Chapitre 5
Les parcours d’activité des femmes : une mobilité générationnelle malgré une inertie genrée
p. 77-90
Texte intégral
1La scolarisation massive des filles ne suffit pas à résorber la persistance des inégalités de genre en Tunisie (Kateb, 2011). L’image d’une société presque immobile s’est, semble-t-il, largement substituée au modèle de promotion sociale des trois décennies qui ont suivi l’indépendance. On parle de mobilité sociale faible, de déclassement, voire de régression sociale (Gherib, 2011).
2Les femmes ont toujours été au cœur des mutations sociales qui ont bouleversé la société tunisienne (Kerrou, 1998), et d’importantes réformes ont été entreprises juste après l’indépendance, en 1956. Promulgué cette année-là et audacieux pour l’époque, le Code du statut personnel (CSP) interdit la polygamie et donne aux femmes le droit au divorce, à l’avortement, au vote et à la gratuité de l’enseignement. D’autres changements législatifs se sont succédé dans un objectif d’émancipation des femmes. En 1966, le Code du travail reconnaît aux femmes « l’égalité des chances et de traitement en matière d’emploi et de profession, ainsi que l’égalité de rémunération pour un travail de valeur égale ».
3Depuis la révolution de 2011, on assiste à de nombreux débats relatifs à la place des femmes dans l’ensemble de l’organisation sociale, c’est-à-dire dans la sphère privée comme dans la vie publique. Leur accès à l’emploi, entre autres, est un enjeu considérable, car la domination masculine est souvent allée de pair avec leur exclusion de la sphère professionnelle, une exclusion plutôt liée à la culture patriarcale (Ruggerini, 1997).
4D’après le dernier recensement général de la population et de l’habitat (2014), les femmes ne représentent que 29 % de la population active en emploi, contre 71 % pour les hommes. Pourtant, 33 % d’entre elles ont un niveau d’études supérieures, contre seulement 17 % pour les hommes qui travaillent. Autre paradoxe : alors que 49 % des diplômés du supérieur sont des hommes, et 51 % des femmes, soit une répartition quasi égale, on observe deux fois plus de chômage chez les femmes diplômées du supérieur (40 %) que chez les hommes (21 %). C’est donc une victoire en demi-teinte si l’on s’en tient au taux de chômage. Mais qu’en est-il de la situation des femmes par rapport aux générations précédentes ? Le premier constat est positif : en 50 ans, 5 fois plus de femmes sont en emploi, comparées à leurs mères (le taux des actives occupées est passé de 5,6 % en 1966 à 25,8 % en 2016, selon l’INS).
5Ainsi, même si les femmes constituent moins d’un tiers de la population active, elles sont de plus en plus visibles dans la sphère publique et elles sont plus nombreuses, au fil des ans, à accéder à des postes à responsabilité. En 2016, elles étaient ainsi 5,8 % à occuper un poste de direction générale dans la fonction publique, contre 9,6 % pour les hommes, et 12,9 % à occuper un poste de direction, contre 16,8 % pour les hommes.
6L’activité des femmes tunisiennes est cependant restée concentrée dans un nombre restreint de secteurs : l’agriculture, même si le taux de féminisation1 s’est réduit au cours des deux dernières décennies (28 % en 1999 contre 19 % en 2016) ; les industries manufacturières, où leur présence reste stable (46 % en 1999 et 43 % en 2016) ; enfin, le secteur des services où la féminisation s’accroît (21,6 % en 1999 contre 28,5 % en 20162). La place des femmes dans le tertiaire se consolide essentiellement dans l’enseignement, la santé et les services administratifs (29 % de l’emploi féminin en 1999 contre 38 % en 2016).
7Les données recueillies dans l’enquête ETST, en particulier celles portant sur les parcours d’activité, éclairent la condition actuelle des femmes tunisiennes. En effet, le caractère longitudinal de ces données permet d’analyser de manière précise l’enchaînement des étapes : le passage de l’inactivité à l’emploi, de l’emploi au chômage, etc., mais aussi leur durée et la fréquence des transitions d’un état à un autre. L’analyse de ces données permet d’approfondir ce qui différencie les femmes et les hommes dans le déroulement des parcours professionnels en répondant à plusieurs questions : par exemple, comment les femmes en emploi stable au moment de l’enquête sont parvenues à cette stabilité ? Pour celles qui ont vécu l’expérience du chômage après leurs études supérieures, comment s’est produit le passage à l’emploi ? Ou encore quelle est l’influence de facteurs comme l’âge sur leur parcours professionnel ? Les données de l’enquête offrent aussi l’opportunité d’observer la mobilité sociale intergénérationnelle des Tunisiennes en confrontant la situation des femmes enquêtées avec celle de leur mère, dans une tentative d’expliquer une éventuelle progression ou régression, voire un statu quo.
