CHAPITRE V
Géographie physique et population
p. 123-148
Texte intégral
La vie est théoriquement possible en n’importe quel point du globe
1Il n’existe pas d’obstacle absolu à la vie humaine à la surface de la terre, en ce sens qu’aucun milieu naturel réalisé en un quelconque point du globe ne provoque la destruction immédiate de l’organisme humain. Mais un séjour, même bref, dans certains secteurs de haute altitude, des régions polaires ou des déserts, est mortel si l’on ne dispose pas d’éléments de protection contre les agents destructifs du milieu, la réduction de la pression atmosphérique, le froid sous toutes ses formes, l’absence d’eau et la forte évaporation des déserts. Il est évident qu’actuellement il est possible de protéger des hommes contre n’importe quel danger représenté par le milieu extérieur, de telle sorte qu’il n’existe pas d’endroit de la face de la terre qui lui soit inaccessible. Mais autre chose est d’atteindre le sommet de l’Himalaya, de traverser le continent antarctique, et d’installer en ces lieux un hivernage ou un habitat permanent. On peut concevoir des micromilieux artificiels posés au centre d’une région inhospitalière, recevant périodiquement les moyens d’existence et d’entretien de ces microclimats, mais ils ne peuvent exister que dans la mesure où leur présence a un intérêt tel qu’il justifie de fortes dépenses d’équipement technique et de transports, et l’acceptation, par un personnel peu nombreux et spécialement entraîné, de conditions d’existence anormales par rapport aux normes de vie de leur groupe initial. Dans ces conditions, le fait qu’il existe plusieurs stations scientifiques sur la banquise de l’océan Glacial arctique, que l’on ait créé, autour des forages des zones pétrolières du Sahara, des postes de résidence et de travail, ne signifie nullement que la banquise ou les regs constituent des zones de peuplement.
2Les cas qui viennent d’être évoqués représentent des cas extrêmes de contradiction entre l’intérêt que peut avoir une collectivité humaine à s’implanter dans un lieu donné et le danger que font courir à cette implantation les conditions du milieu. Mais cette contradiction existe sous des formes moins schématiques, dans bien des régions où les hommes sont nombreux. L’accumulation de populations denses dans des zones inondables dévastées périodiquement par des catastrophes, en Chine du Nord ou le long des rives inférieures du Pô, la présence de villages sur des versants ravagés plusieurs fois par siècle par des avalanches, des éboulements ou des glissements, dans des régions que menacent les tremblements de terre et les éruptions volcaniques, ne se conçoivent que dans la mesure où les hommes y sont attirés par des facteurs positifs du milieu, qui priment à long terme sur les souffrances infligées par des désastres passagers.
Différence entre vivre et subsister
3Deux ensembles de données — qui peuvent précisément entrer en contradiction — déterminent la répartition des hommes sur la terre, celles qui règlent l’entretien matériel de la population et celles dont dépendent la conservation et la sécurité de l’organisme humain1. Les premières s’identifient avec les conditions de production, les secondes pourraient être appelées les conditions d’existence de l’organisme (la nutrition étant satisfaite par les premières). Chacun des deux groupes se définit par des termes de valeur relative qui se définissent par rapport à un contexte technique. Le Labrador septentrional est un terrain de chasse, une zone de pêche pour les Esquimaux, un grand chantier minier pour l’économie canadienne. Les déserts de la zone tropicale de l’hémisphère nord passent de l’économie pastorale du nomadisme à celle du pétrole. Deux techniques donnent au même milieu physique deux significations différentes du point de vue de sa valeur productive. Mais de la même façon, entre la civilisation traditionnelle des Esquimaux de Thulé et les installations américaines de la base aérienne de la même baie de Thulé, on mesure toute la différence entre deux organisations matérielles de la vie dans le milieu arctique, tout autant qu’entre la tente noire du Bédouin et les camps de techniciens du pétrole au Sahara. D’une manière générale, il n’est pas inexact de dire que le peuplement du globe a été déterminé plus par la répartition des ressources nécessaires à la vie que par l’action directe du milieu naturel et des agents physiques, parce que l’homme de l’époque préindustrielle prélevait ses ressources fondamentales sur d’autres formes de vie : la vie végétale et la vie animale. Sa présence était donc liée à celle des plantes ou des animaux, eux-mêmes directement ou indirectement liés à l’existence d’un milieu végétal.
4Le désert était vide d’hommes, dans la mesure où l’homme n’y trouvait ni éléments végétaux ni éléments animaux pour y assurer sa subsistance beaucoup plus qu’en raison de la rudesse de la vie dans les ardeurs d’une terre sans eau. Les Esquimaux serraient leur habitat à proximité de la mer parce que le milieu aquatique fournit d’une façon plus continue que le milieu terrestre l’alimentation indispensable. Et les grosses accumulations se sont constituées dans les plaines où la culture du grain permet d’obtenir le plus haut potentiel d’entretien par unité de surface.
5Mais, aujourd’hui, la recherche de ressources minérales, facilitée en n’importe quel point du globe par les possibilités d’y transporter les moyens d’existence ou de protection, rompt cette unité biologique entre l’homme et le règne végétal et animal, isole le problème des rapports entre la vie de l’homme et les facteurs physiques de la nature inerte. Il est tentant pour la simplicité de l’exposé de profiter du fait que cet isolement du problème n’est plus tout à fait une abstraction de l’esprit pour traiter rapidement de ces rapports.
I. Effets physiologiques et pathologiques du milieu naturel sur la population
6Quatre types de milieux géographiques apparaissent pernicieux pour l’organisme humain : les milieux de haute altitude où le principal danger pour l’organisme est la réduction de la pression atmosphérique, les domaines arctique et antarctique où l’ennemi principal de l’homme — sans être le seul — est le grand froid, les déserts chauds où l’organisme humain souffre à la fois des violentes variations de température diurne et de la pénurie d’eau, aggravée par l’intensité de l’évaporation, enfin les pays où les possibilités de la vie humaine apparaissent compromises par la concurrence d’organismes de toutes espèces se comportant en antagonistes ou en parasites, le milieu de la grande forêt chaude par excellence.
Collectivités humaines de haute altitude
7L’homme est éliminé des domaines de haute altitude aux latitudes moyennes et élevées par la limite des neiges éternelles, qui définit un milieu jusqu’à présent extérieur à l’œkoumène. Dans les Alpes, les habitats permanents les plus élevés se situent vers 2 000 m (Val-d’Isère en Tarentaise, Bonneval en Maurienne, Gurgl dans l’Ötztal à 1 910 m). Les chalets d’occupation temporaire atteignent exceptionnellement 3 000 mètres. Jusqu’à ces altitudes, l’adaptation de l’organisme humain à la réduction de la pression s’effectue sans difficulté pour tous les individus sains. Dans la zone chaude, l’altitude est un correctif heureux aux conditions de température et de précipitations réalisées au niveau de la mer. Au-dessus des plaines brûlantes infestées de fièvres de la côte du golfe du Mexique, les plateaux mexicains font figure de terres saines. Au-dessus du désert torride des Somalis, la redoute éthiopienne est arrosée et fraîche. Il en est de même à Madagascar où le plateau de l’Imerina est terre d’humidité et de fraîcheur au-dessus de la fiévreuse plaine de Tamatave. En Amérique du Sud, on échappe à l’atmosphère lourde de la cuvette équatoriale de l’Amazonie sur les plateaux andins.
8Autour de Quito, dans la république équatorienne, les cultures montent jusqu’à 3 600 m. La ville même de Quito est à 2 850 m. La pampa de Cochabamba est à 2 600 m, la ville de La Paz à 3 650 m dans une grande plaine peuplée depuis 4 100 m jusqu’aux rives du lac Titicaca à 3 800 m et jusqu’à celles du lac Poopó vers 3 700 m. D’autres capitales sont au-dessus de 2 000 m encore : Mexico, Addis-Abeba. Au Tibet, on cultive l’orge jusqu’à 4 400 m et il existe des villages de pâtres jusqu’à 4 800 m.
