CHAPITRE VII
Les structures : types de populations professionnelles
p. 179-198
Texte intégral
1Chaque forme d’organisation ou chaque stade de développement de l’économie est caractérisé par une répartition particulière de la population entre les principales formes d’activité professionnelle. Les rapports sont si étroits entre le clavier des activités et surtout entre l’importance respective de chaque secteur d’emploi et l’état de l’économie que toute prévision concernant l’évolution d’une situation économique peut s’accompagner d’une prévision de l’évolution quantitative de chaque secteur, ce qui est très important au regard des nécessités de formation professionnelle et d’orientation des jeunes en fonction du devenir de l’économie de chaque pays.
I. Population active et population inactive
Taux d’activité et âge moyen
2Les proportions de population active et de population inactive n’ont de sens que si on les rapporte à la population d’âge actif, sinon on risque d’exprimer, avec une marge sérieuse d’imprécision, par une voie détournée, la composition par âges de la population. Une société féconde, comportant 50 % de moins de vingt ans, aura un taux d’activité inférieur à une société de faible natalité (30 % de moins de vingt ans), même si le vieillissement de la population de cette dernière a fait repousser l’âge de la retraite au-delà de 60 ans pour une partie importante des personnes actives, et bien que le travail féminin soit plus facile dans une collectivité où les charges familiales sont réduites. En Europe, dans des conditions de développement économique homologues, les Pays-Bas, qui ont la plus forte fécondité de l’Europe du Nord-Ouest, ont un taux d’activité de 40,2 % tandis que le Royaume-Uni, beaucoup moins fécond, a 46,2 % de sa population engagée dans une activité professionnelle, la France 45 % et l’Allemagne 45,3 %. En revanche, 95 % des hommes de 20 à 64 ans exercent un métier aux Pays-Bas, contre 93,2 % en République fédérale d’Allemagne, 96,7 % au Royaume-Uni et 92,3 % en France. Les femmes sont au contraire moins nombreuses au travail aux Pays-Bas (25,4 % des femmes de 20 à 64 ans) qu’en Angleterre (36,2 %), en République fédérale d’Allemagne (40 %) ou en France (44 %).
Figure 22. Pourcentage de la population active par rapport à la population de chaque département

Taux d’activité et différenciation professionnelle
3Il est cependant par ailleurs nécessaire de constater que l’emploi de la population en âge et en état de travailler est d’autant plus poussé que l’activité régionale est différenciée. Les pays les moins industrialisés de l’Europe ont les taux d’activité les plus bas, et utilisent en particulier le moins le travail des femmes — sauf dans le cadre des exploitations agricoles où l’enregistrement statistique du travail féminin est très inégal. En Grande-Bretagne, le taux général d’activité pour la population totale est de 46,2 % ; on y emploie 96,7 % des hommes et 36,4 % des femmes de 20 à 64 ans. En Espagne, le taux général d’activité tombe à 38,6 % et, si 94,7 % des hommes de 20 à 64 ans sont recensés comme travailleurs, 12 % seulement des femmes de même âge ont une activité professionnelle enregistrée. Il en est sensiblement de même en Grèce (taux général d’activité 37,2 %, hommes de 20 à 64 ans exerçant un métier 78,6 %, femmes de même âge ayant une activité professionnelle, 16,9 %).
