Conclusion générale
p. 211-215
Texte intégral
1La transition de la fécondité, qui avait commencé précocement en Égypte par rapport aux autres pays arabes, a eu au fil des années un chemin lent et incertain. Le dernier chiffre de l’indice synthétique de fécondité indique une valeur de 3 enfants par femme d’après l’EDHS de 2008 et de 3,2 enfants par femme d’après nos estimations, à partir des données du recensement et de l’état civil (2006). L’objectif du gouvernement qui était d’atteindre le seuil de remplacement des générations (2,1 enfants par femme) en 2017 est donc loin d’être réalisé pour la date prévue. Depuis son début, dans les années 1960, la politique de planning familial a été caractérisée par un fort décalage entre objectifs et résultats. On se demande si la société égyptienne est vraiment prête à accepter l’idée d’avoir une famille moins nombreuse. Dans le but de répondre à un certain nombre de questions ouvertes, cet ouvrage a décrit et analysé les caractéristiques de la transition de la fécondité en Égypte, tant au niveau des déterminants proches que des déterminants lointains.
2Du point de vue des déterminants proches, la persistance d’un âge relativement précoce au mariage est le facteur le plus important du maintien d’un niveau de fécondité moyen. Le niveau de l’âge au mariage atteint en Égypte reste très bas par rapport aux pays voisins, notamment ceux du Maghreb pour lesquels la transition matrimoniale a joué un rôle fondamental dans la baisse de la fécondité. On peut aussi citer les exemples de l’Iran et de la Turquie ; à l’opposé, on trouve des pays conservateurs tels que l’Arabie saoudite et le Yémen auquel le modèle égyptien semble plus proche. L’éducation et l’urbanisation, qui seraient à la base de la transition matrimoniale, n’ont pas joué le rôle attendu dans le cas égyptien : si les femmes les plus éduquées sont celles qui se marient plus tard, cela n’est pas vrai pour les femmes scolarisées en primaire, par rapport aux analphabètes. L’âge au mariage est plus élevé en ville qu’à la campagne, mais demeure stable depuis les vingt dernières années.
3Cependant, la famille de type élargie voit lentement sa fin à cause du processus d’urbanisation et des migrations de la campagne à la ville. Dans le même temps, il reste encore des comportements traditionnels par rapport au mariage, tel que le mariage entre consanguins et un écart d’âges significatif entre les époux. L’institution du mariage est, encore aujourd’hui, très importante en Égypte : être célibataire par choix n’est pas accepté dans cette société et les rapports sexuels sont permis seulement pour les couples mariés. Les lents changements législatifs qui ont introduit le divorce selon la procédure du khol en 2000, et porté l’âge légal au mariage pour les filles à 18 ans en 2008, sont à interpréter positivement. Les femmes égyptiennes ont acquis davantage de droits grâce aux efforts menés par les ONG et par le mouvement féministe. Néanmoins, l’existence de lois plus égalitaires ne garantit pas leur application ni les changements de mœurs des hommes et des femmes, qui s’avèrent beaucoup plus lents. La tradition patriarcale, malgré son affaiblissement, reste présente dans les ménages égyptiens et dans le débat politique et médiatique. Le chemin vers l’émancipation des femmes est amorcé, mais il est loin d’être achevé.
4Ce n’est donc pas un véritable changement dans la société égyptienne, mais plutôt la crise économique qui caractérise ce pays depuis désormais plus de vingt ans, qui pourrait être un facteur décisif dans le recul de l’âge au premier mariage. Les familles se voient souvent obligées de repousser la date des noces de leurs enfants, faute d’un budget suffisant pour faire face aux dépenses que le mariage impliquera, tels que l’achat d’un appartement, le paiement de la dot, etc.
