Chapitre 11
Les Tunisiens et la politique : entre déception et rupture
p. 157-168
Texte intégral
1Après la révolution du 14 janvier 2011, la Tunisie entame un processus démocratique dont les élections présidentielles de 2011 et de 2014 marquent les premiers pas. Depuis l’indépendance, en 1956, le pays a connu un régime de dictature. Son premier président, Habib Bourguiba, se déclare président à vie en mars 19751. Le 7 novembre 1987, Zine el-Abidine Ben Ali renverse le régime de Bourguiba et devient le deuxième président du pays jusqu’à la révolution de 2011. Il abolit la présidence à vie, mais le régime reste autoritaire et le champ politique est dominé par le parti du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD). Les partis d’opposition en sont réduits à jouer un rôle de fantoche.
2Le vote est la participation politique conventionnelle la plus admise, mesurée par le taux de participation, le taux d’abstention et le taux de mobilisation électorale. Il incarne le « pouvoir de suffrage », qui exprime la souveraineté du peuple dont dépend la légitimité des gouvernants (Denni, 2007).
3La société tunisienne est devenue un terrain de recherche intéressant pour étudier la socialisation politique et évaluer la transition démocratique : « La Tunisie a connu un important changement dans son histoire politique contemporaine, qui a permis de mettre fin à une dictature et a ouvert la voie à l’établissement d’un véritable régime démocratique. Il va favoriser l’émergence d’une nouvelle expérience historique et la construction d’un nouveau régime, ouvert et solidaire, qui mettra les intérêts des citoyens au centre de ses préoccupations » (Ben Hammouda, 2012, p. 5). Depuis 2011, les Tunisiens ont le droit de décider de ne pas s’inscrire sur les listes électorales, alors que l’inscription était automatique dès l’âge de 18 ans avant la révolution. Tout citoyen recevait sa carte d’électeur (qui ne comportait pas de photo) et la présentation de la carte d’identité n’était pas obligatoire pour voter. Personne ne pouvait contrôler l’intégrité et la transparence des élections. Les résultats des élections de la période de Ben Ali traduisent cette fraude massive, avec des taux de réélection de 98 % en 1999, de 94 % en 2004 et de 90 % en 2009.
4Selon l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE), le taux de participation2 aux élections présidentielles d’octobre 2011 était de 51 % dans l’ensemble du pays, puis il a atteint près de 62 % aux deux tours en 2014, avant de chuter aux élections municipales de 2018, puisque seul un tiers des inscrits se sont déplacés pour voter. Cette abstention constitue un avertissement pour les politiciens et marque la désillusion, le manque de confiance et l’insatisfaction des citoyens tunisiens à l’encontre de la scène politique.
I. Voter : une forme de démocratie délaissée par les jeunes
5L’enquête ETST fournit un matériau très riche pour analyser plus largement les convictions et l’engagement individuel de la population post-révolutionnaire, en recueillant non pas les affinités politiques3 des votants, mais leur intérêt pour la politique, leur comportement électoral, leur proximité ou non avec un parti ou encore le partage de leurs opinions politiques avec leurs proches (parents, conjoint). À ce volet s’ajoutent des questions sur leur éventuel engagement associatif dans différentes sphères, qui vient éclairer leurs convictions personnelles.
6Selon les résultats de cette enquête, la moitié des personnes interrogées se déclarent inscrites sur les listes électorales en 2014. Ce chiffre concorde avec celui de l’ISIE. Parmi les inscrits, une très grande majorité (95 %) déclare avoir voté aux élections présidentielles de 2014.
7Dans cette analyse, sont considérés comme non-votants les inscrits qui n’ont pas voté mais aussi les non-inscrits sur les listes électorales. Selon les données du recensement de 2014, la classe d’âge 18-35 ans représente 28 % de la population tunisienne. Moins de la moitié de cette classe d’âge (40 %) déclare avoir voté aux dernières élections présidentielles de 2014, selon les données de l’enquête ETST. Cette abstention des jeunes s’observe dans d’autre pays. En France, les données de l’Insee pour les élections présidentielles et législatives de 2017 indiquent que les abstentionnistes sont en majorité des jeunes (moins de 30 ans). Cette proportion reste cependant faible au regard des 60 % d’abstention observées chez les jeunes Tunisiens, dont le refus de voter ou la non-inscription sur les listes électorales pourrait s’expliquer par un désintérêt vis-à-vis de la chose politique.
