Chapitre 10
Migrer à l’international : entre réalité et espoir
p. 143-156
Texte intégral
1L’émigration internationale tunisienne, comparée à la situation des autres pays maghrébins, est beaucoup plus récente. En 1954, on recensait 4 800 Tunisiens en France (Singer-Kerel, 1985), une migration essentiellement liée aux études. La migration de travail, définie par Gildas Simon (1979) comme la « capacité des villes tunisiennes à absorber l’exode rural et à la position des colons à interdire la sortie de la main-d’œuvre », était alors presque inexistante.
2Aujourd’hui, plus d’un Tunisien sur dix vit à l’étranger. La France reste la destination privilégiée, même si son poids relatif s’est affaibli. Les liens anciens – historiques, économiques, politiques, administratifs, sociaux et culturels – ont facilité ce mouvement. Plus que jamais, une large partie de la population tunisienne voit ses intérêts, ses préoccupations, son avenir, déterminés par la migration. Les transferts d’argent de la diaspora permettent en outre à plusieurs personnes, familles ou villages de subsister en partie grâce à ces ressources. Certains territoires vivent ainsi au rythme des virements monétaires mensuels ou lors des retours saisonniers des migrants (Boubakri, 1985 ; Kassar, 2010).
3Le modèle du migrant jeune, célibataire et sans formation particulière, a laissé place à des profils plus diversifiés, même si les jeunes continuent de former l’essentiel du contingent. Par ailleurs, l’ancrage du fait migratoire dans la société, en particulier dans les régions historiques de migration comme les gouvernorats de Médenine, de Tunis ou de Mahdia, a créé un réseau familial et communautaire (clan ou voisinage) capable d’alimenter un acheminement continuel de nouveaux migrants. Ce réseau joue un rôle important dans l’aide apportée aux nouveaux candidats à l’expatriation (Kassar, 2010).
4Les parcours géographiques recueillis dans l’enquête ETST permettent d’envisager la migration internationale dans une perspective longitudinale en observant l’enchaînement des étapes qui précèdent ou suivent la migration internationale. Contrairement aux enquêtes ciblées sur la migration, l’enquête ETST envisage la mobilité géographique comme une dimension biographique interagissant avec les histoires familiales et professionnelles.
I. Tours et détours de la politique tunisienne en matière d’émigration
5Les données sur la migration tunisienne sont longtemps restées limitées et inaccessibles. Ce n’est que récemment que l’on dispose d’informations par le biais du recensement et d’enquêtes ad hoc réalisées par des ONG ou des centres d’études (FTDES, 20161 ; ITES, 20172), mais il n’existe aucun élément sur les régions ou le milieu (rural ou urbain) dont les migrants sont originaires.
6Après l’indépendance de la Tunisie, la migration vers la France s’est accentuée pour toucher 27 000 personnes en 1962. L’année suivante, le premier accord sur l’émigration est signé avec la France, mais il n’entrera en application qu’en 1969 en raison d’un désaccord sur la nationalisation des terres agricoles des colons par le gouvernement tunisien (Taamallah, 2007). Cet accord avait pour objectif de faciliter le recrutement de travailleurs tunisiens en fournissant au gouvernement tunisien les besoins trimestriels de main-d’œuvre par secteur professionnel. Il précise aussi que ce recrutement « peut être nominatif ou anonyme, la limite d’âge [étant] fixée à 45 ans pour les travailleurs agricoles, à 35 ans pour les travailleurs miniers et à 40 ans pour les autres catégories3 ». Il stipule en outre l’engagement des deux pays pour accélérer les formalités administratives et les contrats de travail, ainsi que les procédures d’installation des travailleurs et de leurs familles. La création par la France, en 1969 à Tunis, d’une antenne de l’Office national d’immigration chargée de recruter la main-d’œuvre tunisienne a acté la mise en œuvre des protocoles signés six ans plus tôt. La même année, l’Allemagne installe elle aussi une antenne à Tunis, suivie par les Pays-Bas en 1971.