Les troubles dus à l’altitude
9Pour un homme non entraîné, les premiers troubles de l’altitude peuvent être ressentis à la montée à partir de 2 000 m. Ces troubles ont pu jouer le rôle d’obstacle à la pénétration d’un arrière-pays montagneux par une population d’avant-pays se heurtant à une dénivellation de plusieurs milliers de mètres (en Asie du Sud-Est en particulier). Ils ont été symbolisés sous la forme de forces maléfiques défendant l’accès de la montagne et ont fait figure de barrière de peuplement séparant les montagnards des gens des plaines. Pourtant, l’adaptation s’effectue, même pour des hommes étrangers au milieu montagnard, à des altitudes bien supérieures où la pression atmosphérique se trouve réduite d’environ 50 % par rapport à la pression au niveau de la mer, à condition que l’organisme n’ait pas à subir les effets de variations d’altitude trop brusques. Il y a donc bien modification des conditions d’existence du fait de la diminution de la pression atmosphérique et, par voie de conséquence, de la diminution de pression de l’oxygène et d’une perturbation consécutive dans les rythmes respiratoires et circulatoires, mais un nouvel équilibre peut être trouvé et constituer la condition normale d’existence d’hommes vivant en permanence entre 3 000 et 4 000 ou même 5 000 m, comme certains peuples de la haute Asie et de l’Himalaya, les Tibétains ou les Sherpas, et les Indiens des Andes. Et rien ne permet objectivement de considérer les hommes des hautes altitudes comme diminués physiquement. L’épreuve subie par l’organisme des bergers qui accompagnent leurs troupeaux des hauts plateaux ou des hautes vallées de montagne dans l’avant-pays, en Éthiopie ou dans les Andes, celle que supportent les porteurs et caravaniers qui vont des plaines jusqu’aux cols de 5 000 m sont plus rudes, puisque, périodiquement, ces hommes subissent des variations de pression correspondant à des dénivellations de plusieurs milliers de mètres. Cependant, ici encore, l’adaptation, et une adaptation rapide, s’effectue. La limite critique se situe suivant les organismes entre 5 000 et 7 000 mètres, mais l’espace terrestre dépassant ces altitudes est des plus minimes et, même aux basses latitudes, la neige et la glace, tout autant que la raréfaction de l’air, suffisent à écarter l’économie humaine, sinon la performance sportive. On est entré dans le domaine des hallucinations de l’« abominable homme des neiges ».
Le froid et le gel
10Les très basses températures observées dans l’Arctique et sur le continent antarctique, à un moindre degré à l’extrémité méridionale de l’Amérique du Sud (Terre de Feu) et dans les îles des mers australes, sont, tout comme celles que l’on éprouve en haute montagne, pratiquement insupportables pour des populations ne jouissant pas de moyens de protection. On cite comme des cas limites les exemples de Fuégiens ou de Yakoutes sortant nus par grand froid. Le problème n’est pas là, car en fait, les sociétés techniquement les moins outillées des zones froides ont su s’équiper pour se protéger contre le froid par le vêtement comme par l’habitation, même quand celle-ci est faite de neige (l’igloo des Esquimaux). Aujourd’hui, les points les plus froids du globe ont été ou sont régulièrement lieux de séjour et d’activité pour des hommes aguerris certes, mais surtout pourvus de la protection nécessaire pour éviter une déperdition fatale de chaleur organique par un séjour prolongé dans une atmosphère où la température peut descendre au-dessous de -50o et où le vent peut rendre encore plus pénible le contact avec les tourbillons d’air glacé. À la différence de la réduction de pression des très hautes altitudes, le froid arctique, ou plus encore antarctique (on a enregistré sur le continent antarctique des températures inférieures à -70o) ne peut être compensé par une réaction physiologique de l’organisme humain. Mais l’homme sait depuis fort longtemps s’en protéger en empruntant la peau des bêtes les mieux adaptées au milieu glacial. Bien plus redoutable que le froid est la mort végétale du long hiver polaire, qui prive l’hivernant d’autres nourritures fraîches que la chair des poissons ou des phoques. Le scorbut a fait naguère autant de victimes dans les expéditions polaires que le froid lui-même. Cependant, il ne faut pas sous-estimer les dangers que le froid persistant fait courir à l’homme. Toute insuffisance dans la protection d’une partie du corps, toute immobilité d’un membre entravant la circulation sanguine dans un milieu plongé à plusieurs dizaines de degrés centigrades au-dessous de 0, peuvent engendrer des troubles et provoquer la mort. Toutes les campagnes de Russie ont été marquées en hiver par des pertes nombreuses d’hommes dont une partie du corps avait été gelée. Il n’est donc pas inexact de parler de civilisations du froid et de considérer que l’existence de l’homme dans des milieux qui ont, en permanence ou pendant de longs mois, des températures très basses, est liée à l’assimilation de ces civilisations du froid et de leurs techniques de protection ingénieuses et méticuleuses, même dans des sociétés qui nous paraissent techniquement très primitives.
11Il est difficile d’estimer la juste influence de la nuit polaire sur l’organisme. Les manifestations d’hystérie qui accompagnent le retour de la lumière chez divers peuples hyperboréens sont de nature psychologique autant que physiologique, et il est probable que la faim n’y est pas non plus étrangère.
Création d’un micromilieu résidentiel
12Les possibilités techniques actuelles de climatisation des locaux, d’éclairage des habitations et des centres de peuplement apportent des correctifs sérieux à l’ingratitude du milieu naturel. Elles ont transformé en une résidence encore désagréable certes, mais supportable, les postes et les villes de l’Alaska, du grand Nord canadien, des rivages arctiques de la Sibérie, alors que des hivernages dans ces parages étaient, il y a moins de cinquante ans, des prouesses dramatiques à la portée d’un petit nombre d’athlètes spécialement entraînés et doués d’un moral inattaquable. Il est certain que l’adaptation au milieu polaire est plus aisée pour des populations déjà endurcies au froid, habituées aux longues nuits hivernales, comme les Scandinaves, les Canadiens du Nord, et, parmi les Russes, les Sibériens. Mais, dans la mesure où l’équipement est assuré, il ne s’agit plus que de nuances dans les facultés d’adaptation des divers groupes et non plus de limites et d’interdits. Il reste, en revanche, qu’abstraction faite des cas particuliers des populations installées depuis très longtemps dans ce milieu (Esquimaux, Lapons, diverses populations arctiques de l’Union soviétique), l’établissement de populations venues de la zone tempérée en milieu arctique appelle des frais d’équipement considérables. Il est donc lié à des nécessités spécifiques, et il y a peu de chances pour que ce peuplement dépasse les besoins quantitatifs de ces nécessités spécifiques. On n’exploite pas l’Arctique pour y nourrir une population régionale. On y introduit une population pour y exploiter des ressources ou des avantages de situation qui lui sont propres au bénéfice des collectivités humaines qui vivent en dehors de la zone arctique. Le milieu n’est pas inhumain au sens strict et précis du mot, mais il demeure profondément ingrat et l’homme ne s’y établit que contraint par certaines exigences de sa civilisation et généralement pour un petit nombre d’années seulement. Le seul élément de peuplement permanent est représenté par les vieilles populations arctiques dont les moyens d’entretien et de protection ont été renouvelés et transformés et qui, de ce fait, pourront sans doute accroître leur fécondité.