Les inactifs : vieillards, jeunes, une partie des femmes
4Il existe pourtant des données contradictoires. D’une part le vieillissement d’une population augmente le pourcentage des inactifs ayant dépassé l’âge de l’exercice d’une profession. On a calculé par exemple que dans l’Europe du Nord-Ouest, le nombre des personnes inactives âgées augmentera d’environ 50 % en trente ans1. La France occupe une position apparemment privilégiée avec une perspective d’accroissement de cet ordre de 25 % seulement, parce qu’elle a déjà atteint actuellement un degré de vieillissement qui ne peut plus être dépassé qu’à un rythme très lent. Au contraire, aux Pays-Bas, où l’on se trouve en présence d’une population relativement jeune dont l’espérance de vie a été considérablement accrue, le nombre des inactifs par vieillissement sera bien près de doubler au cours de ces trente années (accroissement de 83,5 %). D’autre part, l’augmentation de la technicité du travail requiert une formation professionnelle plus longue que précédemment. Le nombre des jeunes inactifs professionnellement, parce que poursuivant des études, est appelé à augmenter. Enfin, un certain confort matériel et des habitudes d’existence peuvent s’associer dans les pays les plus riches à une désaffectation de l’activité professionnelle par les femmes : le cas le plus expressif est celui des États-Unis : taux général 40 %, emploi des hommes de 20 à 64 ans 90 %, des femmes de même âge 33 %. En Europe, la Suède offre un exemple semblable : taux général 44,1 %, emploi des hommes adultes 94,7 %, des femmes adultes 31,6 %.
5Les statistiques de répartition de la population active et inactive n’ont de valeur homologue, donc comparative, que pour des pays de même structure économique. L’appréciation de l’activité professionnelle, et surtout de celle des femmes, ne peut pas s’appuyer sur les mêmes critères dans une économie de type européen occidental et dans une économie sous-développée où l’activité essentielle est la production agricole dans laquelle le travail des femmes, en fait considérable, n’est généralement pas déclaré : Brésil, taux général 33 % (population très jeune), hommes de 20 à 64 ans employés à 95,5 %, mais d’après les données statistiques, 13,2 % seulement des femmes de cet âge ont une activité professionnelle.
Comparaisons régionales
6En revanche, la comparaison des pourcentages de population active entre les différentes régions d’un même pays peut être instructive. Une reconnaissance a été tentée ici pour la France à l’échelle du département (figure 22). L’écart maximum entre les moyennes départementales est de 16 points (de 36 % à 51 %).
7Les pourcentages les plus bas (moins de 40 %, la moyenne nationale étant voisine de 45 %) correspondent à trois principaux types de situations :
81° Quelques régions à fort vieillissement, servant au moins en partie de lieux de retraite pour d’anciens travailleurs des villes et, en particulier, de la région parisienne : Seine-et-Marne, Yonne, Nièvre, Cher, Corse.
92° Les départements de cultures spécialisées du Midi où le travail est un travail masculin : Midi viticole, Basse-Durance, Var (par exemple, Aude : 62 800 hommes de 20 à 64 ans travaillent, 18 000 femmes de même âge ; Pyrénées-Orientales dans les mêmes conditions d’âge : 54 000 hommes contre 16 000 femmes ; Vaucluse : 62 000 hommes contre 24 000 femmes).
103° Les départements d’industries minières et d’industries lourdes où le marché du travail est le plus déséquilibré selon les sexes : Moselle, 189 000 hommes actifs de 25 à 64 ans pour 42 000 femmes de même âge ; Pas-de-Calais 240 000 hommes contre 84 000 femmes.
11Les pourcentages les plus élevés s’observent dans quatre catégories principales :
121° Les départements ruraux de l’Ouest où la polyculture et les divers élevages requièrent le travail féminin : Manche, 95 000 adultes actifs du sexe masculin contre 58 000 femmes de même âge ; Morbihan, 112 000 hommes et 64 000 femmes ; Lot-et-Garonne, 60 000 hommes contre 32 000 femmes ; Creuse, 41 000 hommes contre 24 000 femmes.
132° Les départements à équipement industriel plus ou moins différencié, comportant de nombreux emplois féminins : Loire, 153 000 adultes du sexe masculin contre 72 000 femmes ; Ain, 68 000 hommes contre 40 000 femmes ; Jura, 47 000 hommes contre 26 000 femmes ; Vosges, 80 000 hommes contre 44 000 femmes ; Aube, 52 000 hommes contre 30 000 femmes.
143° Les régions touristiques à multiples emplois féminins : Savoie (61 000 hommes et 27 000 femmes), Haute-Savoie (71 000 hommes et 33 000 femmes), Ariège (33 000 hommes et 16 000 femmes), Hautes-Pyrénées (46 000 hommes et 22 000 femmes).