5L’utilisation de la contraception, largement publicisée par les programmes de planning familial, les autorités religieuses et les médias depuis la première campagne des années 1960, est devenue un choix délibéré de nombre de couples égyptiens. Elle est utilisée après la naissance du premier enfant pour espacer les naissances et surtout pour limiter le nombre d’enfants. Les femmes égyptiennes sont d’ailleurs au courant des avis favorables des autorités religieuses par rapport au planning familial. Malgré cela, elles prennent souvent la décision d’utiliser des méthodes contraceptives sans en avoir discuté au préalable avec leur mari. L’utilisation de la contraception est beaucoup plus répandue en ville qu’à la campagne, cependant les zones rurales sont en train de rattraper l’écart ; ainsi, les femmes sans éducation ont enregistré des progrès significatifs dans les vingt dernières années en termes de prévalence contraceptive.
6L’évolution croissante de l’utilisation des méthodes de planning familial a joué un rôle fondamental dans la transition de la fécondité en Égypte. Cependant, le recours à cette pratique n’a pas toujours suivi les ambitieux objectifs des politiques démographiques. Les femmes choisissent d’utiliser la contraception pour plusieurs raisons : soucis de santé, difficultés économiques pour faire face à une descendance trop nombreuse, etc. Mais les politiques mises en place n’ont pas modifié le rôle et le désir d’enfant chez les couples égyptiens : la maternité reste un évènement fondamental pour les femmes, lesquelles, dans une société très traditionnelle, se sentent réalisées d’abord en tant que mères et épouses. Des études récentes ont montré que la norme de la famille avec deux enfants n’est pas encore diffusée parmi les Égyptiens. Peut-être aurait-il fallu insister plus sur cet objectif dans les politiques menées depuis les deux dernières décennies ? S’il est vrai que les programmes associant les politiques de population avec le développement économique, n’ont pas été efficaces, néanmoins le passage à des programmes centrés sur la modification des comportements des femmes et sur la contraception, ne semble pas avoir non plus donné les résultats attendus. Le contexte institutionnel joue ici un rôle fondamental : les services de planning familial sont à présent fournis en grande partie par l’État et financés par les agences donatrices internationales. Les ONG fournissent aussi des services de planning familial : par le passé, si elles avaient su gagner la confiance des utilisatrices par rapport au secteur public, elles sont désormais de plus en plus dépendantes des agences donatrices, du fait des contraintes de financement. Ce changement n’a pas été positif, car si le nombre d’utilisatrices a augmenté, il concerne davantage des femmes moins instruites vivant en milieu rural, sans pour autant subir des modifications majeures chez des urbaines ayant atteint le niveau d’éducation secondaire.
7Ce sont donc davantage des contraintes d’ordre économique et de santé qui ont fait choisir à ces femmes de limiter leur progéniture, plutôt qu’un véritable changement de mentalités, notamment sur le rôle et le statut des femmes dans la société.
8Cette dernière remarque se trouve confirmée en analysant l’évolution des déterminants lointains de la fécondité et d’abord l’éducation féminine. Les progrès de l’instruction générale ont été considérables depuis la révolution de 1952, suite au changement des politiques de l’État, qui depuis cette époque garantit l’éducation gratuite à ses citoyens. Les inégalités existant entre élites et masses dans l’accès à l’éducation ont pu être abolies, mais ce progrès doit être nuancé, car, dans un premier temps, la dichotomie a continué de se reproduire entre garçons et filles. Puis, dans les années 1970, faute de moyens pour financer l’éducation publique, la division riches-pauvres face à l’accès à l’instruction s’est trouvée rétablie. L’école privée est devenue l’apanage des riches, qui la préfèrent aux écoles publiques dont les classes sont devenues trop peuplées, et dont le niveau d’enseignement est de moins en moins satisfaisant.