7Pourtant, malgré une accélération du fait migratoire dans les années 1960, le gouvernement tunisien refusait d’admettre que la migration constituait un facteur régulateur du marché de l’emploi. Il fallait faire entendre qu’il s’agissait d’une solution temporaire à la situation postcoloniale. « Dans une première période (1955-1963), le gouvernement tunisien était plutôt opposé au départ de ses ressortissants pour plusieurs raisons : peur de perdre ses travailleurs qualifiés et ses cadres au moment de l’instauration d’une économie nationale » (Simon, 1974, p. 14). En dépit de ce discours protectionniste, la Tunisie a multiplié les signatures de protocoles avec les pays demandeurs de main-d’œuvre, comme l’ex-République fédérale d’Allemagne (1965), la Belgique (1969), l’Autriche (1970), les Pays Bas et la Libye (1971).
8Contrairement à l’émigration vers l’Europe, essentiellement spontanée et dans laquelle les protocoles signés intervenaient souvent a posteriori, l’émigration vers les pays du Golfe était encadrée par des accords bilatéraux très stricts, l’État tunisien souhaitant protéger ses ressortissants face à des pays où les lois régissant le marché de travail étaient inexistantes.
9En 1967 est créé l’Office de la formation professionnelle et de l’emploi, qui dispose d’antennes régionales pour gérer l’émigration vers les pays d’accueil et qui deviendra, en 1973, l’Office des travailleurs tunisiens à l’étranger, de l’emploi et de la formation professionnelle (OTTEEFP). « En même temps qu’il [l’OTTEEFP] est chargé d’organiser le fonctionnement du marché de l’emploi à l’intérieur du territoire national et d’assurer la formation professionnelle des jeunes, il a pour mission de prospecter les marchés extérieurs pour trouver de nouveaux débouchés à la main-d’œuvre et d’effectuer la sélection des candidats au départ en évitant l’exode de la main-d’œuvre qualifiée » (Taamallah, 1988, p. 200). Malgré l’arrêt officiel de l’émigration de main-d’œuvre régulière en 1974 (Withol de Wenden, 1982), les mouvements migratoires se poursuivent notamment vers la France, renforcés par le regroupement familial et une émigration saisonnière qui s’est très vite transformée en émigration en dehors des accords établis. Les Tunisiens arrivent ainsi en tête des étrangers ayant bénéficié des mesures de régularisation en 1981 et 19824. À partir des années 1980, le nombre de ressortissants installés en Italie commence à être pris en considération par les statistiques tunisiennes. Selon le ministère des Affaires étrangères tunisien, ce chiffre est passé de 2 400 individus en 1970 à près de 200 000 en 2014 (figure 1). Durant cette même période, le nombre des Tunisiens qui vivent en France est passé de 100 000 à 700 000.
Figure 1. L’évolution des pays d’émigration des Tunisiens depuis 1970

Source : ministère tunisien des Affaires étrangères, Direction générale des affaires consulaires.
10Malgré le durcissement des mesures de contrôle et les restrictions sur les autorisations de regroupement familial, l’Europe est restée la destination privilégiée des Tunisiens5. Entre 1999 et 2004, selon le recensement de 2004, 32 100 personnes ont émigré en France contre 5 500 retours. L’Italie arrive en deuxième position, avec 17 000 nouveaux émigrés sur la même période, mais on observe ensuite une décrue en raison de la crise économique à laquelle est confronté le pays. D’après les données de l’enquête nationale sur la migration internationale réalisée en 20206 (INS, 2021), les flux migratoires sortants estimés pour la période 2010-2020 pour les plus de 15 ans étaient de 277 948 personnes, avec un pic de 40 128 personnes en 2018 et un autre de 36 903 en 2019. Selon la même source, les pays européens de migration traditionnelle (France, Italie, Allemagne) ont accueilli 78 % des migrants pour cette période, contre 6 % pour l’Amérique du Nord et 3 % pour le Moyen-Orient. Enfin, 15 % de ces migrants déclarent être entrés dans le pays d’accueil sans documents officiels.
