conception du savant belge diffère beaucoup de la nôtre » (1877e, p. 5237).
6On voit donc que le débat n’était pas purement lexical, mais indissociable du contenu de la discipline. La divergence entre les deux hommes portait avant tout sur la question de « l’homme moyen », étroitement associée à la « physique sociale »8.
« Quetelet, en appliquant la statistique à l’étude de l’homme, a toujours été guidé par une vue a priori : celle de démontrer l’unité de l’humanité ; son livre est un traité de l’homme moyen, qu’il regardait comme l’homme idéal. Notre but est beaucoup moins théorique : il consiste avant tout à faire l’histoire naturelle des groupes sociaux comme l’anthropologiste proprement dit fait celle des hommes de chaque type ; notre objet est donc bien l’étude des peuples, et c’est pourquoi l’expression de Démographie ou, comme disent plutôt les Allemands, de Démologie9, exprime parfaitement l’objet de cette science » (id., ibid.).
7À l’étude de « l’homme moyen », Bertillon entendait donc substituer la « démographie, ou étude statistique des peuples » (1877c, p. 311)10, qui impliquait pour lui l’identification et la description de plusieurs « types d’hommes ». À quoi renvoient ces « types » ? Bertillon comptait parmi les membres fondateurs de la Société d’anthropologie de Paris, créée en 1859, qui se donnait pour but « l’étude scientifique des races humaines » (article 1 des statuts). Qu’il s’agisse de « peuples », de « types » ou de « races », le pluriel est important. Selon Libby Schweber, « les anthropologues de l’époque étaient divisés entre ceux qui croyaient que l’espèce humaine s’était développée à partir d’une race unique et ceux qui postulaient une multiplicité d’origines. Broca et Bertillon étaient polygénistes » (Schweber, 2006, p. 62). Quetelet était bien monogéniste, mais la position de Bertillon était un peu moins tranchée que ne le dit Libby Schweber : il entendait ne pas choisir parmi les « insolubles hypothèses d’origine »11, tout en affirmant la pluralité des races humaines de son temps. Tourné vers le travail empirique plus que vers la théorie, il ne s’est guère exprimé sur sa conception des « races », sauf dans une notice collective sur l’anthropologie de la France (1861h) dont nous verrons qu’il l’a, sinon reniée, du moins ignorée dans les présentations de ses propres travaux qu’il a pu faire à l’occasion de diverses candidatures. Par ailleurs, il employait aussi le mot « race », très polysémique, comme simple équivalent de la population d’une région ou d’un pays. Au total, comme pour beaucoup de ses contemporains, la race était pour lui un principe de vision du monde à la fois structurant et bien peu explicite.
8Le terme de « démographie » était en concurrence avec différents néologismes proposés par d’autres savants européens. Le statisticien prussien, Ernst Engel, distinguait une démographie descriptive et une démologie aux ambitions plus générales, selon un principe qui prévaudra par exemple avec le couple ethnographie-ethnologie12. Le Suisse Christophe Bernoulli avait proposé de dénommer Populationistik la science des populations (Bernoulli, 1841), mais l’expression fut considérée comme barbare par Engel et par Guillard13. Le terme forgé par Achille Guillard l’a emporté pour des raisons qui tiennent à la fois au statut encore dominant de la langue française dans les sphères intellectuelles européennes de l’époque, et au rôle décisif que Louis-Adolphe Bertillon a joué dans sa diffusion (voir encadré 1).
Encadré 1. La percée du mot « démographie »
L’application du programme Ngram Viewer au corpus des ouvrages numérisés par Google Books permet de quantifier l’usage du mot « démographie » et de ses dérivés, et d’identifier les publications correspondantes (figure 1). Nous nous inspirons ici de l’article de François Héran « Les mots de la démographie des origines à nos jours : une exploration numérique », en détaillant la période 1850-1920 (Héran, 2015)14.
Sur la figure 1, les courbes lissées permettent de repérer les tendances de long terme, tandis que les courbes brutes présentent des pics correspondant aux années de parution des ouvrages qui ont joué un rôle marquant dans la diffusion du nouveau vocabulaire.
La diffusion du mot « démographie » et de ses dérivés passe par une phase de décollage, de 1855 jusqu’au début des années 1880, puis par un long plateau au cours duquel la forme adjectivée l’emporte progressivement sur la forme nominale15. Introduit aussi par Guillard, le mot « démographe » n’émerge à un niveau significatif que dans les années 1950, témoignant de l’entrée de la discipline dans une phase nouvelle de professionnalisation.
Le premier pic, visible sur la figure 1, correspond bien sûr à la parution en 1855 des Éléments de statistique humaine ou démographie comparée. Celui de 1868 est dû aux comptes rendus du Congrès international de statistique tenu à Florence en 1867. La succession de pics des années 1877 à 1883 renvoie à la série des Annales de démographie internationale ; la présence de cette revue et celle du Bulletin de la société d’anthropologie de Paris, attestée à un niveau de fréquence inférieur, semblent être des anomalies puisque les périodiques sont en principe exclus du corpus de Google Books ; mais certains des articles numérisés sont des tirés à part qui ont été traités comme des ouvrages, et il semble que certains des volumes annuels des ADI aient aussi été considérés comme des livres. La plupart des autres publications des années 1865-1885 sont des notices du Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, dues principalement à Achille Guillard, Louis-Adolphe Bertillon et Jacques Bertillon. Un ouvrage important de Louis-Adolphe Bertillon, La démographie figurée de la France (1874a), ne figure pas parmi les livres numérisés par Google Books en 2019. On relève de rares occurrences de « démographie » antérieures à 1854, dues à des erreurs de datation de certains ouvrages. Le corpus ainsi moissonné présente donc de nombreuses imperfections, mais il constitue une précieuse ressource lorsqu’il s’agit de repérer de grandes tendances. Une indication se dégage : les publications dans lesquelles le mot « démographie » et ses dérivés apparaissent de 1855 à 1883 sont majoritairement dues à Achille Guillard, Louis-Adolphe Bertillon et Jacques Bertillon16. La « démographie » au sens littéral du terme connaît en France une phase d’émergence qui est avant tout l’ère des Bertillon, Guillard inclus17.
Cette innovation lexicale percole au-delà de l’hexagone : au cours de la seconde moitié du siècle, les équivalents de « démographie » et de ses dérivés dans des langues telles que l’anglais, l’italien, l’espagnol et l’allemand connaissent une diffusion plus tardive, à des niveaux de fréquence sensiblement plus bas (Héran, 2015, partie gauche de la figure 9, p. 545), la courbe italienne étant celle qui suit de plus près la courbe française, sous l’influence principale de Luigi Bodio, dont nous verrons qu’il était un grand admirateur de Louis-Adolphe Bertillon.
Figure 1. Fréquence des mots « démographie » et « démographique(s) », par milliards de mots |
![]() |
Application du programme Ngram Viewer de Google Labs au corpus des ouvrages numérisés par Google Books jusqu’en 2019 (voir Héran, 2015 pour la méthodologie). Courbes lissées : moyennes sur neuf années. Pas de distinction entre majuscules et minuscules.
Champ : corpus francophone de Ngram Viewer de 1850 à 1919. Lecture : sur un milliard de mots (1-grams) employés dans les ouvrages parus en 1880, « démographie » apparaît environ 750 fois.
Source : Google Books Ngram Viewer ; https://books.google.com/ngrams.
9La préoccupation centrale d’Achille Guillard concernait les rapports entre économie et société, en un temps où les crises de subsistances étaient encore fréquentes en Europe. Membre de la rédaction du Journal des économistes, il avait publié dans cette revue un article sur « la statistique des naissances dans ses rapports avec la question générale de population » (Guillard, 1853a). Alors que Thomas Malthus puis Joseph Garnier estimaient que la surpopulation conduisait inévitablement à des famines, Guillard entendait démontrer que « la population se proportionne aux substances disponibles » (Guillard, 1853a, p. 186), ou que, selon une formule souvent citée (Lowenthal, 1905, p. 25 ; Halbwachs, 1913, p. 96), « où il y a un pain, il naît un homme » (Guillard, 1855, p. 55) ; statistiques françaises et belges à l’appui, il montrait que, « dans chaque pays, l’accroissement de la prospérité avait été accompagné d’un déclin tant de la mortalité que de la natalité, et d’un progrès de la longévité » (Schweber, 2006, p. 37). Ancrée dans une approche économique, sa démographie s’organisait en deux volets, statique et dynamique (stocks et flux), une distinction qu’il partageait avec les médecins (anatomie et physiologie) et les adeptes du positivisme comtien. L’étude de la dynamique des populations se décomposait, comme celle des mouvements d’une économie nationale, en deux parties, mouvements intérieurs – mariages, naissances, décès – et mouvements extérieurs – migrations (Guillard, 1854b, p. 214).
10La discipline nouvelle allait s’organiser durablement selon ce plan d’ensemble, mais la définition même de la démographie restait peu claire : Jean-Marc Rohrbasser et Jacques Véron relèvent que chez Guillard le socle de la discipline est assimilé tantôt, « dans une conception étroite, “à la connaissance mathématique des populations” », tantôt, « dans une conception large, à “l’histoire naturelle et sociale de l’espèce humaine” » (Rohrbasser et Véron, 2013, p. viii-ix). Pour Jacques et Michel Dupâquier :
« [Guillard] propose trois définitions de la démographie, sans réussir à en faire une synthèse :
1) C’est l’histoire naturelle et sociale de l’espèce humaine.
Cette définition reflète le projet initial, à visée historique.
2) C’est la connaissance mathématique des populations.
Ici Guillard reprend purement et simplement Quetelet.
3) C’est la « loi de population ».
Cette troisième acception se retrouve dans la majeure partie du livre [Guillard, 1855].
Par la suite, L.-A. Bertillon, influencé comme Farr par les travaux du docteur Louis, donnera la préférence à la deuxième définition : la statistique est pour lui une méthode et non plus un champ d’étude » (Dupâquier et Dupâquier, 1985, p. 403).
11Bien qu’uni à Guillard par de forts liens intellectuels et familiaux, Louis-Adolphe Bertillon ne s’intéresse guère ni à Malthus ni à l’économie ; sa seule publication dans le Journal des économistes sera une nécrologie de son beau-père (1876p). Médecin, il est avant tout concerné par des questions d’hygiène et de santé publique, et par les signes de ralentissement des progrès de la durée de vie moyenne qui se manifestent au cours de la première moitié du xixe siècle. Ses apports scientifiques majeurs, s’inscrivant dans une thématique de recherche que l’on peut faire remonter aux Observations sur les bulletins de mortalité de John Graunt (1662)18, concernent les principaux volets de l’analyse de la mortalité : mortalité par âge, causes de décès, disparités géographiques de la mortalité, perfectionnement des tables de mortalité. Son œuvre trouve son unité dans la poursuite d’un objectif principal qui est à la fois scientifique et pratique : caractériser ce que les hygiénistes et les épidémiologistes appellent, depuis William Farr, la mortalité évitable (Langmuir, 1976), et faire en sorte qu’elle diminue. Les travaux qui lui tiennent le plus à cœur viennent en réponse à une interrogation de Lucrèce dont il a fait l’épigraphe de l’un de ses articles : « Quare mors immatura vagatur », pourquoi la mort prématurée rôde-t-elle ? (1869j, p. 212). Comme Lucrèce, il aborde cette question dans une perspective matérialiste, récusant toute référence à un ordre surnaturel d’explication.
12Pour repérer la mors immatura, il emprunte la voie de l’observation des régularités statistiques, une voie familière à Adolphe Quetelet, qu’il considère comme son maître. Il quantifie la surmortalité – ce terme ne fait pas partie du vocabulaire de l’époque, mais l’idée est là – de différentes catégories de population : les personnes non vaccinées contre la variole, les bébés parisiens placés en nourrice autour de la capitale, les pauvres, les soldats en cantonnement surexposés à la phtisie, etc. Face à la variole, une solution d’ordre médical a été trouvée dès la fin du xviiie siècle avec le recours à la vaccine, dont Bertillon se montre un fervent partisan. Ce cas excepté, il ne s’intéresse guère aux processus biologiques de propagation des maladies. Bien que Louis Pasteur, né en 1822, et Bertillon, né en 1821, soient de la même génération, pour ce dernier, comme pour la plupart des médecins de son temps, l’ère pastorienne n’est pas encore advenue. Comme l’indique Massimo Livi Bacci :
« Tuberculose, malaria et pellagre étaient considérées par les contemporains comme de véritables fléaux sociaux, nécessitant une vaste mobilisation sociale, si bien qu’elles ont commencé à régresser avant même la découverte des mécanismes d’infection et de transmission, et, a fortiori, des remèdes adéquats. Les contemporains avaient clairement identifié les conditions propices à leur développement […], ce qui leur permettait de lutter efficacement contre ces fléaux, même en l’absence de médicaments […]. On a longtemps attribué la forte baisse de la mortalité constatée au xixe siècle aux progrès de la science médicale, mais, après bien des polémiques, on considère aujourd’hui qu’ils n’ont pas eu vraiment d’effet avant le xxe siècle (sauf dans le cas de la variole) » (Livi Bacci, 1999, p. 228).
13Dans une terminologie là encore anachronique, on pourrait caractériser Bertillon comme un « lanceur d’alerte » : il intervient, tantôt auprès de larges audiences de sensibilité républicaine, tantôt dans des cercles d’experts – médecins, anthropologues, réformateurs sociaux –, pour qualifier et quantifier des problèmes sanitaires dont il entend faire des problèmes publics19. L’originalité de son apport aux causes qu’il embrasse tient avant tout au recours à une argumentation statistique appliquée à de vastes populations. Ne s’intéressant ni aux sciences expérimentales ni aux observations cliniques portant sur de courtes séries de cas individuels, il entend s’attaquer avant tout aux causes sociales de mort prématurée, c’est-à-dire à des causes que son confrère genevois Marc d’Espine désigne avec à-propos comme des « causes prédisposantes » (D’Espine, 1858, p. xii.). C’est pour identifier ces causes qu’il se fait statisticien et démographe. Et c’est pour s’attaquer à elles qu’il intervient dans de multiples cadres – presse d’opinion, associations professionnelles ou scientifiques, commissions parlementaires – où un certain pluralisme trouve à s’exprimer. Persuadé que l’Empire puis le gouvernement d’Ordre moral ne sont pas en mesure d’organiser efficacement la lutte contre la « mort prématurée », il inscrit son action de médecin, de démographe et de citoyen dans le « moment républicain » qui, pour Philip Nord, se situe au tournant du Second Empire et de la Troisième République, lorsque la France se dote d’institutions démocratiques enfin durables (Nord, 1995 ; 1997).
14L’adhésion de Bertillon aux principes républicains n’est pas seulement doctrinale : elle prend la forme spécifique d’un engagement dans la construction d’un État moderne, capable d’assurer la liberté de pensée des citoyens et des savants et d’organiser la protection sociale et sanitaire de la population.
15De ce fait, le présent ouvrage, centré sur l’histoire de la démographie, se trouve être aussi une contribution à l’histoire et à la sociologie de ce « moment républicain » analysé par Philip Nord.
16S’inspirant du médecin britannique William Farr (1807-1883), l’un des grands fondateurs de l’hygiène publique et de l’épidémiologie modernes, pilier, pendant quarante ans, du département de statistique du General Register Office d’Angleterre et du Pays de Galles20, il s’efforce de comparer des taux de mortalité en faisant abstraction des différences de structure d’âges des groupes étudiés :
« L’âge étant la condition qui pèse le plus lourdement sur la mortalité, il faut neutraliser son action si l’on veut qu’elle ne masque pas les influences moins intenses que l’on cherche à découvrir » (1874a, pl. xlv).
17À la suite de beaucoup de démographes avant la lettre, il se lance dans la construction de tables de mortalité, qu’il préfère, comme Achille Guillard (Guillard, 1854a) et plus tard son fils aîné Jacques, nommer « tables de survie », parce que ce sont des nombres de survivants, et non de morts, qui figurent dans les colonnes des tableaux. Renonçant à l’expression de « table de survivance » qu’il avait employée dans sa thèse (1852a, p. 14), il continue de chercher à faire prévaloir un équivalent français de life table. Mais c’est « table de mortalité », formule préférée notamment par Quetelet, qui s’imposera dans la francophonie.
18L’usage anglo-saxon de life table va de pair avec l’inclusion des études de mortalité dans l’ensemble des vital statistics, solidement ancrées dans l’institution britannique du GRO, en charge à la fois des recensements de population, de l’état civil et de l’enregistrement des causes de décès. L’opposition qu’établit Libby Schweber entre une tradition démographique à la française, centrée sur le monde savant, et une tradition britannique des vital statistics, dont les experts ont une meilleure assise institutionnelle et pèsent davantage sur les politiques publiques (Schweber, 2006) est largement fondée, mais ni Louis-Adolphe ni Jacques Bertillon ne sont représentatifs de cette tradition française : ils n’ont cessé de réclamer que la statistique française s’organise comme son homologue britannique. Le vibrant hommage funèbre rendu à Jacques Bertillon par la Section on Vital Statistics de l’American Public Health Association témoigne de la reconnaissance anglo-saxonne de cette similitude d’approche21.
19C’est en Suède que les premières tables de survie à échelle nationale furent établies par Pehr Wargentin (Wargentin, 1766 (2017)), mais en France, les publications donnant les répartitions par âge de la population générale, observée lors du recensement de population de 1851, ne datent que de 185522.
« L’année 1851 marque le début de l’ère des premiers recensements exhaustifs. La population par âge et par département est publiée pour la première fois en France. Van de Walle note un biais considérable résultant déjà de la tendance des répondants à arrondir leur âge à un nombre se terminant par un zéro. Avant 1851, les données de recensement sont à peine utilisables »23.
20La disponibilité de nouvelles matières premières, constitutées de tableaux par âge, sexe et département établis d’une part, pour les vivants, dans le cadre des recensements de population, à partir de 1851 et, d’autre part, pour les morts à partir de l’état civil, dont les publications s’enrichissent, elles aussi, au cours des années 1850 – permet à Bertillon de construire, à la demande de Quetelet, la première table française détaillée rapportant les effectifs des décès au nombre des vivants observés lors d’un recensement de population (Quetelet, 1872, p. 21).
21Son engagement sur le terrain de la statistique descriptive ne fait pas de lui pour autant un grand mathématicien. Comme bon nombre de ses contemporains, il ignore les travaux de Leonhard Euler (Euler, 1767) qui a su, le premier, relier, « par des formules mathématiques, naissances, décès, taux de croissance naturelle, quotients de mortalité, etc., dans l’hypothèse d’une population stable et fermée » (Dupâquier J., 1996, p. 136) ; même silence de sa part sur l’œuvre de Benjamin Gompertz qui a modélisé l’évolution des risques de décès selon l’âge, sur celle de Pierre-François Verhulst sur la « loi logistique de la population », ou sur les travaux de l’actuaire Thorvai Nicolai Thiele, qui a décomposé l’évolution des taux de mortalité au long du cycle de vie en trois phases correspondant à autant de lois de probabilité24. Alain Desrosières a aussi relevé que Bertillon, tout comme son principal inspirateur Quetelet, se désintéresse de l’inférence statistique et des travaux sur la probabilité des causes entrepris par Bayes, Laplace et Poisson (Desrosières, 1993, p. 100-103). Et quand Bertillon se lance dans la définition de notions mathématiques, au premier rang desquelles celle de moyenne, il multiplie les formulations alambiquées et prend souvent des cas particuliers pour des cas généraux (voir le chapitre 20 dans le présent ouvrage).
22Cependant Bertillon sait se méfier des observations portant sur de trop petits effectifs. Il se distingue à cet égard de Pierre-Charles Louis (Louis, 1825) et de beaucoup des médecins statisticiens de son temps qui tâtonnent dans l’invention de ce qui deviendra l’épidémiologie, en appuyant leurs études sur quelques dizaines de cas cliniques. Il souscrit aux sévères leçons de calcul de probabilités que le polytechnicien et médecin Jules Gavarret administre au docteur Louis (Gavarret, 1840 ; Bertillon, 1865h ; Beyneix, 2001)25. Dans son approche de la mortalité différentielle, il procède souvent à des recoupements consistant à vérifier si une même liaison statistique entre telle cause de décès et tel excédent de mortalité se confirme sur des périodes ou des aires d’observation indépendantes les unes des autres. Si les fluctuations lui paraissent trop fortes, il décide de considérer la liaison comme incertaine. Il a lu Augustin Cournot et connaît des moyens de mesurer une dispersion statistique (Cournot, 1843), mais c’est toujours « au doigt mouillé », sans calculer d’indices de dispersion, qu’il compare des moyennes. Les développements des calculs de régression et de corrélation (issus de Galton et Pearson ; cf. Stigler, 1986), le recours à des échantillons représentatifs (Kiaer, 1895), les tests de comparaison de moyennes (« test t » dit de Student, 1908) sont encore à venir. Bertillon se fonde avant tout sur des statistiques exhaustives. Toutefois, il a le mérite d’entrevoir l’intérêt de l’échantillonnage aléatoire, qu’il désigne comme le prélèvement d’une « fraction […] prise sans choix dans la masse26 ».
2. Engagements politiques, vie savante, administration
23Bertillon incarne la porosité des frontières entre monde savant et monde politique. L’analyse de son ancrage dans le monde médical d’une part, de son engagement dans la construction d’un État républicain et laïque d’autre part, permet de comprendre dans quelle perspective il aborde les questions de démographie en général, et de mortalité en particulier. Faute d’une telle mise en contexte, ses analyses sembleraient tomber inopinément du ciel de la science pure.
24Dans une vision quelque peu irénique, il estime que progrès scientifique et progrès social ne font qu’un (1876q). Sous le Second Empire, il a payé ses engagements républicains d’une marginalisation institutionnelle certaine ; il s’est ensuite rapproché du pouvoir, d’abord brièvement avec Gambetta en 1870, dans l’urgence de la guerre, et surtout de 1876 à sa mort, une fois écarté le gouvernement d’Ordre moral. Il a été très brièvement maire du 5e arrondissement de Paris (du 10 octobre au 5 novembre 1870). Il a présidé des sociétés savantes telles que la Société d’anthropologie et la Société de statistique de Paris. Il a participé à l’animation de l’Association générale de prévoyance et de secours mutuels des médecins de France27. Il a contribué à l’organisation de congrès français et internationaux dans les domaines de la statistique, de la démographie, de l’hygiène, de l’anthropologie, des sciences en général. Il a assumé des responsabilités administratives en dirigeant le Service de statistique de la Ville de Paris et en tentant de faire évoluer l’organisation française de l’état civil et des recensements de population. Ce temps consacré à des activités de coordination statistique et de réforme de l’État a été soustrait à la production d’écrits savants.
25Évoluant dans un espace intermédiaire entre la science et la politique, Bertillon a mis son expertise au service des réformateurs qui ont légiféré, aux débuts de la Troisième République, dans le domaine de l’hygiène et de la protection sociale, et notamment de la protection de l’enfance, où il a contribué à la préparation de la loi Roussel (Rollet-Échalier, 1990). En tant que citoyen, il s’est constamment affirmé comme un républicain convaincu, positiviste, scientiste, matérialiste, anticlérical, fervent partisan de la séparation de l’Église et de l’État. Il a été franc-maçon de manière probablement très durable28.