154° Les départements possédant de grandes villes à multiples emplois industriels, commerciaux, administratifs féminins : Seine, 50 % de population active, 1 300 000 hommes de 20 à 64 ans pourvus d’un emploi et 880 000 femmes actives de même âge ; Rhône 47 % de population active, 229 000 adultes du sexe masculin et 129 000 du sexe féminin dans l’activité professionnelle.
16La fréquence de la teinte voisine de la moyenne, 40 % à 45 %, correspond à diverses combinaisons : le département du Nord comporte par exemple une fraction à forte prédominance d’emploi masculin et à taux relativement faible d’activité professionnelle comparable à l’ensemble du département du Pas-de-Calais, le bassin houiller, des régions agricoles de culture intensive où les femmes participent largement au travail, des villes et des industries qui offrent de nombreux emplois féminins, la conurbation lilloise, l’industrie textile et l’industrie alimentaire. En Seine-Maritime, dans le Calvados et dans l’Eure luttent des tendances différentes, une agriculture employant hommes et femmes comme dans la Manche et l’Orne voisines, une vie maritime d’activité essentiellement masculine, des industries d’emploi masculin : métallurgie lourde, chantiers maritimes, raffineries de pétrole, chantiers du bâtiment, d’autres, au contraire, à secteur assez large d’emploi féminin, le textile surtout. La situation est comparable, toutes choses égales d’ailleurs, dans les Bouches-du-Rhône, la Loire-Atlantique et la Gironde. Le département apparaît donc trop grand pour une analyse précise de la population active qui devrait être menée à l’échelle du canton.
17La comparaison des mêmes données pour quelques villes fait aussi apparaître des types d’organisation du travail : l’agglomération parisienne a un taux d’activité de 51 % avec un pourcentage d’emplois féminins par rapport au nombre total d’emplois de 39 %. Les mêmes rapports sont respectivement pour l’agglomération lyonnaise de 49 % et de 39,7 %, pour l’agglomération lilloise de 45,5 % et de 38 %, pour l’agglomération bordelaise et pour Mulhouse de 45 % et de 37 %, pour Saint-Étienne de 44 % et de 36 %, pour Toulouse de 42,5 % et de 36 %, pour Marseille de 42,5 % et de 32 %, pour Nice de 40 % et de 40 % également, enfin pour Le Mans, de 40 % et de 35 %.
II. La composition professionnelle des populations
Groupement des activités en trois secteurs
18L’étude de l’importance relative de la population active est inséparable dans tous les cas de celle de la répartition professionnelle de la population. Les statistiques des pays les plus évolués fournissent la possibilité d’analyses très poussées en individualisant un grand nombre de branches d’emploi. Pour toute étude comparative, et à plus forte raison pour des études comparatives à l’échelle mondiale, il est nécessaire de procéder à des recoupements. Le plus simple est celui qui a été proposé par M. C. Clark et introduit en France par M. Fourastié. Il classe les activités professionnelles sous trois rubriques ou dans trois secteurs essentiels :
19Secteur primaire : les activités ayant pour objet la production de denrées brutes : agriculture, pêche, industries extractives ;
20Secteur secondaire : celles qui ont pour objet la transformation des denrées brutes et des matières premières en produits industriels d’équipement ou d’usage et de consommation : il s’agit donc de l’ensemble des activités manufacturières ;
21Secteur tertiaire : les activités qui ne sont pas par elles-mêmes productives, mais contribuent, de près ou de loin, à la production — et tirent leurs ressources de prélèvements sur les bénéfices de la production — en réalisant divers types de services, depuis les services de transports et de gestion financière, de collectage et de distribution commerciale, jusqu’aux divers services contribuant à la santé physique et morale des individus, à leur formation culturelle et professionnelle. On a remarqué que, plus un pays est riche, plus il a les moyens et les besoins de développer ce secteur tertiaire dans lequel s’abritent aussi certaines activités parasitaires, et, d’autre part, que le progrès technique est généralement impuissant à accroître la productivité dans ce secteur de telle sorte qu’il a tendance à se gonfler d’une manière continue dans les pays en cours de développement (Fourastié).
