Chapitre 12
Les Tunisiens et la religion : entre tradition et individualisation des pratiques
p. 169-184
Texte intégral
1Le préambule de la Constitution promulguée le 27 janvier 2014 souligne l’attachement du peuple tunisien « aux enseignements de l’islam » et à son « héritage culturel ». Le premier article1, qui n’a pas été modifié depuis 1956, déclare que l’islam est la religion de la Tunisie, tout en « garantissant la liberté de croyance, de conscience et de l’exercice des cultes » (article 62). Depuis 2011, la religion devient un débat sociétal incontournable. Auparavant, ce thème relevait du domaine de l’intime et du privé, ancré dans les traditions et comptant parmi les sujets interdits socialement3. De nos jours, on assiste à une transition sociale, mais aussi à un changement dans le fait religieux, qui semble osciller entre un modèle communautaire et un autre, plus centré sur l’individu et sa conviction religieuse. Après les élections constituantes de 2011, considérées comme les premières élections démocratiques en Tunisie, on a noté une transformation dans les choix politiques des Tunisiens qui, de plus en plus, se sont tournés vers le parti islamiste Ennahdha4. À l’issue des premières élections municipales démocratiques de 2018, ce mouvement est arrivé en tête du scrutin en remportant 131 mairies sur 350 (ministère des Affaires locales).
2La religion est une question très sensible en Tunisie, comme dans d’autres pays arabes, ce qui explique le nombre très réduit de travaux dans ce domaine. On peut citer l’enquête réalisée en 2014 auprès des jeunes de deux quartiers populaires de Tunis, Douar Hicher et Ettadhamen (Lamloum et Ben Zina, 2015), et celle effectuée la même année par l’Observatoire national de la jeunesse (ONJ5). Les résultats de ces deux études pointent la montée de l’extrémisme et du salafisme dans la jeunesse depuis 2011 (Melliti, 2015).
3Après avoir analysé les comportements de la population tunisienne envers la religion à partir des pratiques individuelles déclarées et de l’identification religieuse, ce chapitre tentera de dégager la façon dont les individus se positionnent, entre conviction religieuse personnelle et normes sociales.
4L’enquête ETST apporte une connaissance sur l’ensemble de la population tunisienne. Toute une partie du questionnaire aborde le fait religieux à travers plusieurs dimensions. La première question sur ce thème recueille le sentiment d’appartenance6. C’est ensuite la question de la transmission qui est explorée à travers l’importance de l’éducation religieuse reçue des parents et la façon dont les répondants se situent face aux pratiques parentales (père, puis mère) et, le cas échéant, face au conjoint.
5Vient ensuite une série de questions sur le suivi des obligations et des recommandations prônées par l’islam, puis d’autres sur le voile pour les femmes (type de voile porté, âge au début du port du voile, contexte, éventuelles réactions de l’entourage, etc.). Toutes ces questions permettent une analyse très approfondie de cette question sensible.
I. L’importance du religieux : un effet de genre et d’âge
6À la première question, plus de la moitié des individus déclarent une pratique régulière de leur religion (58 %), deux personnes sur dix déclarent une pratique occasionnelle et près d’une personne sur cinq mentionne un sentiment d’appartenance à la religion qui ne s’accompagne pas de pratique. Environ 3 % des enquêtés déclarent n’avoir ni pratique ni sentiment d’appartenance religieuse.
7Ce résultat confirme l’importance du fait religieux dans la société tunisienne, par comparaison avec la France, par exemple, où 45 % des personnes se déclarent sans religion (Simon et Tiberj, 2015). Comment se traduit, en pratique, dans la vie quotidienne, ce fort sentiment religieux ?
8Dans un premier temps, ce chapitre explore le sentiment religieux en lien avec les variables sociodémographiques. On constate en premier lieu un lien marqué entre l’âge et le fait religieux avec une progression forte de la pratique régulière au détriment de la pratique occasionnelle ou d’une absence de pratique (figure 1).