26Son anticléricalisme présente plusieurs facettes. Il est doctrinal, se raccordant au positivisme et à l’évolutionnisme d’Auguste Comte, qui affirme que l’esprit scientifique est appelé à remplacer les croyances religieuses. Il est politique, impliquant un engagement constant dans la construction d’une république assurant à tous liberté de conscience et liberté de culte. Il est enfin spécifiquement ancré dans son expérience de médecin et de démographe. Bertillon dénonce le sort des « filles mères [qui] produisent chez nous un nombre si formidable de prétendus mort-nés ! Ce ne sont pas des mort-nés de par la nature, mais par le fait de nos mœurs hypocrites qui aboutissent à ce résultat déplorable de pousser à l’assassinat de malheureuses filles affolées par les dévotes pruderies ! » (1880f, p. x-xii). Il dénonce les ingérences des institutions religieuses dans la tenue de l’état civil, dans l’enseignement des sciences, dans l’organisation de la protection sociale. Ses raisonnements de savant ne sont pas étroitement subordonnés aux causes politiques qu’il embrasse, mais les thèmes de ses recherches – et avant tout la mortalité infantile – sont en rapport avec ses engagements citoyens. On ne peut donc comprendre son œuvre qu’en le considérant comme un « homme total » – on reprend ici la formule employée par Erwin Ackerknecht dans sa biographie du Prussien Rudolf Virchow, à la fois « médecin, homme d’État et anthropologue » (Ackerknecht, 1953, p. 43). Les deux hommes ont beaucoup de ressemblances, outre le fait anecdotique qu’ils mesurent 1,56 mètre, ce qui vaut à l’un comme à l’autre de se faire désigner familièrement comme « le petit docteur29 » (Bertillon J. et al., 1883, p. 15). Se définissant comme des rationalistes, ils voient dans le progrès de la science et dans la lutte contre les idées religieuses les moyens majeurs d’améliorer le sort de l’humanité. Comme Virchow (ibid., p. 34) en Prusse, Bertillon a dans la science une foi qui a quelque chose de religieux. Il s’engage en France dans le camp républicain lors des événements de 1848 – le « point de départ de l’hygiène moderne30 ». Comme Virchow, il assume des responsabilités politiques : il est maire d’un arrondissement de Paris au début de la Troisième République ; Virchow, lui, est, bien plus longuement, député et membre du conseil municipal de Berlin. Leurs recherches ont en commun de s’inscrire, au-delà de la médecine, dans d’autres horizons disciplinaires ; Bertillon préside la Société d’anthropologie de Paris, Virchow, celle de Berlin. Enfin, ils sont l’un et l’autre pugnaces dans la discussion, ne formulant jamais leurs idées avec plus de clarté que lors des multiples controverses dans lesquelles ils s’engagent avec jubilation. Dans des régimes autoritaires où l’expression d’opinions dissonantes les expose à de fortes sanctions, ces hommes contribuent avec courage à la construction pratique d’un espace public pluraliste (Habermas, 1962 (1978)) ; à la charnière de deux époques, ils œuvrent de tout leur possible à l’émergence, en Europe occidentale, d’États plus démocratiques et plus protecteurs.
27Le rôle de Bertillon dans le développement de la démographie naissante a déjà été analysé par de nombreux auteurs, Terry Nichols Clark, Jacques et Michel Dupâquier, Bernard-Pierre Lécuyer, Catherine Rollet, Joshua Cole, Jennifer Michael Hecht, Libby Schweber, Margaret Cook Andersen, Jean-Marc Rohrbasser31 ; l’importance de ses apports à la cartographie statistique a été mise en évidence par Gilles Palsky (Des chiffres et des cartes. La cartographie quantitative au xixe siècle, 1996). Cependant ces travaux, resserrant leur focale sur l’œuvre démographique et statistique de Bertillon, font peu de place à son ancrage dans la profession médicale, à ses attachements familiaux, à ses engagements citoyens. Or la prise en compte de « l’homme total » et de l’ensemble du contexte historique dans lequel il a évolué nous semble nécessaire à la compréhension du développement de l’œuvre de Bertillon, qui nécessite l’analyse des interdépendances entre vie publique et événements d’ordre familial ou amical. Aussi, avant de passer en revue ses publications et d’expliciter les principes de sélection que nous avons suivis dans la présente édition, allons-nous retracer la vie de Bertillon et de ses proches, en entrecroisant les fils des biographies individuelles et ceux des institutions et des causes collectives dans lesquelles les personnes se sont trouvées engagées32. Nous nous appuierons sur des éléments inédits issus d’archives familiales – correspondances, manuscrits – auxquelles nous avons pu avoir accès, et dont les références indiquées ici renvoient à des documents accessibles en ligne33.
II. Science, politique, vie de famille : une triple biographie
1. La famille Bertillon
28Louis-Adolphe Bertillon naît à Paris le 2 avril 1821. Sa mère, Pierrette Garinot, est d’origine limousine. Son père, Jean-Baptiste Bertillon, né à Dijon, chimiste et distillateur, crée l’une des premières entreprises parisiennes de production et de distribution de gaz de ville (Bertillon J. et al., 1883, p. 8 ; Bertillon S., 1941, p. 13). Mariés à Paris en 1816, ils ont, l’année suivante, un premier fils, Alphonse Antoine, dont les traces ont totalement disparu de la mémoire familiale34.

Source : collection particulière.
29En 1824, la famille s’établit près de Montargis dans une vaste propriété (Bertillon J. et al., 1883, p. 8). Louis-Adolphe y acquiert un goût des promenades en forêt qui stimulera sa vocation pour les sciences naturelles. Avec son frère, il teste des champignons inconnus, au risque d’être « fortement incommodés » ; il dissèque des animaux qu’il a trouvés morts (1861b, p. 570 ; Bertillon J. et al., 1883, p. 8). Ses parents passent une partie de leur temps à Paris, où ils ont acquis, rue Saint-Bon, un immeuble dont Louis-Adolphe sera l’unique héritier. En 1832, Pierrette Bertillon meurt du choléra. En 1846, Jean-Baptiste sera emporté par une apoplexie.
30Louis-Adolphe est reçu à l’École centrale des arts et manufactures, mais il préfère se réorienter vers la médecine. En 1846, il est externe à l’hôpital de Lourcine (futur hôpital Broca), en 1847 et 1848 à celui de la Charité (rue des Saints-Pères)35. En dehors de la Faculté de médecine, il suit des enseignements de chimie et, au Collège de France, les cours de deux historiens au républicanisme affirmé, Edgar Quinet et, surtout, Jules Michelet dont il partage l’anticléricalisme et dont il devient proche (Bertillon J. et al., 1883, p. 10)36. Pendant la révolution de 1848, ayant soigné des manifestants blessés, il est arrêté et emprisonné à Sainte-Pélagie37, où il se lie avec Achille Guillard, un personnage protéiforme, « successivement chef d’institution, ingénieur, administrateur, botaniste et statisticien » (1876p). Guillard a dirigé à Lyon, à partir de 1825, un établissement privé d’enseignement qui, suivant la méthode Jacotot inspirée de Jean-Jacques Rousseau, faisait largement appel à l’autonomie des élèves38. En 1840, il a fondé une société assurant l’éclairage public de la ville de Milan ; il a donc été gazier, comme Jean-Baptiste Bertillon. Achille Guillard et Louis-Adolphe Bertillon ont en commun un intérêt pour la botanique. Guillard a soutenu une thèse de sciences naturelles portant sur la formalisation des descriptions de végétaux, dans laquelle il propose des notations symboliques qu’il transposera plus tard à la démographie (Guillard, 1835) ; Louis-Adolphe Bertillon se distingue, lui, dans la mycologie. S’inspirant principalement d’Adolphe Quetelet, ils s’intéressent l’un comme l’autre à l’application des méthodes statistiques à l’étude des populations humaines. Ils ont enfin un même goût de la polémique : leurs publications respectives sont souvent suivies de réponses des auteurs critiqués, auxquels ils répliquent à leur tour. Il arrive à Alfred Legoyt, cheville ouvrière de la Statistique générale de la France de 1853 à 1870 et secrétaire « perpétuel » de la Société de statistique de Paris de 1860 à 1872, d’avoir à subir les feux croisés de leurs critiques39, alors même qu’il partage beaucoup de leurs préoccupations, que ce soit pour la distinction entre vrais et faux mort-nés ou pour l’enrichissement de la statistique des causes de décès et des bulletins de recensement (Le Mée, 1979).
31Achille Guillard et son épouse Marguerite (« Agarit ») Meynier, fille d’un fabricant lyonnais de rubans, ont eu neuf enfants, parmi lesquels Zoé, que Louis-Adolphe épouse fin 1849. Elle a 17 ans, il en a presque douze de plus, mais n’a pas encore terminé ses études. Ils auront trois garçons, Jacques, Alphonse et Georges, nés en 1851, 1853 et 1859 (figure 2).
Figure 2. Louis-Adolphe Bertillon et ses proches : portraits et arbre généalogique40


Source : collection particulière. Achille Guillard, vers 1870 ; Marguerite Meynier, vers 1870 (photo Lagriffe, Paris) ; Louis-Adolphe Bertillon, vers 1878 (photo Nadar, Paris) ; Zoé Guillard, vers 1860 ; Jeanne Bertillon, vers 1880 (photo Berthier, Paris) ; Jacques Bertillon, vers 1890 (photo Berthaud, Paris) ; Caroline Schultze, vers 1890 (photo Henri Manuel, Paris) ; Alphonse Bertillon, vers 1890 ; Georges Bertillon, vers 1890 (photo Maunoury, Paris).
32Les fils Bertillon verront leurs parcours professionnels et intellectuels s’inscrire assez étroitement dans le prolongement de celui de leur père.
33L’aîné, Jacques, docteur en médecine lui aussi, n’a jamais exercé cette profession. Après avoir été publiciste, il succède en 1883 à Louis-Adolphe à la tête du Service de statistique de la ville de Paris, où il poursuit l’édition de la série des Annuaires statistiques. Il veille à l’application de la loi Roussel (Bertillon J., 1902 ; De Luca Barrusse, 2001), œuvre à des réformes des recensements de population et de l’état civil, préside la Société de statistique de Paris comme l’avait fait son père. Il se fait connaître internationalement comme auteur de la « classification Bertillon » des causes de décès41, et comme le fondateur et l’animateur de l’Alliance nationale pour l’accroissement de la population française (Spengler, 1938 ; Rosental, 2003 ; Cahen, 2016). En 1889, il épouse Caroline Schultze, née à Varsovie, qui s’était distinguée l’année précédente à Paris, en soutenant, à 21 ans, une thèse de médecine sur « La femme médecin au xixe siècle »42. Elle devient médecin en chef des Postes, Télégraphes et Téléphones pour les employées, et médecin du lycée Racine (Paris 8e). Ils ont deux filles, Suzanne, couturière, artiste peintre et femme de lettres, et Jacqueline, avocate et militante féministe, qui resteront l’une et l’autre sans descendance.
34Alphonse s’arrête au baccalauréat, qu’il obtient à 19 ans, à la surprise de ses proches qui le tenaient pour un cancre43. Embauché comme employé à la préfecture de police de Paris grâce à une recommandation paternelle, il deviendra le plus célèbre des membres de la famille, d’abord comme inventeur d’un système anthropométrique d’identification des personnes bientôt connu sous le nom de bertillonnage (Piazza, 2011), puis en raison de l’expertise graphologique erronée qu’il fournit à l’appui de la thèse de la culpabilité d’Alfred Dreyfus44. Jacques Bertillon, que ce soit parce que son épouse avait des ascendances juives ou pour d’autres raisons, se démarque de son frère en signant, en 1898, une protestation « contre les poursuites et les persécutions qui frappent le colonel Picquart », sanctionné pour avoir œuvré à la disculpation de Dreyfus45. Alphonse Bertillon et son épouse Amélie (« Maly ») Notar46, née à Malborghetto (alors en Autriche-Hongrie, aujourd’hui en Italie), n’ont pas eu d’enfant, mais les nièces d’Alphonse se montreront très actives dans l’entretien de sa mémoire : Jacqueline effectue, en 1919 aux États-Unis, une tournée de conférences et de visites d’institutions policières et pénitentiaires au long de laquelle elle est reçue comme une vedette, du fait de la célébrité de son oncle (Bertillon Jacqueline, 1919)47. Suzanne publie une Vie d’Alphonse Bertillon, inventeur de l’anthropométrie (Bertillon S., 1941) riche en informations, parfois difficiles à vérifier, sur l’ensemble de sa famille.
35Enfin, Georges Bertillon soutient une thèse de médecine portant sur le « signalement anthropométrique » cher à Alphonse, et publie des travaux sur la lutte contre l’avortement volontaire et celle contre l’alcoolisme (Bertillon G., 1892, 1910, 1914 ; Bertillon J., 1904 ; Cahen, 2016). Il préside la Fédération des syndicats médicaux. Son fils François deviendra médecin à son tour48.
2. Premières recherches sur la variole et la protection de la petite enfance
36Revenons à Louis-Adolphe Bertillon. En 1852, il soutient une thèse intitulée De quelques éléments de l’hygiène, dans leur rapport avec la durée de la vie. La longue dédicace va à ses parents (ses cousins Vieillard, sa femme Zoé, Achille Guillard qui l’a « laissé puiser librement dans ses travaux inédits sur la statistique »), et aussi à l’un de ses maîtres, le docteur A. Deville, « ex-prosecteur à Clamart, et aujourd’hui exilé » (1852a, p. 4) ; Bertillon témoigne ainsi d’un certain courage politique en honorant publiquement un opposant à l’Empire. S’il avait fait preuve d’un peu d’opportunisme, sa carrière aurait probablement été bien différente ; ses engagements républicains allaient lui valoir une vingtaine d’années de relégation institutionnelle.
37La thèse s’ouvre sur la devise « La science doit sauver le monde ». Elle s’inscrit déjà dans les thématiques de santé publique et d’analyse des causes de décès (notamment dans l’enfance) qui seront le fil rouge de ses travaux ultérieurs. Bertillon s’y indigne des carences de la bibliothèque de l’École de médecine :
« Il est singulier et regrettable que les travaux les mieux conçus qui se soient faits sur ce sujet important [la caractérisation de « l’homme moyen »] ne se trouvent pas à la bibliothèque de l’École, surtout quand il s’agit d’ouvrages d’un savant aussi distingué que M. Quetelet : la Physique sociale et ses autres traités » (1852a, p. 9 ; Quetelet, 1835).
38Les particuliers doivent alors remédier à leurs frais à la pauvreté des bibliothèques publiques : des factures conservées par la famille Bertillon témoignent de dépenses importantes en matière d’achat d’ouvrages, d’abonnements, de reliure. L’inscription dans des réseaux interpersonnels d’échanges est cruciale : les Bertillon procèdent à des dons et contre-dons, envoyant et recevant, de France et de l’étranger, de nombreuses publications, se constituant ainsi une ample bibliothèque49. La mutualisation de telles ressources documentaires a amplement contribué à l’efficacité du travail intellectuel des différents membres de la famille.
39La circulation des livres, les recommandations auprès d’éditeurs ou d’employeurs, les parrainages dans l’accès à des sociétés savantes, les simples conversations, les savoir-faire plus ou moins informels en matière d’expression orale ou de production de graphiques permettaient aux membres d’un groupe uni par les liens forts de la famille de bénéficier ensemble de la « force des liens faibles » tissés dans des cercles plus larges (Granovetter, 1973). Les Bertillon, Guillard compris, formaient une sorte de laboratoire familial de recherche pluridisciplinaire dont le noyau initial, formé du tandem Achille/Louis-Adolphe, s’était constitué vers 1848, à une époque où la recherche universitaire était presque inexistante. Dans ce petit groupe, une grande part de la transmission des savoirs et des savoir-faire s’organisait, comme l’indique Terry N. Clark, selon les mêmes règles que dans l’artisanat de métier (Clark, 1973, p. 138)50. La famille Bertillon apparaît ainsi comme une « catégorie réalisée » (Bourdieu, 1993), c’est-à-dire qu’elle existe d’autant plus que ses membres, mutualisant des ressources matérielles, des savoir-faire et du capital social, se conduisent en faisant preuve d’esprit de famille.
40La productivité intellectuelle des Bertillon est facilitée par la détention d’un patrimoine de rapport. Décrivant son « état de fortune » dans une note datée d’avril 1853, Bertillon estime disposer annuellement de 7 160 francs de rentes, constituées majoritairement des loyers de l’immeuble de la rue Saint-Bon que lui avaient transmis ses parents, et secondairement de valeurs mobilières51. Il se situe donc un peu au-dessus du « seuil d’aisance » que William Serman évalue, vers 1870, à 6 000 francs (Serman, 1986, p. 34). En août 1853, Bertillon commence à exercer la médecine, à titre libéral, à Montmorency, à une quinzaine de kilomètres au nord de Paris (Bertillon S., 1941, p. 17). Ses engagements républicains lui ayant valu d’être arrêté aux lendemains du coup d’État du 2 décembre 1851, et plusieurs de ses proches ayant dû s’exiler, il lui aurait probablement été difficile d’exercer dans la capitale. En mai 1854, il est nommé médecin des pauvres à l’hospice de Montmorency, et reçoit à ce titre une rémunération annuelle de 3 000 francs. Si l’on en croit la biographie établie par ses fils, c’est là qu’il découvre les « traitements odieux » infligés « à de pauvres enfants par des nourrices mercenaires » (Bertillon J. et al., 1883, p. 25). La surmortalité des bébés placés en nourrice deviendra un thème majeur de ses travaux.
41La maison dont il a fait l’acquisition à Montmorency52 est assez grande pour lui permettre d’héberger son beau-père lors de séjours d’été riches en échanges intellectuels. Guillard y travaille à sa Statistique humaine. Les deux hommes s’entendent bien et se citent mutuellement dans leurs publications. Ce n’est que trois ans après le décès de Guillard que Bertillon formule une évaluation plus en demi-teinte des Éléments de statistique humaine : « Quoiqu’un peu idéaliste, sans connaissance suffisante du calcul des probabilités, c’est le premier traité vraiment scientifique de démographie » (1879a, p. 580).
42À la fin des années 1850, Bertillon quitte « sa clientèle de Montmorency [pour] s’établir à Paris dans l’intention de se consacrer tout entier à ses études53 » (Bertillon J. et al., 1883, p. 25 ; Bertillon S., 1941, p. 26).
43Dans les années 1860 et au début des années 1870, ses revenus professionnels ne sont pas précisément connus, mais ses rentes lui permettent de vivre bourgeoisement : il rémunère du personnel de maison et assume, au profit de ses trois fils, non seulement les frais de leurs études au lycée mais aussi les gages de répétiteurs54. Sa nomination comme professeur, fin 1874, lui assure un salaire annuel de 6 000 francs par an (Hecht, 2003, p. 137), auquel vient s’ajouter en 1880 une rémunération de 8 000 francs par la Préfecture de Paris55.
44En 1855, Bertillon participe activement au Congrès international de statistique de Paris, dont il rend compte dans des revues médicales (1855d ; 1855e). Il prend la défense de la vaccination antivariolique dans les colonnes de L’Union médicale et de la Gazette hebdomadaire de médecine et de chirurgie, où il polémique avec différents confrères (1855c ; 1855f ; 1856a ; 1856e). Son premier livre, Conclusions statistiques contre les détracteurs de la vaccine (1857a), issu de cette série d’articles, lui vaut une « mention honorable » de la part de l’Académie des sciences, et un encouragement de 1 500 francs56. L’ouvrage déborde le domaine de la médecine : « C’est à propos de la vaccine qu’il a été fait, mais il s’en faut de beaucoup qu’il lui ait été exclusivement consacré, et ce volume aurait pu s’appeler, avec plus de vérité peut-être : Étude des mouvements de la mortalité à chaque âge depuis un siècle », écrira plus tard Bertillon (1875a, p. 17) ; cependant, en 1857, il se définit avant tout comme médecin et le mot-clé « vaccine » prend le pas sur les « mouvements de la mortalité à chaque âge » qui renvoient à une discipline démographique à peine émergente.
45Après la défense de la vaccine, la protection de la petite enfance : en 1858, Bertillon, dans une lecture à l’Académie de médecine, dénonce, statistique à l’appui, la surmortalité des « nourrissons » (1858a). Il va défendre cette cause pendant un quart de siècle.
3. La Société d’anthropologie de Paris
46En 1859, Bertillon compte parmi les dix-neuf fondateurs de la Société d’anthropologie de Paris (SAP dorénavant) – dix-neuf parce que tout rassemblement de vingt personnes ou plus nécessite alors une autorisation expresse, que le groupe des anthropologues, formé en grande partie de libres-penseurs (Lalouette, 1997), risquait fort de ne pas obtenir. Le principal animateur de cette société, Paul Broca (1824-1880), est un ami très proche de Louis-Adolphe57. Aux lendemains du coup d’État du 2 décembre 1851, les deux hommes ont été incarcérés côte à côte (Bertillon J. et al., 1883, p. 16). Broca est devenu le médecin de famille des Bertillon (Bertillon J., 1872). Bertillon participe avec constance aux débats de la SAP, où ses nombreuses interventions couvrent un spectre thématique très étendu58. Ses fils Jacques et Alphonse deviennent, à leur tour, des membres actifs de cette société, en 1878 et 1880 respectivement (Wartelle, 2004, p. 149). Si l’on retient la grille de lecture proposée par Terry N. Clark, qui décrit la structure informelle du système universitaire français en termes de patrons and clusters59, Bertillon fait avant tout partie du cluster de Broca.
47L’article 1 des statuts de la SAP stipule qu’elle « a pour but l’étude scientifique des races humaines ». Les acceptions du terme de race sont alors assez diverses, notamment chez Bertillon lui-même qui tantôt rabat la race sur la région, la nation, ou la langue – par exemple lorsqu’il qualifie de races les composantes de l’Empire austro-hongrois (1867d, p. 455) –, tantôt l’associe à des traits biologiques transmissibles ; mais dans ce cas, il lui arrive aussi d’employer le terme de « type », par exemple à propos des aborigènes d’Australie, dont le « type humain » confine pour lui « aux derniers rangs de l’humanité » (1867c, p. 347). Il donne ainsi dans les « ambivalences de la modernité » (Lilti, 2019) et dans un « humanisme différentialiste » (Doron, 2016) : l’universalisme des Lumières dont il se revendique ne vaut guère que pour les Européens.
48À la séance de la SAP du 16 mai 1861, Jean-André-Napoléon Périer, Louis-Adolphe Bertillon et Gustave Lagneau (rapporteur) présentent une « Notice-questionnaire sur l’anthropologie de la France » (1861h). Ces trois médecins sont des piliers de la Société d’anthropologie, que Périer (1806-1880) présidera en 1866, Lagneau (1827-1896) en 1872, et Bertillon en 1873. Longue de 93 pages, leur communication s’ouvre sur une définition de l’anthropologie de la France comme « étude des races humaines françaises », située dans la perspective d’une « histoire naturelle de l’homme » qui doit non seulement décrire « ses caractères physiques », mais aussi « déterminer exactement sa longévité, sa fécondité, la fréquence et la nature de ses états morbides, sa capacité intellectuelle, ses mœurs et coutumes, les conditions au milieu desquelles il vit, ainsi que sa langue, son histoire, ses légendes, etc. » (1861h, p. 327-328). Les trois auteurs donnent ainsi, en quelques lignes, une bonne définition du type d’anthropologie qui prédomine à la SAP : l’approche inclut les sciences naturelles (y compris l’anthropologie physique), la démographie (longévité, fécondité), une amorce d’épidémiologie (états morbides), la psychologie, voire les futures sciences cognitives (capacités intellectuelles), la sociologie (mœurs et coutumes, conditions de vie), la linguistique, l’histoire ; et ce vaste programme est subordonné à l’étude des « races humaines », objet majeur d’intérêt et clé de passage entre les différents domaines abordés. L’anthropologie ainsi conçue coiffe donc un vaste ensemble de disciplines, parmi lesquelles la démographie.
49Un paradoxe sur lequel nous reviendrons dans le chapitre 20, consacré aux moyennes, est que Bertillon semble avoir par la suite effacé de sa mémoire cette longue « notice-questionnaire sur l’anthropologie de la France ». Sauf erreur de notre part, il ne la cite jamais ; elle ne figure ni dans l’exposé de travaux qu’il présente à l’appui de sa candidature à l’Académie de médecine (1875a), ni sur la liste manuscrite de publications qu’il complète minutieusement sur ses vieux jours (1881e), ni enfin dans la bibliographie en forme de mémorial que ses fils diffusent après son décès (Bertillon J. et al., 1883)60. De cet oubli ou de cette prise de distance, on peut avancer plusieurs explications hypothétiques et non exclusives. Soit Bertillon ne se serait pas senti suffisamment solide comme historien pour endosser l’ambitieuse et hasardeuse fresque multimillénaire des vagues de peuplement du futur territoire français, tracée dans la « notice-questionnaire » ; soit il n’adhérait pas pleinement à une conception inégalitaire des « races ». Cependant, il n’hésite pas à signer de son seul nom des textes d’une inspiration similaire, qu’ils portent, comme on vient de le voir, sur les aborigènes d’Australie (1867c, p. 347), sur le peuplement de l’Algérie61, ou sur la concurrence entre les empires britannique et français dans la colonisation du monde62. Soit encore, il aurait été réticent à reléguer la démographie en position d’auxiliaire de l’anthropologie. Soit enfin, il aurait tout simplement évité de revendiquer un texte collectif qui était davantage l’œuvre de Lagneau, le rapporteur de la notice-questionnaire, et surtout de Périer, classé premier dans la liste des auteurs, contrairement à l’ordre alphabétique.