22Malheureusement, cette observation ne saurait servir de critère absolu de prospérité ou de degré de développement, car les pays pauvres voient fleurir une autre espèce de secteur tertiaire, celle des chômeurs des activités productives, qui exercent de petits métiers urbains ou se partagent de dérisoires bénéfices d’intermédiaires : le pourcentage du secteur tertiaire est ainsi le même au Mexique et en Belgique. L’accroissement du secteur tertiaire dans un pays développé est généralement un signe d’expansion économique — encore que les métiers du tertiaire prolifèrent en période de récession en se dégradant progressivement. Dans un pays sous-développé, il est aussi souvent un simple indice de la pression démographique que le signe d’une modification de la structure économique. Chaque donnée doit donc faire l’objet d’un inventaire ultérieur, elle n’est qu’une position de problème.
23La réduction à trois du nombre des catégories d’activités professionnelles a l’avantage de permettre simultanément l’utilisation pratique du diagramme à trois coordonnées et la représentation cartographique. Elle permet des comparaisons rapides et une classification sommaire des principaux groupes de population du monde. Elle doit naturellement être dépassée quand on quitte les études globales et comparatives pour des monographies de population. Enfin, il est bon de répéter qu’il s’agit d’un instrument d’analyse et non d’une explication ou d’une clé signalétique des groupements économiques et sociaux.
Types de combinaisons quantitatives
24Un premier examen fait apparaître une nette différenciation des types de population (figure 23). Un premier groupe de pays est caractérisé par la formule quantitative 1-3-2 signifiant que, par ordre d’importance numérique, le secteur le plus garni est le secteur primaire, les secteurs tertiaire et secondaire venant ensuite dans l’ordre. À l’intérieur de ce groupe, la part du secteur primaire peut varier du simple au double, de la Thaïlande avec 85 % au Japon avec 43 % ; celle du secteur secondaire est encore plus variable (elle va de 1 % à 10 % entre la Thaïlande et le Japon), tandis que le secteur tertiaire est compris entre 12 % et 35 %.
25Un second groupe est caractérisé par le rejet des activités primaires au troisième rang ; il se divise à son tour en deux fractions, une fraction 2-3-1 qui est celle des pays industriels à effort productif tendu, à relativement faible activité de gestion internationale, à pouvoir de capitalisation limite : République fédérale d’Allemagne, Belgique, Suisse même ; une fraction 3-2-1 groupant des pays très riches capables d’entretenir sur la marge bénéficiaire d’une production à haut taux de capitalisation un large secteur tertiaire (Suède), et ceux qui ont une forte activité économique et politique internationale, comportant prélèvement de bénéfices sur des ressources étrangères (par commercialisation et transport de produits bruts ou semi-élaborés, exercice de services financiers) : États-Unis, Grande-Bretagne, France. Les principaux facteurs de différenciation à l’intérieur du groupe sont les variations du secteur primaire et du secteur tertiaire. Le secondaire se tient toujours à un taux élevé allant de 30 % à près de 50 %.
Figure 23. Types de population active suivant l’ordre d’importance numérique des trois secteurs

26Le meilleur critère de différenciation à l’échelle mondiale est la puissance du secteur secondaire, tandis qu’au contraire le volume des secteurs primaire et tertiaire permet de procéder à une nouvelle discrimination à l’intérieur des groupes constitués par la seule utilisation du pourcentage du secteur secondaire.
L’utilisation du diagramme triangulaire : deux nuages de points. Quelques isolés
27La localisation des points représentant les coordonnées de divers pays sur un diagramme triangulaire donne l’image d’une nébuleuse de points axée grossièrement sur la médiane tracée à partir de l’angle primaire 100, secondaire 0 (figure 24).