Figure 1. Rapport à la religion selon l’âge

Champ : ensemble des répondants (n = 3 163). Lecture : 30 % des 18-25 ans déclarent une pratique religieuse régulière. Cette proportion est de 85 % pour les plus âgées.
Source : enquête ETST (Ined-LHESM/Université de Tunis), 2016.
9Cette dernière est plus que doublée entre les classes d’âge 18-25 ans (30 %) et 56-65 ans (80 %). Une telle observation conforte les travaux classiques de la sociologie des religions concernant le rapport entre la pratique et l’avancement dans le cycle de vie (Lambert, 20057), et elle vient corroborer les résultats de l’enquête menée auprès des jeunes dans deux quartiers de Tunis. La proportion de personnes qui déclarent n’avoir « ni pratique ni sentiment d’appartenance » est extrêmement faible quel que soit l’âge (moins de 4 %). Cependant, on remarque qu’elle est plus élevée chez les 18-25 ans. Cela conduit à s’interroger sur l’amorce d’une prise de distance, chez les jeunes Tunisiens, par rapport à la religion. Ce chapitre y reviendra par la suite.
10Le sentiment d’appartenance varie aussi de façon prononcée selon le sexe. Ainsi, le taux de déclaration de pratiques régulières déclaré chez les femmes (71 %) est presque le double de celui des hommes (44 %), tandis que ces derniers déclarent plus fréquemment une pratique occasionnelle (26 % contre 17 % pour les femmes) ou un sentiment d’appartenance ne s’accompagnant pas de pratique religieuse. De même, le fait de déclarer n’avoir ni pratique ni sentiment d’appartenance est faible pour les deux sexes, mais trois fois moins élevé chez les femmes. Comment interpréter cet écart entre les sexes ? Est-ce qu’il s’explique par un ancrage dans les traditions ou plutôt par une norme sociale qui entraîne une pression familiale et un contrôle social accru sur les femmes ?
11L’enquête menée auprès des jeunes Tunisois conforte ces résultats, avec une pratique de la prière déclarée allant du simple au double entre les filles et les garçons (73 % contre 39 %). Si la femme tunisienne a acquis des droits et son indépendance, elle reste plus respectueuse et plus attachée aux traditions religieuses. L’écart entre les hommes et les femmes peut aussi être associé au rôle important de la socialisation religieuse et à la soumission des femmes dans les sociétés arabo-musulmanes. La religion demeure un phénomène social plus féminin que masculin.
12À la différence de l’âge, on constate un effet particulier du niveau d’instruction sur le rapport à la religion, (figure 2). Celle-ci décroît avec le niveau d’éducation jusqu’au secondaire, puis la proportion de déclarations d’une pratique régulière s’accroît de nouveau.
Figure 2. Rapport à la religion selon le niveau d’instruction

Champ : ensemble des répondants (n = 3 163).
Source : enquête ETST (Ined-LHESM/Université de Tunis), 2016.
13Pour les enquêtés les plus jeunes, la proportion de déclaration d’une pratique régulière est d’environ 25 % pour les individus sans diplôme ou non scolarisés, de 31 % pour le niveau secondaire et monte à 43 % pour les diplômés du supérieur. Ces résultats rejoignent ceux de l’enquête sur les jeunes de Douar Hicher et Ettadhamen qui observe que la propension à la pratique de la prière augmente avec le niveau d’instruction. Ces résultats seront affinés un peu plus loin, dans l’analyse du suivi des interdits ou des recommandations en lien avec la pratique religieuse.