50Les deux revues d’anthropologie fondées et animées par Paul Broca, le Bulletin de la Société d’anthropologie de Paris et la Revue d’anthropologie, accueillent bien d’autres contributions de Bertillon, relatives à des sujets très divers. Un même éclectisme prévaut chez beaucoup des animateurs de la SAP (Paul Broca, Armand de Quatrefages, Arthur Chervin, Ernest Hamy, Abel Hovelacque, Gustave Lagneau, Franz Pruner-Bey, etc.) qui, sur la base de documents de seconde main et sans opérer de distinction entre sciences de la nature et sciences sociales, s’emparent, souvent avec témérité, de sujets relevant aussi bien de la linguistique, de la génétique, de l’anthropologie physique ou sociale, de la géographie physique ou humaine, de l’ethnographie (au sens de l’époque, qui n’exclut ni la biologie ni les approches statistiques) ou de la sociologie. L’anthropologie est alors un faitout où mitonnent des ingrédients que les chercheurs des générations ultérieures préféreront traiter séparément.
4. Une expression publique facilitée par le desserrement de l’autoritarisme du Second Empire
51En 1860, Achille Guillard et Louis-Adolphe Bertillon comptent parmi les membres fondateurs de la Société de statistique de Paris (SSP). Les procès-verbaux publiés dans le Journal de la Société de statistique de Paris (JSSP) témoignent de la participation assidue de Bertillon aux débats de cette association, où sa position est toutefois plus marginale qu’à la SAP : il ne fait partie ni du groupe des économistes libéraux ni de celui de la Statistique générale de la France, dont les influences sont prépondérantes au sein de la SSP (Schweber, 2006, p. 63-90). Ses interventions s’inscrivent souvent dans des controverses avec des membres de l’un ou l’autre de ces groupes, plus proches que lui du régime impérial. Une fois la Troisième République advenue, il est nommé vice-président de la SSP en 1874, et président en 1879 (SSP, 1882). En 1876, il publiera dans le JSSP l’article « Moyenne » qui est probablement le plus cité, sinon le plus convaincant, de ses travaux (1876b et chapitre 20 dans le présent ouvrage) ; se présentant comme un disciple de Quetelet cherchant à rendre plus claires les idées de son maître, il procède en fait à une critique de la quête de « l’homme moyen ». Il privilégie un exemple qui va se révéler malencontreux : la taille des conscrits du Doubs présente deux sommets, semblant indiquer que dans ce département il n’y a pas un mais deux « hommes moyens » ; cette courbe en dos de chameau séduit les nombreux membres de la Société d’anthropologie de Paris qui voient dans les calculs statistiques une ressource pour opérer des distinctions entre des peuples ou des races, ici entre de grands Burgondes et de plus petits Celtes ; comme nous le verrons, elle est en fait un artefact, résultant de la conversion en pouces de mesures initialement prises au centimètre près.
52Au cours de la décennie 1860, Bertillon est aussi actif dans le cadre du Grand Orient de France, où il dispense des cours de physiologie comparée – cette étiquette doit recouvrir une certaine dose d’éducation sexuelle. Il s’adresse non seulement aux francs-maçons, mais aussi aux « mères de leurs enfants », les femmes étant admises aux cours bien qu’elles ne puissent adhérer à l’organisation63. En 1864 et 1865, il publie des articles sur « l’hygiène de la famille » dans l’hebdomadaire Journal pour toutes (1864f ; 1865o)64. Son épouse Zoé Bertillon s’est engagée, aux côtés d’Élisa Lemonnier, dans l’organisation d’un enseignement professionnel privé laïque à destination des jeunes filles, d’inspirations saint-simonienne et franc-maçonne (Nord, 2000). Elle dirige une des « écoles Lemonnier », suivant l’exemple de son père et de son oncle qui avaient été, eux aussi, à la tête d’une école privée. Selon le témoignage de sa petite-fille Suzanne Bertillon, elle est, en dépit de ses charges de famille, une femme érudite, militante, professionnellement active (Bertillon S., 1941, p. 28-37). En vacances à Saint-Valery-en-Caux, station balnéaire normande où se retrouvent les familles Bertillon et Michelet, elle suscite l’étonnement de « l’illustre historien » en passant « ses journées à la plage à étudier l’Éthique de Spinoza » (Bertillon S., 1942, p. 28)65. Il semble donc que les Bertillon comptent parmi les précurseurs de la « famille symétrique » (Willmott et Young, 1973), et témoignent d’une certaine sensibilité féministe.
53Durant les années 1863-1865, Bertillon s’implique fortement dans deux entreprises éditoriales importantes, le Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales (DESM) et le Dictionnaire de médecine de Littré et Robin. Même s’ils sont publiés par des éditeurs concurrents, Masson et Baillière, les deux ouvrages sont plus complémentaires que rivaux, le premier étant beaucoup plus détaillé que le second.
54Le DESM, animé par Amédée Dechambre (1812-1886)66, fait appel, à son lancement, à quatre-vingt-quinze collaborateurs, parmi lesquels Bertillon, dont le contrat stipule que les articles seront payés 120 francs le feuillet et que chaque collaborateur recevra gratuitement un exemplaire complet du dictionnaire67. Il est alors prévu que l’ouvrage compte vingt volumes de 800 pages chacun ; en fait, il en comportera cent qui paraîtront de 1864 à 1889. Bertillon, qui le décrit comme « la publication médicale la plus importante de notre siècle68 », s’engage financièrement dans l’entreprise69 et va consacrer, jusqu’en 188170, une grande part de son énergie à la rédaction de rubriques de ce dictionnaire, couvrant tout le spectre de ses compétences en mycologie, craniologie, statistique et, surtout, démographie. Il consolide ainsi ses liens avec la maison Masson.
55Après avoir travaillé chez Larousse, Victor Masson (1807-1879) a pris, en 1846, le contrôle des éditions Nicolas Crochard, spécialisées dans le domaine médical. En 1857, il a édité les Conclusions statistiques contre les détracteurs de la vaccine (1857a). Son fils et successeur Georges Masson (1839-1900) ravit en 1872 le titre de « librairie de l’Académie de médecine » à J.-B. Baillière et fils, renforçant ainsi sa position dominante dans le champ de l’édition médicale française. En 1874, Masson publie l’ouvrage majeur de Bertillon, La démographie figurée de la France. Il édite aussi le magazine La Nature, dirigé par Gaston Tissandier (chimiste, aérostier, vulgarisateur scientifique), auquel contribuent Jacques Bertillon, notamment pour rendre compte de l’ouvrage paternel La démographie figurée (Bertillon J., 1874), ainsi qu’Alphonse Bertillon71. Le Bulletin de la Société d’anthropologie de Paris, dont Bertillon père est l’un des plus fidèles contributeurs, et dans lequel figurent des textes de Jacques et d’Alphonse Bertillon (SAP, 1900, p. 155), est également publié chez Masson. Et c’est encore chez Masson que paraît, après 1877, la Revue d’anthropologie, dans laquelle Jacques Bertillon présente les Annales de démographie internationale (Bertillon J., 1879a)72. Bertillon père étant souvent en retard dans la livraison de ses textes pour le DESM, Amédée Dechambre, si ses relances directes restent infructueuses, demande à Jacques, devenu lui aussi l’un des auteurs du dictionnaire, d’intervenir auprès de son père pour lui rappeler les échéances73. Après le décès de Louis-Adolphe Bertillon, qui survient alors que le DESM n’en est encore qu’à la lettre S, Jacques Bertillon poursuit l’œuvre paternelle en rédigeant les importantes notices « Survie » et « Taille » (Bertillon J., 1884 ; 1885a)74. Ainsi, les Masson se succèdent à la tête de leur maison d’édition et les Bertillon font de même avec leur maison, plus informelle, de démographie et d’anthropologie, les alliances entre les deux lignées se répétant de génération en génération (voir le tableau 2).
56En 1865, Bertillon assure les rubriques de « statistique médicale » de la nouvelle édition du Dictionnaire de médecine, de chirurgie, de pharmacie, des sciences accessoires et de l’art vétérinaire de Nysten, dirigée par Émile Littré et Charles Robin. Littré (1801-1881), qui a étudié la médecine sans soutenir sa thèse de doctorat, est un disciple d’Auguste Comte dont il s’éloigne lorsque celui-ci devient soutien de l’Empire et chef de secte auto-intronisé « grand-prêtre de l’humanité » (Heilbron, 2007 ; Gouhier, 1931 ; Wartelle, 2001). Charles Robin (1821-1885), membre de l’Académie de médecine depuis 1856, est un autre « positiviste hétérodoxe » (Heilbron, 2007, p. 309), exclu par Comte de « l’Église positiviste » en même temps que Littré ; il a été député de la Charente-Inférieure et va être élu membre de l’Académie des sciences en 1866 (ibid., p. 313). Pour la première fois, un dictionnaire comporte une notice « Démographie », et c’est Bertillon qui en est l’auteur. Les notices « Vie moyenne » et « Vie probable » reprennent une distinction introduite au xviiie siècle – par la suite, l’expression « espérance de vie » s’imposera dans les usages au détriment de celle de « vie probable ». Ce travail sur les notions-clés de l’approche démographique de la mortalité fait aussi l’objet d’une présentation devant l’Académie impériale de médecine (1865k).
57Début 1866, Bertillon est nommé médecin inspecteur des thermes d’Ussat, dans l’Ariège75. Il séjourne chaque été dans cette petite commune pyrénéenne fréquentée par des curistes, surtout des femmes souffrant de maladies utérines (1866g). Mais le 29 mai, Zoé meurt brutalement d’une « congestion des centres nerveux ». Pour Bertillon, 1866 devient la « fatale année ». (1866g, p. 1 ; Bertillon J. et al., 1883, p. 32). Il se retrouve seul à élever trois garçons âgés de 7 à 14 ans et ne se remariera pas. Les obsèques, civiles, relèvent de la catégorie de « l’enterrement-manif » qui « offre la possibilité d’une prise de parole – littéralement, par la prononciation d’oraisons funèbres, et symboliquement, par l’occupation de la rue – à une époque où toute autre forme de manifestation est interdite76 » (Creyghton, 2019, p. 33). Bertillon, éploré, prononce un éloge de l’enseignement laïque des jeunes filles, dans lequel son épouse s’était investie aux côtés d’Élisa Lemonnier, elle-même décédée moins de deux ans auparavant. Ce discours suscite dans La Gazette de France une réplique de l’évêque Dupanloup, qui s’indigne de la manière dont « madame B*** », libre-penseuse, a élevé ses enfants77. Bertillon répond : « nous souhaitons donc l’un et l’autre le règne de la justice sur la terre, vous l’attendez de l’amour d’un Dieu et nous, de la science des hommes » (1866f). Félix Dupanloup (1802-1878) est l’un des inspirateurs de la loi Falloux (1850) donnant à l’Église catholique un rôle important dans l’organisation des enseignements primaires et secondaires. Bertillon milite, lui, pour la séparation, en tout domaine, des Églises et de l’État. Mais il soutient sans réserve les initiatives de son beau-père et de son épouse en matière d’enseignement privé. Partisan d’un État laïque et socialement protecteur, il témoigne aussi d’une sensibilité économique libérale, entendant laisser à l’initiative privée de larges espaces d’intervention, que ce soit dans le domaine de l’éducation, des mutuelles, des assurances (1869j ; 1876f ; 1880a). Sans souscrire pour autant à une conception mécaniste des effets du milieu familial, on peut relever que ce libéralisme est en affinité avec le statut d’entrepreneur de son père et de son beau-père.
58En 1869, Bertillon participe, en tant que membre du comité éditorial et en tant qu’auteur, à un ambitieux projet d’Encyclopédie générale dirigé par Louis Asseline78, un libre-penseur qui vient d’éditer les œuvres complètes de Diderot et qui entend donner à l’encyclopédie de Diderot et d’Alembert un équivalent mis à jour. Pour Philip Nord, « l’opposition anti-impériale a produit en série des encyclopédies de toutes formes et de toutes tailles » (Nord, 1995, p. 237) ; Bertillon, dont l’œuvre est faite majoritairement de notices de dictionnaires et d’encyclopédies, illustre la pertinence de la remarque de l’historien américain. Il est cette fois l’auteur des notices « Accidents », « Acclimatement et acclimatation », « Âge de l’homme », « Anthropologie », « Australie (Histoire naturelle et anthropologie) », « Autriche (Démographie) » et « Bade, grand-duché de (Démographie) » (1869g ; 1870b ; 1871a). La guerre ayant mis un terme à la parution des fascicules, l’entrée « Basques » restera à l’état d’épreuves (1870o). Le dictionnaire s’accompagne d’un Almanach de l’Encyclopédie générale qui paraît en 1869 et 1870 et qui s’ouvre sur un calendrier républicain79. La page de titre met en exergue une phrase présentée comme un extrait de la Déclaration des droits de l’homme : « La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique et mettre l’instruction à la portée de tous les citoyens » ; il s’agit d’un passage de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen la plus avancée en termes de droits sociaux, celle du 24 juin 1793 (article 22), et non de celle de 1789. Les chapitres dus à Bertillon, sur la biologie (1869a) et la démographie (1870a), présentent des tonalités matérialistes et anticléricales affirmées80.
59Le 4 janvier 1870, Bertillon communique à l’Académie de médecine les résultats des recherches qu’il a entreprises sur la mortalité des enfants et des adolescents. Il recourt à un mode d’expression nouveau pour lui, la cartographie, en appuyant son propos sur des cartes de France représentant les variations interdépartementales de la mortalité. Et il enrichit le lexique de la jeune discipline démographique en employant, pour la première fois semble-t-il dans l’histoire, le mot « immigré81 ».
60Le 2 juin 1870, Bertillon présente, devant la SAP, une communication sur la « Valeur philosophique de l’hypothèse du transformisme » (1870k). Il en envoie un tiré à part à Charles Darwin, dont il s’estime proche. Darwin le remercie en se félicitant de leur accord à propos de la théorie de l’évolution, tout en regrettant que Bertillon accorde autant de crédit aux analyses du naturaliste Louis Agassiz, qui prétend réconcilier créationnisme et darwinisme82.
5. Le tournant de la guerre de 1870-1871
61Au lendemain de la défaite de Sedan, Louis-Adolphe Bertillon, Paul Broca, Paul Bert, Charles Robin, tous membres de la Société d’anthropologie de Paris et opposants notoires au Second Empire, se joignent à Gambetta dans la poursuite de la lutte contre les troupes prussiennes (Brais, 1993, p. 107). Broca est responsable d’une « ambulance […] faite d’une douzaine de baraquements édifiés pour les blessés de guerre et alignés sur toute la longueur du Jardin des Plantes » (Schiller, 1990, p. 305), Paul Bert devient secrétaire général de la préfecture de l’Yonne, Robin dirige les services médicaux de l’Armée. Quant à Bertillon, il préside tout d’abord le comité d’hygiène du 5e arrondissement qui, face à la recrudescence de la variole, propose d’organiser une campagne de vaccination83. Le 2 octobre, le gouvernement de la Défense nationale le nomme membre du Conseil général des hospices de la Seine et, le 10 octobre, maire du 5e arrondissement (Panthéon) à titre provisoire84. Ayant à organiser le ravitaillement de la population et le recrutement des soldats volontaires dans la Garde nationale, Bertillon se distingue en améliorant la publicité de l’appel à mobilisation : sur le modèle des enrôlements de 1792, il fait installer une tribune sur la place du Panthéon et organise le traitement de masse des bulletins d’engagement par les employés de mairie85. Aux élections municipales du 5 novembre 1870, battu par un candidat proche de Thiers, il compte parmi les trois maires sortants parisiens non réélus (Sangnier, 1888, p. 422-425)86. Il aura été maire pendant moins d’un mois. Il se présente de nouveau, en vain, aux élections municipales du 30 juillet 1871, le quotidien Le Français le présentant comme « connu pour ses idées radicales ».
62Bertillon est le principal rédacteur des « Principes généraux et statuts de l’Union républicaine du 5e arrondissement », une plaquette de novembre 1870 (document 1) par laquelle le mouvement qui s’est créé autour de Gambetta prévoit de se doter, sur le modèle de la République romaine, d’une organisation en décuries et centuries, et affirme l’ambition de fédérer toutes les nuances du parti républicain87.
Document 1. Les statuts de l’Union républicaine du 5e arrondissement, novembre 1870

Source : collection particulière.
63Nommé le 18 novembre inspecteur général des établissements de bienfaisance de France, Bertillon va exercer ces fonctions jusqu’au 23 août 1871. Le 25 novembre, il est requis par l’Intendance militaire comme médecin traitant. Du 9 janvier jusqu’en mars 1871, à la demande de cette Intendance, il remplit les fonctions de médecin en chef de l’hôpital militaire établi dans la caserne de Lourcine. Pendant la Commune de Paris, il reçoit du gouvernement de Versailles l’ordre d’aller faire une tournée d’inspection dans les hôpitaux de province occupés par les Prussiens88.
64Le 19 janvier 1871, l’un des fils d’Achille et Agarit Guillard, Léon, qui s’était engagé dans la Garde nationale, est tué à la bataille de Buzenval. Cet avocat, considéré comme un frère par Bertillon (1871d), s’était tourné vers l’anthropologie et était devenu le secrétaire de Paul Broca.
65Lors des premiers affrontements entre les Versaillais et la Commune, Bertillon, ne se rangeant dans aucun des deux camps, soutient les initiatives de la Ligue d’union républicaine des droits de Paris, qui recherche une conciliation entre les belligérants (Nord, 1995, p. 45 ; Pigeard-Micault, 2012, p. 36). Jacques Bertillon, jeune étudiant en médecine vite nommé médecin auxiliaire, soigne les blessés à l’hôpital militaire du Val-de-Grâce. Le 26 mai 1871, écrivant à son père qui est en tournée d’inspection en Normandie, il lui rend compte des combats de la Semaine sanglante : le 24, des communards ont incendié l’Hôtel de Ville et une partie de la rue Saint-Bon, où Bertillon détient son immeuble de rapport ; le bien familial a été épargné de justesse ; partisan de Thiers, Jacques Bertillon se félicite de ce qu’un des incendiaires ait été fusillé sous ses yeux89. Les documents manquent à propos de la position de son père face à ces événements.
66Louis-Adolphe Bertillon indiquera dans une lettre à Adolphe Quetelet : « dans cette fatale guerre, j’ai eu le malheur de perdre et une partie de ma petite fortune, et une partie de mes manuscrits90 » (les dommages subis ne sont pas plus précisément connus). Il contribuera à une « souscription nationale pour la libération du territoire » organisée par le quotidien Le Temps en vue de la résorption de la dette de 5 milliards de francs imposée par l’Allemagne, qui proportionnait son retrait des zones occupées au montant des versements français91.
67La guerre de 1870-1871 marque un tournant pour Bertillon, non seulement parce qu’elle touche durement ses proches, mais aussi parce que le choc de la défaite contribue à faire mieux percevoir le recul relatif de la France dans la population européenne. Louis-Adolphe Bertillon va dès lors consacrer un nombre croissant de publications à la démographie de la France et des pays voisins.
68En 1872, il prend part à la fondation de la Société de sociologie92 – la première société de sociologie au monde, mais il s’agit d’un club politique, ou d’un think tank avant la lettre, plus que d’une société savante – qui est, tout comme le dictionnaire médical Nysten, animée par le duo Émile Littré-Charles Robin, et qui regroupe des adeptes du positivisme comtien (Heilbron, 2007). Il est l’un de ses vice-présidents. Nicolas Gustave Hubbard, issu de l’École nationale d’administration créée par la Seconde République et beau-frère de Bertillon (il a épousé la plus jeune sœur de Zoé, Marie Guillard), compte aussi parmi les vingt-cinq fondateurs de ce groupement éphémère dont plusieurs membres, à commencer par Littré93, vont suivre des carrières politiques éminentes (Heilbron, 2007, p. 323-326). Devant la Société de sociologie, Bertillon lit un mémoire, « De l’influence des milieux sur nos idées et nos mœurs », qui est publié dans La Philosophie positive (1872g). Il donne plusieurs autres articles à cette revue (1869m ; 1872f ; 1876o). Il tient Littré comme un « vénérable maître et ami » (1875c, p. 731). En janvier 1873, il participe au banquet offert à Littré à l’occasion de l’achèvement du Dictionnaire de la langue française ; Charles Robin, Léon Gambetta et Grégoire Wyrouboff, l’animateur de La Philosophie positive, prononcent des discours94.
69En avril 1873, une élection législative partielle à valeur de test national témoigne de ce que Bertillon s’éloigne de Gambetta. Jean-Claude Wartelle en a indiqué l’importance :
« Si […] on classe les mois révolutionnaires (juillet 1830, juin 1848, mars 1871) comme périodes majeures de l’histoire parisienne, la campagne électorale qui opposa en avril 1873 Désiré Barodet, maire destitué de Lyon, au comte Charles de Rémusat, ministre des Affaires étrangères de Thiers, est un événement de seconde grandeur qui impressionna beaucoup les contemporains ; événement parisien et national d’ailleurs car il passionna la France entière et son résultat fut politiquement important (mais sans issue) : le succès de Barodet entraîna la chute de Thiers le mois suivant et l’établissement de l’Ordre moral » (Wartelle, 1980, p. 601).
70Dans ce « règlement de compte entre les deux vedettes politiques de l’époque, Thiers et Gambetta, et au-delà d’eux-mêmes, entre les deux conceptions possibles de la république, ou conservatrice ou démocratique » (Wartelle, 1980, p. 602), Louis-Adolphe et Jacques Bertillon, comme Paul Broca et Émile Littré, soutiennent l’orléaniste Rémusat95. La famille Bertillon (au sens large) est divisée : Nicolas Gustave Hubbard a pris parti pour Barodet, qui est élu – d’où la désignation de ce scrutin comme « l’élection Barodet » (Wartelle, 1980). Thiers, dont le candidat a été défait, démissionne de l’exécutif. Le camp royaliste tire profit de la division des républicains et le maréchal Mac Mahon succède à Thiers. Les divisions entre orléanistes et légitimistes vont affaiblir à leur tour le gouvernement, de sorte qu’en janvier 1875, l’adoption de l’amendement Wallon, instaurant le septennat pour le président de la République, ouvre la voie à une série de mesures dotant le nouveau régime d’un cadre institutionnel durable (Mollier et George, 1994). Aux élections législatives de 1876, les républicains remportent une ample victoire, dégageant pour Bertillon de nouvelles perspectives de carrière.
71L’été 1873, à Lyon, Bertillon participe à la deuxième session de l’Association française pour l’avancement des sciences (l’Afas), une société savante créée l’année précédente à l’initiative de Claude Bernard et d’Armand de Quatrefages, qui seront ses premiers présidents (Paul Broca la présidera lui aussi)96. Bertillon, qui devient un fidèle des congrès de l’Afas97, présente une communication intitulée « La population française. Mortalité à chaque âge en France et en chaque département, en chaque mois de l’année » (1873m), dans laquelle Libby Schweber voit un tournant important : « Tandis que jusqu’en 1872, Bertillon avait présenté son travail comme un effort pour documenter la vitalité de la population et promouvoir l’hygiène publique, en 1873, ce but a été remplacé par de nouvelles préoccupations sur la dépopulation et la puissance nationale » (Schweber, 2006, p. 74, trad. A. C.). En fait, ce texte de 1873 reprend beaucoup d’éléments déjà présents dans des travaux antérieurs et notamment dans l’entrée « Population » du dictionnaire de Nysten de 1865. C’est assez progressivement que Bertillon va adopter un ton de plus en plus alarmiste à propos de l’affaiblissement de la « vitalité » de la France. Certes, après la défaite, il fait plus de place à l’étude de la dynamique de la population française, mais en 1874 encore, il se situe avant tout dans la perspective de la recherche d’une diminution de la mortalité : « Il est mieux encore de conserver les générations que de les renouveler », écrit-il dans La démographie figurée (1874a, p. 2). Trois ans plus tard, il se propose cette fois de « sonder les mystères de l’insuffisante prolification » de la population française (1877a), et en 1879, en conclusion de son important article « Démographie de la France » paru dans le DESM « après tant d’années de préparation » (1879a, p. 559), il met l’accent sur « l’inquiétante » diminution de la natalité. Bertillon dramatise le sujet tant par le contenu de son texte que par le recours à une typographie exubérante, avec l’usage d’italiques, de petites et grandes majuscules, de variations d’espacements, et d’un double point d’exclamation (ibid., p. 55798) :

72Lorsque Jacques Bertillon s’engage dans une lutte radicale contre la dénatalité et contre le contrôle des naissances – lutte analysée en profondeur par Joseph J. Spengler puis par Fabrice Cahen (Spengler, 1938 (1979) ; Cahen, 2016) – il s’inscrit donc dans le prolongement des positions vers lesquelles son père avait évolué au cours des années 1870.