9Les progrès de l’éducation féminine ont été remarquables au cours des cinquante dernières années. Le taux d’analphabétisme des femmes (d’âge égal ou supérieur à 10 ans) est en baisse constante, mais il reste néanmoins élevé, avec environ 40 % en 2006. Chez les plus jeunes générations, les filles rattrapent cependant les garçons, surtout dans le primaire et dans le secondaire. La hausse du niveau moyen d’instruction des jeunes filles pourrait laisser entrevoir une baisse de la fécondité dans les prochaines années. Cependant, si l’on regarde les chiffres de la fécondité selon l’éducation, on s’aperçoit que c’est parmi les femmes les moins éduquées que la fécondité a baissé le plus sensiblement depuis vingt ans, tandis que la fécondité des femmes ayant un niveau d’éducation secondaire ou universitaire est demeurée stable. Le désir d’enfant n’a pas changé pour les femmes égyptiennes, indépendamment du niveau d’éducation : et bien qu’elles soient devenues plus instruites que par le passé, elles ne sont pas forcément indépendantes économiquement et dépendent de leurs enfants tant du point de vue affectif que financier.
10La participation féminine au marché du travail reste d’ailleurs modeste : le taux d’activité féminine a réalisé des progrès importants au cours des trente dernières années ; les effets de l’instruction scolaire sont visibles chez les femmes des jeunes générations. Malgré cela, plusieurs contraintes d’ordre économique, social, juridique, religieux et familial influencent leur choix de travailler ou non.
11L’effet de l’emploi des femmes sur leur fécondité est controversé : les femmes travaillent surtout pour des nécessités d’ordre économique et quittent souvent leur travail avant ou tout de suite après le mariage. Il est important de souligner ici que les changements législatifs apportés depuis les années 1950 et ayant nombre de nouveaux droits pour les femmes, n’ont pas été suivis par un changement dans les mentalités. Du point de vue institutionnel en effet, on a assisté à un double phénomène qui a ralenti ce processus : d’une part, la montée de l’islamisme depuis les années 1970 et d’autre part, la crise économique des années 1980 et 1990 qui ont constitué des freins majeurs à la participation des femmes égyptiennes au marché du travail. Le processus de retour à l’islam a réduit leur autonomie et leur mobilité dans l’espace public ; la crise économique a été suivie par un processus de privatisation qui a conduit à une réduction des effectifs du secteur public, gros pourvoyeur d’emplois pour les femmes. En outre, le chômage a d’abord affecté les catégories sociales les plus faibles dont les femmes.
12Le retour à une pratique plus rigoureuse de la religion, tant de l’islam que du christianisme depuis les années 1970, a sans doute interrompu le processus de sécularisation de la société qui avait commencé à l’époque de Nasser. La religion a donc joué un rôle important dans le maintien d’un niveau de fécondité moyen : les institutions religieuses musulmanes et coptes influencent leurs fidèles et contribuent à la persistance des comportements traditionnels vis-à-vis de la formation des couples et de la sexualité. Rappelons par exemple le débat parlementaire et médiatique qui a précédé et suivi le vote de la réforme du statut personnel en 2000 et celle de la loi sur l’enfance de 2008 par laquelle l’âge légal au mariage pour les filles a été relevé à 18 ans. La rhétorique patriarcale et le conservatisme religieux voient dans ces lois un danger qui pourrait amener à la destruction de la famille. Le divorce reste toujours interdit pour les chrétiens : la loi de 1938 sur le statut personnel ayant même été renforcée par une nouvelle loi beaucoup plus proche des positions officielles de l’Église copte. Elle restreint les possibilités de divorce et de remariage pour les coptes qui peuvent par ailleurs divorcer civilement mais ne peuvent pas se remarier.
13La relation entre fécondité et religion en Égypte peut s’expliquer complètement si l’on tient compte du contexte institutionnel du pays : le rapport entre religion et politique devient ainsi fondamental. L’État égyptien s’est souvent servi de la religion pour réaffirmer l’identité nationale dans un contexte d’instabilité politique et économique ; il défend la famille, la religion, le statut de la femme et la culture dans leur sens le plus traditionnel, en opposition aux modèles occidentaux. S’il n’existe pas une réelle volonté politique de changement, si les rapports de genre ne sont pas plus égalitaires, les changements démographiques ne pourront pas être complètement achevés.