14Une hypothèse peut expliquer le lien entre l’éducation et la religion, à savoir que l’éducation et l’accès à l’écrit représentent des vecteurs essentiels dans la transmission de l’habitus religieux orthodoxe (El Ayadi et al., 2007). Si l’on croise maintenant l’effet de diplôme et de l’âge en observant seulement le taux de pratique régulière (figure 3), on observe que, pour les plus jeunes, la déclaration d’une pratique régulière augmente avec le niveau de diplôme, alors que pour les personnes d’âge médian (26-45 ans), la pratique est légèrement plus élevée chez les moins et les plus éduqués. À partir de 45 ans, c’est l’inverse qui se produit, avec une décroissance de la pratique chez les plus diplômés.
Figure 3. Pratique régulière de la religion selon l’âge et niveau d’instruction

Champ : ensemble des personnes qui déclarent avoir une pratique religieuse régulière (n = 1 824). Lecture : 65 % des 36-45 ans sans diplôme déclarent avoir une pratique régulière de la religion, contre 72 % pour les diplômés du supérieur de la même classe d’âge.
Source : enquête ETST (Ined-LHESM/Université de Tunis), 2016.
15Si l’on modélise maintenant la pratique religieuse en fonction des caractéristiques sociodémographiques, on observe, toutes choses égales par ailleurs, que le sexe et l’âge ont une influence primordiale sur le degré de religiosité (tableau 1). Le fait d’être une femme multiplie par plus de trois la probabilité de déclarer une pratique religieuse régulière par rapport aux autres pratiques. Par rapport à la classe médiane (36-45 ans) on observe une sous-représentation de la pratique chez les plus jeunes et une surreprésentation chez les plus âgés. Dans une moindre mesure, le niveau de diplôme et le fait de vivre en milieu rural augmentent la probabilité d’avoir une pratique religieuse régulière. Pour observer le lien éventuel entre attitude politique et religieuse, on a introduit dans le modèle l’intérêt porté à la politique : ces deux dimensions apparaissent indépendantes au sein de la société tunisienne.
Tableau 1. Déclarer une pratique régulière de la religion (modèle logit)

II. La transmission du religieux : rapports aux normes et nouvelles identifications
16Assurer la transmission intergénérationnelle des institutions et des valeurs est, pour toute société, la condition de sa survie (Hervieu-Léger, 2002). En Tunisie comme dans d’autres pays arabes, la famille conserve sa fonction socialisante, de soutien et d’échange affectifs mais, surtout, de lieu de transmission des normes et des valeurs.
17La transmission du sentiment d’appartenance religieux est au cœur de la mission de la famille. Ainsi plusieurs versets coraniques incitent explicitement à cette transmission. « Par ailleurs, les travaux classiques en sciences politiques et en sociologie montrent la forte transmission intergénérationnelle des croyances et des pratiques, qu’elles soient religieuses ou politiques. Pourtant, sur le long terme, des indices d’affaiblissement des institutions encadrant ces croyances peuvent conduire à faire l’hypothèse d’une moindre détermination par les formes d’appartenance objectives » (Nicourd, 2009, p. 91). Mais transmettre ne signifie pas imposer ; c’est laisser à chacun sa liberté. On peut citer à ce propos le titre de l’ouvrage de l’islamologue Mohammed Talbi : « Ma religion, c’est la liberté […] car le Coran la consacre de manière explicite8 » (Talbi, 2011). Autrement dit, si le Coran incite à la transmission, il affirme en même temps la liberté du choix.
18Afin de mesurer l’effet de la transmission, on a exploré le sentiment religieux au regard des réponses à la question sur l’importance de la religion dans l’éducation reçue des parents (figure 4). Plus de deux tiers des personnes déclarant avoir été élevées dans un contexte où la religion avait beaucoup d’importance ont aujourd’hui une pratique régulière de la religion (70 %). Ce lien montre un effet de transmission que Pierre Bourdieu qualifie d’« héritage culturel ». Pour lui, chaque participant au jeu social dispose de ressources, largement léguées par les parents et assimilables à des « capitaux » culturel, économique et social (Bourdieu et Passeron, 1964).