73Bertillon poursuit sa conclusion de l’article « France » en ajoutant une touche d’eugénisme à sa définition des missions de la démographie :
« Sans doute la Démographie est surtout une science de l’avenir ; c’est une science qui, connue ou ignorée, appliquée ou dédaignée, peut beaucoup pour déterminer le devenir des nations (car la sélection, puissance directrice de force majeure [souligné par A. C.], garantit sûrement la supériorité aux peuples qui la prendront pour guide), aussi suis-je sans inquiétude sur la future destinée de cette science » (1879a, p. 558).
74Revenons en 1874, année particulièrement productive, marquée tout d’abord par la publication dans le DESM des longues notices « Champignons », acmé de l’œuvre mycologique de Bertillon (1874c), et « Mariage » (1874b), largement consacrée à l’étude de la mortalité comparée des célibataires, des mariés et des veufs, thème auquel Bertillon consacre de nombreuses publications, et que Jacques Bertillon élargira à l’étude des effets du divorce (1871c, 1872f, 1874a, 1875h ; Bertillon J., 1883). Ce type d’approche, transposé à l’analyse des taux de suicide selon le statut matrimonial, est au cœur du livre majeur d’Émile Durkheim99 dont la méthodologie s’inspire des Bertillon : si la théorie durkheimienne de l’intégration et de la régulation sociales est pleinement originale, les principaux tableaux du Suicide décalquent le type d’analyse multivariée déjà pratiqué par les Bertillon, décomposant avec virtuosité les effets croisés de l’âge, du sexe, de la localisation et du statut matrimonial sur une variable dépendante, la mortalité générale pour les Bertillon, celle par suicide chez Durkheim100.
75Bertillon père défend, comme le feront Durkheim puis Maurice Halbwachs (Halbwachs et Sauvy, 1936 [2005], p. 319), la thèse selon laquelle le mariage a des effets protecteurs. Il se démarque, sur ce point, du britannique Herbert Spencer qui préfère mettre en relief les effets de sélection du mariage (voir le chapitre 19 ci-après). Spencer (1820-1903), qui a d’abord été journaliste puis ingénieur, est le prolifique auteur de publications qui, en embrassant les domaines de la biologie, de la sociologie, de la psychologie et de la philosophie, contribuent à faire connaître d’un large public les thèses évolutionnistes. Ses divergences avec Bertillon peuvent paraître paradoxales, les deux hommes ayant en commun de se réclamer de Charles Darwin ; mais Bertillon critique, comme Darwin lui-même, la transposition spencerienne de la théorie de l’évolution aux sociétés humaines. Pour Spencer, l’institution du mariage, en limitant la descendance des célibataires, assure the survival of the fittest, la survie des plus aptes, ou des plus adaptés (Spencer, 1864, t. 1, p. 44). Bertillon, tout en participant par ailleurs d’une anthropologie raciale, prédominante au sein de la SAP, qui tend à surestimer massivement le poids des déterminismes héréditaires dans la vie sociale, dénonce l’omission, chez Spencer, du phénomène de la surmortalité des veufs, qui atteste des effets intrinsèquement protecteurs du mariage. Il est en outre choqué par l’« extraordinaire légèreté » avec laquelle Spencer s’appuie sur des observations, prenant un chiffre pour un autre, confondant la mortalité en France et en Belgique, etc. (1875h, p. 243). Chez Bertillon, le travail empirique prend généralement le pas sur la théorisation avec, au bout du compte, une assez grande part d’incertitude quant aux options théoriques majeures qui sont les siennes.
76Deux événements importants et connexes interviennent en 1874 : l’adoption de la loi Roussel sur la protection de l’enfance et la publication de la Démographie figurée de la France.
77Le docteur Théophile Roussel (1816-1903), membre de l’Académie de médecine depuis 1872, député républicain de la Lozère, dont la grande cause est la protection de l’enfance, est décrit par Paul Strauss comme un « saint Vincent de Paul laïque101 ». Dans le cadre de la préparation de la loi qui va porter son nom, il anime une commission parlementaire qui fait appel à Bertillon : le 4 février 1874, celui-ci présente, carte à l’appui, une communication sur « la mortalité des enfants du premier âge ». La surmortalité infantile est massive dans les départements avoisinant Paris et Lyon, où sont nombreux les enfants placés en nourrice. Les documents produits sont extraits de l’atlas que Bertillon est sur le point de faire paraître sous le titre La démographie figurée de la France (1874a). Ils innovent notamment par le recours à la cartographie, dont il semble bien qu’elle n’ait jamais été mise en œuvre auparavant dans un rapport au Parlement. Le combat de Roussel et de Bertillon ne sera pas vain : au long du siècle à venir, la lutte contre la mort va connaître « ses plus grands succès dans le domaine de la mortalité infantile ou mortalité de la première année » (Monnier, 1985, p. 47).
78La Démographie figurée de la France, précédée et suivie de nombreuses publications satellites, occupe une place centrale dans l’ensemble des travaux que Bertillon mène après 1870. Cet in-folio lithographié coûte cher à produire, fait appel à un langage parfois ésotérique, et s’inscrit dans une discipline émergente dont le nom même est encore ignoré du grand public. Georges Masson accepte de le publier, mais aux frais de l’auteur, qui va mettre beaucoup d’énergie à démarcher les éventuels souscripteurs. La diffusion reste modeste, justifiant la prudence de Masson102.
79Bertillon soumet son ouvrage à un concours organisé en 1875 par l’Académie des sciences morales et politiques en vue de l’attribution du prix Victor-Cousin sur le thème de l’étude des causes des mouvements de population. Bien que se situant au cœur du sujet, il n’obtient que le deuxième prix : Émile Levasseur émet un rapport très favorable, mais Joseph Garnier – de manière bien peu convaincante – considère que les taux de mortalité présentés dans l’ouvrage résultent de calculs de second ordre qui s’éloignent par trop de la réalité (Schweber, 2006, p. 78-80)103. L’année suivante, Bertillon sollicite pour son livre le prix Montyon de statistique, décerné par l’Académie des sciences ; en butte cette fois aux critiques du mathématicien Jules Bienaymé, pour qui une étude appuyée sur des informations de seconde main, issues des recensements ou de l’état civil, ne peut pas être considérée comme originale, il a l’amertume de n’obtenir qu’une mention « très honorable », le prix n’étant pas attribué cette année-là104.
80Fort des accomplissements que constituent son rôle dans la préparation de la loi Roussel, la publication de la Démographie figurée, ainsi que ses nombreuses contributions à deux grands dictionnaires de médecine, Bertillon se porte candidat à l’Académie de médecine, dans la section des associés libres (1875a). Une première tentative de sa part, dix ans plus tôt, s’était soldée par un échec et, lors d’une deuxième tentative en 1870, il s’était désisté en cours de route105. Il assure que son élection serait un signe important de reconnaissance de la statistique et de la démographie. En dépit du rapport favorable établi par une commission composée de Broca, Roussel et Jules Bergeron (un autre des dénonciateurs, avec Bertillon et Roussel, des ravages de la mortalité des nourrissons), il subit un échec retentissant, ne recueillant qu’une voix, tandis qu’Amédée Dechambre, qui présente un solide dossier de publications plus typiquement médicales, est élu (Broca, 1875 ; Schweber, 2006, p. 81). Libby Schweber établit d’ailleurs un lien qui semble tout à fait pertinent entre les résultats négatifs que Bertillon obtient dans ses recherches de reconnaissance auprès de trois académies représentant les disciplines établies, et son engagement résolu, au cours des années suivantes, dans l’institutionnalisation de la démographie en tant que discipline autonome (ibid., p. 82).
81Aux élections législatives des 20 février et 5 mars 1876, la victoire du camp républicain, qui obtient près de trois quarts des voix, est acquise dès le premier tour. Achille Guillard, mort le 20 février, est enterré civilement le 22 ; quelques jours auparavant, de telles cérémonies laïques étaient encore interdites par le gouvernement d’Ordre moral. Louis-Adolphe Bertillon prononce un éloge funèbre qui se conclut sur les propos suivants :
« MM, il me semble qu’en ce jour, de deuil ici, mais d’espérance pour la patrie, dans ce jour où la République sort enfin victorieuse et légalement victorieuse d’une lutte qui dure depuis bientôt un siècle, il me semble que c’est un pieux devoir que d’apporter le tribut de notre reconnaissance sur la tombe de ceux qui, comme M. Guillard, ont été parmi les valeureux ouvriers de la veille qui nous permettent, hier j’aurais dit ce grand espoir, aujourd’hui je puis dire cette inestimable réalité.
Oui, Mmes et MM, ces nobles passions de l’esprit et du cœur, cette aspiration incessante et active vers les progrès scientifiques et sociaux, et c’est tout un, voilà un cordial contre les amertumes de la vie dont ceux-là seuls, qui ne les ont pas essayées, mettront en doute l’efficacité, mais dont le noble vieillard que nous pleurons a été pour nous tous un admirable exemple ! » (1876q).
82En août 1875, Bertillon accède enfin à une reconnaissance académique durable : il est nommé professeur à l’École d’anthropologie, que dirige, au sein de la Faculté de médecine de Paris, son ami Paul Broca (voir SAP, 1889, p. 41-55). Créée grâce au soutien de Gambetta106, cette école, qui ne délivre pas de diplômes, compte six chaires. Celle qu’il va occuper officiellement le 1er janvier 1876 s’intitule « Démographie et géographie médicale », et il semble qu’elle soit la toute première chaire de démographie au monde (document 2). Les cours de Bertillon donnent lieu à des publications dans lesquelles il définit sa conception de la démographie, décrit l’apport des précurseurs de la discipline, s’attaque à l’analyse comparée des populations européennes, et forge l’expression d’« analyse démographique » (1876l ; 1877b ; 1877e)107.
Document 2. Carte de visite de Louis-Adolphe Bertillon (1878)

Source : collection particulière.
83Dans le volume d’hommages posthumes qu’ils consacrent à leur père, ses fils décrivent les conditions dans lesquelles Bertillon délivrait ses enseignements :
« Son cours fut, dès la première année, suivi par un nombreux auditoire. Il constituait d’ailleurs, pour rendre ses leçons plus claires, un riche matériel de cours. Des diagrammes, des cartogrammes très nombreux furent habilement dessinés sous sa direction par sa collaboratrice dévouée, sa nièce, Melle Jeanne Bertillon. On a pu admirer un certain nombre de ces diagrammes à l’Exposition universelle de 1878, dans la section d’anthropologie » (Bertillon J. et al., 1883, p. 41-42)108.
84Un tout autre éclairage est porté sur les talents de Bertillon par Léonce Manouvrier (le successeur de Broca à la tête du Laboratoire d’anthropologie), qui le décrit comme « aussi mauvais orateur que savant profond et consciencieux109 ». Ce manque de brio a pu stimuler la créativité de Bertillon en matière d’expression graphique : peu éloquent, il s’efforçait de capter l’attention de son public en commentant des cartes et des diagrammes placardés sur les murs. Il est donc, avant la lettre, un fervent utilisateur de posters – des affiches combinant ici textes, tableaux et graphiques – qu’il fait réaliser par des collaboratrices féminines, non seulement sa « nièce » Jeanne Bertillon, mais aussi sa belle-fille Maly Notar-Bertillon, cette dernière facturant ses services110.
6. Des congrès, une revue : la naissance de la démographie comme discipline organisée
85L’année 1877 est marquée par la création des Annales de démographie internationale (ADI), préparée dans le cadre du Congrès international d’hygiène et de démographie tenu à Bruxelles en 1876. Le premier Congrès international de statistique, réuni, déjà à Bruxelles, en 1853, avait donné corps à un « internationalisme statistique » (Brian, 1989a) ; de la même manière, le congrès de 1876 marque l’émergence d’un internationalisme démographique, qui s’affirme encore davantage lors du premier Congrès international de démographie (dissocié, cette fois, du Congrès d’hygiène) tenu à Paris en 1878, parallèlement à la naissance des ADI, première revue au monde à être entièrement vouée à la démographie. Une différence importante entre les congrès de statistique et les congrès de démographie est le fait que la démographie constitue un réseau qui n’a pas de centre : aucune individualité n’exerce sur la nouvelle discipline une influence personnelle similaire à celle que Quetelet avait imprimée sur la statistique, jusqu’à son décès en 1874.

Source : collection particulière.
86La page de titre des ADI est ornée d’un monogramme représentant un globe terrestre traversé par une banderole portant la devise Mundum regunt numeri (« Les nombres gouvernent le monde »). On peut voir là un hommage à Quetelet qui avait placé la même phrase en exergue de ses Instructions populaires sur le calcul des probabilités111. Au dos de cette page, on trouve une liste de vingt-trois « principaux collaborateurs », dont la composition a été très bien analysée par Libby Schweber (2006, p. 141-142). L’Italie, l’Empire austro-hongrois, la Russie, l’Empire allemand, la Belgique, le Royaume-Uni, la Grèce, le Portugal, la Suède, les États-Unis y sont représentés, le plus souvent par des responsables d’institutions statistiques publiques exerçant leurs compétences à l’échelon soit d’un pays, soit d’une grande métropole. Les correspondants russes disparaîtront bientôt de la liste, faute d’apport significatif à la vie de la revue. Côté Français, les participants relèvent de deux réseaux principaux, celui des médecins de la Société d’anthropologie de Paris et celui des statisticiens et économistes de la Société de statistique de Paris. Louis-Adolphe et Jacques Bertillon cumulent ces deux appartenances. Émile Levasseur, membre de l’Institut (Académie des sciences morales et politiques), professeur au Collège de France, ancien président de la Société de statistique de Paris, apporte le plus marquant de tous les parrainages.112C’est à sa demande et à celle de Bertillon que le médecin et anthropologue Arthur Chervin (1850-1921), un disciple de Broca qui jusque-là ne s’était intéressé que marginalement à la démographie, et uniquement à la fécondité, accepte de diriger la revue. Jacques Bertillon le caractérise par un « infatigable esprit d’entreprise », auquel il impute la création des ADI et la tenue du Congrès international de démographie de 1878113. Chervin signe au début du premier numéro des ADI un éditorial programmatique qui comporte une définition large de la démographie, recouvrant approximativement ce qu’on appellera plus tard les population studies : les Annales ont pour objet l’application des méthodes statistiques à l’étude des faits sociaux, en signalant d’abord « l’existence des faits », puis en en cherchant les causes, qui sont généralement multiples. On note que le mot « race » est absent de ce manifeste. L’approche comparative internationale est privilégiée parce qu’elle se prête à l’identification de causes qui passeraient inaperçues si l’observation portait sur un seul pays :
« Souvent […] une cause occasionnelle très manifeste chez une nation est masquée ou dénaturée par une autre chez la nation voisine, de même que des influences difficiles à constater dans un pays dominent quelquefois tout le phénomène dans tel autre. Voilà pourquoi nos Annales s’occuperont de la démographie internationale » (Chervin, 1877, p. 2).
87Ce programme comparatiste est mis en œuvre dans la suite du fascicule avec un long article inaugural de Louis-Adolphe Bertillon sur les mouvements de la population dans les divers États de l’Europe, texte issu des cours qu’il dispense à l’École d’anthropologie (1877b).
88Au cours de leurs sept années d’existence, les Annales publient, en français, des travaux majeurs émanant des meilleurs démographes européens. À partir de 1879, Jacques Bertillon seconde Chervin en tant que secrétaire de rédaction, et lui succède en 1882 en tant que directeur. La part de trois des Bertillon (Louis-Adolphe, Jacques et Alphonse) dans le total des pages publiées est particulièrement élevée dans les deux dernières années de la revue (58 % environ en 1882 et 1883), cette évolution témoignant d’une certaine incapacité du cercle des fondateurs à s’élargir et à se renouveler. Les énergies de Bertillon père depuis 1880 et de Jacques à partir de 1883 sont absorbées par la statistique de la ville de Paris, au détriment des ADI ; en outre la concurrence du JSSP se fait plus fortement sentir114. Les derniers numéros paraissent avec retard115, et la disparition des ADI suit de quelques mois celle de Louis-Adolphe Bertillon. Il s’ensuit une très longue éclipse : de nouvelles créations, plus durables cette fois, de revues de démographie de rang international n’interviendront qu’en 1934 à Rome avec Genus, en 1946 à Paris avec Population et, en 1947 à Londres, avec Population Studies. Les démographes s’exprimeront entre-temps dans des périodiques moins spécialisés, au premier rang desquels le JSSP (Rosental, 2003, p. 24).
89Les ADI ont publié beaucoup de textes majeurs témoignant de l’émergence de la démographie en tant que discipline scientifique structurée à une échelle internationale. Elles ont rendu compte intégralement des travaux du Congrès international de démographie de Paris (1878), dont Louis-Adolphe Bertillon avait présidé le comité d’organisation116, et ont décrit plus succinctement celui de Genève (1882). Elles ont contribué aux débats sur les finalités et les méthodes des recensements de population, et œuvré à l’harmonisation de ceux-ci dans les différents pays européens. Jacques Bertillon y a publié une étude marquante sur le divorce, qui a contribué tant aux débats politiques précédant l’adoption, en 1884, de la loi Naquet autorisant le divorce pour faute, qu’aux développements de la sociologie naissante117. Les ADI ont fait connaître deux méthodes graphiques novatrices de suivi de cohortes, le diagramme de Lexis et le stéréogramme de Perozzo (Lexis, 1880, p. 302 ; Bodio et Messedaglia, 1880, p. 172)118 et ont publié en français un long article de William Farr sur la mortalité en Angleterre (Farr, 1877). C’est donc à tort que Jacques et Michel Dupâquier affirment que les travaux de Farr « n’ont jamais été traduits en français » (Dupâquier et Dupâquier et Dupâquier, 1985, p. 362) ; et lorsque Michel Dupâquier écrit que « les Bertillon sauront profiter de la leçon [de Farr], en effaçant des mémoires le nom de W. Farr » (Dupâquier M., 1984, p. 354), il ignore aussi bien les élogieuses références à Farr faites par Bertillon père dans son compte rendu du Congrès de statistique de Paris de 1855 et dans bien des publications ultérieures (1855e, p. 5 et 7 ; chapitre 9 et index dans le présent ouvrage), que l’évocation du « consciencieux W. Farr » par Achille Guillard (Guillard, 1855, p. 309), les onze apparitions du nom de Farr dans le seul Cours élémentaire de statistique de Jacques Bertillon (Bertillon J., 1895, p. 589), et la présence de Farr dans la liste des « principaux collaborateurs » au verso de chaque page de titre des ADI. Les relations entre Farr et Louis-Adolphe Bertillon étaient des plus cordiales119.
90Dans le cadre de l’Exposition universelle de l’été 1878, de nombreux congrès scientifiques se tiennent à Paris (Rasmussen, 1989). Ils s’inscrivent à la fois dans le champ de la science et dans celui de la politique : « on peut considérer l’Exposition universelle de 1878 comme la première d’une série d’initiatives pacificatrices des républicains au gouvernement pour rassembler le peuple » (Creyghton, 2019, p. 44). Louis-Adolphe Bertillon est l’un des présidents du Congrès international de démographie, où il présente une longue communication sur la mortalité des nouveau-nés (1878d ; 1880e). Un autre des présidents, Luigi Bodio, va bientôt lui faire attribuer l’une des plus hautes décorations italiennes, l’ordre des Saints-Maurice-et-Lazare120 (il fait de même avec Émile Levasseur121, et plus tard avec Jacques Bertillon). Luigi Bodio (1840-1920), longtemps directeur de la Statistique du royaume d’Italie, futur sénateur, premier secrétaire général puis président de l’Institut international de statistique, tient Bertillon père pour son maître, et assure qu’il lui doit sa vocation pour la statistique (Lexis, 1880, p. 302 ; Bodio et Messedaglia, 1880, p. 172). « J’ai un culte pour lui, pour sa digne mémoire. Quel homme supérieur, quelle bonté », écrira-t-il à Jacques Bertillon dans une lettre de condoléances122. Les trois hommes partagent une même approche, avant tout empirique, de la démographie.
91Toujours dans le cadre de l’exposition de 1878, Bertillon participe aussi au Congrès de statistique et à celui des sciences anthropologiques, où il expose « quarante et une cartes et tableaux, relatifs à la population française », parmi lesquelles des cartes représentant les variations par département du taux de gémellité (1874f ; Chervin, 1878, p. 44-45).
92En 1879, le ministre de l’Intérieur charge Bertillon, moyennant une rémunération annuelle de 4 000 francs, de dresser chaque année la statistique de la mortalité du premier âge de manière à mesurer les effets de l’application de la loi Roussel123. Bertillon s’engage ainsi dans une activité pionnière d’évaluation des politiques publiques, mais il ne dispose ni des moyens administratifs ni des années de vie nécessaires à l’aboutissement d’une telle mission, qui sera finalement menée à bien par son fils aîné (Bertillon J., 1902).
93Le 24 décembre 1879, Louis-Adolphe Bertillon est officiellement nommé chef de la Statistique municipale de la Ville de Paris, un service d’appellation nouvelle placé sous l’autorité du préfet de la Seine124 et qui comptera bientôt une quinzaine d’employés. Ces fonctions, qu’il cumule avec celles de professeur à l’École de médecine, l’amènent à s’investir pleinement dans l’organisation de la statistique parisienne et le détournent des questions de démographie internationale. Il définit son programme de travail dans le rapport qu’il présente devant la commission de statistique municipale (1879d). Il perfectionne la nomenclature des causes de décès et les chaînes de collecte des bulletins d’état civil ; il réforme le dispositif des publications de la ville en créant un Annuaire statistique doté d’une solide partie « Démographie » qui s’ouvre chaque année sur un mémoire original (1881a). L’Annuaire prend la suite d’un Bulletin récapitulatif annuel confidentiel et succinct qui ne comportait ni cartes, ni graphiques, ni mémoires (1880i)125. L’ambition de Bertillon est de se montrer à la hauteur des Recherches statistiques sur la ville de Paris dont il fait grand cas126 ; Joseph Fourier et le préfet Gaspard de Chabrol, qui, en 1817, avait doté la Ville de Paris d’un bureau de statistique, apportèrent un éclat certain aux premiers volumes de la série (1821, 1823, 1826, 1829), tandis que l’impact des deux dernières livraisons (1844, 1860), sous la responsabilité des préfets Rambuteau puis Haussmann, avait été plus modeste.
94Bertillon peut, enfin, publier des graphiques sans avoir à supporter lui-même les frais d’édition correspondants, comme il avait dû le faire avec la Démographie figurée de la France. L’Annuaire statistique de la ville de Paris comporte de nombreuses figures. Le diagramme n° 4 de la première livraison est peut-être la première pyramide des âges parue en France – mais il ne s’agit que d’une moitié de pyramide, ne distinguant pas les hommes et les femmes (1881a, face à la p. 160 ; [ici, document 3]). Un grand dépliant représente, sur la base des recensements de population de 1866 et 1876, l’évolution de la population des quartiers de Paris de 1866 à 1876 (1881a, p. 160s). Chaque livraison comporte des cartes détaillées des principales épidémies intervenues dans la capitale (1881a, p. 292s, et 1882a, p. 328s).
Document 3. Population parisienne et population française selon l’âge (1881a, p. 160)

Source : collection particulière.