11La révolution de 2011 et les difficultés économiques et sociales que connaît la Tunisie n’ont fait qu’amplifier la pression migratoire. « Dès le lendemain de la chute du régime de Ben Ali et dans les semaines qui suivront, des milliers de jeunes tunisiens se lancent dans l’aventure de la migration » (Boubakri et Potot, 2013, p. 67), au départ de Zarzis, port situé au sud-est de la Tunisie7. On assiste ainsi à un vaste mouvement de migration illégale (harga) depuis la côte est, auquel ont pris part des personnes de différentes origines sociales et de différentes régions. Plusieurs facteurs sont à l’origine de cette vague de migrations illégales de l’après 2011, qui se prolonge jusqu’à aujourd’hui. Boubakri et Potot (2013) mentionnent en premier lieu le relâchement sans précédent du contrôle sécuritaire et l’incapacité de l’armée à garder la côte. Ensuite, une situation économique très dégradée pousse les jeunes à quitter leur pays : le marché de l’emploi est insuffisant pour les diplômés du supérieur, de plus en plus nombreux8, avec des écarts très importants entre les régions et des taux de chômage atteignant plus de 40 % dans les régions du centre. Mais cette migration concerne aussi des personnes moins qualifiées, voire sans qualification, dont les salaires très bas ne leur permettent plus de subvenir aux besoins de leur famille. Les témoignages recueillis à Paris (mars et juin 2012) auprès de migrantes clandestines confirment cette diversité des profils sociaux9. Une grande partie d’entre elles ont déclaré que le motif de leur migration était d’améliorer leur situation personnelle et de vivre comme les autres migrants qui ont « réussi ».
12En ce qui concerne la migration légale, les chiffres du dernier recensement montrent que, entre 2004 et 2014, 66 000 Tunisiens ont quitté le pays, soit une moyenne annuelle de 13 200 individus. La France reste le premier pays d’accueil (42 % des migrants) suivie par la Libye (16 %), l’Italie (13 %), l’Allemagne (4,5 %) et, dans une moindre mesure, certains pays du Golfe, en particulier l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Qatar (INS, 2017). Le premier motif évoqué est l’emploi (73 % des départs), suivi par la poursuite des études (14 %) et la mise en union (10 %). Entre 2004 et 2014, près de trois quarts des migrants ont moins de 30 ans et un niveau d’instruction faible (niveau secondaire ou moins).
13Par ailleurs, les résultats d’une enquête de 2016 sur la migration illégale au départ de la Tunisie10 révèlent que près d’un tiers des jeunes envisage l’émigration clandestine (78 % de garçons et 22 % de filles). L’aspiration à l’émigration (légale ou illégale) s’est d’ailleurs renforcée depuis la révolution. Beaucoup de jeunes qui avaient mis tous leurs espoirs dans un changement politique sont aujourd’hui déçus. Les répondants à l’enquête ETST sont unanimes pour dire que la situation économique et le pouvoir d’achat des Tunisiens se sont dégradés depuis 2011.
14Dès les premières années de l’apparition du phénomène migratoire, la migration de retour a été considérée comme une étape clé du processus. Plusieurs enquêtes, sinon toutes (Simon, 1979 ; Kassar, 1994 ; Taamallah, 2007), montrent que cet objectif fait partie intégrante du projet de migration, qui était envisagée comme temporaire par les intéressés et devait se conclure par un retour définitif au pays. Outre l’inscription de cette étape dans la stratégie migratoire, l’État français comme le gouvernement tunisien ont créé des programmes d’incitation au retour, le premier cherchant à limiter la pression politique autour de cette question tandis que le second escomptait des investissements qui pourraient se montrer bénéfiques. Des lois ont donc été promulguées de part et d’autre de la Méditerranée pour encourager le retour. Ce flux a augmenté durant certaines périodes, avant de diminuer sans toutefois s’interrompre complètement.
15Selon une enquête réalisée par l’Office des Tunisiens à l’étranger (OTE11) et la ligue des États arabes, 214 000 retours ont été enregistrés entre 1974 et 1986, avec une moyenne de 18 000 retours par an (Bel Haj Zekri, 2007). Les mouvements depuis la Libye sont de loin les plus nombreux (72 %), devant l’Europe (23 %, dont 19 % pour la France) et les autres pays arabes (5 %). Le recensement de 2014 dénombre 29 293 retours au pays pour la période de référence (2009-2014), principalement en provenance de la France et d’Italie, qui totalisent plus de 50 % des retours, contre 11,5 % depuis la Libye, 5,3 % depuis l’Arabie saoudite et 4,4 % depuis l’Allemagne (INS, 2017). Les principales raisons évoquées pour le retour sont l’emploi, l’accompagnement de la famille et le désir de s’installer au pays, et concernent 68 % des motifs de retour. Les migrants de retour sont plus fréquemment des hommes (57 %), âgés de 30 à 40 ans (23 %) ou de moins de 10 ans (27 %). Ces deux catégories concernent plus de 50 % des migrants rentrés au pays entre 2009 et 2014 (INS, 2017).