Figure 4. Comportement religieux et importance de l’éducation religieuse reçue dans l’enfance

Champ : ensemble des répondants (n = 3 163). Lecture : parmi les personnes ayant déclaré « avoir reçu une éducation religieuse qui occupait une place importante dans leur enfance », 70 % mentionnent une pratique régulière de la religion.
Source : enquête ETST (Ined-LHESM/Université de Tunis), 2016.
19La proportion décroît aux alentours de 40 % lorsque la religion occupait une place peu importante dans l’éducation reçue durant l’enfance. De manière intéressante, parmi les personnes qui déclarent avoir été élevées dans un environnement non religieux, plus de la moitié mentionnent une pratique religieuse régulière aujourd’hui. Cela confirme l’hypothèse que si l’éducation religieuse reçue des parents compte, elle ne détermine pas entièrement l’identification religieuse de leurs enfants. D’autres facteurs interviennent au cours du cycle de vie dans la construction individuelle, facteurs qui peuvent influencer cet héritage parental.
20On observe donc une valorisation des convictions personnelles et un éloignement progressif de la transmission traditionnelle de la religion. Cette relation entre transmission religieuse et identification personnelle du fait religieux laisse envisager le développement d’une religiosité plus individualiste. Peut-on parler d’une « réorganisation » ou d’une mutation de la religiosité au sein de la société tunisienne ?
III. De l’identification religieuse aux pratiques quotidiennes
21Les normes sont construites pour réguler les comportements dans l’intérêt général. Elles sont des règles de conduite instituées par le pouvoir, la coutume ou la tradition. Elles reposent sur des accords partagés, comme les règles de convenance ou les règles internes au groupe : « tous les groupes sociaux instituent des normes et s’efforcent de les faire appliquer, […] les normes sociales définissent des situations et les modes de comportements appropriés à celles-ci : certaines actions sont prescrites (ce qui est “bien”), d’autres sont interdites (ce qui est “mal”) » (Courtel, 2008, p. 22). Ainsi, l’islam possède un ensemble de pratiques et d’interdits, codifiés dans des recueils de traditions et d’usages venant du Prophète (Muhammad), dont l’imitation constitue la règle à suivre.
22La religion musulmane énonce un ensemble de pratiques recommandées. La prière constitue le deuxième pilier de l’Islam (après Shahada ou la profession de foi), et la pratique rituelle des cinq prières quotidiennes est obligatoire pour tous les musulmans. La pratique du jeûne n’est pas réservée aux seuls musulmans, et il est en vigueur depuis des siècles dans d’autres traditions religieuses, par exemple chez les juifs et chez les chrétiens ; chez les musulmans, il est destiné à purifier leur âme, car il est supposé canaliser les émotions les plus difficiles à contrôler. C’est également la pratique la plus visible et, de ce fait, la plus répandue, car c’est la plus soumise au contrôle social, au regard des autres recommandations de l’islam. La pratique de la charité, ou zakât — qui signifie littéralement « purification », car elle purifie le cœur d’une personne de toute avarice – est obligatoire pour tout musulman, mais il est plus difficile de s’assurer que chacun la pratique. Enfin, le vendredi est le jour du rassemblement dans la mosquée pour la « prière du vendredi » ou jumu’ah, obligatoire pour les hommes musulmans dès la puberté. Concernant les interdits, l’islam fournit un système moral qui insiste sur le fait que tout ce qui mène au bien-être de l’individu ou de la société est moralement bon, et tout ce qui leur nuit est moralement mauvais. L’islam interdit ainsi la consommation d’alcool mais aussi les jeux d’argent.
23Dans l’enquête ETST, une question portait sur le degré de suivi des différentes recommandations ou interdits imposés par l’islam, à savoir les cinq prières quotidiennes, le jeûne du ramadan, la zakât, la prière du vendredi, la non-consommation d’alcool, l’interdiction de jouer de l’argent et le sacrifice du mouton pour l’Aïd (tableau 2).