95Jacques Bertillon, qui jusque-là aura vécu principalement de ses revenus de publiciste127, parvient à se faire nommer en juin 1883 au poste de chef de la statistique municipale, laissé vacant après le décès de son père. Il échoue en revanche à lui succéder comme professeur titulaire à l’École d’anthropologie128. À la tête de la statistique parisienne, la continuité sera grande, en de multiples domaines, entre l’action du père et celle du fils, que ce soit dans le développement de la part des graphiques dans les publications de la ville de Paris129, ou dans la réorganisation des chaînes de production statistique ; l’un et l’autre médecins et démographes, ils consacrent une grande part de leur énergie à l’amélioration de la statistique des causes de décès. Ils sont pleinement des démographes au sens indiqué par Jacques Dupâquier et Étienne Hélin : « Les autres spécialistes des sciences humaines, grands consommateurs de statistiques, entre autres les économistes, les sociologues et les criminologues […] n’avaient pas la même expérience de collecte des données que les démographes, ni la même exigence critique à l’égard des recensements. » (Dupâquier et Hélin, 1998, p. 49). La démographie est une discipline qui ne se suffit pas à elle-même : si elle est autonome dans la définition de ses concepts cardinaux (nuptialité, fécondité, mortalité, migrations, pour s’en tenir à la liste canonique proposée notamment par Louis-Adolphe Bertillon, 1874a), pour ses observations, elle décompte des événements enregistrés par des institutions dont le but premier n’est pas de contribuer aux progrès de la science : l’état civil et les recensements de population s’organisent avant tout en fonction des besoins de l’État régalien. Comme l’a souligné Alain Desrosières, la mesure statistique présuppose toujours des conventions (Desrosières, 2008) ; l’une des spécificités de la démographie est qu’elle ne joue qu’un rôle subsidiaire dans la définition de beaucoup des conventions préalables à l’élaboration des informations qui constituent sa matière première. Les démographes doivent donc consacrer une bonne partie de leur temps à des négociations tendant à ce que les administrations productrices de statistiques prennent mieux en compte leurs besoins. Dans ce genre d’exercice, Bertillon se montre entreprenant mais ne brille pas par ses talents de diplomate ; il formule notamment des jugements abrupts sur l’incapacité des responsables de la Statistique générale de la France, Alfred Legoyt puis Toussaint Loua130.
96Signe de son accès à une position intellectuelle établie, Bertillon est sollicité par le docteur René Ricoux131 pour écrire la préface de La démographie figurée de l’Algérie, étude statistique des populations européennes qui habitent l’Algérie, ouvrage dont le titre est un hommage à La démographie figurée de la France. Ricoux entend montrer que les Européens s’acclimatent assez bien en Algérie, et que leur fécondité y est supérieure à celle de leurs pays d’origine, ce qui plaide en faveur du développement d’une colonie de peuplement similaire à celles de l’Empire britannique (Andersen, 2015, p. 43-45). Dans sa préface, Bertillon exprime des doutes à propos d’une telle perspective. Pour lui, beaucoup d’Européens du Nord s’acclimatent mal en Algérie ; il estime que le bilan sanitaire est meilleur pour les femmes françaises vivant en Algérie que pour les hommes, et plaide pour des mariages entre des Françaises d’Algérie et des Italiens ou des Espagnols (1880f, p. xi). Regrettant probablement d’avoir demandé une préface à Bertillon, Ricoux rajoute une longue note où il maintient sa thèse très favorable aux migrations de peuplement vers l’Algérie (Ricoux, 1880, p. xii-xiii). À la différence de la Démographie figurée de la France, l’ouvrage de Ricoux est couronné par l’Académie des sciences qui lui décerne le prix Montyon de statistique.
97Le 9 juillet 1880, Paul Broca meurt subitement. Membre de l’Académie de médecine, nommé depuis peu sénateur inamovible, il était le plus proche et le plus puissant des amis de Louis-Adolphe Bertillon. Son décès fragilise la position de la démographie parmi les enseignements de la Faculté de médecine de Paris. Cette chaire sera supprimée après la mort de Bertillon père. En France, la discipline démographique venait d’émerger institutionnellement sur le terreau de la médecine et de l’anthropologie ; selon un scenario similaire, la psychologie expérimentale s’émancipait en Prusse, à peu près au même moment, en rompant avec la physiologie (Ben David et Collins, 1966). Cette autonomisation de la démographie, largement due aux influences personnelles de Broca et de Bertillon, était encore réversible. Une seconde institutionnalisation, durable cette fois, n’interviendra en France que durant l’entre-deux-guerres. Elle suivra un sentier de dépendance déjà emprunté par Achille Guillard puis par Émile Levasseur132, passant moins par les terres de la médecine et de l’anthropologie que par celles des sciences économiques, avec cette fois Adolphe Landry et Alfred Sauvy comme acteurs principaux ; sous Vichy, la médecine reprendra de l’influence avec la création de la Fondation française pour l’étude des problèmes humains, très pluridisciplinaire mais confiée au « régent » Alexis Carrel, prix Nobel de médecine en 1912 (Rosental, 2003).
98Après avoir versé 200 francs en vue de l’érection d’un monument à la mémoire de Paul Broca133, Bertillon, dans une lettre dont il a conservé le brouillon, demande de manière très pressante à la veuve de son ami qu’elle autorise le prélèvement du cerveau du défunt à des fins d’autopsie :
« Si vous nous le conserviez, ce serait désormais sur ce cerveau d’homme de génie que ses successeurs scientifiques apprendraient à lire les signes de la puissance intellectuelle et morale, de la sévère probité et aussi de la bonté lorsque ce n’était pas au détriment de la justice134 ».
99Le cerveau de Broca est finalement légué au Laboratoire d’anthropologie du Muséum national d’histoire naturelle135. En 1876, l’aile la plus anticléricale de la Société d’anthropologie de Paris, avec Bertillon, Asseline, Coudereau, Hovelacque, Letourneau, Mortillet et Topinard (Broca ne comptait pas parmi les vingt fondateurs ; voir Dias, 1991, p. 28 ; Wartelle, 2004), crée la Société d’autopsie mutuelle. Ces médecins entreprenants plaident pour une généralisation de l’autopsie, nécessaire, selon eux, à une meilleure identification des causes de décès136 ; mais leur principal accomplissement sera de parvenir à s’autopsier les uns les autres, lancés à la recherche des caractères anatomiques du cerveau qui seraient associés à l’intelligence et au génie137.
100En avril 1881, Bertillon qui est plutôt casanier (à l’exception de deux déplacements à Bruxelles et à Rome, il semble que les seuls congrès internationaux auxquels il ait participé jusqu’alors se soient tenus à Paris), se rend à Alger où se réunit le dixième congrès de l’Association française pour l’avancement des sciences. Son bateau, L’Abdelkader, s’échoue dans une tempête et les passagers sont sauvés de justesse138. Bertillon présente aux congressistes le nouveau Bulletin hebdomadaire statistique de la ville de Paris ; et il participe à la discussion d’une communication du docteur Jules Carret sur la taille des Savoyards. Comme son confrère et ami Charles Letourneau139, il se montre sceptique à l’égard du résultat de Carret selon lequel la stature moyenne des Savoyards se serait accrue de six centimètres de 1812 à 1879 (Carret, 1882, p. 731 ; voir le chapitre 20 dans le présent ouvrage). C’est l’un de ses derniers voyages.
101Bertillon se joint au comité de direction du Dictionnaire des sciences anthropologiques140, où ses contributions, limitées à la lettre A (« Acclimatement », « Âge »), ne paraîtront qu’en 1884, après son décès. Ces notices comportent des renvois à des entrées « Mésologie » et « Mortalité » qui ne verront jamais le jour. Jacques Bertillon prend le relais avec des notices sur la « Démographie » (Bertillon et al., 1884-1895, p. 378-380) et sur le « Divorce » (p. 384-385), mais, au-delà de la lettre D, les articles de démographie sont dus à divers autres auteurs peu spécialisés dans cette discipline141. La diminution de la place de la démographie au fil des parutions des fascicules du Dictionnaire des sciences anthropologiques témoigne de la fragilité de l’enracinement de cette discipline dans le terreau de l’anthropologie. Signe du rattachement de la criminologie à l’anthropologie, c’est Alphonse Bertillon qui signe la dernière contribution des Bertillon à ce dictionnaire avec une entrée « Signalement » (p. 1001-1002).
1021882 est une année terrible pour Bertillon. Souffrant d’une néphrite, il est mis en congé de maladie et va passer sur la Côte d’Azur, à Hyères, les mois de janvier et février ; il suit l’exemple de Jules Michelet, qui sur ses vieux jours, séjournait l’hiver dans cette localité, où il est mort. Il est accompagné de Jeanne Bertillon, sa « nièce » toujours dévouée142. Il est insomniaque, il urine difficilement, il tousse, il a des crampes, il découvre que le mistral peut transformer en glacières des hôtels mal chauffés. On lui fait suivre des courriers qui ajoutent à ses tourments. Paul Bert, ministre de l’Instruction publique et des Cultes, lui demande d’élaborer des statistiques sur les familles nombreuses ; Bertillon n’est pas en mesure de donner une suite satisfaisante à cette commande parce qu’elle concerne l’échelon national alors que son autorité administrative ne s’exerce que sur la statistique de la Ville de Paris, et que sa proposition d’introduire dans le bulletin de recensement de 1881 une question sur le nombre d’enfants n’a pas été retenue143. Théophile Roussel lui écrit pour lui reprocher de manquer de diplomatie dans ses échanges avec les responsables de l’organisation des recensements de population144. Après l’ère programmatique de l’enthousiasme pour la statistique (Westergaard, 1932 ; Droesbeke, 2005a), l’exercice pratique de la direction de la statistique de la ville de Paris se présente comme un parcours d’obstacles qui dépasse les forces d’un homme malade. Bertillon ne peut participer au deuxième Congrès international de démographie qui se tient à Genève du 4 au 9 septembre 1882, et dont il est un des présidents d’honneur (ADI, 1882, p. 134). À la recherche d’un environnement plus salubre que celui de la capitale, il déménage à Neuilly, où il meurt d’insuffisance rénale le 28 février 1883 (document 4).
7. Hommages posthumes : une reconnaissance internationale
103Aux obsèques, le deuil est conduit par les trois fils Bertillon et par leur oncle Nicolas Gustave Hubbard, alors secrétaire général de la questure de la Chambre des députés. Six éloges funèbres sont prononcés : Auguste Desmoulins intervient au nom du conseil municipal de Paris, Jean-Baptiste Vergniaud pour la préfecture de la Seine, Émile Levasseur au double titre de la Commission de statistique municipale et de la Société de statistique de Paris, Eugène Dally en tant que représentant de la Société d’anthropologie, Charles Letourneau pour la Société d’autopsie mutuelle, et le préfet Alexandre Vimont en tant qu’ancien adjoint de Bertillon à la mairie du 5e arrondissement de Paris sous le gouvernement provisoire. Comme ceux de Zoé Bertillon et d’Achille Guillard, cet enterrement civil est une démonstration publique de républicanisme et d’anticléricalisme.
Document 4. Faire-part du décès de Louis-Adolphe Bertillon

Source : collection particulière.
104En mai 1883, Jacques Bertillon se promet « de réunir en un ou deux volumes les œuvres que [son] père a laissées éparses dans une quantité de publications où personne n’ira jamais les chercher145 ». Ce projet ne se concrétisera jamais – sauf à considérer que la présente édition en soit un lointain aboutissement. Un autre projet va très vite se concrétiser : Jacques et ses frères publient un volume d’hommages, La vie et les œuvres du docteur L.-A Bertillon (Bertillon J. et al., 1883), qui constitue aussi l’avant-dernière livraison trimestrielle des ADI146. Les lettres de condoléances, puis les remerciements après réception du livre témoignent de la stature internationale du défunt. Wilhelm Lexis déplore « une perte sérieuse pour la science qui pouvait encore s’attendre à de précieuses contributions du docteur Bertillon, surtout depuis qu’il avait été appelé à des fonctions importantes qu’il savait si bien remplir » (Fribourg-en-Brisgau, 1er avril 1883). Pour Joseph Körösi, « dans tous les pays du monde civilisé on déplorera la grande perte que notre science devait subir. Espérons que le fils sera le digne héréditaire du nom et des mérites de son excellent père » (Budapest, 21 mars 1883). Le directeur du bureau central de statistique de Suède, Elis Sidenbladh, déplore « la perte irréparable qu’a subie la Démographie, à laquelle est attaché son nom [Bertillon] indissociablement » (Stockholm, 17 mars 1883). Celui du bureau de statistique du royaume de Danemark, Marius Gad, souligne que le souvenir du docteur L.-A. Bertillon « sera fidèlement gardé non seulement dans le milieu où l’homme a vécu mais partout où l’on s’occupe de la statistique sérieuse » (Copenhague, 4 mars 1884). Le directeur du bureau d’hygiène de Bruxelles, Eugène Janssens, rappelle que Bertillon était membre d’honneur de la Société royale des sciences médicales et naturelles de Bruxelles, et assure qu’il honorait Bertillon « comme un maître et [l’aimait] comme s’il avait fait partie de [sa] famille » (Bruxelles, 12 mars 1884)147. Luigi Bodio publie, dans l’Archivio di Statistica, une longue nécrologie où Bertillon est décrit comme « le plus éminent des démographes français » (Bodio, 1883, p. 1). Parmi les Français, Alfred Espinas estime que Louis-Adolphe Bertillon « a fait mieux que servir la science, il a fondé une science, à laquelle […] son nom restera à jamais attaché148 ».
105En 1885, grâce à une donation des fils Bertillon, la Société d’anthropologie de Paris crée un prix Bertillon, récompensant un travail « concernant l’anthropologie et notamment la démographie » (BSAP, 1885, p. 346s)149. La même année est institué un Conseil supérieur de statistique, qui joue un rôle consultatif dans la coordination de l’action statistique des différents ministères et dans l’harmonisation des méthodes utilisées, parmi lesquelles le recours à des figures. Pour le sénateur Édouard Millaud, rapporteur du décret créant cet organisme, « la statistique graphique, née d’hier, s’applique à toutes les branches de l’activité humaine ; ses dessins parlent aux yeux et le diagramme tend à devenir une langue universelle » (Millaud, 1885, p. 153)150. L’impulsion donnée par L.-A. Bertillon puis par Émile Cheysson151 à la statistique graphique s’est donc convertie en ligne directrice officielle. Jacques Bertillon est membre de ce conseil.
106Un autre hommage posthume, plus curieux, est rendu à Bertillon en juillet 1887 : la Société d’anthropologie de Paris entend une communication de Théophile Chudzinski et Léonce Manouvrier, membres de la Société d’autopsie mutuelle, sur le cerveau de Bertillon152. Avec un encéphale de 1 398 g, le défunt obtient un résultat considéré comme très honorable : l’organe moyen des hommes de sa taille ne pèse que 1304 g. Les résultats de cette autopsie étaient d’autant plus attendus que « l’illustre démographe avait manifesté formellement le désir que son corps servît autant que possible à des recherches scientifiques » (Chudzinsky et Manouvrier, 1887, p. 558 et document 5). L’année suivante, Manouvrier publie une étude comparative des cerveaux de Gambetta et de Bertillon. Il cherche « dans les circonvolutions du premier si l’on pouvait déceler pourquoi il était “hardi, entreprenant, communicatif, loquace” et dans celles du second pourquoi celui-ci se montrait “réfléchi, réservé, silencieux et aussi mauvais orateur que savant profond et consciencieux”153 ». « L’honnêteté intellectuelle » force Manouvrier à « reconnaître la maigreur des observations significatives » (Wartelle, 2004, p. 158). Dans une lettre de 1888 à Luigi Bodio, Jacques Bertillon estime que la publicité ainsi faite à son père par Manouvrier est de mauvais aloi ; il ne lui « paraît pas démontré que le poids du cerveau ait l’importance qu’on lui a donnée » (Soresina, 1996, p. 98).
Document 5. Dessin du cerveau de Louis-Adolphe Bertillon (Chudzinsky et Manouvrier, 1887, p. 576).

Source : collection particulière.
107Un hommage moins lié aux modes du temps provient du démographe Arsène Dumont (1849-1902), proche de Jacques Bertillon, dont il partage les engagements natalistes. Quelques mois avant de se donner la mort, Dumont dédie son dernier livre, La morale basée sur la démographie, au docteur Louis-Adolphe Bertillon, en qui il voit le « fondateur de la démographie » (Dumont, 1901, p. iii ; Béjin, 1989, p. 1009 ; Béjin, 1990).
III. Quel recueil de textes ?
108Tout au long de sa carrière, Louis-Adolphe Bertillon a cherché des réponses à la question de Lucrèce, Quare mors immatura vagatur, et a œuvré, en tant que médecin et citoyen, à l’adoption des réformes qui lui paraissaient être de nature à réduire la mortalité évitable. La démographie lui est apparue comme la voie nouvelle qu’il fallait emprunter pour atteindre cet objectif. Nous avons choisi de retenir ici des textes qui, destinés à des publics divers, médecins, anthropologues, statisticiens, républicains, s’inscrivent dans ce combat à la fois scientifique et pratique contre la mort prématurée. Avant de détailler nos critères de sélection, traçons un portrait d’ensemble des travaux de notre auteur.
1. Panorama de l’œuvre écrite de Bertillon
109Une bibliographie des travaux de Bertillon figure à la fin du présent ouvrage. Le tableau 1 en donne un aperçu synthétique. Les publications y sont réparties selon deux critères, type de publication et date de parution. On a vu que la guerre de 1870-1871 et le passage de l’Empire à la République marquaient dans la vie de Bertillon une rupture ; celle-ci est perceptible aussi dans sa bibliographie : dans le champ des revues savantes, Bertillon passe de la presse médicale aux périodiques statistiques et démographiques ; par ailleurs il s’exprime moins dans la presse d’opinion.
Tableau 1. Publications de Louis-Adolphe Bertillon, selon le type de support et la date de parution

a. Ouvrages et contributions à des ouvrages
110Le livre n’est pas le format de publication préféré de Bertillon. Ses Conclusions statistiques contre les détracteurs de la vaccine sont en grande part la reprise d’articles antérieurement parus dans des revues médicales. Atypique, sa Démographie figurée est un atlas dont les cartes et les graphiques constituent le cœur, les éléments de texte étant succincts et faisant souvent doublon avec des articles publiés ailleurs. Les autres ouvrages ou contributions à des ouvrages sont soit des plaquettes issues d’articles parus dans des périodiques, soit les Annuaires statistiques de la ville de Paris154, soit encore la préface à la Démographie figurée de l’Algérie (Ricoux, 1880). Bertillon se montre aussi soucieux de diffuser ses conceptions de la biologie et de la démographie auprès de non-spécialistes, notamment en contribuant à l’Almanach de L’Encyclopédie générale dirigée par Louis Asseline (1869a, 1870a).
b. Notices
111La notice de dictionnaire, en revanche, constitue pour Bertillon un moyen d’expression privilégié. On a vu qu’il s’est fortement investi dans deux grands dictionnaires de médecine, le « Nysten » de Littré et Robin, où il assure la direction de la rubrique « Statistique », et le gigantesque Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales (DESM) ; il a, en outre, participé à l’Encyclopédie générale (1869a ; 1870a ; 1871a) et au Dictionnaire des sciences anthropologiques (1884a).
112Les contributions de Bertillon à l’édition de 1865 du dictionnaire Nysten, édité chez Baillière, forment un ensemble assez homogène donnant, en une trentaine de pages au total, une définition des principaux concepts de la démographie ; elles seront reprises, à quelques variantes près, dans plusieurs rééditions. Elles forment le chapitre 1 du présent ouvrage.
113Les notices du DESM, plus diversifiées, très abondantes, forment, du milieu des années 1860 jusqu’à la fin des années 1870, la composante majeure de l’œuvre de Bertillon. Elles totalisent environ 1 150 pages comptant chacune à peu près 4 000 caractères, soit près de la moitié de la Recherche du temps perdu. Si le tarif annoncé par les éditeurs en 1863 a bien été appliqué, elles impliquent pour leur auteur une rémunération de l’ordre de 8 600 francs au total. Le paiement à la tâche ayant peut-être favorisé chez Bertillon un penchant à commenter longuement, souvent ligne à ligne, de vastes tableaux statistiques, la lecture de ces textes est parfois fastidieuse. On ne peut pas dire pour autant que le travail ait été bâclé : la typographie, complexe, fait appel à plusieurs polices de caractères permettant de distinguer différentes sortes de nombres : « en chiffres gras, les rapports de mortalité, en chiffres égyptiens, le plus souvent les nombres mortuaires absolus […], en chiffres maigres, les périodes chronologiques […], en chiffres italiques, quelques nombres spéciaux155 ». Autorisées par les éditeurs du DESM, ces subtilités coûteuses à composer et difficiles à suivre à la lecture sont souvent ignorées dans les autres éditions des mêmes textes.
114Bertillon s’est félicité de ce que la commande des éditeurs du DESM lui ait évité de se « perdre dans un seul coin de la science156 ». Le vaste ensemble de ses contributions témoigne même d’une grande dispersion. Il s’organise en trois lots principaux et une part résiduelle.
115Treize notices, sans compter les notules de moins de trois pages, relèvent de la mycologie. Elles totalisent 240 pages, le seul article « Champignons » (1874) en occupant 110.
116Une vingtaine de notices (460 pages) portent sur des pays décrits principalement du point de vue de leurs caractéristiques démographiques157. « Démographie de la France » (1879a), la plus longue des contributions de Bertillon au DESM (181 pages), s’inscrit dans une monumentale notice « France » de 1 434 pages158. Différents textes sur les principaux pays européens, très approfondis, suivent un même plan (anatomie, physiologie) et rendent compte des travaux des principaux démographes des pays considérés ; ils dessinent au total, complémentairement au cours sur « les mouvements de la population dans les différents pays de l’Europe » paru dans les ADI (1877b), une véritable somme sur la démographie européenne.
117Huit notices portent sur les principaux concepts de la démographie et de la statistique (Âge, Migration, Mariage, Mort violente, Mortalité, Mort-nés, Moyenne, Natalité), pour un total de 324 pages. Elles sont pour la plupart des versions longues de leurs homologues dans le dictionnaire Nysten ; ajout notoire, Bertillon consacre cette fois un article au thème des migrations, qui, pour lui, « apportent […] une perturbation considérable dans les enquêtes démographiques159 ».
118Deux grosses notices, « Acclimatement, acclimatation160» (1864a, 55 pages) et « Mésologie » – ou « science des milieux » – (1873c, 55 pages), concernent un thème cher à Bertillon, l’étude des effets croisés de l’hérédité biologique et de l’environnement ; un petit texte sur les aptitudes et les immunités (1870d) se raccorde au même sujet. Un article d’anthropologie physique sur les angles céphaliques (1870b) et un texte sur les assurances (1876f) complètent le large spectre des sujets abordés par Bertillon dans le DESM. Ce grand dictionnaire est pour les Bertillon une entreprise familiale : Achille Guillard et Jacques Bertillon y apportent aussi des contributions161.
119Les revues médicales accueillent une quarantaine d’articles de Bertillon jusqu’en 1870, et seulement six ensuite. L’Union médicale, fondée et dirigée par Amédée Latour (1805-1882), autoéditée, vient en tête avec vingt-six articles. On retrouve Masson comme éditeur de la GHMC, fondée en 1853 et dirigée par Amédée Dechambre – le futur animateur du DESM – pour quatorze articles. Enfin, les Annales d’hygiène publique et de médecine légale (AHPML dorénavant), éditées chez Baillière, publient quatre articles de Bertillon. Dans les années 1850, Bertillon traite de questions médicales telle que la luxation de l’index (1855g) ou le caractère parasitaire de la teigne (1858d) ; mais son sujet principal, l’efficacité de la vaccine, l’entraîne déjà sur un terrain d’analyse démographique de la mortalité générale puisque celle-ci, chez les enfants et les jeunes adultes, est alors en grande partie d’origine variolique.
c. Articles scientifiques
120Les périodiques liés à la SAP, le BSAP et la Revue d’anthropologie, accueillent près d’une trentaine d’articles de Bertillon, et près d’une centaine de brèves interventions dont le compte rendu occupe moins de trois pages. Comme le DESM, le BSAP est un peu une entreprise familiale des Bertillon : Achille Guillard, Jacques et Alphonse Bertillon y abordent des sujets très divers ; Jeanne Bertillon, avec un seul bref article, se limite à la craniologie (Bertillon Jeanne, 1887).
121Les collaborations de Bertillon au JSSP s’amorcent en 1862 avec la présentation résumée d’un « mémoire sur les causes de décès et particulièrement sur la phtisie pulmonaire »162 et se poursuivent avec onze articles qui paraissent de 1864 à 1882.
122De 1877 à 1883, les années de parution des Annales de démographie internationale sont aussi les dernières années de vie de Bertillon qui, s’affirmant comme démographe plutôt que comme médecin ou statisticien, y publie dorénavant la majorité de ses travaux, qu’ils correspondent à des cours à l’École d’anthropologie, à des participations à des congrès, ou à ses activités à la tête de la statistique de la ville de Paris.