II. La dimension internationale au sein des parcours géographiques : un fait rare mais ancré
16L’enquête ETST permet de saisir différentes dimensions de la migration internationale dans les histoires individuelles, l’approche biographique aidant à situer le fait migratoire au sein des histoires familiales, professionnelles et des différentes étapes du cycle de vie. Seules 3 % des personnes interrogées ont déclaré avoir vécu au moins une année de leur vie à l’étranger. Ce chiffre englobe des personnes ayant migré à des moments différents de leur vie et pour des motifs variés (études, famille, emploi, etc.) mais ne tient pas compte de celles qui résident encore aujourd’hui à l’étranger.
17La France et la Libye arrivent en tête des étapes migratoires d’au moins une année à l’étranger (figure 2). Cependant, la migration vers la Libye est également saisonnière et pendulaire, et les allers-retours peuvent être périodiques en raison de la proximité des deux pays. Malgré la guerre en Libye, des Tunisiens y résident et certains continuent d’y travailler, même si leur nombre a beaucoup diminué. Les flux vers les pays du Golfe sont également des migrations à caractère temporaire, avec des contrats à durée déterminée qui ciblent surtout les personnes hautement qualifiées (médecins, enseignants, ingénieurs, etc.). Les réseaux de connaissances et de recommandation jouent un rôle important dans cette filière. La migration vers la France ou d’autres pays européens est d’une autre nature : ce qui était à l’origine une migration d’hommes jeunes célibataires a évolué en migration familiale et définitive pour la grande majorité des départs (Kassar, 1994).
Figure 2. Inscription géographique des étapes migratoires à l’étranger

Champ : étapes migratoires à l’étranger (n = 109). Lecture : sur les 109 étapes effectuées à l’étranger, 25 % l’ont été à destination de la France ou de la Libye.
Source : enquête ETST (Ined-LHESM/Université de Tunis), 2016.
18La migration vers l’Allemagne est plus élitiste, et concerne surtout des techniciens et des ingénieurs, auxquels se sont ajoutés, plus récemment, des médecins et des informaticiens. Des entretiens avec des officiels allemands ont révélé la présence d’un programme de recrutement de personnes hautement qualifiées et de techniciens dans plusieurs secteurs, notamment le tourisme et la restauration12. Les flux vers le Canada ont commencé par une migration estudiantine temporaire qui s’est transformée en une migration plus pérenne à la suite des campagnes de recrutement effectuées périodiquement pour attirer des nouveaux venus selon des critères plus sélectifs (notamment sur le niveau de formation demandé). La contrainte de la distance entre la Tunisie et le Canada commence à être dépassée en raison du gain matériel que procure cette expérience.
19Si l’on s’intéresse maintenant à l’âge à la migration des personnes ayant effectué une étape migratoire de plus d’un an et qui résident actuellement en Tunisie (figure 3), on observe que, quelle que soit la génération, le départ se produit le plus souvent entre 19 et 24 ans. Dans l’ensemble de la population enquêtée, l’âge moyen au moment de la migration se situe aux alentours de 25 ans. D’après les chiffres du ministère de l’Intérieur, 67 % des personnes arrêtées en 2016 pour avoir quitté dans l’illégalité le sol tunisien étaient âgées de 20 à 30 ans, et 5 % étaient des femmes13. La plupart sont des jeunes non diplômés au chômage ou ayant des emplois précaires, mais on compte aussi également quelques jeunes diplômés.
Figure 3. Âge à la migration internationale

Champ : étapes migratoires à l’étranger (n = 109).
Source : enquête ETST (Ined-LHESM/Université de Tunis), 2016.
20La durée la plus fréquente des étapes de séjour à l’étranger est de trois ans. Sur l’ensemble des observations, la durée moyenne est de neuf ans, donc moins élevée que celle calculée pour l’ensemble des étapes migratoires, qui s’élève à douze années. La moitié des étapes migratoires sont de durée inférieure ou égale à cinq ans, tous âges confondus (figure 4).
Figure 4. Durée des étapes migratoires à l’étranger

Champ : étapes migratoires à l’étranger (n = 109).
Source : enquête ETST (Ined-LHESM/Université de Tunis), 2016.