Tableau 2. Suivi des obligations ou recommandations religieuse (%)

Champ : ensemble des répondants (n = 3 163).
Source : enquête ETST (Ined-LHESM/Université de Tunis), 2016.
24Les recommandations les plus suivies sont les plus soumises au regard d’autrui, à savoir le jeûne du ramadan, l’interdiction du jeu et l’interdiction de boire de l’alcool. Viennent ensuite des recommandations moins contrôlées socialement, telles que le sacrifice du mouton, les cinq prières quotidiennes, la pratique de la charité (zakât) et enfin la prière du vendredi, suivie par moins d’une personne sur cinq.
25À partir de ces réponses, il a paru intéressant de vérifier s’il existait un effet social et/ou démographique sur le suivi de ces pratiques prônées par l’islam, toutes choses égales par ailleurs (tableau 3).
Tableau 3. Les déterminants du suivi des recommandations religieuses

26Le respect des cinq prières quotidiennes est la pratique la plus soumise aux caractéristiques sociales et démographiques des répondants : elle est beaucoup plus pratiquée par les femmes que par les hommes, contrairement à la prière du vendredi, plutôt masculine (30 % des hommes contre 9 % pour les femmes). Cela s’explique par le fait que seuls les hommes sont dans l’obligation d’assister à la prière du vendredi, à la mosquée. En premier lieu, l’âge joue un rôle important sur la pratique de la prière quotidienne (la proportion triple presque entre les 18-25 ans et les 46-65 ans), mais aussi hebdomadaire. Exceptée la zakât et le sacrifice du mouton, toutes les autres recommandations ou interdits sont davantage suivis par les femmes que par les hommes. Si l’âge intervient de manière graduelle sur la pratique de la prière, ce n’est pas le cas pour le suivi du ramadan et le respect des interdits. Le statut matrimonial, en particulier le fait d’être marié, accroît de manière significative le respect des recommandations de l’islam. Seule l’interdiction de boire de l’alcool ne varie pas significativement avec le statut matrimonial. Pour ce précepte, seul le fait d’être une femme accroît significativement son observance, contrairement à l’interdiction des jeux d’argent pour lequel le fait d’être marié influe aussi. Le niveau d’éducation, toutes choses égales par ailleurs, renforce la probabilité de suivre les recommandations, ce qui n’est pas le cas pour les interdits.
27Plus généralement, quelle que soit la pratique (prière, ramadan, zakât), l’importance de la religion dans l’éducation reçue constitue un facteur déterminant l’importance d’une pratique à l’âge adulte, mais elle n’apparaît pas comme significative pour le respect des interdits. L’appartenance rurale favorise également le suivi des traditions mais, comme le niveau d’éducation, cette variable n’intervient pas sur l’observance des interdits. Si la zakât est une pratique moins répandue en milieu rural, c’est avant tout parce que les occasions sont moins courantes. Il faut rappeler que la zakât n’est obligatoire que pour ceux qui sont stables financièrement, d’où une pratique moindre chez les plus jeunes.
IV. Le port du voile : un choix aux signifiants multiples
28Le hijâb9, ou « voile islamique », qu’il soit traditionnel ou religieux, n’a cessé d’être un enjeu central dans la lutte pour l’émancipation des femmes. Il devient un véritable objet identitaire qui porte des symboles sociaux et culturels. D’une manière ou d’une autre, il est l’expression de changements sociaux et psychologiques, et traduit aussi une volonté d’affirmer son identité face à la mondialisation (Ben Zakour, 2013). Avant l’émergence du hijâb, d’autres types de voile traditionnel, comme le sefsari10 (Kerrou, 2005), ont été portés par les Tunisiennes, surtout avant l’indépendance. En effet, « au lendemain de l’indépendance (1956), Bourguiba11 a décidé d’émanciper et de dévoiler les Tunisiennes pour qu’elles puissent contribuer au développement social et économique du pays » (Ben Zakour, 2013, p. 46). Celui qui vient d’être nommé Premier ministre du Bey exprime ainsi son projet : « Il s’agit d’élever le rang de ce peuple tout entier, hommes et femmes. Ce faisant, nous assurons à la vertu et à l’honneur de la femme une protection plus efficace que celle d’un misérable chiffon » (Ben Zakour, 2013, p. 49).