123Plus généralistes, les autres revues auxquelles Bertillon contribue s’inscrivent dans une mouvance matérialiste et positiviste, souvent associée à l’esprit de vulgarisation scientifique qui était très en vogue de 1850 à 1914163. De 1860 à 1862, il publie une douzaine de textes dans la Presse scientifique des deux mondes, créée par Jean-Augustin Barral (1819-1884), un polytechnicien chimiste, aérostier et agronome, proche de Victor Considerant, révolutionnaire en 1848, éditeur des œuvres d’Arago. Les questions de botanique et de démographie y sont traitées par Achille Guillard qui publie une longue recension de l’Allgemeine Bevölkerungsstatistik de Johann Eduard Wappäus (Wappäus, 1861 ; Guillard, 1862). Louis-Adolphe Bertillon tient la rubrique « Biologie et statistique », qu’il nourrit d’articles sur la mésologie ou la mycologie, et de recensions d’ouvrages – de Paul Broca notamment (Broca, 1860c ; note critique par L.-A. Bertillon, 1860d). On note que l’ordre des préséances veut que la démographie relève ici de Guillard et non de son gendre.
124La Philosophie positive (1867-1883) de Littré et Wyrouboff accueille, de 1869 à 1876, quatre articles de Bertillon. Dans le premier, Bertillon polémique avec un commissaire du Gouvernement qui s’était félicité de l’évolution récente de la démographie parisienne (1869m, et chapitre 11 ci-après). Le suivant est une reprise d’un texte paru dans la GHMC (1871b) sur les effets bénéfiques du mariage (1872f). Le troisième (1872g) est une version courte du gros article « mésologie » qui va paraître l’année suivante dans le DESM (1873c). Le dernier est une nécrologie d’Achille Guillard (1876o).
d. Articles de presse
125Sous le Second Empire, Bertillon s’exprime assez fréquemment dans la presse quotidienne, en général dans des journaux de sensibilité républicaine et anticléricale. Il écrit dans Le Messager de Paris, L’Opinion nationale, Le Siècle (auquel il est abonné), La Gazette de France. L’Opinion nationale est dirigée par Alphonse Peyrat qui y défend, contre Edgar Quinet, le bilan des Jacobins (Furet, 1986). Après 1870, il semble que Bertillon n’intervienne plus guère dans les journaux, ou du moins que les listes de publications et les recueils de coupures de presse qui ont pu être conservés par sa famille et que nous avons pu retrouver n’aient pas gardé trace de ses interventions. On peut supposer que, la cause républicaine l’ayant emporté, il a changé de registre : sous l’Empire, il défendait l’héritage de la révolution de 1789 dans un espace public dont l’existence même était menacée ; après 1870 et surtout 1875, s’étant rapproché des cercles du pouvoir, au sein desquels son expertise était de mieux en mieux reconnue, sa priorité n’était plus d’agir sur l’opinion, mais de retrousser les manches pour participer à la construction d’un État moderne et efficace, doté d’institutions statistiques assurant une certaine rationalisation de l’exercice de nouvelles missions de protection sociale et d’hygiène publique.
126De cet aperçu de l’œuvre écrite de Bertillon se dégagent trois points majeurs.
127Ayant d’abord commencé par publier la plupart de ses articles scientifiques dans des revues médicales, il se tourna ensuite vers des supports nouveaux, le JSSP et les ADI, dont l’émergence témoignait d’une autonomisation de la statistique puis de la démographie. Cette inflexion n’avait que peu de rapports avec le contenu de ses travaux : depuis sa soutenance de thèse en 1852, il avait tenu avec constance un même cap principal, celui de l’étude statistique de la mortalité différentielle.
128Deuxièmement, tout au long de sa carrière, il s’est exprimé dans des supports très divers, cherchant à toucher aussi bien des spécialistes (médecins, statisticiens, démographes, géographes) que des publics plus vastes, composés préférentiellement de libres-penseurs et de républicains.
129En troisième lieu, les liens de Bertillon avec le monde de l’édition ne sont pas tant individuels que familiaux : Achille Guillard, Louis-Adolphe Bertillon, Jacques et Alphonse Bertillon ont publié une grande partie de leurs œuvres chez les mêmes éditeurs ou dans les mêmes revues et dictionnaires, comme on peut le constater à la lecture du tableau 2.
Tableau 2. Revues et dictionnaires dans lesquels deux au moins des Bertillon ont publié des textes

130On voit que la maison Masson figure sur six lignes du tableau : on a affaire ici non seulement à des individus, mais aussi à deux réseaux familiaux – auteurs d’une part, éditeurs d’autre part – unis l’un à l’autre par de multiples collaborations.
2. Une sélection de textes sur la mortalité
131Vaste, dispersée, en partie répétitive, l’œuvre de Bertillon a été souvent citée, mais a fait l’objet de beaucoup de mentions allusives ou de seconde main et reste difficile d’accès. C’est pourquoi nous en proposons ici une réédition sélective.
132Nous ne retenons que des publications qui se rattachent à ce qui a été le principal fil conducteur des travaux de Bertillon, l’identification de la mortalité évitable, et aux questions de méthode correspondantes. Les travaux de mycologie, de pure médecine, de craniologie, d’épistémologie ou de philosophie des sciences sont laissés de côté.
133Le plan d’ensemble suivi ici est en partie chronologique : les deux premières parties sont constituées d’œuvres antérieures à 1870, les deux dernières, de travaux postérieurs. On a vu que la guerre de 1870-1871 a beaucoup compté pour Bertillon, en touchant durement son environnement familial, en l’impliquant dans une expérience politique directe à la tête de la mairie du 5e arrondissement, en lui ouvrant de nouvelles perspectives de carrière au sein du régime républicain, et en stimulant son patriotisme. Une césure moins nette oppose une première vague de travaux démographiques assez dispersés, et une phase de pleine maturité, amorcée vers 1870, qui est marquée par une publication centrale, la Démographie figurée de la France.
134La première partie, « Qu’est-ce que la démographie ? », est centrée sur la définition d’ensemble de la démographie que donne Bertillon vers 1865. Cette définition prend des formes sensiblement différentes selon qu’elle s’adresse à un public principalement composé de médecins, dont il s’agit d’améliorer le niveau de culture statistique et démographique (chapitre 1) ou à une audience professionnellement moins spécialisée mais politiquement engagée dans le camp républicain (chapitre 2).
135La deuxième partie, « Premiers travaux sur la mortalité », propose un panorama des travaux sur la mortalité que Bertillon a publiés avant 1870. Quatre chapitres portent sur différentes causes particulières de décès : variole, phtisie, amanites, accidents. Les trois suivants entrent davantage dans l’identification d’ensembles complexes de causes sociales de mort : surmortalité des bébés placés en nourrice, effets bénéfiques de l’instruction sur la longévité, évolution de la mortalité parisienne dans le contexte de l’haussmannisation de la capitale. Les quatre derniers sont centrés sur des questions de méthodes et d’outils statistiques : classification des causes de décès, bilan des travaux menés par le docteur Marc d’Espine sur la mortalité à Genève, mesure de la durée de la vie humaine, mesure de la mortalité dans des milieux fermés ou semi-fermés.
136La Démographie figurée de la France, dans laquelle Bertillon voyait l’apogée de son œuvre, est au cœur de la troisième partie : « Cartogrammes et diagrammes ». Principalement composée de « figures », c’est-à-dire de cartes et de diagrammes, elle innove par son mode d’expression (Palsky, 1996). Nous la reproduisons sans pouvoir conserver son très ample format qui permettait d’embrasser sur une même double page des cartes ou des diagrammes, des tableaux de chiffres et des commentaires (chapitre 17) ; les volumineux tableaux de données détaillées par département sont transformés en annexes accessibles en ligne164. Nous donnons un aperçu des nombreuses publications satellites de cet atlas en rééditant cinq textes dans lesquels Bertillon s’adresse à différents publics (médecins, habitants du 5e arrondissement de Paris, parlementaires) et développe des controverses (avec Irénée-Jules Bienaymé et Herbert Spencer).
137La dernière partie, « Questions de méthodes : moyennes et tables de survie », comporte tout d’abord l’un des plus célèbres articles de Bertillon, consacré à la notion de moyenne (chapitre 20). Les méthodes de construction des tables de mortalité font l’objet du dernier chapitre ; ésotériques aux yeux du public profane, elles ont une valeur identitaire pour la discipline démographique. Elles sont abordées au travers d’une correspondance inédite entre Quetelet et Bertillon, qui porte en grande partie sur l’élaboration par Bertillon d’une table française – la première qui soit établie année par année à l’échelle de tout le pays – destinée à prendre place dans un grand article comparatif d’Adolphe Quetelet sur les « Tables de mortalité et leurs développements » (Quetelet, 1872). La relation entre les deux hommes est ambivalente, Bertillon se plaignant du peu de cas que celui qu’il appelle son maître fait de ses suggestions, à commencer par celle consistant à parler de « tables de survie » et non de « tables de mortalité », Quetelet se montrant peu désireux d’entrer dans des débats qu’il juge probablement trop techniques.
138Les références bibliographiques de Bertillon étant souvent allusives, nous nous sommes efforcés de les préciser en nous appuyant principalement sur les notices de la Bibliothèque nationale de France, sur les collections numérisées des sites Gallica, Numdam, Medic@, sur la base biographique de la Bibliothèque inter-universitaire Santé, et sur la bibliographie médicale de Leslie T. Morton (Morton, 1983). Tous les intertitres, notes et autres ajouts qui ne sont pas de Bertillon figurent entre crochets.
Notes de bas de page
1 « Pourquoi la mort prématurée rôde-t-elle ? ».
2 Joseph Schumpeter voyait dans l’« auto-reconnaissance » ou l’« auto-identification » la phase finale de l’élaboration d’une discipline (Schumpeter, 1959, cité par Horvath, 1980, p. 895).
3 L’article « Statistique humaine. Conservation des enfants, naissances frustranées » paraît dans la Revue du xixe siècle datée du 1er novembre 1854. Son premier paragraphe a pour titre « Démographie de l’enfance ». « Linné a appelé polygamie frustranée, celle qui donne des fleurs sans fruits ; nous appelons naissances frustranées celles qui donnent des enfants sans adultes » (Guillard, 1854b, p. 367).
4 Pour Jacques Bertillon, Achille Guillard est le créateur non seulement du mot « démographie », mais aussi « d’une partie du vocabulaire de cette science. Les mots natalité, mortinatalité, table de survie, etc., ont été créés par lui. J’ai l’honneur d’être son petit-fils » (Bertillon J., 1911, p. 69n). Dans les Éléments de statistique humaine, « natalité » apparaît p. 159, « table de survie » p. 79. Nous avons trouvé « mortinatalité » chez Bertillon père (1879c), mais pas chez Guillard.
5 « Si Guerry paraît avoir une très légère antériorité dans l’abord du problème et la paternité terminologique, la portée méthodologique et épistémologique de l’œuvre de Quetelet est sans commune mesure. Guerry est sans doute l’inventeur de la « statistique morale », mais Quetelet est un des pères fondateurs des sciences sociales » (Perrot, 1977, p. 130). Sur Guerry, voir Friendly, 2007b ; sur Quetelet, voir Lottin, 1912, et Desrosières, 1993.
6 Auguste Comte aurait volontiers qualifié sa discipline de « physique sociale », mais, entendant se démarquer de Quetelet, il préféra lancer le terme de « sociologie », dont il ignorait que l’abbé Sieyès l’avait forgé cinquante ans avant lui (Guilhaumou, 2006). Et Frédéric Le Play aurait aimé recourir au terme de « sociologie » si celui-ci n’avait pas été aussi étroitement associé à l’approche comtienne.
7 Les références aux œuvres de L.-A. Bertillon sont présentées ici sous une forme abrégée : (1877e) pour (Bertillon L.-A., 1877e). Voir en fin d’ouvrage, à la deuxième section de la bibliographie, la liste des publications de Bertillon.
8 Hacking, 1990, chap. 12 et 13 ; Brian, 1991a ; Desrosières, 1993, chap. 3 ; Schweber, 2006, p. 62-63.
9 Dans la notice « Démographie, démologie » du Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, Bertillon précise que le terme de « démologie » proposé par Engel est resté à l’état de « dénomination théorique » (1882c, p. 650).
10 Ailleurs, Bertillon évoque « la Démographie, science des collectivités » (1880f).
11 Société d’anthropologie de Paris, séance du 18 juin 1863 (1863a, p. 344). Bertillon poursuivait : « Les origines de l’homme […] se perdent donc (comme l’écrit M. de Quatrefages) en cette nuit des temps dans laquelle il faut renoncer au certain, souvent même au probable et se contenter du possible. Ainsi se dissipent les affirmations trop hâtées, et par suite contradictoires, des monogénistes et des polygénistes ; ainsi, de leur aveu même, ce qu’ils croyaient certain n’est plus que possible » (ibid., p. 345).
12 Guillard, 1854b ; Rohrbasser et Véron, 2013 ; Bernoulli, 1841 ; Engel, 1871, cité par Labbé, 2006. Sur Engel et ses faiblesses en statistique, qui jouèrent probablement un rôle dans le peu de succès du terme « démologie », voir Ian Hacking, « Prussian numbers 1860-1882 » (Hacking, 1987, p. 389 notamment). Hacking compare à une moraine le fouillis des chiffres produits par Engel et ses collègues du bureau prussien de statistique ; dans cette production, « il n’y a pas d’apprivoisement de la science », estime le philosophe des sciences canadien, annonçant le titre du livre, The taming of science, qu’il publie en 1990 (Hacking, 1987, p. 392 ; Hacking, 1990).
13 Dans une note narcissique, Achille Guillard cite Engel, qui lui-même cite élogieusement Guillard : « La science de Population (à laquelle on donne en Allemagne le nom barbare de Populationistik) a reçu de Ach. Guillard le nom très caractéristique et très convenable de Démographie » (Engel, Zeitschrift [des Königlich-Preußischen Statistischen Bureaus], 1855, n° 9, p. 141 Guillard, 1861, p. 277). Guillard se réclame aussi du géographe Johann Eduard Wappäus (1812-1879) : « M. le professeur Wappaeus a publié un livre justement estimé, sous le titre de Allgemeine Bevolkerungsstatistik [Wappäus, 1861]. Nous traduirons ce titre par celui de Démographie générale, terme approuvé par l’auteur, et avec lui par MM. Engel, Horn et autres écrivains, qui répudient de concert le nom barbare (barbarische, grässliche), forgé en Allemagne, pour désigner la nouvelle science de Population » (Guillard, ibid.). Guillard publie l’année suivante une recension élogieuse et détaillée de la Bevolkerungsstatistik de Wappäus (Guillard, 1862).
14 Pierre Lassave a effectué une analyse plus succincte mais d’inspiration similaire à propos de la sociologie des religions (Lassave, 2019, p. 211-212).
15 De 1850 à 1919, les mots qui précèdent le plus souvent « démographique » sont « situation », « état », « statistique », « mouvement », « phénomène », « études » ; devant « démographiques », on trouve « éléments », « faits », « lois », « données » (application Ngram Viewer, mêmes spécifications qu’à la figure 1).
16 Le premier livre dont le titre comporte le mot « démographie » et qui ne soit dû à aucun des Bertillon (Guillard compris) est la Démographie figurée de l’Algérie, de René Ricoux (Ricoux, 1880).
17 Au-delà du plateau des années 1890-1920, une seconde phase de croissance de l’usage de ces termes, non représentée sur la figure 1, va se prolonger jusqu’au début des années 1980, portée à ses débuts par des auteurs inquiets de la stagnation ou du déclin démographique de la France tels qu’Adolphe Landry, Alfred Sauvy et Fernand Boverat, puis par d’autres chercheurs surtout préoccupés cette fois par la démographie souvent dite galopante des « pays sous-développés », bientôt rebaptisés « pays en voie de développement », « tiers monde », « pays en développement » (Véron, 1995 ; Héran, 2015, p. 542 et fig. 7, p. 543).
18 Édition critique et traduction par Éric Vilquin, 1977. Les analyses de Graunt, qui était mercier, doivent beaucoup au médecin William Petty (Le Bras, 2000).
19 L’analyse de la construction sociale des problèmes publics doit beaucoup au livre fondateur de Joseph Gusfield, La culture des problèmes publics. L’alcool au volant : la production d’un ordre symbolique (1981 (2009)), où l’auteur analyse le rôle des ligues de tempérance dans la construction d’un lien entre la consommation d’alcool et la mortalité par accident de la route. Sur la dénonciation des fléaux sociaux et sanitaires sous la Troisième République, voir De Luca Barrusse, 2013.
20 Sur W. Farr, voir : Langmuir, 1976 ; Eyler, 1979 ; Dupâquier, 1984 ; Szreter, 1996 ; Schweber, 2006. Sur le General Register Office (GRO), voir l’article « The G.R.O. and the Public Health Movement 1837-1914 » (Szreter, 1991).
21 Archives Bertillon JB 1922-1.
22 Bertillon J., 1895, p. 32 ; Le Mée, 1979 ; Dupâquier et Dupâquier, 1985, p. 403. L’âge avait été observé lors de recensements antérieurs, mais de manière non systématique.
23 Bonneuil, 1997, p. 6, trad. A. C. ; van de Walle, 1974 ; voir aussi Bourgeois-Pichat, 1951 ; 1952 ; Meslé et Vallin, 1989, p. 1125-1128.
24 Euler, 1767 ; Gompertz, 1825 ; Verhulst, 1845 ; Thiele, 1871, cité par Remund, Camarda et Riffe, 2021.
25 Jules Gavarret (1809-1890) préside la Société d’anthropologie de Paris en 1867. Il succède à Paul Broca à la tête de l’École d’anthropologie. Il préside l’Académie de médecine en 1882.
26 « Si, par quelque recensement, on ne pouvait déterminer la distribution par âge de toute la population ouvrière dont il s’agit [les mineurs de charbon], il pourrait suffire de connaître les âges d’une fraction de cette population, pourvu que cette fraction fût déjà importante et prise sans choix dans la masse, et que ce recensement partiel fût renouvelé à plusieurs reprises. » (1863c, p. 606n.)
27 Fondée en 1858 et présidée par Pierre Rayer, le médecin de Napoléon III, l’AGMF a pour secrétaire général Amédée Latour (Léonard, 1981, p. 229). À son décès, Bertillon lègue 1 000 francs à cette association.
28 Le tablier maçonnique de Louis-Adolphe Bertillon a été conservé par sa famille (Pascal Vincent-Bertillon, entretien avec A. C., 2017 ; Archives Bertillon, LAB 1863-3).
29 Pierrette Garinot, la mère de Bertillon, était d’une « taille lilliputienne » (Bertillon S., 1941, p. 12). Jacques Bertillon mesurait 1,58 mètre selon son livret militaire et 1,60 mètre selon ses propres dires (Bertillon J., 1872-1978). Pour Virchow, voir Ackerknecht, 1953, p. 8.
30 Ackerknecht, 1948, cité par Murard et Zylberman, 1996, p. 130.
31 Clark, 1973 ; Dupâquier M., 1983 ; Dupâquier et Dupâquier, 1985 ; Lécuyer, 1990 ; Rollet, 1990 ; Cole, 2000 ; Hecht, 2003, p. 145-167 ; Schweber, 2005 et 2006 ; Andersen, 2015, Rohrbasser, 2022.
32 La métaphore du tissu ou du filet est au cœur de la conception de la « société des individus » chez Norbert Elias (Elias, 1991[1987]).
33 Les annexes en ligne de cet ouvrage peuvent être consultées sur le site Humanum-Nakala : https://nakala.fr/collection/10.34847/nkl.0a389e64.
34 Né le 6 avril 1817 (Paris, ancien 1e arrondissement), ce frère a été baptisé le 9 avril 1817 à la paroisse de Saint-Jacques du Haut-Pas. Il est probablement mort très jeune, mais nous ne savons ni où ni quand. L’inventaire notarial établi au lendemain du décès de Pierrette Bertillon présente Louis-Adolphe comme un enfant unique (MC/ET/X/1069, 5 décembre 1832) ; Suzanne Bertillon fait de même dans sa Vie d’Alphonse Bertillon (Bertillon S., 1941, p. 13.)
35 Archives Bertillon, LAB 1846-1. En 1871-1872, Jacques Bertillon, étudiant en médecine, effectue, lui aussi, un stage à l’hôpital de la Charité. En 1873, il exerce à l’hôpital des Cliniques dans le service de Paul Broca.
36 « Il ne tarda pas à devenir un admirateur passionné de Michelet, à tel point, qu’à la suite des persécutions dont cet homme illustre fut l’objet, il proposa à ses camarades de faire frapper une médaille en l’honneur du vieux maître […]. Louis-Adolphe fut désigné avec quelques camarades pour aller l’offrir à M. Michelet […]. C’est ainsi que commença une amitié qui devait durer plus de trente ans. » (Bertillon S., 1941, p. 14.) Louis-Adolphe et Zoé Bertillon sont souvent évoqués dans le Journal de Michelet (Michelet, 1959-1976 ; voir l’index, vol. 4, p. 571).
37 D’après le criminologue Henry T.F. Rhodes, « les deux hommes [Achille Guillard et Louis-Adolphe Bertillon] passèrent six mois en prison, mais ce temps ne fut pas perdu. C’est là que les plans de la Société et de l’École d’anthropologie furent préparés » (Rhodes, 1956, p. 24 ; trad. A. C.). Jennifer Hecht relaye le thème des six mois de prison (Hecht, 2003, p. 148). Nous n’avons pas identifié les sources premières de ces informations. Selon Achille Guillard, Louis-Adolphe Bertillon avait « échappé de peu à la déportation » (Bertillon S., 1942, p. 17).
38 C’est avec son frère Louis qu’Achille Guillard dirige l’Institut du Verbe incarné. Sur les pédagogies actives de Jean-Joseph Jacotot, voir, de Jacques Rancière, Le maître ignorant (Rancière, 2002).
39 Voir le compte rendu de la séance du 5 janvier 1861 : Guillard déplore la pauvreté des informations fournies par le recensement de population à propos des étrangers ; Legoyt promet d’apporter des améliorations. « M. le Dr Bertillon exprime également le vœu que, dans la publication du census de 1861, les âges soient indiqués par année, comme en 1851, et non par période de cinq ans, comme dans le volume qui contient le résultat de celui de 1856. M. le Secrétaire perpétuel ne saurait prendre (bien entendu autant qu’il peut dépendre de lui) aucun engagement sur ce point. » (JSSP, t. 2, 1861, p. 57.)
40 Nous ne retraçons pas sur ce graphique le long chemin qui raccorde à Louis-Adolphe Bertillon sa « nièce » Jeanne Bertillon, qui a été à la fois sa collaboratrice technique et la gouvernante du ménage constitué par le veuf, ses trois fils et leurs domestiques. Née en 1850 à Poissons (Haute-Marne) et décédée à Hyères (Var) en 1930, elle était non pas une nièce au sens étroit du terme, mais une cousine au dixième degré : leurs ancêtres communs étaient Jean Bertillon et Barbe Lavielle, leurs arrière-arrière-arrière-grands-parents (recherches généalogiques réalisées par Lydia Cavard et communiquées par David Gaultier, que nous remercions l’une et l’autre). Parmi les neuf enfants d’Achille et Agarit Guillard ne figurent ici que les trois qui sont évoqués ailleurs dans le présent texte.
41 Après une longue série de révisions décennales, cette nomenclature est toujours en vigueur sous le nom de CIM (classification internationale des maladies) dont la 11e version entre en application le 1er janvier 2022.
42 Il semble que Caroline Schultze ait quitté la Pologne parce que la médecine y était fermée aux femmes. Elle soutient sa thèse bien plus précocement que Louis-Adolphe, Jacques et Georges Bertillon, qui l’obtiennent, les deux premiers à 31 ans, le dernier à 33 ans. Sa défense de thèse fait événement non seulement en raison de son âge et de son sexe, mais aussi parce que le président du jury, Jean-Martin Charcot, y exprime son opposition à l’exercice de la médecine par des femmes (sur les premières femmes dans les études médicales en France, voir Fontanges, 1901).
43 « Un pareil cancre dans une famille de savants, non ! non ! ce n’était pas possible. » (Bertillon S., 1941, p. 28) « P. [Père] juge cette réception immorale », écrit Jacques Bertillon dans son journal après qu’Alphonse ait obtenu le baccalauréat (JB 1872-1 p. 46-47). Alphonse suivait toutefois des cours de médecine lors de son service militaire, et réussissait en 1876 un « premier examen de médecine à l’école de Clermont-Ferrand » (Bertillon S., 1941, p. 74-75).