14La mortalité infantile a contribué à maintenir la fécondité à un niveau moyen ; elle est restée assez élevée en Égypte au cours du xxe siècle par manques de politiques effectives de vaccination et de prévention. Ces politiques n’ont été mises en œuvre qu’à partir des années 1980, avec pour conséquence une rapide baisse de la mortalité infantile. Il reste néanmoins de grandes différences en termes de mortalité infantile fonction de l’éducation de la mère et selon les régions. Nos analyses statistiques confirment l’importance de cette variable dans la persistance d’un niveau de fécondité élevé, notamment en milieu rural.
15L’effet de la migration sur la transition de la fécondité est plus difficile à saisir, d’abord parce qu’il s’agit d’un phénomène relativement récent, ensuite, parce que les données à disposition ne sont pas fiables et souvent insuffisantes pour mener des analyses statistiques. Selon certains chercheurs, l’émigration égyptienne vers les pays du Golfe aurait contribué à maintenir des comportements conservateurs vis-à-vis de la religion et de la société en général. D’autres études ont montré que l’émigration des époux a favorisé le passage à la famille de type nucléaire et donné plus d’autonomie aux femmes. D’un point de vue économique, les transferts d’argent des migrants auraient amélioré le niveau de vie des ménages et auraient aidé à maintenir une large descendance.
16L’économie égyptienne, largement ancrée à divers types de rente et à l’aide étrangère, a été affectée par plusieurs crises qui ont touché notamment les pauvres. Elle est ainsi caractérisée par une forte inégalité des revenus. Si la fécondité des classes pauvres a baissé à un rythme constant depuis vingt ans, pour les classes moyennes et riches, la fécondité s’est stabilisée. Le même constat fait pour les femmes les plus éduquées, reste valable pour les femmes des classes sociales le plus aisées. La transition de la fécondité des catégories les plus élevées reste donc inachevée. La crise économique, la détérioration du niveau de vie des ménages, la pauvreté de plus en plus répandue, sont les facteurs responsables de la baisse de la fécondité égyptienne, notamment des classes pauvres. Il s’agit d’une transition de la fécondité menée par la crise économique : les couples décident de reporter les naissances de rang supérieur dans l’attente d’une amélioration. Pour ce faire, les femmes pauvres et moins instruites utilisent de plus en plus la contraception et retardent le mariage.
17Au niveau régional, il subsiste des différences importantes dans le niveau de fécondité, notamment entre les grandes villes, Basse et Haute-Égypte et entre zones urbaines et rurales. Ces différences se sont néanmoins atténuées pendant les dernières deux décennies. C’est la situation sociale et économique, dans chaque gouvernorat et au sein des communautés locales, qui permet d’expliquer les diversités dans les comportements de fécondité. Le niveau de pauvreté et de mortalité infantile, ainsi que celui de la parité moyenne et de l’âge au mariage sont des facteurs distinctifs pour expliquer la fécondité régionale.
18Le cas égyptien confirme qu’il n’existe pas une transition démographique unique : le système économique et socioinstitutionnel spécifique à chaque pays ou région du monde, donne les opportunités et les contraintes à l’intérieur desquelles se font les choix en matière de fécondité. Le niveau de fécondité dans une société ou un groupe est l’effet cumulé des actions délibérées et des fonctions biologiques, de la pression sociale et des opportunités qui se présentent pour chaque couple de parents effectifs ou potentiels. Les contraintes qui conditionnent le comportement sont donc largement déterminées par le milieu social et institutionnel dans lequel les individus vivent. Ces constatations impliquent une pluralité des transitions démographiques. Celle de l’Égypte n’échappe pas à cette règle et montre au contraire à quel point l’influence du contexte institutionnel la rend tout à fait singulière, pas seulement par rapport aux pays voisins, mais aussi par rapport aux pays dont le niveau de développement est comparable. En Égypte, le contexte local agit comme un frein à la baisse alors que dans d’autres pays ou époques, il peut interférer dans le sens contraire. L’évolution future de la baisse de la fécondité sera affectée par deux facteurs contrastants : d’une part, l’évolution de la crise économique, qui contribue actuellement à la baisse de la fécondité et d’autre part, le facteur institutionnel qui concourt fortement au maintien d’un niveau moyen de fécondité.
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