29Aujourd’hui, on assiste à un regain du port du voile, que certains qualifient d’effet de mode quand d’autres l’interprètent comme le signe d’une islamisation de la société. Selon Clifford Geertz, la religion implique le sens, le pouvoir et l’expérience (Geertz, 2000). Les femmes voilées cherchent à affirmer leur identité en tant que musulmanes, tout en restant intégrées à la sphère publique (Matri, 2014).
30L’enquête ETST aborde la question du port du voile sous plusieurs angles. En premier lieu, parce qu’elle porte sur un échantillon représentatif de la population féminine tunisienne, elle permet de quantifier le port du voile dans la société tunisienne et les types de voile les plus répandus. D’autres questions visent à approfondir la question du port du voile : les types portés selon les occasions, l’âge au début du port du voile, les réactions et l’influence éventuelles de l’entourage. Près d’un tiers des femmes (31 %) ne portent pas de voile au moment de l’enquête12. Lorsqu’on leur demande s’il leur arrive de se couvrir la tête, 62 % répondent par la négative, 17 % disent le porter dans certaines occasions (pour la prière et dans les espaces publics) et le reste ne précise pas.
31Ainsi, 20 % des Tunisiennes déclarent ne jamais porter le voile. Pour celles qui se voilent, le port du hijâb (91 %) est le plus répandu. La très grande majorité des femmes voilées (91 %) déclarent qu’elles ont commencé à porter le voile de leur propre initiative, et un peu moins d’une femme sur dix déclare avoir été influencée par un proche – un membre de la famille (père, mère ou frère) pour les deux tiers, et le conjoint ou le fiancé pour le reste.
32Si l’on reprend les mêmes variables sociodémographiques que pour la modélisation précédente (tableau 4), on observe que la probabilité de porter le voile est très influencée par l’âge. Plus on avance en âge et plus cette probabilité est élevée, toutes choses égales par ailleurs quant au niveau d’instruction, au milieu de résidence, au statut matrimonial et à l’éducation religieuse reçue. Il faut cependant nuancer l’effet de l’âge par le statut matrimonial, les femmes se voilant plus fréquemment après le mariage. Le niveau d’instruction joue aussi, avec une probabilité moindre de porter le voile pour les plus diplômées (versus femmes non scolarisées et niveau primaire). Le fait de vivre en milieu rural (versus milieu urbain) multiplie par deux la probabilité d’être voilée par rapport au fait de ne pas l’être. Enfin, le fait d’avoir été élevée dans une famille où la religion avait beaucoup d’importance accroît fortement la probabilité de se voiler à l’âge adulte.
Tableau 4. Les déterminants en faveur du port du voile (modèle logit)

33Le port du voile, s’il est majoritaire en Tunisie, avec plus de deux tiers des femmes concernées, revêt de multiples significations : signe religieux, identité, volonté d’être respectée, marque d’un statut matrimonial. Mais il constitue, pour plus de 90 % des répondantes, un choix personnel qui peut se modifier au fil du temps et des événements de la vie.