44 Le préfet de police Lépine s’était tourné vers le service d’identité judiciaire de la préfecture de police de Paris en vue de l’établissement d’une expertise sur le bordereau communiquant à l’Allemagne des secrets militaires ; Alphonse Bertillon, chef de ce service, bien que dénué de compétences préalables en graphologie, avait répondu lui-même à cette demande en affirmant qu’Alfred Dreyfus avait procédé à une « autoforgerie » (c’est-à-dire qu’il avait falsifié sa propre écriture) et était bien l’auteur de la fameuse lettre, dont on apprendra, lors du procès en cassation de 1899, qu’elle avait été écrite par l’espion Ferdinand Esterhazy (Phéline, 1985 ; Oriol, 2014). Jusqu’à son décès en 1914, il se dira convaincu de la culpabilité de Dreyfus.
45 Supplément au journal Le Siècle, 9 déc. 1898. Terry Nichols Clark indique que Jacques Bertillon, fortement dreyfusard, refusa tout contact avec son frère pendant des années après l’expertise du bordereau (Clark, 1973, p. 140).
46 Moyennant finances, Maly effectue des agrandissements de graphiques pour son beau-père (Archives Bertillon, LAB 1883-1).
47 Archives Bertillon, JB 1919-1 et JB 1919-2. Jacqueline Bertillon a par ailleurs publié un reportage sur l’École Théophile Roussel « pour les enfants indisciplinés du département de la Seine », à Montesson (Bertillon Jacqueline, 1937), dans lequel elle s’inscrivait triplement dans le prolongement de son réseau familial : elle menait des activités de journaliste parallèlement à son métier d’avocate, suivant l’exemple de son père qui avait été publiciste et médecin ; elle traitait de criminologie comme l’avait fait son oncle Alphonse ; et elle cultivait la mémoire de son grand-père Louis-Adolphe Bertillon dont le nom avait été associé à celui de Théophile Roussel dans l’action législative de la Troisième République en faveur de la protection de l’enfance.
48 François Bertillon, proctologue, a eu une fille, Monique (1920-2017), qui a épousé Pierre Vincent. Une descendance de Louis-Adolphe Bertillon subsiste aujourd’hui par cette branche Vincent. François Bertillon fit l’acquisition, à Dordives (Loiret), du château de Mez-le-Maréchal, dans lequel furent longtemps conservés des ouvrages et des archives réunis par son grand-père et ses oncles : les murs de la grande salle de séjour étaient couverts de livres reliés, d’autres volumes, dossiers et herbiers occupant plusieurs autres pièces et greniers. Ce fonds est aujourd’hui dispersé. Plus tard, un nouveau propriétaire ouvrit le domaine de Mez au public en le présentant comme « le Louvre du Gâtinais ».
49 La bibliothèque de Louis-Adolphe Bertillon était encore d’une ampleur moyenne en 1866 ; l’inventaire établi au lendemain du décès de Zoé Bertillon fait état, au 91, rue Blanche, Paris 9e, d’« environ six cents volumes brochés, cent autres reliés : médecine, chirurgie, littérature historique, dont Voltaire, Plutarque, Michelet, statistiques, prisé le tout quatre cents francs » (MC/ET/LXXXIII/988, 11 juin 1866). Quatre ans plus tard, Bertillon écrit à Adolphe Quetelet : « Je suis en déménagement et j’ai tant de livres que c’est pour moi une terrible affaire » [cf. infra le chapitre 21, lettre 13]. Le volume de la bibliothèque familiale ne va cesser de s’accroitre au fil des décennies suivantes.
50 Terry N. Clark estime que « la prééminence de la famille Bertillon au long de trois générations s’expliquait au moins partiellement par son quasi-monopole sur l’enseignement statistique » (Clark, 1973, p. 138). Le terme de quasi-monopole semble excessif. Louis-Adolphe a eu certes le monopole de l’enseignement de la démographie de 1875 à 1882 (mais l’École d’anthropologie de Paris, dont il faisait partie, ne délivrait aucun diplôme), Jacques a enseigné la statistique à l’École des sciences sociales et dans des préparations de concours administratifs (Bertillon J., 1895). Mais des hommes tels qu’Émile Levasseur et Émile Cheysson ont occupé, au Collège de France et à l’École des ponts et chaussées, des positions plus éminentes, et enseignaient notamment les statistiques.
51 Archives Bertillon, LAB 1853-1 et JB 1885-1.
52 Alors au 2, rue de la Réunion, aujourd’hui au 2, rue du Docteur-Demirleau.
53 Bertillon paye patente à Paris en 1858 en tant que médecin (Archives Bertillon, LAB 1858-1), mais dans une note autobiographique, il indique qu’il exerce à l’hospice de Montmorency jusqu’en 1860 (Archives Bertillon, LAB 1881-4). Il semble donc que de 1856 à 1860 il ait partagé son temps entre Paris et Montmorency. En 1857, il indique à Quetelet qu’il demeure l’hiver à Paris.
54 Bertillon a hérité de ses parents un immeuble rue Saint-Bon (Paris, quartier de l’Hôtel de ville) qu’il met en location. Lors de son mariage, il apporte aussi une somme de 21 000 francs qui lui est due par hypothèque et qui correspond probablement à la vente de la résidence secondaire que ses parents possédaient aux Buissons, dans l’arrondissement de Montargis (MC/ET/LXXXIII/897, 29 octobre 1849). La dot de son épouse incluait dix actions de la Compagnie d’éclairage au gaz de la ville de Milan d’une valeur d’environ 15 000 francs. En 1853, suite à l’élargissement de la rue Saint-Bon qui ampute sa parcelle, il achète un terrain voisin et contracte un emprunt sur cinquante ans pour réaliser des travaux (voir l’inventaire après décès de Zoé Bertillon, MC/ET/LXXXIII/988, 11 juin 1866). En 1885, Jacques Bertillon assurera l’immeuble pour une valeur de 120 000 francs (Archives Bertillon JB 1885-1).
Au moment du décès de son épouse en 1866, Bertillon rémunère deux « maîtres de pension » pour ses fils, à raison de 400 et 630 francs, plus les frais de scolarité de Jacques au lycée Bonaparte – futur lycée Condorcet – et d’Alphonse au collège Chaptal, d’où le garnement sera bientôt exclu (Bertillon S., 1941, p. 25-27). En 1872, il finance un séjour linguistique d’Alphonse en Écosse.
Le seul revenu professionnel régulier identifié par nous provient, jusqu’à sa nomination comme professeur à la Faculté de médecine, des thermes d’Ussat où il séjourne l’été en tant que médecin inspecteur. Dot mise à part, il ne semble pas avoir reçu beaucoup d’aide de son beau-père : au moment du décès de Zoé, une dette d’Achille Guillard figurait à l’inventaire du patrimoine du couple.
55 Archives Bertillon, LAB 1879-2.
56 Voir L’Union médicale (UM) du 9 février 1858. Le 16 décembre 1857, au vu d’une partie du manuscrit, l’Académie de médecine lui avait déjà accordé un premier prix et une subvention de 500 francs.
57 Sur la SAP et sur Broca, voir Blanckaert, 1989 ; Schiller, 1990 ; Wartelle, 2004. Paul Broca est secrétaire général de la SAP de 1859 à 1880.
58 L’index du BSAP établi en 1900 fait apparaître 117 contributions de Bertillon père aux débats de la société (SAP, 1900, p. 155).
59 « Patrons et réseaux », mais cluster n’a pas d’équivalent exact en français (Clark, 1973, p. 66s ; Fabiani, 2005, p. 199).
60 La « notice-questionnaire » est omise aussi dans la bibliographie établie par C. Moricourt (1962).
61 « C’est cette terre [l’Algérie] si funeste au sang germain que notre administration a choisie pour nos malheureux Alsaciens ! […] On comprendra qu’en Algérie les Français ne peuvent prospérer que dans quelques localités choisies. Par une comptabilité bien tenue des vivants, des naissances et des décès par âge, sexe et lieu de naissance, on s’enquerra si les Français du Nord, chez lesquels domine le sang belge (je parle des Belges de César, des « grands blonds ») supportent aussi bien le climat africain que ceux du Midi, où domine le sang celte, ibère et romain ; on n’enverra plus nos Alsaciens se fondre misérablement sous le soleil africain. Par tous les moyens possibles, on favorisera et l’immigration italienne, maltaise, espagnole et juive, puisque ce sont là les races qui prospèrent, et les alliances entre eux et nos colons français, car c’est surtout par le mélange des sangs que l’on acquiert vite l’acclimatement. » (1873g, p. 601.) Dans le même texte sur la démographie de l’Algérie, Bertillon, décrivant les Kabyles comme d’« anciens Numides », reprend les analyses du général Faidherbe qui « estimait que, vers 1866, il fallait compter environ 500 000 Arabes et 2 millions de Kabyles » (1873g, p. 300). En 1874, Louis Faidherbe succède à Bertillon à la présidence de la SAP. Sur les développements de la distinction anthropologique Arabes-Kabyles dans le contexte de la colonisation de l’Algérie, voir Andersen, 2015, p. 43-44.
62 « Tandis que l’Angleterre a le Canada, l’Australie, la Tasmanie, la Nouvelle-Zélande, le Cap, où peuvent se développer des populations ariennes cent fois plus nombreuses que celles de l’Angleterre elle-même, nous n’avons rien, nous, que notre Algérie, où notre acclimatement définitif est encore très problématique, puisque nous n’avons pas encore surmonté les dangers les plus nombreux, ceux de la quatrième et dernière étape de l’acclimatement, et ces dangers qui aujourd’hui arrêtent l’essor de notre race française (ou anglaise) dans les Antilles, ce sont ceux, qu’on ne l’oublie pas, qui ont fait fondre les colonies grecques et romaines sur ce même sol africain. Quant à notre nouvelle colonie de l’Indochine, on peut dire que son insalubrité et notre inaptitude à y prospérer sont certaines, aussi certaines que dans l’Inde. » (1873d, p. 663.)
63 Archives Bertillon LAB 1863-1, courrier à L.-A. B. du 28 mars 1863.
64 Créé par la féministe Eugénie Nibovet (1796-1883), le Journal pour toutes paraît de 1864 à 1867.
65 Zoé Bertillon apparaît à plusieurs reprises dans le Journal de Jules Michelet, notamment pour ses contributions à une vente de charité (Michelet, II, 1962, p. 445) ou son apparition dans un bal costumé où les femmes sont déguisées en nations opprimées (Michelet, III, 1976, p. 243 et 648).
66 La direction de la rédaction était confiée à MM. Raige-Delorme et Dechambre, assistés d’un comité de rédaction de douze membres (intialement : Axenfeld, Baillarger, J. Béclard, Charcot, Denonvilliers, Follin, Gavarret, Gubler, Jacquemier, Lévy (Michel), Regnault, Velpeau).
67 Contrat daté du 13 octobre 1863 (Archives Bertillon LAB 1863-2). Une feuille in-8° comportant 16 pages, la rémunération est de l’ordre de 8 francs par page, soit au total un peu plus de 8 000 francs pour l’ensemble des contributions de Bertillon au DESM.
68 Bulletin de souscription de la Démographie figurée de la France (reproduit en annexe du chapitre 17 ci-après).
69 Bertillon porte une mention manuscrite sur son contrat : « J’ai pris cinq parts [de 100 francs chacune] des fonds nécessaires pour le Dictionnaire en 200 parts. D’après les estimations de l’éditeur les parts obligeront à un versement total d’environ 400 francs effectué par cent francs tous les 4 mois au plus et donneront lieu d’après les prévisions de bénéfice à un remboursement de 2 000 francs ! » (Archives Bertillon, LAB 1863-2.)
70 Le 12 janvier 1881, il écrira à Luigi Bodio : « je me suis retiré du D.re encyclop., trop occupé par mon nouveau bureau [le Service de statistique de la Ville de Paris] et par mon activité déclinante, et déclinante assez rapidement, je ne puis plus me charger de rien d’autre » (Soresina, 1996, p. 76).
71 Le premier livre d’Alphonse Bertillon, Les races sauvages, paraît chez Masson dans la collection « Bibliothèque de la Nature » dirigée par Gaston Tissandier (Bertillon Alphonse, 1882a). Alphonse, devenu membre de la SAP grâce au parrainage paternel, s’était engagé dans la voie de l’anthropologie exotique avant d’être embauché dans la police. Les anthropométries ethnographiques et policières se sont développées de conserve. Les préconisations d’Alphonse Bertillon en matière de standardisation des portraits photographiques face-profil concernaient aussi bien l’identification judiciaire (Bertillon Alphonse, 1893) que l’anthropologie des Indiens de Bolivie (Chervin, 1908, t. I, p. 283-400).
72 En 1877, dans la Revue d’anthropologie encore éditée par Ernest Leroux, Jacques Bertillon recense et encense l’article « Moyenne » publié par son père dans le DESM (1876b ; Bertillon J., 1877).
73 Voir la lettre à « M. Bertillon fils » du 22 juillet 1877 : « Le fascicule qui doit contenir Finlande est très avancé. Votre article devient donc absolument nécessaire. P.S. : Je profite de l’occasion pour prier le père de se mettre en règle avec France (démographie) » (Archives Bertillon, JB 1877-1).
74 Les volumes du DESM ne paraissaient pas dans un ordre strictement alphabétique. Au 1er décembre 1884, avaient paru : « 1re série, 50 volumes (A. – Dynamogénie) ; 2e série, 20 vol. et un demi-vol. (L. – Paroles) ; 3e série, 14 vol. et 1 demi-vol. (Q. – Tables) ; 4e série, 10 vol. (F. – Groenland) » (Bertillon J., 1885a, p. 4 de la couverture du tiré à part).
75 Une médaille d’argent est accordée à Bertillon par le ministre de l’Agriculture sur la proposition de l’Académie de médecine, dans sa séance du 17 décembre 1867, pour son rapport sur les thermes d’Ussat (Archives Bertillon, LAB 1881-4, p. 1).
76 Camille Creyghton précise que « le concept d’“enterrement-manif” est d’Emmanuel Fureix » (Fureix, 2009, p. 379-381 ; Creyghton, 2019, p. 32n). « M. Bertillon regardait le catholicisme comme le plus grand ennemi de l’esprit humain. Sa femme, qu’il avait épousée très jeune et par suite très pieuse, n’avait pas tardé à partager ses convictions philosophiques et à abandonner librement les pratiques d’un culte qui peu à peu avait perdu, à ses yeux, toute signification. Cette manière de voir s’était répandue parmi les siens. Les deux sœurs de Mme Bertillon se marièrent à la mairie seulement. Aucun de leurs enfants n’a été baptisé ; aucun n’a reçu d’éducation religieuse. Il était donc naturel que Mme Bertillon fût enterrée civilement, et plus tard, lorsque les deuils se multiplièrent dans la famille, M. Léon Guillard, Mme Guillard, M. Achille Guillard, M. Bertillon enfin, furent de même enterrés sans l’intervention de l’Église. » (Bertillon J. et al., 1883, p. 33.) On peut lire entre ces lignes que Louis-Adolphe et Zoé s’étaient mariés religieusement, à la différence des sœurs cadettes de Zoé.
77 Cette lettre est republiée dans un ouvrage ultérieur : « De ces écoles, où les élèves passent dix heures par jour, tout enseignement religieux est rigoureusement exclu ; on s’y propose de donner, avec l’enseignement professionnel, l’éducation morale aux jeunes filles, mais sans leur parler jamais de religion ; on leur enseigne la morale indépendante de toute religion ; et cela sous prétexte que ces écoles sont des écoles libres, " ouvertes aux élèves de toutes croyances", sans aucune acception de cultes ». Et, comme il a été déclaré sur la tombe de madame B***, que ces jeunes filles devenues libres-penseuses en élèveront d’autres à leur exemple » (Dupanloup, 1868, p. 14). Dupanloup, qui s’était aussi opposé, avec succès dans un premier temps, à l’accès de Littré à l’Académie française, dénonce le matérialisme et le positivisme de ce dictionnaire dans son livre L’athéisme et le péril social (Dupanloup, 1866, p. 88s). Il démissionne de l’Académie française lorsque Littré y est élu en 1870.
78 Juriste de formation, Louis Asseline (1829-1878) est le fils d’un distillateur de gaz, Louis-Adolphe Bertillon étant lui le fils et le gendre de distillateurs. Au début du siège de Paris, il est maire du 14e arrondissement, et Bertillon, du 5e. Il fait l’objet d’une nécrologie due à Jacques Bertillon dans Le Bien public du 8 avril 1878.
79 L’an 78 va, en « style vulgaire », du 23 septembre 1869 au 22 septembre 1870, le 1er vendémiaire de l’an I correspondant au lendemain de la proclamation de la République, le 22 septembre 1792.
80 L’article « Démographie » débute ainsi : « Démographie, ou description des peuples, des collectivités. Si j’en crois la Bible, la démographie a pour fondateur un roi et pour adversaire un dieu. Le fondateur, poète et monarque, c’est le roi David qui, déjà curieux de savoir combien il avait de contribuables à pressurer, en ordonna le dénombrement. L’adversaire est le dieu même d’Israël, dieu colère et jaloux qui, depuis Adam, a toujours interdit la science à ses serviteurs, de peur, observant naïvement la Bible, que, connaissant le bien et le mal, ils ne deviennent semblables à lui ! » (1870a, p. 47).
81 « Dans les départements où il y a immigration de nourrissons, elle [la population enfantine calculée d’après le nombre des naissances] est trop faible de ces immigrés. » (1870h, p. 37n ; souligné par L.-A. B.) Le mot « immigré » revient à nouveau sous la plume de Bertillon en 1873 dans la notice « Migration » du DESM : « La plupart des peuples que nous connaissons, et nous-mêmes Celtes, Gaulois et Francs, ne sommes que des immigrés » (1873d, p. 637). La phrase de Brigitte Frelat-Kahn, « Le mot “immigré” apparaît pour la première fois en 1878 dans le Dictionnaire des sciences médicales dirigé par Adolphe Bertillon » (Frelat-Kahn, 2002, p. 282), appelle trois correctifs : le premier emploi que nous ayons identifié date de 1870 (voir la citation ci-dessus) ; la notice « Migration » du DESM est de 1873 et non de 1878 ; et, à proprement parler, Bertillon ne dirigeait pas le DESM, il en était seulement le principal contributeur en matière de démographie et de mycologie.
82 « I should not dare to trust so much as you do in Agassiz’ conclusions, although they are favourable to our general view. » (C. Darwin, lettre du 18 déc. 1871, Archives Bertillon, LAB 1871-1 ; Agassiz, 1866.)
83 Paris Musées, musée Carnavalet, Histoire de Paris, Affiche 972 660 du 7 octobre 1870 (Archives Bertillon, LAB 1870-5).
84 Les renseignements de ce paragraphe et du suivant proviennent d’un manuscrit intitulé « Titres et travaux » que Bertillon a tenu à jour jusqu’en 1881 (1881e ; Archives Bertillon, LAB 1881-4).
85 Voir le « Discours aux enrôlés volontaires » dans le Journal de la guerre, n° 86, 29 octobre 1870. Un tableau d’Alfred de Richemont, « Les enrôlements volontaires de 1870 », représente Bertillon, paré de son écharpe de maire, veillant personnellement aux opérations de recrutement qui se tiennent face au Panthéon sous une bannière « La patrie est en danger » (Archives Bertillon, LAB 1870-3). Le 28 octobre, le ministre de l’Intérieur par intérim Jules Favre remercie publiquement Bertillon pour sa conduite patriotique dans la gestion des opérations de recrutement de la Garde nationale (Archives Bertillon LAB 1870-1). Dans un contexte où le siège paralyse les activités économiques, l’attribution d’une solde de 1,5 francs par jour, éventuellement augmentée de compléments pour charges familiales, constitue une aide sociale importante ; l’efficacité militaire de la Garde nationale sera, elle, assez médiocre (Serman, 1986, p. 120s).
86 Dans le journal conservateur La France politique, scientifique et littéraire du 5 novembre 1870, Paul de Saint-Poncy, qui avait été préfet sous l’Empire, se félicite de la défaite de Bertillon dans les termes suivants : « Ces amoureux transis de la Commune révolutionnaire [Robinet, Roussel, Bonvalet, battus dans d’autres arrondissements] iront se consoler avec le docteur Bertillon du ve arrondissement, épave de la médecine accrochée un beau jour au bureau municipal du Panthéon » (p. 1).
87 Archives Bertillon, LAB 1870-2, p. 1. La plaquette se conclut sur un appel : « S’adresser pour les adhésions aux membres du Comité d’initiative, et entre autres au Docteur Bertillon, rue Gay-Lussac, 24, de 11 heures à 1 heure ou de 6 heures à 8 heures du soir » (p. 16).
88 Archives Bertillon, LAB 1881-4, p. 2.
89 Archives Bertillon, JB 1871-1.
90 Voir infra le chapitre 21, lettre 16, 10 janvier 1873.
91 Une contribution de Bertillon à hauteur de 500 francs est mentionnée dans le Bulletin du Temps, n° 6, de 1876.
92 Les statuts de la société figuraient dans les archives des Bertillon (Archives Bertillon, LAB 1872-1).
93 Député depuis 1871, Littré (1801-1881) devient sénateur inamovible en 1875.
94 Un compte rendu du banquet figure dans La République française du 8 janvier 1873.
95 Le nom de Bertillon apparaît p. 2 du journal Le Temps du 27 avril 1873 dans une liste de soutien à Rémusat. « M. de Rémusat était extrêmement loin de représenter les opinions de M. Bertillon, et en toute autre occasion il n’aurait jamais voté pour lui. Mais M. Bertillon considérait comme une nécessité pour le parti républicain de consolider le pouvoir très chancelant de M. Thiers. On nous permettra de faire remarquer que cette opinion était d’autant plus mûrie et d’autant plus désintéressée que M. Bertillon venait d’être révoqué par M. Thiers de ses fonctions d’inspecteur des établissements de bienfaisance et cela pour cette seule raison qu’il avait été nommé par une administration républicaine » (Bertillon J. et al., 1883, p. 39n).
96 « L’administration de l’Afas a notoirement marqué sa dette envers le modèle des grands meetings annuels de la British Association for the Advancement of Science (BAAS), créée en 1831 » (Blanckaert 2002, p. 87). La formule de la BAAS s’inspirait elle-même de la Gesellschaft Deutscher Naturforscher und Ärzte créée à Leipzig en 1822. Ces trois associations sont toujours actives près de deux siècles plus tard.
97 « M. Bertillon, dans le but de répandre le goût des études statistiques et de stimuler le zèle des statisticiens habitant la province, a fait à chacun des congrès de l’Association française [pour l’avancement des sciences] des études démographiques sur la région dans laquelle se réunissait le congrès. » (Bertillon J. et al., 1883, p. 105.) Pour les congrès de Lyon, Lille et Le Havre, voir les publications 1873m, 1874h et 1877d. Avant la création de l’Association pour l’avancement des sciences, l’intervention de Bertillon au congrès médical de Bordeaux en 1865 (1866a) se raccordait à la même série d’interventions en province. Sur le congrès d’Alger en 1881, voir Carret, 1882, p. 731, et le chapitre 20 du présent ouvrage.
98 Source : collection particulière.
99 Durkheim, 1897, livre ii, chapitre iii, p. 204 notamment ; Louis-Adolphe (1874b) et Jacques Bertillon (Bertillon J., 1879c) sont cités p. 175.
100 1874a, pl. ii-iii ; Bertillon J., 1880a, où est cité Il suicidio, d’Enrico Morselli, (1879), principale source de Durkheim ; Durkheim, 1897, p. 204. Voir Borlandi, 2004 ; Baudelot et Establet, 1984, p. 26.
101 « Il a fallu des années de lutte, des monceaux de livres et de brochures, et l’admirable ténacité d’un Théophile Roussel, saint Vincent de Paul laïque, pour organiser la protection des enfants placés en nourrice » (P. Strauss, Dépopulation et puériculture, 1901, p. 289 ; cité par C. Rollet-Échalier, 1990, p. 127 ; sur Strauss, continuateur de l’action des Roussel et Bertillon en matière de protection de l’enfance, voir De Luca et Rollet, 2020.) Une statue de Théophile Roussel a été édifiée à Paris en face de l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul.