L’hiver continental ou montagnard
13Mais il a été signalé que le froid n’est pas seulement un phénomène zonal permanent. Il entre dans la combinaison thermique des saisons dans un grand nombre de pays. Dans la zone tempérée tout d’abord, spécialement à l’intérieur des continents : il est plus marqué en Sibérie qu’au pôle Nord, et à toutes les latitudes en montagne à des altitudes d’autant plus basses que l’on se rapproche du cercle polaire. Le problème de l’adaptation des hommes au froid n’est donc pas spécifique au grand Nord. Il est sibérien, il est canadien, il est aussi tibétain et alpin. Il n’est pas jusqu’à certaines zones de déserts, brûlantes en été, qui souffrent de terribles tempêtes glacées mettant en péril la vie humaine en hiver, dans les grandes solitudes kazakhes par exemple. Les régions arctiques ne sont peuplées que de quelques centaines de milliers d’hommes dont une bonne partie se compose de militaires, de fonctionnaires et de techniciens qui n’y restent que quelques années, mais les régions où l’hiver est aussi froid sont habitées en Amérique, en Europe et en Asie par plusieurs dizaines de millions d’hommes constituant des populations solidement enracinées.
Le désert ‒ Le problème de l’eau
14L’obstacle à la vie de l’homme dans le désert — en supposant acquises les disponibilités alimentaires indispensables — est l’absence d’eau, aggravée par l’évaporation intense dans un air sec et chaud. La ration minimale indispensable est de l’ordre de sept litres par jour. Ni les hautes températures du jour, ni les fortes amplitudes thermiques diurnes, ni la très grande luminosité, ni même l’extrême sécheresse de l’air ne se présentent autrement que comme des données à l’égard desquelles il faut prendre des précautions vestimentaires afin de protéger le corps, et spécialement la peau. Rien de profondément différent de ce qu’appelle la mise à l’abri du froid. Mais la condition de vie dépasse ici la simple protection vestimentaire ou la recherche de l’abri contre l’atmosphère ambiante. Elle est liée à la possession de l’eau. L’homme ne peut se fixer que là où, naturellement ou artificiellement, jaillit de l’eau. Il ne peut se déplacer sans la provision de liquide qui lui permet d’atteindre un nouveau point de ravitaillement.
15La vie apparaît très semblable à celle des rivages méditerranéens, en plein désert, là où l’eau est présente, le long du grand couloir égyptien, en Mésopotamie, dans les oasis du Sahara, du désert syro-arabique, des plateaux iraniens, car l’acclimatation et l’adaptation aux conditions de température et d’hygrométrie atmosphérique sont relativement aisées. Et, au contraire, la vie du nomade est toujours placée sous la menace d’une erreur de parcours qui fait manquer le puits à l’heure où la provision d’eau est épuisée, à la merci aussi du tarissement ou de la pollution d’une source. L’organisation de travaux quelconques dans le désert appelle des dépenses considérables d’adduction d’eau ou de transports d’eau par camions ou par avions-citernes pour les seuls besoins organiques des hommes engagés.
16Il n’est pas douteux que le travail et, simplement, l’effort de déplacement, même avec la garantie de la régulière satisfaction des besoins d’eau, sont pénibles à la longue pour des populations de l’extérieur, qui s’imposent d’autre part un rythme d’existence différent de celui du nomade. Il est probable — certaines expériences en témoignent — que les Méditerranéens sont plus prêts à répondre aux exigences d’une vie active dans le désert chaud que des hommes venus d’une latitude plus élevée, de même que les Sibériens ou les Canadiens de Québec s’adaptent mieux que d’autres au milieu arctique.
Peuplement des régions répulsives
17Les conditions de l’introduction d’une population dans les trois milieux naturels précédemment évoqués présentent donc des degrés. L’adaptation aux hautes altitudes s’effectue spontanément par réaction physiologique, à condition que les transitions nécessaires soient ménagées. La pénétration et le séjour de l’homme dans les régions polaires, ou, d’une manière plus générale, dans tout milieu où une partie de l’année au moins connaît de très basses températures, sont subordonnés à une protection vestimentaire et résidentielle contre le froid. L’introduction de techniques très évoluées pour la climatisation, l’éclairage, les relations, rend ce milieu moins austère, mais n’est pas absolument indispensable. La clé du désert reste la possession de l’eau. Qu’elle repose sur les moyens rudimentaires de transport comme ce fut le cas lors de l’ouverture des chantiers aurifères du sud-ouest australien au xixe siècle, ou sur des techniques éprouvées et coûteuses, elle est strictement indispensable. Le stade de la simple protection du corps par le vêtement ou l’abri est ici dépassé. Il faut bénéficier d’autres techniques dont la plus rudimentaire est l’outre du nomade, mais qui, pour l’implantation de noyaux humains permanents, appellent la solution coûteuse de problèmes difficiles. C’est pourquoi il est possible de répéter à propos des déserts chauds ce qui a été écrit des pays très froids : le peuplement peut y être conditionné par des nécessités. Tous les efforts justifiés par ces nécessités sont alors entrepris. Mais ils apparaissent démesurés dès que ces nécessités sont absentes. Le peuplement peut gagner sur le désert, par les marges, où les progrès techniques permettent sans trop gros frais d’étendre la distribution de l’eau pour les besoins humains et pour l’irrigation. Mais le centre même du désert n’est qu’un habitat passager, circonstanciel, dont l’aménagement à certaines fins grève d’une charge très lourde le prix de revient des produits du désert.
Les concurrences vitales
18L’homme n’est pas seulement écarté de certaines fractions de la surface du globe par des agents physiques inertes (agents atmosphériques) ; il peut être éliminé par la concurrence d’organismes antagonistes ou parasitaires plus forts que lui-même dans un milieu géographique et biologique donné. La forêt chaude et le marais dans une extension zonale plus vaste sont les principaux de ces milieux.
19La concurrence s’exerce de la part de macro-organismes et de micro-organismes ; parfois les uns et les autres contribuent à une même chaîne de processus éliminatoires. Si l’exubérance de la végétation constitue un obstacle souvent très sérieux aux déplacements des hommes et à la recherche ou à la production de leur alimentation, le milieu végétal sert surtout d’abri à une vie microbienne et animale pleine de dangers pour la vie humaine et qui rend celle-ci des plus précaires. À l’échelon supérieur, les principaux adversaires de l’homme sont les animaux féroces, les reptiles, les arthropodes et insectes, etc. mais aussi les animaux qui consomment sa propre nourriture et auxquels il doit disputer ses cueillettes et ses cultures, des éléphants ou des phacochères aux termites, en passant par les singes et les rongeurs. À l’échelon inférieur, les parasites du corps, les bactéries de toutes espèces, souvent inoculées par des vecteurs qui sont des insectes, mouches, moustiques, poux, araignées, constituent une armée souvent invisible qui réalise des coupes sombres dans la population, malgré des symbioses qui simulent pour un certain temps un équilibre biologique, mais, en fait, constituent une endémie qui passe aisément à l’épidémie.
La lutte contre les adversaires de l’homme
20Les sociétés dépourvues de moyens matériels puissants pour dompter les forces vitales de la végétation et du peuplement animal mènent une lutte incertaine et meurtrière contre leurs concurrents, et les infiniment petits ne sont pas les moindres adversaires. La principale supériorité du civilisé sur le primitif est précisément d’apporter les éléments de lutte contre les microbes et les parasites. Mais aussi, cette lutte est moins spécifique de la seule zone chaude et plus particulièrement du domaine de la grande forêt que le combat quotidien contre les vertébrés, rampants ou grands voyageurs des jungles et des sous-bois enchevêtrés, aquatiques ou terrestres et arboricoles, auquel les hommes se sont adaptés pour vivre dans la forêt. L’introduction de moyens scientifiques et techniques de destruction des adversaires de l’homme dans ce milieu n’est pas sans danger. La destruction est souvent sans discrimination et fait disparaître à la fois une faune nuisible et de multiples sources d’alimentation parfois irremplaçables en raison des carences de la nourriture de base qu’elles compensaient : les termites, les chenilles dans la forêt équatoriale africaine. La disparition des insectes anéantis par les poudres DDT prive de nourriture des nuées d’oiseaux qui étaient des auxiliaires méconnus des hommes ou contribuaient à leur alimentation.