V. La virginité avant le mariage : encore un interdit social ?
34En islam, les relations sexuelles entre l’homme et la femme ne sont autorisées que dans le cadre du lien licite du mariage. La gestion de la sexualité hors de ce contexte implique l’abstinence et non le refoulement, comme un signe de soumission à la volonté divine, afin d’orienter toute l’énergie libidinale vers le mariage (Gadant, 1991). Cependant, l’héritage culturel ne maintient cette obligation que pour la femme, son corps restant soumis à un contrôle très sévère jusqu’au mariage. Dans l’histoire de la sexualité de la femme arabe, la virginité constitue le nœud dur de la morale, l’un des dogmes les plus solides (Chebel, 1993). L’hymen se trouve chargé d’un ensemble de connotations symboliques et sociales.
35Dans le questionnaire de l’enquête ETST, la virginité avant le mariage13 constitue une question d’opinion sensible, comme en témoigne la majorité écrasante de réponses positives (90 %). Car elle est le symbole de la morale sexuelle pour les Tunisiens, l’hymen désignant la pureté de la femme, autrement dit « la garantie » pour l’homme d’être « le premier ». Seuls 7 % des enquêtés se déclarent « plutôt pas d’accord » avec cette opinion, et 3 % seulement, « pas du tout d’accord ». Malgré cette quasi-unanimité, on observe des différenciations intéressantes (tableau 5). En premier lieu, si l’on maintient les autres effets démographiques (sexe, niveau d’instruction, lieu de vie, statut matrimonial) constants, l’âge n’intervient pas sur l’adhésion à cette opinion. Les variables qui la favorisent sont avant tout le niveau d’étude et le lieu de vie. Ainsi, la probabilité de se prononcer en faveur d’une virginité de la femme s’accroît avec le fait d’être peu ou pas diplômé et de résider en milieu rural. Avoir reçu une éducation religieuse durant l’enfance favorise aussi cette opinion et, dans une moindre mesure, le fait d’être un homme et le fait d’être célibataire. En revanche, une fois les autres effets maintenus constants, une pratique régulière de la religion n’intervient pas de manière significative. Ainsi, une personne sur dix déclarant une pratique régulière de la religion ne se prononce pas en faveur de la virginité des femmes avant le mariage, contre plus de 40 % des personnes se déclarant non religieuses qui adhèrent à cette opinion.
Tableau 5. Les déterminants en faveur de la virginité de la femme avant le mariage

36La question de la virginité, en Tunisie, excède donc largement la question du fait religieux. Elle constitue l’identité de la virilité dans une société qui oblige à obéir aux normes sociales et morales, et elle insiste sur la transmission de cet héritage culturel masculin à ses descendants.
Conclusion
37L’analyse simultanée des pratiques et des convictions religieuses interroge sur la place de la religion dans la société tunisienne. Tout en essayant d’assurer la continuité des valeurs religieuses reçues de ses parents, de nouvelles formes d’identification émergent, voire une individualisation du religieux pour les plus jeunes. Chez ces derniers, la déclaration d’une pratique régulière s’accroît avec le niveau d’études, alors que, pour les personnes d’âge plus avancé, elle décroît pour les plus éduqués.
38Malgré son émancipation, la femme tunisienne reste plus respectueuse des recommandations et des interdits liés à la religion. Par ailleurs, si l’éducation religieuse reçue des parents a une grande influence sur la construction du sentiment religieux durant l’enfance, elle ne le détermine pas entièrement. D’autres facteurs interviennent dans la construction individuelle au cours du cycle de vie et peuvent modifier cet héritage parental.
39Le jeûne du ramadan constitue la pratique la plus répandue, car la plus visible, donc la plus soumise aux normes sociales et morales. Le port du voile, qui concerne plus des deux tiers des femmes, revêt des significations multiples : signe religieux, identité féminine, volonté d’être respectée, marque d’un statut matrimonial. Mais il constitue un choix pour 90 % des femmes, qui affirment qu’il peut évoluer au fil du temps et des événements de la vie.