21La population des migrants internationaux interrogés dans l’enquête ETST est composée d’hommes pour les trois quarts et de femmes pour un quart. Il faut rappeler que, après l’indépendance, la migration tunisienne concernait surtout des hommes partis travailler à l’étranger. Les changements observés depuis la seconde moitié des années 1970 ont contribué à une féminisation de plus en plus perceptible. En 2017, on comptait ainsi 37 % de femmes et 63 % d’hommes dans la population de Tunisiens vivant à l’étranger14. La répartition de la population tunisienne en France, considérée comme la population de référence puisqu’elle est la plus ancienne, est constituée de 39 % de femmes. Au moment du départ, 80 % de cette population est célibataire (72 % pour les femmes contre 82 % pour les hommes). Le niveau d’éducation des migrants internationaux est légèrement supérieur à celui de la population générale, un tiers d’entre eux ayant fait des études supérieures contre 23 % pour l’ensemble de la population. Ce résultat rejoint les caractéristiques de la population émigrée tunisienne au regard des autres populations maghrébines ou africaines : « Moins d’ouvriers que pour les autres nationalités (algériens et marocains), et ces ouvriers étaient plus qualifiés, il y avait aussi proportionnellement, plus de cadres moyens et d’employés » (Singer-Kerel, 1985, p. 82).
22Le lieu de résidence au moment de la migration internationale est en grande majorité urbain (72 %). Au retour, on constate que trois quarts des anciens ruraux retournent vivre à la campagne tandis que le quart restant s’installe en ville. De la même manière, 88 % des anciens citadins retournent vivre en ville, contre 12 % qui choisissent le milieu rural. L’information recueillie dans l’enquête ne permet pas de savoir si l’étape migratoire à l’étranger était en ville ou à la campagne.
23Si l’on observe maintenant le statut d’activité, on constate que le statut dominant au moment de la migration concerne des actifs en contrat à durée indéterminée (figure 5). Il s’agit vraisemblablement de personnes qui cherchent à améliorer leur salaire et leur statut social, même si elles bénéficient déjà d’un emploi stable. La proportion de personnes en emploi précaire (CDD) ou au chômage est de 10 %, loin derrière les actifs en emploi. Par ailleurs, 13 % des étapes concernent des enfants mineurs (en primaire ou en secondaire) qui suivent une migration familiale, et 10 % concernent des étudiants qui vont faire des études supérieures ou suivre une formation à l’étranger. Enfin, la proportion d’inactifs au moment de la migration est de l’ordre de 12 % et il s’agit le plus souvent de femmes qui migrent en couple ou dans le cadre d’un regroupement familial.
Figure 5. Statut d’activité au moment de la migration

Champ : étapes migratoires à l’étranger (n = 109).
Source : enquête ETST (Ined-LHESM/Université de Tunis), 2016.
24Au-delà des parcours à l’international, l’enquête renseigne aussi la présence d’un proche à l’étranger (parents, enfants, fratrie). Au moment de la passation du questionnaire, 17 % des personnes interrogées déclarent avoir au moins un proche à l’étranger. La probabilité de cet événement est d’autant plus forte que l’on a vécu soi-même à l’étranger15, s’élevant dans ce cas à 35 % alors qu’elle est de 16 % pour les personnes n’ayant jamais vécu à l’étranger. Ce résultat confirme le rôle de la famille dans le processus migratoire (décision, financement, accueil, etc.).
III. Les projets migratoires : un fait plus féminin mais toujours élitiste
25Dans l’enquête ETST, sur l’ensemble des personnes qui vivent sur le territoire tunisien, près de 8 % déclarent envisager de déménager dans un avenir proche16. Pour 5 % d’entre elles, il s’agit d’un projet de mobilité en Tunisie et pour 2,5 % d’un départ à l’étranger. Cette proportion est plus élevée (7 %) chez les personnes ayant déjà vécu à l’étranger et décroît avec l’âge (5 % pour les moins de 25 ans à 2 % pour les 36-45 ans). Elle reste faible en comparaison des chiffres alarmistes avancés sur les intentions de migrer et des résultats des autres rares enquêtes, qui avancent des taux supérieurs à 50 % (Sahbani, 2016). Cet écart peut s’expliquer par le fait que la grande majorité de ces enquêtes concernent uniquement des jeunes – leurs échantillons ne sont donc pas représentatifs de la population tunisienne. Par ailleurs, elles traitent souvent du désir ou de la volonté de migrer et non pas d’un projet de départ précis.
26Parmi les personnes qui déclarent avoir un projet migratoire dans un avenir proche, on compte 63 % d’hommes contre 37 % de femmes, ce dernier taux étant toutefois significativement plus élevé que celui de la population féminine ayant eu une expérience migratoire à l’international (25 %). En revanche, il concerne avant tout les plus diplômées.