Figure 24. Population active de différents pays selon leur répartition entre les trois secteurs

1. France ; 2. République fédérale d’Allemagne ; 3. Grande-Bretagne ; 4. Belgique ; 5. Pays-Bas ; 6. Norvège ; 7. Suède ; 8. Suisse ; 9. Autriche ; 10. Italie ; 11. Portugal ; 12. Espagne ; 13. Yougoslavie ; 14. Pologne ; 15. URSS ; 16. États-Unis ; 17. Canada ; 18. Mexique ; 19. Brésil ; 20. Bolivie ; 21. Pérou ; 22. Venezuela ; 23. Colombie ; 23 b. Argentine ; 24. Algérie ; 25. Égypte ; 26. Maroc ; 27. Union sud-africaine ; 28. Inde ; 29. Pakistan ; 30. Thaïlande ; 31. Japon ; 32. Turquie ; 33. Australie ; 34. Nouvelle-Zélande.
28Une première masse rassemble, avec pour coordonnées I 50-85, II 1-20, III 1-30, tous les États d’économie sous-développée à faible secteur secondaire et à production de denrées et matières brutes agricoles et minérales hautement prépondérante. Un seul État européen parmi ceux qui ont été retenus pour cette esquisse figure dans ce groupe, la Yougoslavie. Il est possible de tracer un clivage entre un sous-groupe pauvre en secteur tertiaire et un sous-groupe plus riche en activités tertiaires.
29Sous-groupe I : Inde, Pakistan, Thaïlande, Turquie, Algérie, Maroc, Bolivie, Pérou
30Sous-groupe II : Yougoslavie, Égypte, Union sud-africaine, Mexique, brésil, Colombie
31La différence entre les deux sous-groupes réside essentiellement dans un inégal développement de l’appareil commercial par rapport à la population totale. L’Inde a certes une imposante population de « tertiaires » : 28 millions de personnes, mais cette collectivité, plus nombreuse que la population totale de bien des États européens, ne pèse que légèrement dans la balance des trois secteurs, en face de 73 millions d’agriculteurs et des quelque 85 millions de producteurs des secteurs primaire et secondaire. Dans les pays du sous-groupe II, l’importance du commerce d’exportation, des spéculations financières, de l’activité bancaire, l’essor d’un secteur culturel assez ouvert, sans exclure le parasitisme urbain de tous les pays sous-développés, expliquent l’apparition d’un pourcentage de professions du secteur tertiaire de l’ordre de 25 % à 30 %.
32Une seconde masse, grossièrement symétrique de la première, se situe entre I 8-30, II 30-50, III 35-55. On y trouve au contraire tous les pays à fort développement industriel et à grosse activité financière, commerciale et culturelle. Comme ce qui précède pouvait le faire prévoir, tous ces pays sont serrés dans la bande des II 30-40, sauf trois exceptions, le Royaume-Uni 45, la Belgique 44, la Suisse 48. Ils se différencient beaucoup plus en revanche d’une part selon l’importance du secteur primaire, qui approche de 30 % pour la France et se réduit à 8,5 % pour la Grande-Bretagne, d’autre part selon celle du tertiaire, voisine de 35 % pour la République fédérale d’Allemagne et la Suisse, et qui atteint 53,5 % pour les États-Unis. On note, en effet, dans ce groupe, avec tous les États industriels de l’Europe du Nord et de l’Ouest, de l’Europe centrale, les États-Unis, le Canada, la République Argentine sur le continent américain, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Aucun État asiatique, aucun État ou territoire africain n’y figure. Deux sous-groupes, moins nettement séparés que dans le cas précédent, peuvent être isolés : dans le premier, au secteur tertiaire le plus étroit (moins de 40 %), on trouve la France, la République fédérale d’Allemagne, la Belgique, la Norvège, la Suède, la Suisse, dans le second les Pays-Bas, la Grande-Bretagne, le Canada, la République Argentine, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis.