40Si la perte de la virginité avant le mariage constitue un interdit dans la religion islamique, cette question ne se limite pas au seul domaine du religieux. Elle confirme le pouvoir traditionnel de l’homme qui continue de marquer la société tunisienne contemporaine. Malgré l’émergence d’une religiosité gérée de manière plus individualiste, la virginité reste en grande partie liée à la tradition. Posée d’une autre manière, la question de la virginité de la femme peut aussi refléter un affaiblissement du pouvoir masculin. Selon les résultats d’une enquête qualitative, la majorité des femmes interrogées qui ont choisi de vivre une sexualité hors mariage ont eu recours ensuite à une reconstruction de l’hymen, qu’elles considèrent comme « une enveloppe morale » (Ben Smail, 2012, p. 48). En d’autres termes, ce recours à la « revirgination » permet tout à la fois de signifier un respect des normes sociales tout en échappant à la vision patriarcale de la femme en Tunisie.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 « La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, l’Islam est sa religion, l’arabe sa langue et la République son régime. Le présent article ne peut faire l’objet de révision. »
2 « L’État protège la religion, garantit la liberté de croyance, de conscience et de l’exercice des cultes. Il assure la neutralité des mosquées et des lieux de culte de l’exploitation partisane. »
3 À l’époque de Ben Ali, les questions religieuses sont considérées comme taboues. Un contrôle étroit des prêches et du financement des mosquées est effectué, et la réunion dans l’enceinte des lieux de culte en dehors des heures de prière est interdite.
4 Ce parti politique a été créé à la fin des années 1970, dans la lignée conservatrice des Frères musulmans, sous le nom de « Mouvements de la tendance islamique ». Longtemps interdit, il est légalisé en 2011 et obtient 89 députés à l’assemblée constituante.
5 Cette enquête a été effectuée dans le cadre du projet « Jeunes, légitimité et reconnaissance sociale dans les processus de transformations sociopolitiques en Tunisie », coordonné par l’ONJ avec le soutien du Centre de recherche pour le développement international (CRDI). Ce projet s’interroge sur la place des jeunes Tunisiens dans le paysage sociopolitique post-révolutionnaire et le rôle des médias (traditionnels et modernes) dans le processus de négociation de légitimité engagé par les jeunes en tant qu’acteurs impliqués dans les processus de transition démocratique en Tunisie.
6 Le Conseil national de la statistique n’a pas autorisé la question « De quelle religion êtes-vous ? », qui a été remplacée par celle-ci : « Aujourd’hui, par rapport à la religion, diriez-vous que vous avez : 1) Une pratique religieuse régulière. 2) Une pratique religieuse occasionnelle. 3) Pas de pratique, mais un sentiment d’appartenance à une religion. 4) Ni pratique ni sentiment d’appartenance. 5) Ne sait pas. »
7 Y. Lambert parle d’une forme de relâchement religieux accompagnant la jeunesse et l’âge adulte, auquel fait suite un engagement religieux qui ne cesse de croître avec l’âge (Lambert, 2005, p. 72).
8 Cette phrase a été prononcée le 11 juin 2011, lors d’une conférence donnée au Parti démocratique progressiste (PDP).
9 Le hijâb désigne l’ensemble des vêtements qui couvrent le corps de la femme, y compris les cheveux, en vue de protéger la femme du regard ou de la convoitise des hommes.
10 Le sefsari est un voile traditionnel féminin porté en Tunisie depuis le xvie siècle. Généralement de couleur crème, en coton, satin ou soie, il est composé d’une large pièce d’étoffe couvrant tout le corps.
11 Président de la République à partir de 1957, il est élu à vie en 1975 et destitué par Ben Ali le 7 novembre 1987.
12 Il était demandé à l’enquêteur d’indiquer si la femme était voilée et, le cas échéant, quel type de voile elle portait.
13 La question est libellé ainsi : « Êtes-vous d’accord avec l’opinion suivante : “Une femme doit être vierge avant le mariage.” 1) Tout à fait d’accord. 2) D’accord. 3) Pas d’accord. 4) Pas du tout d’accord. 5) Pas de réponse. »
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