27Les régions de migrations anciennes, comme le Centre-Est, le Centre-Ouest et le Grand Tunis, continuent d’offrir la proportion la plus élevée de candidats au départ (figure 6). C’est dans le Sud que l’on trouve le plus grand nombre de personnes déclarant avoir un projet de mobilité interne, alors que le Centre compte le plus grand nombre de candidats à une migration internationale. Il est intéressant de souligner que la région du Centre-Est recueille en proportions comparables des projets de mobilité interne et de mobilité internationale.
Figure 6. Projets migratoires selon les régions de résidence

Champ : répondants ayant déclaré avoir un projet migratoire (n = 247).
Source : enquête ETST (Ined-LHESM/Université de Tunis), 2016.
28Une modélisation du projet de migration à l’étranger au regard des caractères sociodémographiques (âge, niveau d’études, sexe, situation matrimoniale), du milieu de résidence (urbain/rural) et de la dimension internationale du parcours et de l’environnement (avoir vécu à l’étranger, avoir un proche qui vit à l’étranger) permet d’observer l’effet propre de chacun des facteurs pouvant influencer ce projet. Les résultats de cette modélisation (tableau 1) confirment les observations et hypothèses faites précédemment. En premier lieu, le sexe n’influe pas de manière significative sur le fait d’avoir ou non un projet de mobilité à l’international. Si la migration tunisienne a d’abord concerné des hommes jeunes célibataires, elle touche désormais toutes les catégories de population et se féminise progressivement. La femme tunisienne, qui émigrait essentiellement dans le cadre du regroupement familial, devient une migrante autonome (pour la moitié d’entre elles, contre 88 % pour les hommes). Seuls les âges élevés (plus de 45 ans) agissent comme frein à cette migration. Si le niveau d’études supérieures favorise ce projet, c’est de manière relativement modérée. En revanche, la situation matrimoniale et, plus particulièrement, le fait d’être célibataire agit comme un levier positif à la mobilité. Enfin, le fait d’avoir eu une expérience de vie à l’étranger semble la variable la plus déterminante du projet migratoire17.
Tableau 1. Les déterminants à la migration internationale (modèle logit)

29L’enquête montre une grande diversification des destinations choisies par les répondants. Si l’on compare la fréquence de citation des pays dans les projets migratoires avec celle qui correspond aux étapes vécues, on constate que la France arrive largement en tête (figure 7). Plus d’un tiers des personnes déclarant avoir un projet migratoire citent la France comme destination, proportion supérieure à la part des étapes migratoires (25 %). Ce choix confirme la place de ce pays dans les destinations de migration, surtout depuis l’arrêt des flux vers la Libye en raison de la guerre. L’Allemagne et le Canada constituent de nouvelles occasions en matière d’emplois et d’études pour les jeunes Tunisiens. L’Italie, destination importante durant les deux dernières décennies, se voit reléguée à un choix secondaire, avec une proportion de personnes ayant le projet d’y vivre inférieure à celle des personnes qui y ont déjà vécu. Cela s’explique par la crise économique qui y sévit depuis quelques années et la situation très précaire des Tunisiens dans ce pays, tant du point de vue de l’emploi que du risque d’être exposé à des agressions racistes. Enfin, de nouvelles destinations émergent, comme les États-Unis ou l’Asie, alors que la part des projets à destination d’autres pays arabes diminue.
Figure 7. Les projets migratoires au regard des étapes passées

Champ : en gris clair, ensemble des répondants ayant un projet migratoire à l’étranger (n = 80) ; en gris foncé, ensemble des étapes à l’étranger (n = 107). Lecture : l’Allemagne est citée par 10 % des répondants déclarant un projet migratoire à l’étranger, et 7 % des étapes vécues à l’étranger l’ont été en Allemagne.
Source : enquête ETST (Ined-LHESM/Université de Tunis), 2016.
Conclusion
30Avoir vécu à l’étranger constitue un fait rare si l’on observe les parcours géographiques recueillis dans l’enquête ETST (3 % de la population tunisienne). Depuis l’indépendance, la population des migrants et les destinations se sont diversifiées. Si la France reste dans le peloton de tête des destinations, d’autres pays, comme l’Allemagne ou le Canada, attirent des candidats au départ, plus qualifiés. D’autres pays comme la Libye, qui constituait la première destination des migrants tunisiens, disparaissent en raison des conflits et la situation s’inverse avec un fort afflux de migrants libyens en Tunisie.