21La question se pose différemment s’il s’agit de créer un milieu de vie tout neuf, par l’assainissement, le défrichement et la mise en place de nouvelles conditions d’existence à tous égards. Une fois de plus, il apparaît plus aisé de substituer une écologie et une condition d’existence à un milieu naturel antérieur que de corriger ce milieu en en laissant subsister l’armature principale.
22En tout cas, en raison de la diversité des concurrents et adversaires de l’homme, ce n’est ici ni une réaction de défense de l’organisme ni une protection matérielle réalisée par le vêtement ou l’abri, ni l’apport d’un élément de complément ou de correction qui peuvent suffire à assurer la vie et la sécurité d’une collectivité humaine. Les trois éléments de sauvegarde des hommes jouent : l’organisme se défend contre ses parasites et une certaine dose d’infection microbienne ; l’aménagement de la maison (cases sur pilotis par exemple), la moustiquaire, des onctions éloignant des parasites ou des insectes, des feux chassant les adversaires de toutes tailles et de toutes espèces ont leur efficacité ; l’utilisation d’animaux les uns contre les autres, de la mangouste contre le cobra, fait aussi partie de l’empirisme défensif. Mais il faut autre chose : un ensemble de moyens techniques diversifiés, agressifs ou défensifs, des armes perfectionnées plus efficaces que l’arsenal des Indiens de l’Amazonie ou des Pygmées du Congo, si ingénieux soit-il, des insecticides, des sérums, des vaccins, de la quinine et des antibiotiques. L’Esquimau peut paraître finalement mieux armé pour supporter le dur climat arctique que l’Européen ou l’Américain venus des régions tempérées avec un équipement raffiné. Dans la grande forêt, le civilisé dispose de moyens beaucoup plus efficaces que ceux de l’autochtone, bien que ses sens soient moins avertis au danger, pour y assurer sa sécurité et celle de ceux qui se groupent autour de lui et adoptent ses techniques.
23Or, ce qui est vrai du cas limite de la grande forêt équatoriale sur le continent américain ou sur le continent africain, l’est aussi des Teraï et des jungles de l’Inde, des forêts de l’Asie du Sud-Est, de l’Indonésie, de la Nouvelle-Guinée, c’est-à-dire de milieux géographiques intéressant non plus quelques dizaines de millions d’hommes, mais plusieurs centaines de millions. On rejoint ici certaines considérations évoquées dans l’étude démographique : l’efficacité de la lutte menée contre les adversaires de l’homme se traduit par un brusque accroissement de population, le renouvellement des générations étant libéré de la redoutable hypothèque des épidémies et des multiples accidents frappant les enfants surtout, mais les adultes aussi, dus à la morsure d’un carnassier ou d’un crocodile, au venin d’un serpent ou d’un arthropode, ou au travail sournois et sans trêve des vers de l’intestin ou de la chair.
24Le marais, dont l’environnement et parfois l’intérieur même attirent les hommes par leurs aptitudes productives : terres fertiles et fraîches en pays chaud, zone de pêcheries des deltas, est depuis la zone tempérée (fièvres de Sologne et des Flandres d’autrefois) domaine d’endémie malarienne, d’autant plus redoutable que la température est élevée et que le cycle du zygote infectieux est plus rapide. Empiriquement, on a « assaini » le marais — au prix de véritables hécatombes humaines en certains cas — en faisant circuler les eaux et en troublant ainsi le mécanisme de reproduction des anophèles, vecteurs de la maladie ; on a asphyxié les larves d’anophèles en répandant sur l’eau un voile d’huile minérale ; on a peuplé le marais de poissons friands de larves. Finalement, c’est la détection des porteurs de germes, leur isolement et leur guérison qui met fin à l’endémie. Elle suppose une civilisation matérielle et une discipline sociale avancées.
Les « complexes pathogènes »
25Chaque grand « complexe pathogène » (M. Sorre) a une aire d’extension qui se caractérise par deux séries de facteurs : des facteurs écologiques qui procèdent du milieu naturel et des facteurs de civilisation qui se définissent en fonction de l’aptitude des sociétés humaines à organiser efficacement la lutte contre eux. Les aires actuelles de développement de ces complexes pathogènes ne sont donc pas des données de la seule géographie naturelle. Elles en sont d’autant moins que l’on se rapproche des régions tempérées de civilisation industrielle. En chaque lieu, l’intensité de l’infection dépend d’un rapport de forces entre le milieu naturel favorable au développement du complexe et l’efficacité des moyens de lutte mis en œuvre par les hommes.
26La zone chaude est particulièrement défavorisée : les cycles biologiques y sont accélérés par la constance de hautes températures, et elle est, jusqu’à présent, la moins bien outillée pour se défendre contre les fléaux. Certaines endémies qui, naguère, en débordaient sur la zone tempérée, comme la malaria, s’y trouvent aujourd’hui concentrées et y recouvrent le domaine d’endémies plus spécifiquement climatiques comme la fièvre jaune et la maladie du sommeil. De même, les leishmanioses (kala-azar), le typhus, qui étaient naguère fréquents en Europe en même temps qu’en Asie, en Afrique et en Amérique, ont disparu, sauf à l’état de cas isolés, des pays de sociétés industrielles de l’Amérique du Nord et de l’Europe, mais demeurent un risque sérieux au sud de la Méditerranée, aux Indes, dans l’Asie du Sud-Est, dans l’Amérique du Sud. Les populations européennes qui y restent exposées sont précisément celles qui partagent certaines conditions d’existence avec les « sous-développés » : populations balkaniques, populations de certaines provinces du sud de l’Italie et du Levant espagnol. La zone chaude est le domaine par excellence de toutes les maladies dues à des trématodes, étant le milieu de vie le plus favorable à la prolifération de ces vers et l’ensemble régional dans lequel les hommes en sont le moins bien protégés, par leur contact direct avec le sol, l’absorption de terre, etc. Les filarioses, distomatoses, bilharzioses commencent au 30e parallèle Nord, le dépassent en Afrique du Nord et occupent toute l’Afrique, toute l’Asie tropicale, l’Amérique équatoriale, n’épargnant que le plateau brésilien, le sud de l’Amérique australe et l’Australie. Mais ce domaine est lui aussi un domaine résiduel : certaines filarioses en voie de disparition (microfilaria malayi) ont autrefois éprouvé toute l’Europe.
27La zone tempérée a non seulement partagé des endémies avec la zone chaude, mais elle a aussi ses maladies propres, ses complexes pathogènes spécifiques. La tularémie, l’encéphalite des forêts de l’hémisphère nord sont des maladies dont l’écologie est tempérée. La peste, le choléra ont des attaches géographiques solides avec cette même zone tempérée. L’endémie pesteuse n’existe plus que dans quelques régions sous-développées mal atteintes par l’action médicale et la dératisation, dans le Cachemire, la Haute Birmanie, dans les oasis de la Haute Asie et de l’Asie centrale, en Mésopotamie. En revanche, si la zone tempérée s’est débarrassée, du moins dans ses secteurs techniquement et économiquement les plus avancés, d’endémies naguère meurtrières, tandis que la zone chaude y restait encore vulnérable malgré l’action médicale des dernières décennies, elle a même exporté certaines maladies dont on a pu se rendre maître dans les pays les mieux équipés. La tuberculose semble bien être originaire de la zone tempérée européenne et avoir été introduite par les Européens dans la zone chaude, et notamment sur le continent américain. Aujourd’hui, les décès par tuberculose représentent moins de 3 % de l’ensemble des décès en France, moins de 2 % en Suède, 8 % des décès de Taïwan, 10 % de ceux des Philippines et de l’Union sud-africaine (populations noires), 12 % de ceux de Hong-Kong.