8Chez les 56-65 ans, six personnes sur dix ont voté en 2014. On peut expliquer ce vote plus massif chez les aînés par une soif de démocratie après plus de vingt ans de répression politique. À cet effet d’âge s’ajoute, dans une moindre mesure, un effet de genre : on constate en effet que le taux de vote des hommes est supérieur à celui des femmes (49 % en 2014, contre 44 % pour les femmes). La participation féminine est légèrement plus élevée en ville (48 %) qu’en milieu rural (44 %). Le niveau d’instruction a aussi un effet positif sur la décision de voter : 60 % des personnes qui ont un diplôme du supérieur déclarent avoir voté en 2014, contre 47 % pour ceux qui n’ont aucun niveau d’instruction ou un niveau primaire.
9Si l’on analyse maintenant chacun des effets précédents, toutes choses égales par ailleurs (tableau 1), on observe que l’effet de genre persiste, avec toujours une moindre participation des femmes. L’âge agit de manière continue, avec un accroissement de la probabilité de voter en fonction de l’âge. C’est également le cas du diplôme : un niveau d’instruction supérieur favorise le vote. On observe aussi que la situation matrimoniale a un effet positif : le fait d’être marié (par rapport au fait d’être célibataire) accroît de manière significative la probabilité d’avoir voté (par rapport au fait de ne pas avoir voté). Enfin, toutes choses égales par ailleurs, il ne subsiste pas d’effet rural-urbain sur la participation électorale en Tunisie, malgré les inégalités de développement économique et humain entre les zones rurales et les zones urbaines.
Tableau 1. Les déterminants du vote (modèle logit)

10La suite de ce chapitre sera consacrée à explorer le comportement électoral selon trois axes : l’intérêt des Tunisiens pour la politique et leur proximité avec un parti politique ; le partage des opinions politiques avec les proches (transmission parents-enfants et partage au sein du couple) ; enfin, la représentation de la situation politique tunisienne.
II. Un désintérêt général pour la politique
11Au-delà du comportement électoral, l’enquête ETST permet d’analyser l’intérêt des Tunisiens pour la politique. À la question « Vous intéressez-vous à la politique ? », 43 % des personnes interrogées disent ne pas s’y intéresser du tout et 46 % s’y intéresser un peu, contre 11 % qui se disent très intéressées4. Ce résultat peut surprendre au vu de la situation en Tunisie et mérite donc d’être creusé.
12En premier lieu, qu’en est-il du lien entre l’intérêt porté au politique et l’acte de voter ? En croisant ces deux facteurs, on constate que, à l’élection présidentielle de 2014, 23 % des personnes qui déclarent s’intéresser beaucoup à la politique n’ont pas voté. À l’inverse, 32 % des personnes qui déclarent ne pas s’y intéresser du tout ont voté. Pour ces dernières, le vote envisagé comme devoir moral peut expliquer leur participation, et l’acte de voter peut être vu comme un signe de respect pour la démocratie naissante.
13Étudier la variation de l’intérêt politique en fonction de l’âge apporte des résultats intéressants (figure 1). Dans toutes les classes d’âge, c’est le désintérêt qui domine (entre 38 et 52 %). Par ailleurs, seuls 3 % des plus jeunes déclarent s’intéresser beaucoup à la politique et, si l’on cumule avec la réponse « Un peu », on arrive à 20 %, contre 34 % pour les 46-55 ans. Ce résultat peut sembler contredire la participation très médiatisée des jeunes durant la révolution. Que s’est-il passé pour que, six ans plus tard, les générations les plus impliquées dans le soulèvement témoignent un tel désintérêt ? On peut supposer qu’il s’agit en réalité d’un rejet du pouvoir politique institutionnalisé plutôt que de la politique en soi.
Figure 1. L’intérêt pour la politique selon l’âge

Champ : ensemble des répondants (n = 3 163).
Source : enquête ETST (Ined-LHESM/Université de Tunis), 2016.
14D’après une enquête de 2017 sur le regard porté par la jeunesse sur la gouvernance locale5, près de quatre jeunes sur cinq ignorent la nouvelle loi sur les collectivités locales visant à décentraliser et à renforcer l’autorité locale. Et ce, malgré les efforts des partis, des ONG et des associations (Scouts tunisiens, jeunes des écoles ou associations d’étudiants) pour inciter les jeunes à participer à la vie politique.