102 Le ministère de l’Instruction publique refuse dans un premier temps d’acquérir l’ouvrage (Archives Bertillon, LAB 1873-1) puis achète 15 exemplaires ; le ministère de l’Agriculture et du Commerce souscrit pour 40 exemplaires (1881e, p. 3). Un relevé de compte adressé à Bertillon par Masson fait état de ventes annuelles de l’ordre d’une vingtaine d’unités (archives Bertillon, LAB 1882-4).
103 La même académie accordera une distinction à Jacques Bertillon pour son livre La dépopulation de la France (Bertillon J., 1911).
104 Archives Bertillon, LAB 1877-2 ; Schweber, 2006, p. 82-86.
105 UM, 3 mars 1870, p. 352.
106 « [Les cours de Paul Broca] à la faculté de médecine de Paris connaissent d’ailleurs un considérable succès auprès des étudiants et symétriquement subissent des critiques virulentes de la part de la presse cléricale. Cette presse s’était également opposée à la création d’une école d’anthropologie… en vain d’ailleurs puisque cette dernière ouvrit ses portes en 1876. Pour ce faire, Paul Broca avait reçu l’appui de Gambetta. Outre les subventions des membres de la société d’anthropologie il bénéficia d’une aide annuelle de douze mille francs du conseil municipal de Paris, sous l’impulsion de son président le matérialiste Henri Thulié et, à partir de 1878, d’une subvention annuelle de vingt mille francs en provenance du jeune État républicain. » (Bernardini, 1997, p. 113.)
107 C’est dans son cours sur « la place de la démographie dans les sciences anthropologiques » que Bertillon, comme l’a signalé Michel Dupâquier, emploie pour la première fois l’expression « analyse démographique » (1877e, p. 526 ; Dupâquier M., 1983, p. 305).
108 Bertillon rédigeait ses cours mais s’aidait aussi de petites fiches cartonnées sur lesquelles il avait noté ses idées directrices (Archives Bertillon, LAB 1877-1). Les diagrammes et cartogrammes étaient très probablement issus de la Démographie figurée de la France (voir infra le chapitre 17).
109 Manouvrier, 1888, p. 453 ; sur Manouvrier, voir Hecht, 2003, chapitre 6.
110 Une « note des diagrammes dressés pour l’École d’anthropologie sur la commande de M. Bertillon » par Amélie Notar-Bertillon énumère « 2 grands de plus de 1m50, à 20 frs », 6 moyens de 1m50 à 10 frs, 7 moyens de 1m à 1m50 à 6 francs, et 6 petits à 3 frs », total 160 frs ; elle est envoyée à Jacques Bertillon le 8 avril 1883, quelques semaines après le décès de Louis-Adolphe (Archives Bertillon, LAB 1883-1).
111 Quetelet, 1828. La même devise figure sur les médailles commémoratives du Congrès international de démographie de 1878, médailles dont Bertillon est l’un des récipiendaires. Elle avait aussi été citée par Proudhon dans Qu’est-ce que la propriété ? (Proudhon, 1840, p. 129).
112 Voir l’article de Gilles Palsky, 2006, « Émile Levasseur (1828-1911). À l’interface des sciences sociales », revue Modulad, p. 73-81.
113 « Cet infatigable esprit d’entreprise est une des choses que j’aime chez lui [A. Chervin]. C’est à cette fécondité d’inventions que nous devons [pour ne pas sortir de la statistique] les Annales de demographie et le Congrès de 1878, choses que chacun ici déclarait par avance irréalisable et chimérique » (Lettre de J. Bertillon à L. Bodio, 4 mai 1883, in Soresina, 1996, p. 87).
114 « Je vais m’occuper à présent de terminer les Annales de démographie dont l’existence est trop débile pour pouvoir durer plus longtemps. L’accroissement qu’a reçu le Journal de la Société de statistique rend leur existence moins indispensable », écrit Jacques Bertillon dans une lettre à Luigi Bodio du 31 décembre 1884 (Soresina, 1996, p. 94).
115 Déjà en 1879 Jacques Bertillon écrivait à Luigi Bodio que ce dernier avait « bien raison de [se] plaindre de la lenteur avec laquelle paraissent les Annales. L’imprimeur s’en occupe quand il a le temps, et d’un autre côté cet imprimeur est si bon marché que nous ne pouvons le quitter » (Soresina, 1996, p. 83). Le statisticien tchèque Josef Erben se plaint en mars 1883 de ne plus avoir reçu la revue, en principe trimestrielle, depuis mars 1882 (Archives Bertillon, JB 1883-5).
116 Archives Bertillon, LAB 1878-1.
117 Bertillon J., 1883 ; Durkheim, 1897 ; Ronsin, 1995 ; Borlandi, 2000.
118 Jacques et Michel Dupâquier reproduisent le « diagramme de Lexis » et le stéréogramme de Perozzo (tels que parus dans les Annales de démographie internationale) dans leur Histoire de la démographie (Dupâquier J. et M., 1985, p. 386-390), et jugent le stéréogramme assez marquant pour le faire figurer en couverture de leur ouvrage. Le diagramme attribué à Wilhelm Lexis, et en fait dû à plusieurs auteurs (voir Vandeschrieck, 1992), représente en deux dimensions les interdépendances entre âge, période et cohorte. Le premier stéréogramme, dû à l’ingénieur Luigi Perozzo, représente en trois dimensions l’évolution de la composition par âge des Suédois de sexe masculin, de cinq ans en cinq ans, de 1750 à 1875. Il sera considéré par André Breton comme un parangon de l’objet surréaliste (Breton A., Nadja, in Œuvres complètes, t. 1, Gallimard, 1988, p. 678 ; Brian, 2001). Les rapports entre diagrammes de Lexis et tables de mortalité seront formalisés par Gérard Calot et Graziella Caselli (1991).
119 Bertillon père s’était procuré certaines publications de William Farr grâce à l’actuaire britannique Arthur Scratchley (1821-1897) ; cet ancien élève étranger de l’École polytechnique, grand admirateur de Farr, avait fait envoyer à Bertillon des rapports du Registrar General d’Angleterre (Archives Bertillon, LAB 1861-1, lettre du 2 mars 1861). Une lettre de Farr à Bertillon du 16 août 1864 atteste d’autres échanges de documentation entre les deux hommes (Archives Bertillon, LAB 1864-1). En 1877, Farr vote par correspondance en faveur de la nomination de Bertillon à la présidence de la Société de statistique de Paris, en précisant qu’il le considère comme « one of the ablest living demographers » (Archives Bertillon, LAB 1877-3). Farr avait probablement fait la connaissance d’Achille Guillard lors du Congrès de statistique de Bruxelles de 1853, bien avant d’entrer en contact avec Louis-Adolphe Bertillon, à qui il écrit le 16 août 1864 à l’adresse de Guillard (Archives Bertillon, LAB 1864-1). Le fait que la nomenclature internationale des causes de décès ait été souvent désignée comme la « classification Bertillon » (Fagot-Largeault, 1989) plutôt que comme « la classification Farr » concerne non pas Bertillon père mais Jacques Bertillon, qui aurait pu mieux reconnaître sa dette envers Farr ; mais ce dernier était mort depuis dix ans quand cette grille a été présentée, en 1893, au congrès de l’Institut international de statistique à Chicago, et ce n’est pas Jacques Bertillon qui l’a baptisée « classification Bertillon ».
120 D’origine nobiliaire et catholique, l’ordre des Saints-Maurice-et-Lazare devient, avec l’unification de 1862, une distinction accordée par l’État italien à des personnes de mérite civil ou militaire.
121 Bodio, qui était pourtant proche du mouvement leplaysien, trouvait injuste qu’Émile Cheysson obtienne cette décoration avant Levasseur et Bertillon (« peut-être le premier démographe en Europe »), et intervenait auprès de Cesare Correnti pour accélérer ces deux nominations (Soresina, 2001, p. 230-232). Géographe, patriote italien, sénateur, Correnti (1815-1888) allait devenir ministre de l’Instruction publique ; il avait participé avec Bodio à la direction de l’Archivio di statistica.
122 Archives Bertillon, JB 1883-4.
123 Lettre du 3 février 1879 (Archives Bertillon, LAB 1879-1).
124 D’abord réticent, le préfet Ferdinand Hérold (1828-1882) a finalement soutenu la réforme du service de statistique de la ville de Paris que proposait Louis-Adolphe Bertillon.
125 Le 31 mars 1883, le secrétaire général de la préfecture Jean-Baptiste Vergniaud dégage devant la Commission de statistique municipale un bilan en sept points de l’action de Louis-Adolphe Bertillon :
« Sous sa direction, le service de la Statistique a, en résumé, entrepris et su mener à bien les travaux suivants :
- Développement du Bulletin hebdomadaire, impression d’un Annuaire, création d’un supplément mensuel ;
- Révision des notices statistiques sur les mariages, naissances et décès enregistrés dans les mairies ;
- Organisation d’une enquête sur la morbidité par affections épidémiques, au domicile privé et dans les hôpitaux ;
- Établissement de registres statistiques formant les archives de la Statistique de l’état civil ;
- Utilisation du concours des médecins traitants pour la détermination des causes de décès ;
- Enquête sur les conditions d’élevage et la mortalité des enfants mis en nourrice ;
- Préparation d’un livret de famille et d’un livret individuel » (Vergniaud, 1883, p. 65).
La création du livret de famille vient en réponse aux destructions massives de registres d’état civil intervenues suite aux incendies de la Semaine sanglante : la certification de l’identité des personnes et de leurs liens d’alliance et de filiation fait ainsi l’objet d’une double sauvegarde, à l’échelon communal, d’une part et familial, d’autre part.
126 En 1857, Bertillon écrivait que « la science souffre du retard ou de l’oubli que met la ville de Paris à publier la suite de ses belles Recherches statistiques, si savamment commencées par Fourier et si fâcheusement interrompues depuis 1844 » (1857a, p. 27n). Sur les Recherches statistiques, voir Ozouf-Marignier, 1999.
127 Jacques Bertillon avait collaboré à des quotidiens républicains (le Bien public, le xixe siècle, la République française) ainsi qu’à des périodiques de vulgarisation scientifique tels que La Nature et La Revue scientifique de la France et de l’étranger. Devenu fonctionnaire, il continue de publier de nombreux articles de presse, parfois signés du pseudonyme « Achille Guillard ». Après sa retraite, prise en 1913, il dirige des magazines, fondant notamment La femme et l’enfant (Dupâquier M., 1983, p. 310).
128 Jacques Bertillon avait remplacé temporairement son père à l’École d’anthropologie : on lit dans une nécrologie anonyme de Louis-Adolphe Bertillon parue dans la GHMC (Gazette hebdomadaire de médecine et de chirurgie) que « Bertillon aura eu aussi, avant de mourir, la consolation de penser qu’il laissait un héritier digne de lui, et dont les travaux déjà nombreux font autorité. Les auditeurs de son cours à l’École d’anthropologie savent avec quelle judicieuse profondeur de vue son fils, Jacques Bertillon, qui le remplaçait depuis un an, faisait ressortir les déductions de sa rigoureuse méthode scientifique » (GHMC, 16 mars 1883, p. 187).
129 Jacques Bertillon augmente le nombre de cartes paraissant dans l’Annuaire, crée un Atlas de statistique de la ville de Paris qui paraît en 1889 (pour l’année 1888) sous la forme d’un grand in-folio, et en 1891 (pour l’année 1889) en grand in-quarto ; il dirige le grand in-quarto Cartogrammes et diagrammes relatifs à la population parisienne et à la fréquence des principales maladies à Paris pendant la période 1865-1887, envoyés à l’exposition universelle de 1889 par le Service de statistique municipale de la ville de Paris (Bertillon J., 1889a ; 1889b ; 1891a). Sur le rôle des Bertillon père et fils dans le développement de la cartographie statistique parisienne, voir Picon, 2003. La Statistique générale de la France s’engage plus tardivement, avec Victor Turquan, dans la réalisation de publications bien dotées en graphiques (voir notamment le très riche Album graphique de la Statistique générale de la France de 1907).
130 D’autres administrations ne sont pas épargnées ; voir par exemple l’évocation des « irrégulières et si médiocres publications officielles (ministère de la Marine et des Colonies) » (1873g, p. 600n). Bertillon ne dit mot de Prosper Challot, qui fut à la tête de la Statistique de la France entre 1870 et 1874, après Legoyt et avant Loua, et dont le bilan semble avoir été maigre.
131 René Ricoux (1843-1933) fut à plusieurs reprises maire de Philippeville (Skikda) de 1884 à 1904, succédant à son père, le courtier maritime Alexandre Ricoux. Sur la démographie de l’Algérie au cours de cette période, voir Kateb, 2001.
132 Émile Levasseur, géographe, économiste, statisticien, auteur d’un ample ouvrage issu des cours sur La population française qu’il dispense dans de multiples cadres (Collège de France, Conservatoire national des arts et métiers, École libre des sciences politiques ; Levasseur, 1891), considère la démographie comme une branche de la science économique : « c’est grâce à la statistique que la démographie est devenue une des branches de la science économique les plus développées », écrivait-il dans une lettre à Arthur Chervin (Chervin, 1877, p. 1).
133 Archives Bertillon, LAB 1882-3.
134 Archives Bertillon, LAB 1880-1.
135 Cette collection comportait déjà le cerveau de Franz Joseph Gall, le fondateur de la phrénologie. « Conformément à ses dernières volontés, le cerveau de Gall fut mesuré et pesé (…) par Fossati. Le fidèle compagnon garda toujours près de lui le cerveau du maître, conservé dans un bocal d’alcool. À sa mort, en 1874, c’est son neveu, le docteur Fortina, qui confie le précieux récipient à Paul Broca contre la promesse que la relique figure en bonne place dans le musée Dupuytren. » (Renneville, 2000, p. 95.) La loi française n’autorise « que les autopsies prescrites par la Justice et l’Administration. Certainement la volonté d’un testateur, bien et dûment formulée, peut suppléer à cette lacune de notre législation ; elle a force de loi » (SAP, 1889, p. 69).
136 « Le procès-verbal d’autopsie, sous son double aspect pathologique et psychologique, est appelé à constituer l’état civil de sortie de l’humanité. L’hygiène et l’éducation y trouveront les grands éléments propres à hâter la réalisation de ce grand desideratum : mens sana in corpore sano. » (SAP, 1889, p. 59.)
137 « Notre but […] est de procurer au Laboratoire de Broca des cerveaux d’hommes plus intelligents que ceux qu’on a généralement dans les hôpitaux », déclarait Auguste Coudereau, le principal initiateur de la Société d’autopsie mutuelle (Wartelle, 2004, p. 141). Les recherches sur les rapports entre le génie, l’intelligence et la configuration du crâne puis du cerveau sont jalonnées par les contributions de Moreau de Tours et surtout de Cesare Lombroso dans L’homme de génie, dont une planche compare le cerveau du mathématicien Carl Friedrich Gauss à celui d’un « ouvrier allemand » aux circonvolutions cérébrales visiblement moins complexes (Lombroso, 1877, fig. 1 à 4 ; Grmek, 1962). La saga des analyses du cerveau d’Albert Einstein (qui était particulièrement petit, 1 230 g) s’est prolongée sur plusieurs décennies (Falk, Lepore et Noe, 2013). Comme l’a indiqué Stephen J. Gould, les travaux de craniologie du xixe siècle souffraient de biais méthodologiques et idéologiques favorables à la suprématie biologique des « Blancs » sur les « Noirs » (ou des mathématiciens sur les ouvriers), mais étaient généralement exempts de supercherie volontaire (Gould,1981 ; voir aussi Renneville, 2000).
138 Archives Bertillon, LAB 1881-1.
139 Charles Letourneau (1831-1902), très actif au sein de la SAP, évolutionniste et anticlérical, a connu sept années d’exil après avoir été médecin auprès des Communards ; il fut secrétaire général de la SAP de 1887 jusqu’à sa mort (Hammond, 1980).
140 Ce dictionnaire est publié sous la direction de MM. Adolphe Bertillon, Auguste Coudereau, Abel Hovelacque, Cyprien Issaurat, André Lefèvre, Charles Letourneau, Gabriel de Mortillet, Henri Thulié et Eugène Véron. À l’exception d’André Lefèvre, ces hommes ont tous compté, en 1876, parmi les vingt fondateurs de la Société d’autopsie mutuelle (Wartelle, 2004, p. 141) ; cet ouvrage émane donc de l’aile la plus matérialiste et anticléricale de la Société d’anthropologie de Paris. De son vivant, Bertillon signait ses publications « Louis-Adolphe », réservant « Adolphe » à des cercles plus intimes.
141 « Longévité », « Mariage (démographie) », « Statistique », « Taille humaine », « Vie moyenne, vie probable, mortalité » sont rédigés par un spécialiste de l’anthropologie physique indochinoise, A.T. Mondière, « Migrations », par le docteur Delisle, « Moyennes », par Léonce Manouvrier.
142 « Qui pourrait exprimer la tendresse vigilante et toujours ingénieuse dont l’entourait alors sa nièce, Mlle Jeanne Bertillon ? Depuis plusieurs années déjà elle était, nous l’avons dit, sa collaboratrice ; elle acceptait courageusement les longs et fatigants calculs qu’exige la moindre étude statistique [voir l’annexe en ligne LAB 1878-4] ; elle excellait à construire des diagrammes à la fois démonstratifs et élégants.
Quand M. Bertillon devint malade, son dévouement prit une autre forme ; elle était à l’affut de ses moindres désirs, et savait les satisfaire avant même qu’il eût songé à les exprimer. […] Cependant sa santé déclinait rapidement […]. Il en vint peu à peu à se désintéresser presque de tout ce qui le passionnait naguère. Il lut pourtant les épreuves des Races sauvages de son fils Alphonse, et le commencement de l’Étude démographique du divorce de son fils Jacques, et il fit de ces deux ouvrages des critiques judicieuses » (Bertillon J. et al., 1883, p. 45-46 ; Bertillon Alphonse, 1882a ; Bertillon J., 1883). Jacques Bertillon a conservé les lettres de Jeanne qui le tenaient presque quotidiennement au courant de l’état de santé de son père au cours du séjour dans le Midi (Archives Bertillon, JB 1882-1).
143 Archives Bertillon, LAB 1882-1. L’écriture hésitante du brouillon de réponse témoigne de l’état d’épuisement de Bertillon, qui conclut ainsi sa lettre : « Agréez, Mr le Ministre, l’assurance de mon dévouement et, si vous me le permettez, de mes sentiments affectueux » (Archives Bertillon, LAB 1882-2). Il avait côtoyé son confrère Paul Bert dans des cercles positivistes et libres-penseurs, à la Société d’anthropologie de Paris, et dans la commission du ministère de l’Intérieur préparant le recensement de 1881.
144 Archives Bertillon, LAB 1881-2, et LAB 1881-3 pour le brouillon de réponse de de Bertillon.
145 Lettre à L. Bodio du 4 mai 1883 (Soresina, 1996, p. 88).
146 La page de titre mentionne 1883 comme année de parution, mais la diffusion s’est principalement effectuée le 28 février 1884, à l’occasion du premier anniversaire du décès de Louis-Adolphe Bertillon.
147 Archives Bertillon, JB 1883-1 (Körösi), 1883-2 (Sidenbladh), 1883-3 (Lexis), 1884-1 (Gad), 1884-4 (Janssens). Sur le docteur Janssens (1831-1900), voir Wood, 1989, p. 186 et 193.
148 Lettre aux fils Bertillon, 1er mars 1884 (Archives Bertillon, JB 1884-2).
149 D’un montant initial de 500 francs et décerné en principe tous les trois ans, le prix Bertillon fut attribué pour la première fois en 1889, sur la base d’un rapport présenté par Arthur Chervin (BSAP, 1889, p. 670-679). Il disparaît en 2010, remplacé (ainsi que diverses autres distinctions, prix Godard depuis 1862, prix Broca depuis 1884, etc.) par le prix de la Société d’anthropologie de Paris et par un prix du meilleur poster.
150 Le décret portant création du Conseil supérieur de statistique est publié le 22 février 1885, après avoir été préparé par une commission présidée par Édouard Millaud (1834-1912), futur ministre des Travaux publics. C’est dans le cadre de ce ministère qu’Émile Cheysson publie la série des Albums de statistique graphique (1879-1899).
151 Émile Cheysson (1836-1910), polytechnicien et ingénieur des ponts et chaussées, disciple de Frédéric Le Play, est nommé en 1877 directeur du service des cartes et plans au ministère des Travaux publics. Dans ce cadre, il crée un très innovant Album de statistique graphique qui paraît de 1879 à 1899 (Palsky, 1996, p. 141s).
152 Le cerveau d’Alphonse Bertillon fut également disséqué par des médecins-anthropologues proches de la famille. « Le cerveau, dont le poids est de 1 515 grammes, a été confié à l’examen du professeur Manouvrier qui fera connaître plus tard le résultat de ses recherches », annonce Alexandre Lacassagne dans son obituaire (Lacassagne, 1914, p. 7). Parmi les papiers de la famille Bertillon, une note manuscrite non datée et non signée, probablement un peu postérieure à 1927 (année du décès de Léonce Manouvrier) indique que Manouvrier aurait autopsié Bertillon père et ses trois fils (Archives Bertillon, LAB 1927-1).
153 Manouvrier, 1888, p. 453, cité par Wartelle, 2004, p. 158.
154 Le nom de L.-A. Bertillon n’apparaît en page de titre que sur le premier volume de la série, qui porte sur l’année 1880 et paraît en 1882, daté de 1881.
155 1875c, p. 731n ; voir aussi 1876c, p. 445-446 ; 1882c, p. 656.
156 « Ce Dictionnaire […] m’a rendu un immense service. Il m’a forcé à étudier à fond tous les chapitres de la démographie, sans me laisser le loisir de me perdre dans un seul coin de la science. Avant d’y écrire, je n’étudiais guère que la mortalité, et encore les documents français, belges et suédois, étaient les seuls dont je fisse usage. Qui sait à quel point je serais arrivé à me spécialiser dans tel ou tel chapitre de la démographie, si j’avais continué à m’enfoncer dans cette voie beaucoup trop étroite » (Bertillon J. et al., 1883, p. 30).
157 Açores, Albanie, Aléoutes, Bavière (démographie), Belgique, Bohême et Moravie, Bretagne (Grande-), Possessions britanniques, Australie, Autriche, Laponie (cranioscopie), Ascension (île de l’), Bade, Russie, France. La mort empêche Bertillon de terminer la notice sur la démographie italienne qu’il avait préparée avec l’aide de son ami Luigi Bodio (Soresina, 1996, p. 70).
158 Gustave Lagneau signe la partie « Anthropologie » (Lagneau, 1879). Les autres textes portent sur la géographie, la climatologie, la flore, la faune, la pathologie .
159 1873d, p. 637 ; voir Andersen, 2015, chap. 1, pour une étude de cette notice.
160 Pour Bertillon, l’acclimatement désigne les adaptations spontanées des êtres vivants aux évolutions du climat, l’acclimatation, celles qui résultent d’une action volontaire (1864a, 1869g, 1884a).
161 Guillard est l’auteur ou le coauteur d’entrées sur les Aïnos (Aïnous), l’Allemagne, l’Amérique, la Belgique, la Grande-Bretagne, la Laponie, les Cèches (Tchèques), l’île de l’Ascension, les îles Baléares. Jacques Bertillon publie des articles sur la démographie de la Finlande et surtout une importante notice intitulée « Taille (démographie) », qui prolonge les travaux de son père (Bertillon J., 1885a).
162 « Procès-verbal de la séance du 3 mai 1862 », JSSP, 3(6), 1862, p. 141-142.
163 Voir La science pour tous, 1850-1914 (Béguet, 1990, p. 6-29 notamment).
164 Annexes consultables en ligne sur la plateforme Nakala, via le lien : https://nakala.fr/collection/10.34847/nkl.0a389e64.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Essai sur le principe de population suivi de Une vue sommaire du principe de population
Nouvelle édition critique enrichie
Thomas Robert Malthus Jean-Marc Rohrbasser et Jacques Véron (éd.) Éric Vilquin (trad.)
2017
Essai sur les probabilités de la durée de la vie humaine
Addition à l'Essai (1760)
Antoine Deparcieux Cem Behar (éd.)
2003
Naissance des sciences de la population
Pehr Wargentin Nathalie Le Bouteillec et Jean-Marc Rohrbasser (éd.)
2017
Éléments de statistique humaine ou démographie comparée (1855)
Achille Guillard Jacques Véron et Jean-Marc Rohrbasser (éd.)
2013