Milieux de vie et population
28Chacun des éléments de la nature physique, qui exerce une action particulière sur l’organisme humain, se retrouve dans un complexe synthétique, climat ou plus largement milieu naturel, qui constitue l’ambiance de vie. Aux actions particulières de chaque facteur s’ajoute l’influence de ce complexe synthétique, qui s’exprime par le rythme des saisons, les retours périodiques des maladies épidémiques ou des maladies liées aux intempéries, les risques de destruction d’abris et d’aggravation de la menace du milieu pour les inondés ou les victimes des tornades. Si un ou plusieurs organes du corps humain sont lésés ou gênés dans leur fonctionnement par une donnée physique ou un antagoniste vivant, le comportement global de l’homme, et surtout des collectivités humaines, répond à un ensemble d’adaptations ou de révoltes à l’égard du milieu tout entier pris dans son ensemble.
29Mais la réaction des hommes à l’égard de cette ambiance synthétique est très difficile, voire impossible à définir scientifiquement. De multiples essais ont été faits, plus ou moins appuyés sur un nombre variable d’expériences. Aucun n’entraîne la conviction. Certains font sourire, comme les affirmations de Huntington, que l’on a pu présenter comme une caricature du déterminisme géographique2. Il est pourtant certain que les métabolismes humains ne sont pas les mêmes dans les pays de la zone tempérée où l’organisme doit s’adapter à des changements saisonniers de température opposant une saison froide à une saison chaude, à des variations sensibles de l’éclairement et du degré hygrométrique de l’air, et dans les pays chauds où les écarts de température se situent toujours au-dessus de 0o. Les climats arctiques ne se définissent pas seulement par leurs basses températures, mais aussi par leurs vents violents, par la nuit hivernale, par les anomalies magnétiques. Les pays équatoriaux joignent, à la chaleur et à l’humidité constantes et à la prolifération des organismes antagonistes de celui de l’homme, des phénomènes électriques, dont on connaît mal les effets.
30On est ainsi tenté de considérer que certains milieux naturels très nettement individualisés se sont prêtés à l’isolement de certains rameaux de l’espèce humaine. Dans cet ordre d’idées, on a cherché la possibilité d’établir des rapports entre milieu naturel et formation des groupes ethniques. Les caractères scientifiques de tels rapports sont impossibles à déterminer. Il y a longtemps que l’on a renoncé à expliquer la couleur de la peau par l’adaptation de l’organisme à certaines conditions de température et d’éclairement. Et pourtant, il est interdit d’affirmer qu’à l’échelle de plusieurs millénaires le milieu n’ait pas exercé une influence sur la biologie humaine.
Le problème de l’adaptation
31Il faut distinguer l’acclimatement plus ou moins rapide d’un homme ou d’une collectivité aux conditions de vie dans un milieu autre que leur milieu originel, sur lequel il est facile de faire des observations, et la possibilité d’adaptation au cours de plusieurs centaines, voire de plusieurs milliers de générations d’une lignée à un milieu extérieur particulier. Il est certain que le dépaysement climatique, joint à une modification des habitudes alimentaires, s’accompagne de diverses modifications du comportement humain, qui peuvent aller jusqu’à la pathologie chez l’adulte, mais aussi chez l’enfant d’étrangers au milieu, né dans le milieu, ce qui tend à accréditer l’idée de la coexistence dans le monde de plusieurs équilibres entre population et milieux naturels. L’Européen qui a réalisé un de ces équilibres est dans une situation équivoque en milieu tropical et n’y trouve que difficilement, au prix de nombreux artifices techniques naguère inconnus, un équilibre de remplacement. L’expérience semble montrer, souvent par des voies indirectes, que plusieurs équilibres peuvent être réalisés dans une zone apparemment homogène comme la zone tempérée, puisque le Méditerranéen s’intègre beaucoup plus facilement dans un milieu intertropical que l’Européen du Nord (M. Sorre). Mais n’est-ce pas parce qu’il est demeuré plus généralement que ce dernier un paysan en contact avec un milieu naturel, et non un citadin séparé par des habitudes d’existence du milieu spontané ? En tout cas, l’adaptation crée un nouveau type ethnologique — et non ethnique — qui, à son tour, peut faire figure, à un degré plus ou moins marqué, d’étranger, si on le transporte dans le milieu naturel dont sont partis ses ancêtres une dizaine de générations plus tôt (créoles).
32On a souvent comparé le niveau d’activité et l’efficacité productive de populations placées dans les milieux différents. Il ne fait pas de doute que l’activité humaine trouve son optimum de développement dans certaines conditions de milieu qui, en n’abordant pas une partie des processus organiques (nutritifs, circulatoires ou nerveux) pour la défense du corps contre l’ambiance extérieure, libèrent la majeure partie de l’énergie humaine pour un travail productif. Les grands froids, comme les hautes températures et surtout les fortes chaleurs orageuses, sont inhibitifs. Un organisme libéré d’infections et de parasites est plus efficace qu’un organisme malade. Mais il est presque toujours impossible de séparer ces conditions physiologiques d’un homme supposé par ailleurs comblé dans tous ses besoins, de carences de caractères multiples, dont la première est la carence alimentaire quantitative ou qualitative. Les tares héréditaires, les séquelles de maladies qui peuvent avoir été introduites dans le milieu, les toxicoses, la démoralisation due à certaines conditions de travail, à la rupture brutale de cadres familiaux et sociaux anciens, l’adaptation à des rythmes ancestraux de travail, peuvent peser aussi lourd que l’action des facteurs les plus saisissables du milieu comme le climat ou l’ambiance biogéographique. Expliquer les différences énormes qui séparent la main-d’œuvre des usines de l’Inde de celle des usines allemandes, ou l’agriculteur de l’Europe du Nord-Ouest du paysan africain par de simples considérations de milieu naturel s’apparente à un déterminisme depuis longtemps abandonné. Il reste qu’ils ne sont pourtant pas immédiatement interchangeables et que des milieux de vie — y compris des milieux purement économiques et sociologiques — les ont façonnés différemment, ont engendré des habitudes avec lesquelles il est pratiquement impossible de rompre, sauf dans des cas individuels exceptionnels et sans signification d’ensemble.
Niveaux de vie et acclimatation
33Pourtant, il est non moins évident, devant les multiples témoignages de l’expérience, que la question ne se pose pas de la même manière pour les groupes qui, en se dépaysant, voient leur condition d’existence se dégrader et pour ceux qui bénéficient d’une promotion économique et sociale en changeant de pays. Ceci tend à montrer que, plus l’homme est libéré des tutelles du milieu par l’accession à un confort matériel et à l’usage de techniques qui l’en affranchissent, plus il peut aisément passer d’un milieu à un autre. La supériorité actuelle de l’Européen sur ses devanciers en milieu tropical repose essentiellement sur la possession de techniques sanitaires, résidentielles, de règles de vie et de prophylaxie qui lui permettent de s’enfermer dans une sorte de microcosme sur lequel la charge du milieu est très allégée. Le tropical qui vient en Europe et y bénéficie des conditions matérielles qui sont réalisées dans les pays de technique évoluée s’adapte tout aussi bien. Les jugements actuels sont donc beaucoup moins tranchés que ceux du siècle dernier ; cette différence n’est pas liée à un progrès de la connaissance des rapports entre population et milieu naturel, elle résulte de la possibilité pour l’homme, grâce à ses conquêtes techniques, de s’isoler davantage du milieu.