15Le slogan scandé par les jeunes dans les manifestations de 2011, « Le peuple s’intéressera à la politique quand la politique s’intéressera à lui », laissait entendre une volonté de participer à la vie politique. Une enquête conduite en 2014 à Douar Hicher et à Ettadhamen, deux quartiers populaires de Tunis, vient éclairer les mutations qui s’opèrent dans la mentalité des jeunes Tunisiens (Lamloum et Ben Zina, 2015). Olfa Lamloum explique leur désengagement par l’absence de politiques en faveur de la jeunesse, tant du point de vue des ressorts de l’intervention publique que de celui des structures chargées de sa mise en œuvre.
16Le niveau d’instruction joue aussi un rôle central dans le comportement électoral, qu’il s’agisse du vote ou de l’intérêt porté à la politique (figure 2). Pour ce dernier, on observe des écarts très importants selon le niveau d’éducation : 69 % des personnes non éduquées déclarent ne pas s’intéresser du tout à la politique, 24 % pour les personnes de niveau d’études supérieur. Pour ces dernières, il est intéressant de constater que les proportions se répartissent de manière équilibrée entre les différentes modalités de réponse.
Figure 2. L’intérêt pour la politique selon le niveau d’instruction

Champ : ensemble des répondants (n = 3 163).
Source : enquête ETST (Ined-LHESM/Université de Tunis), 2016.
17Toutes choses égales par ailleurs6, l’effet de l’âge et du diplôme est confirmé, avec un plus fort désintérêt des plus jeunes au regard des classes d’âge moyen et des moins diplômés. On constate cependant que le coefficient le plus important s’applique à la population féminine, avec une plus forte propension au désintérêt. Enfin, on relève un effet positif significatif du célibat sur le désintérêt pour la politique, qu’il conviendra d’expliquer par des entretiens approfondis.
III. Une offre politique loin d’être satisfaisante
18Le sentiment de proximité avec un parti politique peut expliquer aussi le comportement électoral : on peut ainsi faire l’hypothèse que l’absence d’une offre répondant aux attentes des citoyens fléchit l’intention de vote. À la question « Y a-t-il un parti politique dont vous vous sentez proche aujourd’hui ? », 82 % des personnes interrogées répondent par la négative. En croisant ces résultats avec l’acte de voter, on trouve que deux tiers d’entre elles n’ont pas voté aux dernières élections, alors que cette proportion n’est que de 17 % parmi les personnes qui ont répondu par l’affirmative.
19Parmi les plus jeunes, 89 % déclarent ne pas avoir de parti politique dont ils se sentent proches. Le programme des Nations unies pour le développement analyse la rupture de la jeunesse avec la scène politique par le fait qu’elle est exclue des postes de direction : « Au sein des organisations politiques formelles telles que les partis et les parlements, les mécanismes, règles et procédures internes ne favorisent pas l’inclusion des jeunes. Ils ne sont pas considérés pour des postes de dirigeants » (PNUD, 2013a, p. 17). Par ailleurs, l’âge relativement élevé des hommes politiques en Tunisie peut aussi expliquer ces résultats, provoquant un rejet du discours politique traditionnel, voire une absence de confiance, « dans un contexte général où une partie importante de la jeunesse a pu considérer que les politiciens leur ont volé leur révolution » (PNUD, 2013b, p. 8).
20Ce résultat confirme l’hypothèse d’une offre politique non satisfaisante en Tunisie au-delà de la seule population des jeunes. Pour ces derniers, s’ajoute un sentiment de délaissement et de décalage avec des politiciens dont la moyenne d’âge est très élevée : Béji Caïd Essebsi, qui était le président en exercice au moment de l’enquête ETST et qui est décédé en 2019, était né en 1926 et comptait parmi les chefs d’État les plus âgés du monde.
21Presque six années se sont écoulées entre la révolution de 2011 et la passation de l’enquête. On a assisté à la naissance d’une démocratie, avec l’apparition de plusieurs partis politiques et d’un très grand nombre d’associations, qui étaient interdites auparavant. Pourtant, le désintérêt, voire l’insatisfaction et la méfiance que provoque le monde politique, ainsi que la montée en puissance de l’abstention, révèlent une crise de la représentation en Tunisie, à laquelle s’ajoute un désengagement des citoyens observable dans les résultats de l’enquête ETST.