33Entre les deux masses, quelques isolés d’importance se définissent par des coordonnées I 30-50, Il 20-40, III 20-35 : l’Union soviétique, 43-31-26, qui a un développement industriel relatif du même ordre de grandeur que celui des États industriels de l’Europe du Nord-Ouest ou que celui des États-Unis, où un très gros secteur primaire (43 %) équilibre numériquement le gros secteur tertiaire des pays de l’Europe de l’Ouest ou des États-Unis, tandis que son propre secteur tertiaire reste quantitativement très inférieur à celui des autres pays industrialisés. Il apparaît ainsi que, malgré la charge administrative de l’économie dirigée et l’ampleur des services d’enseignement, de diffusion de la culture et de recherche scientifique, la nationalisation de l’appareil commercial et financier réalise une sensible réduction d’emploi du secteur tertiaire. Il est non moins certain que les besoins de services personnels sont beaucoup moins développés en Union soviétique qu’en Amérique du Nord. Autre isolé de marque, le Japon, dont le secteur secondaire occupe une situation intermédiaire entre celle des pays sous-développés et celle des pays industrialisés (22 %), qui conserve un gros secteur rural et minier (43 %), mais a aussi un fort secteur tertiaire gonflé par le chômage déguisé (35 %). Et dans ce même groupe intermédiaire, deux couples d’États européens, Autriche-Italie où les trois secteurs sont presque rigoureusement équilibrés et Espagne-Portugal, encore très ruraux, à 50 % de secteur primaire, un peu plus industrialisés que les plus industriels des pays du groupe sous-développé et avec un développement du tertiaire égal au leur.
Figure 25. Proportion de la population active employée dans le secteur secondaire

34Le point représentatif du Venezuela occupe une position exceptionnelle sur le diagramme par rapport aux autres. La population productive est presque entièrement concentrée dans le secteur primaire ; le secteur secondaire est très mince (15 %) ; le secteur tertiaire anormalement développé en proportion reflète la perturbation provoquée dans l’économie nationale par le flot d’argent apporté par la vente du pétrole.
Carte de répartition de l’inégal développement du secteur secondaire
35La carte de répartition des pourcentages du secteur secondaire équivaut à une carte de représentation de l’inégal développement économique, et spécialement industriel du monde. Elle fait apparaître l’hyperindustrialisation de la Grande-Bretagne, de la Suisse, de la Belgique, le taux élevé d’industrialisation de l’Amérique du Nord, de l’Europe du Nord et de l’Ouest, de l’ouest de l’Europe centrale, de l’Union soviétique, de l’Australie enfin. Certes, les mêmes teintes, les mêmes pourcentages ne représentent pas exactement les mêmes réalités économiques et sociales. Les techniques de l’agriculture du Canada, des États-Unis, de l’Australie réduisent la quantité de travail par rapport à la production et infériorisent le secteur primaire par rapport aux autres secteurs où la productivité peut être moins grande, donnant de ce fait un relief statistique aux secteurs d’emploi qui ne correspond pas exactement à leur valeur économique propre. Cependant, dans l’ensemble, l’image donnée des pays industriels est juste. La différenciation des pays sous-développés apparaît plus nettement encore. Avec 10 % à 20 % de leur population active dans le secteur secondaire, quelques grandes régions du globe sont en passe de construire une économie nouvelle échappant aux faiblesses de tous ordres, des économies qui ne produisent que des denrées et des matières brutes et qui, de ce fait, doivent recourir constamment aux pays plus évolués. L’Amérique latine, malgré d’énormes difficultés, a franchi le premier seuil de l’industrialisation, le Maroc, l’Égypte et, dans d’autres conditions, l’Union sud-africaine, émergent du passé africain. En Asie, l’Extrême-Orient et l’Inde sont en avance sur l’Asie du Sud-Est et sur le Moyen-Orient. Mais les processus d’évolution et de transformation ne sont pas les mêmes, et c’est l’étude des pourcentages du secteur tertiaire qui jette un faisceau de lumière sur cette diversité des méthodes et des sociétés.