Le rôle des techniques
34Au même titre, on comprend mieux l’implantation, pour des nécessités d’ordres divers, de tempérés dans les milieux les plus ingrats. Au xixe siècle, pareils séjours ne se concevaient qu’en empruntant les moyens de protection et d’alimentation des autochtones « adaptés » : Esquimaux du Nord canadien et du Groenland, ou Sahariens. Le « civilisé » inexpérimenté adoptait les techniques du sous-développé. Il s’habillait de peau de phoque, se terrait dans des igloos, s’éclairait avec de l’huile de phoque ou de morse, et se nourrissait de poissons, de phoque ou de viande de renne séchée. Les méharistes avaient adopté une tenue voisine de celle des Targuis, qui est bien différente de celle des prospecteurs de pétrole d’aujourd’hui… Actuellement, le civilisé apporte tout ce qui lui est nécessaire pour dominer le milieu, y compris ses aliments et tous les éléments nécessaires au parfait équilibre de sa nourriture. L’avion peut même le ravitailler régulièrement en fruits et légumes frais et en eau gazeuse stérilisée qu’il mettra dans son frigidaire, comme c’est le cas pour les camps de pétrole au Sahara ou pour les stations polaires de la banquise arctique. Le sous-développé, de son côté, acquiert un confort jusque-là inconnu dans son milieu géographique en prenant à son compte les techniques qui lui sont apportées des pays industriels, à Thulé comme dans l’Alaska. Cependant, le facteur discriminatoire qui persiste le plus généralement entre les différents ensembles géographiques du monde reste le système alimentaire. Plus qu’une condition de l’existence physiologique des hommes, il en arbitre la répartition à l’intérieur de l’espace géographique, détermine les densités supportables en chaque région, sans qu’il soit nécessaire de recourir à une aide alimentaire de l’extérieur.
II. Systèmes alimentaires et répartition de la population
Les sociétés préindustrielles rivées aux lieux de production de leur nourriture
35La population du monde se divise en quelques grandes catégories de pays définis par un système alimentaire dominant. Les conditions géographiques de production des aliments dans chacune de ces catégories n’étant pas les mêmes, chaque catégorie se trouve caractérisée par une forme particulière de répartition spatiale de la population par rapport aux grandes unités physiques qui s’imposent à la production. L’exemple le plus banal, mais aussi le plus expressif, est celui de la riziculture, facteur d’entassement des populations de l’Asie méridionale et orientale dans les zones susceptibles de porter des rizières. Mais chaque civilisation alimentaire et chaque système de culture ou d’élevage correspondant implique une certaine forme de rapports entre la géographie physique et la répartition de la population. L’aptitude du système à tirer un certain rendement alimentaire de l’espace occupé fixe les limites maxima de population qui ne peuvent être dépassées sans apport extérieur d’un complément de nourriture. Il existe donc, au moins sur le plan théorique, une densité de population limite pour chaque système.
L’exemple des peuples pasteurs
36Les civilisations pastorales élémentaires dans lesquelles l’existence des hommes repose sur la fourniture quotidienne de leur alimentation par le bétail et sur l’utilisation des divers produits animaux pour la satisfaction des besoins essentiels (vêtement, abri, objets usuels) sont caractérisées par une symbiose entre l’homme et l’animal domestique. Cette symbiose implique la solidarité géographique des bêtes et des hommes. Quand la nourriture des animaux requiert des déplacements continuels ou fréquents, les hommes se déplacent en même temps que les animaux. Leurs migrations obéissent à des impératifs de géographie physique qui rythment la répartition saisonnière et spatiale des pâturages. Leur nombre est déterminé par celui des animaux qui peuvent vivre dans le périmètre dont ils se sont assurés la jouissance. Toute réduction de ce périmètre se répercute sur l’effectif du troupeau et, par voie de conséquence, sur le chiffre de la population.
37Même une fois rompue la relation élémentaire de la vie pastorale primitive par la création d’un marché, l’entretien, la garde et l’exploitation du troupeau impliquent l’établissement plus ou moins stable dans la zone des pâturages. Le peuplement des montagnes doit beaucoup aux impératifs de l’élevage, encore que celui-ci ait été souvent fort tôt associé à la culture par des processus difficiles à définir. Mais l’élevage est facteur décisif d’occupation de certaines régions impropres à la culture. La biogéographie des pâturages est donc un facteur de répartition et de limitation de la densité de la population.
Rôle des « plantes de civilisation »
38Les grandes zones de peuplement traditionnel correspondent à un petit nombre de systèmes de culture à base de céréales, chaque système se définissant par la céréale principale qui est en tête d’assolement et qui est l’aliment primordial. L’Europe s’est peuplée en fonction des aptitudes du sol à porter des moissons de blé, d’orge et de seigle — localement d’avoine (Écosse, Irlande du Nord). La répartition de la population est limitée au nord, non pas par une limite climatique correspondant à un rapport direct entre homme et climat, mais par une limite biogéographique, une limite synthétique, qui est celle de la culture de ces céréales, et des collectivités humaines employées à leur production et vivant de leur consommation. De même, à l’intérieur du domaine du blé et du seigle, les zones impropres à ces cultures sont des zones de faible peuplement initial (forêts, landes) qui n’ont été occupées que dans la mesure où le développement des industries a pu valoriser les régions de friches. La densité du peuplement, au moins avant l’apparition d’une économie industrielle et le dynamisme des populations, est liée à la possibilité de faire de grosses récoltes, d’associer la céréale principale à des cultures intercalaires, de nourrir du bétail : concordance de la fertilité et des hautes densités dans un contexte technique donné. De ces rapports simples découle la notion souvent contestée aujourd’hui, parce que souvent mise en défaut par les progrès des techniques, de régions riches et de régions pauvres, les premières se prêtant naturellement à de plus fortes densités de peuplement que les secondes. Elles sont valables pour une période donnée. Leur reconnaissance n’implique pas la négation des possibilités de transformation, voire de brusque révolution économique et technique comme c’est le cas pour la majeure partie de l’ancienne Champagne pouilleuse. D’autre part, la création de grands complexes commerciaux intercontinentaux au xixe siècle bouscule toutes les relations géographiques précédemment établies. Cependant, l’expansion même de la population, liée à la création de ces marchés, la recherche de terres de peuplement où puissent se transférer à la fois système de culture, systèmes alimentaires et population, ont suivi des perspectives tracées par la répartition des terres à blé, en l’espèce des terres limoneuses dans une ambiance biogéographique de steppe continentale et subaride. La localisation des populations européennes et des populations issues d’Europe s’identifie avec celle d’un domaine biogéographique, d’un complexe pédologique, où le lœss périglaciaire tient la première place, et phytogéographique, dominé par la prairie à graminées à feuilles étroites.
Disparition de liens fonctionnels entre blé et population
39Les rapports simples entre cultures alimentaires fondamentales ont été profondément modifiés en Europe et en Amérique du Nord par le développement des civilisations industrielles, qui a engendré des transformations importantes des systèmes alimentaires en relation avec la création des marchés urbains. Mais la révolution industrielle a été jusqu’à présent, à l’exception du Japon près, le fait des consommateurs de blé. Il est donc beaucoup plus facile de retrouver les rapports géographiques entre population, peuplement d’une part, système de culture, système alimentaire d’autre part, dans les régions du monde où le blé n’est pas l’aliment fondamental.