IV. Une rupture alarmante avec l’engagement citoyen
22L’engagement citoyen est recueilli dans l’enquête à travers trois questions portant successivement sur l’activité militante, sur une éventuelle candidature à une élection locale et sur l’engagement associatif. Les lois qui ont simplifié la création des associations et des partis politiques (une simple déclaration au secrétaire général du gouvernement est suffisante) ont facilité leur émergence après la révolution : « Une augmentation considérable du nombre d’associations qui s’est multiplié pour atteindre 18025 associations en janvier 20157 ». Pourtant, les résultats de l’enquête ETST témoignent d’un engagement politique et associatif extrêmement faible : 98 % des enquêtés disent ne jamais avoir eu d’activité militante et 95 % ne jamais avoir été membre d’une association. Par ailleurs, 94 % des jeunes de moins de 35 ans déclarent n’avoir aucun engagement associatif.
23Ces jeunes qui ont fait la révolution semblent maintenant immobiles, et pourtant insatisfaits de leur situation, avec près de 40 % des diplômés du supérieur en situation de chômage. Pour ceux qui ont un engagement associatif, celui-ci s’accompagne d’un intérêt plus prononcé pour la politique : 28 % d’entre eux, contre 10 % pour ceux qui n’ont aucun engagement.
V. Un sujet hors de la sphère familiale
24La famille joue un rôle important dans la socialisation politique de l’individu : « Dans les sociétés démocratiques, la socialisation se déroule dans un contexte marqué par des conflits de valeurs et de normes. Dans ce cadre, les individus construisent par intériorisation progressive, une grille de lecture qui leur permet d’interpréter la réalité et de se positionner dans le champ politique8. »
25Comme le souligne Anne Muxel, « le rôle de la famille dans la structuration sociale et culturelle des attitudes comme des comportements politiques définit un paradigme principiel des études de la socialisation qui demeure encore aujourd’hui » (2018, p. 30). L’influence des proches (les parents, puis le conjoint) peut ainsi expliquer l’intérêt ou le désintérêt pour la politique.
26Dans l’enquête ETST, deux questions permettent d’analyser la transmission des opinions politiques entre générations. Une première question porte sur le partage des opinions politiques avec les parents9. Près de la moitié des répondants (46 %) déclarent avoir des opinions politiques différentes de celles de leurs parents, contre 15 % qui déclarent partager les mêmes opinions, que ce soit avec leur père (3 %), avec leur mère (2 %) ou avec les deux (10 %). Ce résultat montre une autonomie dans les choix politiques. Par ailleurs, il faut noter la proportion élevée de personnes (38 %) déclarant ne pas savoir s’ils partagent ou non les mêmes opinions politiques que leurs parents, ce qui signifie vraisemblablement que, pour plus d’un tiers des personnes interrogées, on ne discute (discutait) pas de politique dans le cercle familial.
27On peut regarder de quelle manière cette transmission a influé sur l’intérêt ou le désintérêt à l’égard de la politique. Plus de la moitié (55 %) des enquêtés qui ne connaissent pas les opinions politiques de leurs parents déclarent qu’ils ne s’intéressent pas du tout à la politique (contre 29 % pour ceux qui partagent les opinions politiques de leurs parents).
28Et qu’en est-il de la transmission des parents avec leurs enfants10 ? D’après Percheron (1993), un vocabulaire politique se met en place dès l’âge de 10 ans chez l’enfant. À la question « Discutez-vous avec vos enfants de sujets politiques ? », plus des deux tiers des parents (67 %) déclarent ne pas aborder ces sujets avec leurs enfants, contre un tiers qui disent discuter souvent ou parfois de politique avec leur(s) enfant(s). L’échange familial autour des questions politiques apparaît donc comme une pratique peu courante, contrairement à d’autres sujets comme les études (abordées par 88 % des parents) ou la religion (79 %) [cf. chapitre 12]. Deux explications peuvent être avancées : une volonté, de la part des parents, de conserver ce sujet dans le domaine privé, et/ou un respect de la liberté et de l’autonomie de l’enfant dans la construction de ses choix politiques. Cette dernière hypothèse semble confirmée par la proportion importante de répondants qui expriment des opinions différentes de celles de leurs parents.