31Lorsque l’on interroge les enquêtés sur leurs projets de mobilité, on est frappé par la faible proportion (moins de 3 %) qui déclare avoir un projet migratoire à l’étranger, un taux très éloigné des chiffres souvent alarmistes présentés par d’autres enquêtes. Fait nouveau : être homme ou femme, toutes choses égales par ailleurs quant au niveau de diplôme et au statut matrimonial, ne joue pas de manière différente sur la propension à migrer. En revanche, être célibataire ou avoir une expérience de vie à l’étranger influence davantage la mise en place d’un projet migratoire. Les régions de migrations anciennes, comme le Centre-Est, le Centre-Ouest, le Sud-Est et le Grand Tunis, restent celles où la proportion de candidats à la migration est la plus élevée.
32L’enquête ETST a permis de défricher un sujet sensible qui couvre aussi bien le champ politique que les champs économique et social. La migration tunisienne connaît des transformations, notamment avec la place croissante des femmes et même d’adolescents parmi les candidats. Une enquête qualitative sera nécessaire pour approfondir le sens de ces mutations en cours et mieux prévoir les intentions migratoires.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 « Les jeunes et la migration non réglementaire », Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), 2016, http://ftdes.net/wp-content/uploads/2016/12/jeunes.migration.ftdes_.pdf (en langue arabe uniquement).
2 Institut tunisien des études stratégiques, Rapport sur la migration illégale, octobre 2017.
3 Décret n° 63-1055 du 15 octobre 1963, Journal officiel, 149, 23 octobre 1963, p. 9470.
4 Ce sont 22 000 Tunisiens dont la situation a été régularisée alors.
5 D’après les statistiques du ministère tunisien des Affaires étrangères, on recense 843 204 Tunisiens à l’étranger en 2003 et 884 850 en 2004.
6 L’enquête Tunisia-HIMS a été réalisée dans le cadre du programme ProGres Migration Tunisie, financé par l’Union européenne. Elle a été conduite auprès d’un échantillon de 27 607 répondants de plus de 15 ans répartis entre non-migrants (11 148), migrants de retour (6 475), migrants actuels (7 003) et étrangers qui résident en Tunisie (2 981).
7 Du 15 au 30 janvier 2011, 6 300 départs ont été enregistrés au départ de Zarzis et de ses environs, soit une moyenne de 400 départs par jour (Chouat et Liteyem, 2011). Entre janvier et mars 2011, 20 258 migrants tunisiens clandestins ont été enregistrés sur l’île de Lampedusa (agence Frontex, rapport du premier trimestre 2011).
8 En 2010, selon l’INS, un tiers des diplômés du supérieur sont au chômage.
9 Une vingtaine d’entretiens avec des jeunes femmes en situation clandestine, ou ayant connu la clandestinité, ont été réalisés dans trois quartiers de Paris (porte de Clignancourt, avenue Jaurès et ses environs, Belleville) comptant une forte présence de population d’origine tunisienne.
10 Cette enquête a été réalisée en 2016 auprès d’un échantillon de 1 168 jeunes dans six gouvernorats (le Kef, Ariana, Kasserine, Médenine, Mahdia et Gafsa). Les résultats ont donné lieu à une publication en langue arabe (Sahbani, 2016).
11 L’Office des Tunisiens à l’étranger est un organisme public qui dépend du ministère des Affaires sociales et de la Solidarité.
12 Rencontre de courtoisie avec l’ambassadeur d’Allemagne en Tunisie en présence de la responsable allemande du programme de migration (novembre 2017).
13 Migration non réglementaire : Tunisie 2017, Observatoire maghrébin des migrations/Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux.
14 Ministère tunisien des Affaires étrangères.
15 Puisque les personnes résidant à l’étranger ne sont pas interrogées, nous ne pouvons observer l’influence réciproque de proches à l’étranger sur le fait migratoire.
16 La question est libellée de la manière suivante : « Avez-vous prévu de déménager dans les mois à venir ? »
17 Nous avons ajouté au modèle la région de résidence au moment de l’enquête, mais cette variable n’agit pas de manière significative, toutes choses égales par ailleurs, sur la migration internationale. C’est pourquoi elle ne figure pas dans le tableau.
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