Le peuplement du riz
40La culture du riz a engendré une forme d’accumulation de population très spéciale. On peut aisément faire abstraction des cultures dites de riz de montagne qui ne retiennent que des effectifs humains infimes. Par ailleurs, sauf dans les régions marginales où la riziculture entre en contact par voisinage ou par alternance saisonnière avec celle du blé ou du mil (Chine du Nord, Inde du Nord-Ouest), elle constitue le pivot d’un système de culture exclusif à l’échelle de grandes régions continentales entières. Aussi observe-t-on une concentration massive, presque totale, de la population sur les terres à riz qui sont entourées par de vastes régions vides : toute l’Asie du Sud-Est, la Chine du Sud, l’Inde orientale. Si le peuplement modèle parfaitement le relief, ce n’est évidemment pas le fait de relations directes, mais la conséquence d’une liaison fondamentale entre la répartition des hommes, la production et la consommation du grain.
Le peuplement du mil et du maïs
41Les cultures pauvres sur des sols lessivés et latéritisés, à base de maïs en Amérique tropicale, de mil en Afrique et sur les plateaux de l’Asie tropicale (Deccan) ont leurs exigences, les rotations à longues jachères qui requièrent de larges espaces pour un médiocre rendement : elles s’accompagnent d’un peuplement relativement peu nombreux et clairsemé.
42Seuls les consommateurs de blé ont des régimes alimentaires différenciés, associant les produits de l’élevage à ceux de la culture. Les populations végétariennes de riziculteurs asiatiques ou de cultivateurs de mil et de maïs de l’Afrique et de l’Amérique indienne pallient certaines carences par la consommation de produits de chasse, de ramassage et de pêche. Mais on a parfois mis en relation certains déséquilibres des régimes alimentaires avec des anomalies de la fécondité. Le régime alimentaire est en tout cas un facteur de différenciation et d’originalisation des populations. Il s’associe au climat pris dans son acception synthétique pour particulariser des groupes humains et peut-être, à très longue échéance, des races.
43Mais les rapports ne sont pas seulement qualitatifs. On a vu que certains systèmes alimentaires s’accommodaient de forts entassements de population, d’autres de peuplement clairsemé. Si le rapport quantitatif change par simple croissance démographique par exemple, on voit apparaître des situations précaires caractérisées par un accroissement du nombre et une diversification des carences. Dans chaque domaine alimentaire, l’hypertrophie du peuplement s’accompagne de crises d’un type particulier à des niveaux quantitatifs divers, c’est-à-dire pour des densités variables par kilomètre carré exploité.
44Naturellement, la rupture de l’ancien isolement des collectivités humaines rend moins fréquents les drames du dépassement par les effectifs de population du seuil de sécurité alimentaire. Mais si les techniques du transfert d’aliments existent, le problème de la possession des moyens d’achat des compléments indispensables demeure.
III. Relief et population
Les montagnes et leurs bordures
45Les rapports entre le relief et la répartition de la population sont beaucoup plus complexes que les seules influences physiologiques de l’altitude sur l’organisme humain. Le relief se présente d’abord sous forme d’ensemble de ruptures de pentes qui constituent des obstacles à la circulation. Les grandes montagnes ont joué pour cette raison le double rôle de barrières et de refuges (Pyrénées, Caucase, Balkans). En second lieu, le passage de la plaine à la montagne s’accompagne d’un changement qualitatif dans les modes de production. Certes, on trouve souvent très haut, dans les vallées de montagne, les cultures de la plaine (les céréales montent jusqu’à plus de 1 500 m dans les Alpes françaises), mais les particularités du milieu montagnard, la possibilité d’utilisation saisonnière du haut pays appelle le recours à l’économie pastorale, plus souple et plus mobile. Suivant les lieux, elle s’associe ou se substitue à l’économie de culture. Et le processus ne se présente pas toujours suivant la même finalité. La lisière de la plaine et de la montagne est ligne de contact de formes d’exploitation, d’existence, de domaines de production différents. Elle a souvent été — dans un contexte technique variable — lieu d’utilisation de l’énergie hydraulique condensée dans la montagne. Elle garde aussi dans les pièges à alluvionnement et à sédimentation des fosses de tassement des piémonts, des combustibles minéraux que mobilisent les techniques d’aujourd’hui. Elle reçoit aussi la chair de la montagne, sous forme de boues et de limons qui en font la fertilité. Aussi, s’il n’est pas toujours radicalement vrai de dire que la plaine est zone de peuplement et la montagne zone déshéritée où l’homme est plus rare, en revanche, du moins dans les zones tempérées et subtropicales, même tropicales, le pied de la montagne est toujours zone d’attraction pour l’homme.
46Le fait de relief n’a naturellement pas la même signification suivant les zones climatiques et biogéographiques. En pays tempéré, la montagne est pays de vie rude, d’autant plus déserté que mal aéré par des vallées y introduisant les conditions de la vie de la plaine (comme c’est le cas dans les Alpes). En pays équatorial et tropical, la montagne apparaît comme pays de détente et de salubrité par rapport aux plaines basses et gorgées d’eau en Afrique et en Amérique tropicale. Elle change de sens au contraire en Asie, où en se dépouillant de ses sols et en transmettant les eaux qu’elle a reçues, elle exporte la vie au bénéfice des plaines qui l’entourent.
Diversité de la signification démographique de la montagne
47La montagne est donc inégalement occupée suivant la latitude, mais aussi suivant sa masse et sa pénétrabilité, et selon son emplacement par rapport à la localisation des grands événements historiques qui ont pesé sur le peuplement. Plus on s’élève vers les hautes latitudes, plus la montagne, très largement occupée par la neige et la glace, fait figure de milieu répulsif : massif scandinave, Islande, Groenland, Labrador septentrional, Alaska. Plus la montagne jaillit brusquement d’un seul bloc au-dessus de ses avant-pays, et plus sa masse est portée à une haute altitude, plus elle apparaît réfractaire au peuplement : Haute Asie. En Amérique, les hauts plateaux encadrés par les chaînes des Rocheuses à l’ouest du Canada et des États-Unis associent à cette brusquerie du contraste d’altitude l’éloignement des zones d’arrivée de la population. Difficiles d’accès, âpres dans leurs conditions d’existence, ils sont d’autre part à l’écart de la pression démographique. Ils constituent donc aussi une zone sous-peuplée — et sous-exploitée. La situation est différente dans la zone chaude africaine et sud-américaine, car les hauteurs sont plus favorables à l’homme que l’avant-pays. Des sociétés se sont organisées sur les hauts plateaux et les hauts massifs, qui n’ont que très peu de relations avec l’extérieur, c’est-à-dire l’avant-pays (Éthiopie, plateaux andins de l’Équateur, du Pérou, de la Bolivie). Dans tous ces cas de montagnes dressées sans transition et avec fort peu d’accès commodes au-dessus de leur avant-pays, le milieu montagnard et le milieu d’avant-pays et de plaine s’ignorent ou n’ont que des rapports réduits. La lisière de la montagne n’attire la population que si elle est zone d’apport d’eau et de sols ; dans ce cas, une société de paysans irrigateurs cerne la montagne, mais elle est indifférente à la vie de la montagne, sinon qu’elle peut en craindre des invasions en période d’insécurité. L’Himalaya est séparé de la plaine indo-gangétique par la zone des Teraï, barrière naturelle par sa végétation et son insalubrité. Les hautes vallées des fleuves chinois et indochinois sont des obstacles beaucoup plus que des voies de passage. La Haute Asie n’entre en contact avec l’extérieur que par la Chine du Nord et par la porte de Djoungarie, les deux voies traditionnelles des invasions mongoles. Des centaines de millions d’hommes vivent autour, dans la zone de distribution de l’eau et de la terre, en Chine, en Indochine, dans le nord de l’Inde et dans l’Asie moyenne soviétique (ancien Turkestan), mais le commerce entre les basses terres et la Haute Asie — pour être très ancien (routes du thé et de la soie) — n’a jamais créé de gros centres de peuplement. Les oasis-étapes n’ont jamais été que de petits noyaux, surtout à l’échelle des foules asiatiques.