29Le questionnaire de l’enquête aborde aussi le partage d’idées politiques identiques dans le couple. À la question « Partagez-vous les mêmes idées politiques que votre conjoint ? », 39 % répondent par l’affirmative et 33 % par la négative. Ces deux proportions, presque équivalentes, indiquent une liberté de choix au sein du couple. Il existe cependant un décalage entre les réponses des hommes et celles des femmes. Ces dernières déclarent plus fréquemment partager les mêmes idées politiques que leur conjoint (56 %, contre 44 % chez les hommes). Il est intéressant de noter que 28 % des personnes interrogées déclarent ignorer si elles partagent les mêmes idées politiques que leur conjoint, ce qui signifie que les questions politiques ne sont pas abordées dans le couple. C’est chez les moins diplômées que cette méconnaissance est la plus élevée et les femmes déclarent plus fréquemment ignorer les idées politiques de leur conjoint (31 % contre 24 % pour les hommes). En revanche, l’absence de discussion des sujets politiques au sein du couple touche toutes les tranches d’âges. Est-ce que cette absence d’échange se reflète dans l’intérêt porté à la politique ? Oui, car plus de la moitié (59 %) des personnes qui ignorent les idées politiques de leur conjoint déclarent ne pas s’intéresser à la politique, contre 26 % seulement pour celles qui partagent les idées politiques de leur conjoint.
VI. Un consensus : l’inquiétude des citoyens face à l’avenir du pays
30De manière paradoxale, le faible intérêt pour la politique s’accompagne d’une plus grande inquiétude des populations pour la situation de la Tunisie depuis la révolution et même face à l’avenir, que ce soit sur le plan politique, économique et sécuritaire.
31Les réponses aux questions d’opinion11 sur la liberté de parole, la situation politique, l’insécurité et le pouvoir d’achat éclairent sur la façon dont les Tunisiens envisagent l’avenir de leur pays. D’une manière générale, c’est l’inquiétude qui domine, avec une très forte proportion de réponses indiquant la perception d’une situation dégradée depuis 2011 (figure 3). Cette détérioration des conditions économiques et sociales contribue à alimenter une déception forte envers la révolution. Les Tunisiens espéraient que leurs conditions de vie allaient s’améliorer. Six ans plus tard, l’avenir de leur pays leur paraît beaucoup moins chargé d’espoir.
Figure 3. Opinions sur la situation tunisienne depuis 2011

Champ : ensemble des répondants (n = 3 163).
Source : enquête ETST (Ined-LHESM/Université de Tunis), 2016.
32Parallèlement à ce constat négatif, presque toutes les personnes interrogées conviennent que la liberté de parole s’est épanouie depuis 2011. C’est là un désir que la chute de la dictature a permis d’exaucer. Mais cette liberté de parole, si essentielle pour la démocratie, ne s’exprime guère par des propositions politiques. L’assouvissement de cette soif est peut-être encore trop jeune pour pouvoir s’employer dans un objectif collectif de citoyenneté.
Conclusion
33L’enquête ETST a permis d’analyser le comportement politique des Tunisiens depuis la révolution de 2011 et d’éclairer la relation des citoyens à la politique, tant à travers leur participation au vote que dans leur degré d’intérêt pour la politique, leur proximité ou non avec un parti politique. Elle aide aussi à mettre en valeur les facteurs sociodémographiques qui peuvent influencer cette relation.
34La Tunisie est aujourd’hui dans une phase de transition, entre attente et déception. Le vote démocratique est un acte encore très récent. Après une courte période d’incertitude, l’élection de l’assemblée constituante en 2011 a débouché sur les premières élections libres et démocratiques. Le droit de vote constitue le premier exercice tangible de la démocratie par les citoyens, or la plupart des jeunes ne s’en emparent pas.
35Plus largement, les résultats de l’enquête ETST montrent un désintérêt massif, qui se traduit par une abstention importante, même chez ceux qui s’intéressent à la politique. Le fossé entre les citoyens et la classe politique est très grand, et les offres des partis semblent très insuffisantes et décalées par rapport aux attentes de la population. Au sein de la sphère familiale, les sujets politiques sont peu abordés, et la construction des choix politiques de l’enfant se fait d’une manière autonome. Mais ce silence, qui existe aussi au sein du couple, ne favorise pas l’intérêt pour la politique.