Carte de l’inégal développement du secteur tertiaire
36La carte de répartition des pourcentages du « tertiaire » illustre les remarques faites à l’occasion de la distinction des sous-groupes de points représentatifs de la structure de la population active des différents pays sur le diagramme à trois coordonnées. Elle suggère quelques observations supplémentaires aussi. Parmi les pays à fort secteur secondaire s’individualisent trois types différents de rapports numériques entre secondaire et tertiaire. Les pays industriels américains et océaniens et l’Angleterre, l’ensemble des sociétés anglo-saxonnes et, par ailleurs, les économies les plus riches du monde, ont les plus importants des secteurs tertiaires. Les pays industriels de l’Europe de l’Ouest et de l’Europe centrale ont des secteurs tertiaires moins développés, tandis que l’on a déjà attiré l’attention sur la faiblesse du secteur tertiaire en Union soviétique. Dans les pays attardés en cours de développement, deux variantes, la variante américaine à secteur tertiaire assez fort, la variante asiatique à secteur tertiaire faible aussi bien dans l’économie libérale indienne que dans l’économie socialiste chinoise. En Amérique, la transformation repose dans une large mesure sur des opérations commerciales et financières et sur le crédit étranger ; des effectifs importants de commerçants et d’agents d’affaires y trouvent leur place. En Asie, elle est essentiellement le fait de l’homme et de l’effort collectif de masses énormes. La production continue à absorber l’essentiel des activités et à ne laisser qu’une marge réduite aux activités de transfert, de crédit, de gestion et de services.
Figure 26. Proportion de la population active employée dans le secteur tertiaire

37Enfin, la carte de synthèse, représentant le classement quantitatif des secteurs pour chaque pays, permet de distinguer facilement des pays dominés par les activités de production et par la persistance d’une masse nombreuse de paysans. Quand l’industrialisation n’est pas commencée, l’ordre est 1-3-2. Quand celle-ci est engagée et souvent poussée fort loin, mais sans que la population paysanne cesse d’être très importante, l’ordre est 1-2-3. Les deux formules les plus largement représentées dans les pays évolués de système capitaliste sont 3-2-1 : Amérique du Nord, Australie, Nouvelle-Zélande, pays scandinaves, Grande-Bretagne, France, Israël, et 2-3-1 : Allemagne et Italie surtout.
Accroissement du « tertiaire »
38Ces données sont naturellement circonstancielles, et par conséquent mouvantes. Les schémas d’étude examinés précédemment reposent sur des chiffres établis pour les années voisines de 1950 et publiés dans l’Annuaire des statistiques du travail de 1957 et sur ceux qui ont été utilisés et publiés dans le Cahier no 31 de l’Ined, rédigé sous la direction de M. J. Fourastié. La comparaison des figures établies à partir de ces chiffres avec celles représentant la situation au début du siècle et avant la Deuxième Guerre mondiale (voir données contenues dans le Cahier no 312) montre que les processus d’évolution peuvent être assez variés, mais obéissent à certaines lois arithmétiques qui reflètent des rapports économiques et techniques. Les effectifs du secteur tertiaire augmentent en même temps que ceux du secteur secondaire et généralement plus vite, sauf si le secteur tertiaire a été préalablement gonflé par des opérations spéculatives portant sur la production de matières brutes. Sans entrer dans le détail d’études qui sont du ressort de l’histoire de la population et de l’histoire économique et sociale, on peut remarquer que, par rapport au début du siècle, le développement des techniques, la concentration, la complication croissante de la gestion privée et publique, la nécessité d’une formation professionnelle sans cesse plus étendue et plus diversifiée, le développement des loisirs aussi, ont eu pour effet, dans presque tous les pays évolués, un accroissement du secteur tertiaire plus rapide que celui du secteur secondaire3. On a noté d’ailleurs que cette inégalité de rythme de croissance était liée pour une part à l’inégale pénétration des techniques et à l’inégale concentration dans le secteur secondaire et dans certaines activités du secteur tertiaire (J. Fourastié). Les figures I bis à IV bis du Cahier no 31 de l’Ined déjà cité illustrent ce fait en montrant que, dans le secteur tertiaire, le pourcentage des personnes employées dans les transports et communications (où des perfectionnements techniques considérables ont été apportés depuis cinquante ans) diminue (États-Unis, Grande-Bretagne), est stationnaire ou presque stationnaire (Pays-Bas, Danemark), tandis que celui des employés et chefs d’entreprise du commerce et de la banque a tendance à augmenter légèrement, et que les secteurs en croissance le plus notable sont dans la majeure partie des cas ceux des administrations et des professions libérales.