La montagne-refuge
48Il peut arriver, dans des cas particuliers, qu’une montagne austère, sans grandes relations naturelles avec la plaine, se soit cependant peuplée, voire densément peuplée. Semblable peuplement s’est effectué sous l’empire de nécessités : la montagne est un lieu de refuge. Il peut y avoir, pour une période plus ou moins longue, inversion de densité entre la plaine plus ou moins fertile qui reste sous-peuplée, parce que longtemps domaine d’insécurité et la montagne, généralement moins propice au peuplement : montagnes balkaniques, Caucase au sens large du terme, y compris l’Arménie et l’Azerbaïdjan, certains massifs africains, zones d’isolement à l’égard de la traite. La montagne, lieu de défense, apparaît traditionnellement opposée à tout ce qui vient de la plaine ; la zone de contact entre montagne et plaine est zone frontière. Elle est généralement plus vide encore que la plaine elle-même, à l’exception de postes militaires. L’excès de peuplement de la montagne peut en faire une région de misère à l’écart des richesses potentielles de l’avant-pays. Le rétablissement d’un équilibre rationnel entre population et possibilités d’existence des deux milieux géographiques est toujours difficile et lent en raison des habitudes de vie et d’exploitation prises en montagne et incompatibles avec un transfert pur et simple de la société montagnarde en plaine (Balkans).
Les diversités régionales
49À l’échelle régionale, la moindre dénivellation apparaît sur une carte du peuplement, soit en négatif soit en positif. Les montagnes hercyniennes et calédoniennes de l’Europe du Nord-Ouest s’inscrivent en négatif, tant sur la carte de l’Angleterre (Pennines surtout) que sur celle de l’Allemagne et de la France. Mais des nuances s’observent. Les massifs les plus aérés par des vallées profondes comme les Vosges, surtout sur leur versant alsacien et la Forêt-Noire, sont pénétrés par des guirlandes d’établissements humains qui suivent ces vallées. La physionomie cartographique des Alpes est très particulière. La masse montagneuse qui est au-dessus de 2 000 m constitue un désert relatif, très marqué d’un bout à l’autre de la chaîne. Mais toutes les vallées qui ont été évidées en bassins intérieurs par les glaciations quaternaires font figure de lignes de peuplement interne qui arrivent, par l’intermédiaire des grands cols, à former des guirlandes transversales pratiquement continues : Maurienne et vallée de la Durance d’une part, Vallée d’Aoste d’autre part, Inntal et Engadine-Haut-Adige, etc. Au contraire, les Carpates, les Pyrénées, qui sont beaucoup moins profondément entamées par les vallées glaciaires, forment des zones d’isolement plus compactes, bien que les bergers aient séculairement fait le va-et-vient entre les plaines et les hauts pâturages.
50En Europe occidentale et dans le nord-est de l’Amérique du Nord, les bordures montagneuses sont des zones de peuplement serré dû à l’exceptionnelle valeur de l’avant-pays (mines, énergie hydraulique, exploitation commerciale des passages transversaux fréquentés depuis plusieurs siècles par les marchands), mais ces zones de peuplement serré ne constituent pas une masse indifférenciée occupant tous les piémonts. Elles se présentent plutôt comme une succession, dans une tonalité moyenne déjà élevée, d’accumulations liées à un ou plusieurs facteurs d’attraction. La Rhénanie, la Saxe, la Haute-Silésie sont des zones d’accumulation en Europe du Nord, la plaine du Pô et surtout la région milanaise et la Vénétie sont beaucoup plus densément occupées que la plaine suisse ou le plateau bavarois, ou même que l’avant-pays français.
51Ces régions prémontagnardes de très forte accumulation sont — à l’exception des carrefours urbains qui, du fait des circonstances historiques, n’ont plus que des relations secondaires bien qu’originellement souvent importantes avec les conditions naturelles — Paris, Londres, plus peuplées que les plaines elles-mêmes. Celles-ci sont très inégalement occupées, et c’est généralement l’inégalité de valeur des sols, la distribution des passages, qui règle cette répartition (la plaine de l’Europe du Nord).
Conditions du peuplement des côtes
52Cependant, une autre zone de contact attire ou retient le peuplement de la côte, soit que l’homme y ait été fixé par des activités d’expansion maritime et commerciale (cas de l’Europe), soit qu’il y ait été apporté de l’extérieur et qu’il ne s’en détache que progressivement sous l’empire des nécessités (démographiques et économiques) pour s’aventurer vers l’intérieur ; cas général de l’Amérique et de l’Australie. En raison de l’hétérogénéité des rivages, le peuplement côtier est rarement continu. Il est plutôt ponctuel, se présentant en gros noyaux autour des ports, sur les estuaires européens et nord-américains. Toutefois, quand il s’agit d’un peuplement rural de zone côtière colonisée, il peut former une bande d’occupation continue qui contraste avec le vide de l’intérieur, chevauchant parfois partiellement les premiers reliefs (Brésil). Une exception : l’Afrique tropicale, dont les régions côtières sont demeurées jusqu’à présent moins peuplées que celles de l’intérieur, à la fois en raison des particularités des rivages et par suite de la désertion au xviiie siècle et jusqu’au début du xixe des zones de capture des esclaves. Mais, depuis une ou deux décennies, de très gros noyaux d’accumulation se sont constitués autour des vieux comptoirs et des ports.
Extrême diversité de l’adaptation du peuplement au relief
53En poussant l’analyse plus loin, à l’échelle de cartes au 100 000e et au-dessous, on voit surgir le relief d’une figuration de la répartition de la population, mais jamais de la même façon. Tantôt c’est la vallée qui retient tous les hommes (Champagne), les interfluves sont presque vides, tantôt, au contraire, la vallée marécageuse ou tourbeuse n’est pas ou n’est que peu occupée, la population est sur les plateaux voisins (vallées picardes). Les lignes de côtes du Bassin parisien sont toutes soulignées par un vide relatif des hauts de côtes et par la présence d’une guirlande de villages « sous les côtes ». Les bas de versants soulignés par des lignes de sources sont toujours des zones de fixation d’hommes. Mais suivant les techniques mises en œuvre, l’aptitude des hommes vis-à-vis du relief change. Telle vallée, naguère déserte parce que palustre, est devenue, assainie, domaine de jardinage et de haute densité de population, à moins que l’industrie ne soit venue s’y implanter le long des voies de circulation ou sur un gisement minéral (Lacq). Relations toujours, déterminisme strict sous la forme d’une obligation sans option, jamais.
Notes de bas de page
1 Des contradictions secondaires — au point de vue de leur genèse — surgissent à l’intérieur de ces conditions de conservation et de sécurité. Des populations se sont trouvées placées dans des conditions mettant en péril leur conservation et leur sécurité, par l’obligation de fuir des dangers d’ordre naturel ou humain.
2 P. George, « Sur une nouvelle présentation du déterminisme en géographie humaine », Annales de Géographie, LXI, 1952, p. 280-284.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Essai sur le principe de population suivi de Une vue sommaire du principe de population
Nouvelle édition critique enrichie
Thomas Robert Malthus Jean-Marc Rohrbasser et Jacques Véron (éd.) Éric Vilquin (trad.)
2017
Essai sur les probabilités de la durée de la vie humaine
Addition à l'Essai (1760)
Antoine Deparcieux Cem Behar (éd.)
2003
Naissance des sciences de la population
Pehr Wargentin Nathalie Le Bouteillec et Jean-Marc Rohrbasser (éd.)
2017
Éléments de statistique humaine ou démographie comparée (1855)
Achille Guillard Jacques Véron et Jean-Marc Rohrbasser (éd.)
2013