36On peut s’interroger plus généralement sur l’apport de la révolution quand on constate que deux tiers des Tunisiens ne se sont pas exprimés aux élections municipales de 2018. Plus récemment, à la suite du décès du président Béji Caïd Essebsi, en juillet 2019, la participation électorale a encore baissé, avec 49 % de votants au premier tour et 55 % au second tour. Certes, six années constituent un laps de temps court au regard de l’histoire d’un pays. Si le droit d’expression est largement utilisé, et reconnu unanimement comme acquis, ancrer le vote au sein de la société tunisienne en tant que droit et devoir civique exigera plus de temps.
Bibliographie
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Ammar D., 2018, Les élections municipales dans les régions extractives : le regard de la jeunesse sur la gouvernance locale, rapport de synthèse, Bruxelles/Tunis, Avocats sans frontières/IWatch.
Ben Hammouda H., 2012, La Tunisie : économie politique d’une révolution, 1re édition, Bruxelles, de Boeck,
Denni B., 2007, « Participation politique et vote des seniors à l’élection présidentielle de 2007 », in Gérontologie et société, 30(120), p. 29-50.
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Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), 2013b, Enquête nationale sur les attentes des jeunes à l’égard du processus constitutionnel et de la transition démocratique en Tunisie, rapport de synthèse, New York, PNUD.
Notes de bas de page
1 Loi constitutionnelle n°75-13 du 19 mars 1975. Conformément à l’article 39 de la Constitution tunisienne, le président de la République est élu pour un mandat de cinq ans. La révision constitutionnelle de 1975 a introduit un nouvel alinéa disposant que, « à titre exceptionnel et en considération des services éminents rendus par le Combattant suprême, Habib Bourguiba, au peuple tunisien qu’il a libéré du joug du colonialisme et dont il a fait une Nation unie et un État indépendant, moderne et jouissant de la plénitude de sa souveraineté, l’Assemblée nationale proclame le président Habib Bourguiba président de la République à vie ».
2 Le taux de participation est calculé par rapport aux inscrits.
3 Le CNIS n’autorise pas l’introduction de questions dans les enquêtes visant à recueillir le nom d’un parti politique ou d’un candidat à une élection.
4 La question était formulée ainsi : « Vous intéressez-vous à la politique ? 1) Beaucoup. 2) Un peu. 3) Très peu. 4) Pas du tout. »
5 Conduite par IWatch et Avocats sans frontières, cette enquête a été réalisée auprès de 650 personnes de 18 à 35 ans dans les gouvernorats de Tataouine et de Médenine, dans le cadre du projet Gestion des ressources naturelles (GESRNA). Cf. Ammar, 2018.
6 Un modèle de régression logistique a été effectué pour expliquer le désintérêt pour la politique par les variables suivantes : sexe, âge, niveau d’études, situation matrimoniale, milieu (rural, urbain) et vote aux dernières élections.
7 https://onopgfigeac.files.wordpress.com/2015/11/ga-hdider-l-engagement-associatif-des-jeunes-tunisiens-dans-un-contexte-sociopolitique-en-mutation-reprc3a9sentations-et-motivations.pdf
8 http://www.le-politiste.com/la-socialisation-politique
9 La question était la suivante : « Partagez-vous (ou partagiez-vous) les mêmes opinions politiques que vos parents ? » Cinq modalités de réponse étaient proposées : « 1) Oui, des deux. 2) Oui, de mon père. 3) Oui, de ma mère. 4) Non. 5) Ne sait pas. »
10 Une autre question était posée aux enquêtés déclarant avoir au moins un enfant de plus de 10 ans : « Vous ou votre conjoint discutez-vous avec vos enfants de sujets politiques ? » Trois modalités de réponse étaient proposées : « 1) Oui, souvent. 2) Oui parfois. 3) Non. ».
11 Les personnes interrogées devaient donner leur avis (tout à fait d’accord, d’accord, pas d’accord, pas du tout d’accord) sur les affirmations suivantes : « Depuis janvier 2011, on est libre de dire ce que l’on pense en Tunisie » ; « La situation politique de la Tunisie est inquiétante », « L’insécurité en Tunisie est plus importante aujourd’hui que sous Ben Ali » ; « Le pouvoir d’achat du citoyen s’est dégradé depuis janvier 2011 ».
Auteur
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