Figure 27. Répartition de la population active entre les trois secteurs (de gauche à droite, I, II, III) à trois époques successives

39La progression du secteur tertiaire est très rapide dans les pays d’économie spéculative, même si leur développement est attardé : Venezuela 26,1 % en 1941, 41,5 % en 1950 ; Brésil 19,4 % en 1940, 28 % en 1950. Au contraire, les pays qui mobilisent leur main-d’œuvre avec des moyens instrumentaux encore très faibles pour commencer à bâtir une économie industrielle prélèvent sur leur secteur non directement productif : Inde 1940, 21,5 % ; 1950, 18,3 %. Enfin, on a vu que les difficultés économiques et sociales accroissent le secteur tertiaire en le chargeant de chômeurs déguisés. Le secteur tertiaire est passé de 25 % à 35 % au Japon entre 1940 et 1950/55. Dans le même temps, il s’élève de 18 % à 27 % en Égypte.
40Les interprétations qui précèdent ne doivent être considérées que comme des hypothèses de travail, des orientations de recherche. Pour les préciser, il faudrait en premier lieu analyser le contenu des secteurs d’occupation professionnelle, séparer dans le secteur secondaire ce qui est artisanal de ce qui est industriel et les différentes catégories d’établissements industriels en même temps que les diverses branches de production industrielle et surtout dans le secteur tertiaire faire un tri scrupuleux du contenu professionnel afin d’éviter de comparer des chiffres d’effectifs militaires dans un pays à des chiffres de commerçants et de transporteurs dans un autre, des chiffres de fonctionnaires et d’éducateurs ici, à des chiffres de chômeurs déguisés ailleurs. Même les secteurs primaires contiennent des réalités humaines aussi différentes que les paysans indous peuvent l’être des agriculteurs canadiens, la main-d’œuvre des carrières de bauxite de Guyane des mineurs de molybdène de la mine de Climax aux États-Unis. Jusqu’à un certain point, l’analyse statistique permet de saisir les nuances. Mais ses possibilités sont limitées, et, au-delà, commence le domaine de l’enquête géographique ou sociologique, ou les deux à la fois.

Essai d’approche de la structure sociale
41Il reste que structure professionnelle n’est pas structure sociale. L’une et l’autre ne doivent pas être confondues. Certaines institutions statistiques ont tenté depuis quelques années de saisir le fait social au-delà du fait professionnel. L’Insee, en France, a distingué dans l’élaboration du matériel du dénombrement de 1954 des catégories socioprofessionnelles, associant le classement par tranche d’activité professionnelle à une hiérarchisation suivant la fonction exercée dans la profession. Les récapitulations en ont été faites en six catégories principales :
- exploitants agricoles ;
- salariés agricoles ;
- patrons de l’industrie et du commerce ;
- professions libérales, cadres supérieurs et moyens ;
- employés ;
- ouvriers.
42La marge d’imprécision reste grande. L’étude sociale ne peut être menée que dans le détail et appelle la connaissance de données difficiles à dégeler, spécialement les données relatives au revenu des personnes et aux rapports économiques et sociaux. Il est en tout cas tout à fait impossible de connaître actuellement la structure sociale des divers États industriels par exemple, et de procéder aux comparaisons souhaitables. Et il serait inadmissible de pallier cette carence en prenant les données relatives à la structure professionnelle aux lieux et places des informations malheureusement absentes sur la structure sociale.
Notes de bas de page
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2017
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2003
Naissance des sciences de la population
Pehr Wargentin Nathalie Le Bouteillec et Jean-Marc Rohrbasser (éd.)
2017
Éléments de statistique humaine ou démographie comparée (1855)
Achille Guillard Jacques Véron et Jean-Marc Rohrbasser (éd.)
2013