I. Des parcours d’activité moins stables pour les femmes à travers les générations
8En premier lieu, la lecture du taux d’activité par tranche d’âge et selon le sexe éclaire sur l’évolution du marché du travail (figure 1). L’activité professionnelle concerne majoritairement les femmes nées dans les années 1990 : 70 % d’entre elles ont travaillé au moins une année. Pour les moins de 35 ans, la période d’observation, trop restreinte, ne permet pas d’estimer la proportion de celles qui auront une activité professionnelle. Au-delà, le taux d’activité diminue progressivement et ne concerne plus que 37 % des femmes nées dans les années 1960.
Figure 1. Taux d’activité selon l’âge et le sexe

Champ : ensemble des personnes enquêtées ayant travaillé au moins un an (n = 2 250)
Source : enquête ETST (Ined-LHESM/Université de Tunis), 2016.
9Le contexte socioculturel des générations successives explique en partie cet écart. Dans les décennies 1970-1980, les femmes ont émergé dans l’espace public tunisien à l’occasion de plusieurs mouvements de contestation : grèves des étudiants à l’université en 1972, premières grèves d’ouvrières du textile et de la confection en 1975, grève générale à l’appel de l’UGTT3et émeutes de janvier 1978. Ces événements ont donné une plus grande visibilité aux femmes et leur ont permis d’occuper un rôle au sein de la société civile. En 1980, réflexion et militantisme se conjuguent pour aboutir, à l’occasion de la Journée internationale des femmes, à une manifestation sur le thème « Les femmes et le travail ». Une Commission d’étude des femmes travailleuses est créée en 1983, au sein de l’UGTT, et ses actions « aboutissent à rendre visibles les inégalités de genre dans le monde du travail et dans l’univers syndical » (Mahfoudh Draoui, 2013, p. 6).
10En 2014, la nouvelle constitution stipule, conformément au Code du travail, qu’aucune discrimination fondée sur le sexe et entraînant une différence de salaire ou une modification de l’emploi ne peut être établie dans l’application des dispositions légales en vigueur. Les employeurs qui pratiquent une telle discrimination risquent de se voir infliger une amende.
11L’activité professionnelle des femmes structure donc désormais leur identité. Elle est chargée d’attentes associées à l’autonomie financière, à la réalisation professionnelle et, surtout, à l’estime de soi. Mais les impératifs économiques restent souvent une priorité, comme en témoigne l’exemple de Khadija, une femme mariée qui exerce la profession de comptable dans une école privée :
Je connais plusieurs femmes de mon âge qui disent qu’elles aiment travailler pour qu’elles soient autonomes, indépendantes et tout ça… Justement, ça peut être pour elles une sorte de satisfaction afin de s’affirmer en tant que femmes ! Mais moi je travaille parce que c’est un besoin pour l’instant. Je dois travailler parce qu’on a besoin de l’argent dans notre couple jeune. Moi et mon mari, on est encore au début de notre vie. Mais le jour où mon mari me proposera de rester au foyer, de ne plus travailler, et me dira : « Voilà je te donne l’argent ! », je le ferai avec un grand plaisir4 !
12Les parcours professionnels peuvent être restitués au regard de la nature des activités qui se succèdent tout au long de la vie (formation, aide aux parents, apprentissage, service militaire, emploi stable, emplois courts), du statut d’activité (emploi privé ou public, salariat ou non-salariat) ou d’inactivité (chômage, retraite, femme au foyer sans recherche d’emploi), de la catégorie socioprofessionnelle et du secteur d’activité. On désigne comme « étape » tout changement d’état dans le parcours professionnel des personnes enquêtées. Ont ainsi été recueillies, dans l’enquête ETST, 2 250 étapes pour les personnes qui ont travaillé au moins une année. Elles se répartissent entre 854 étapes pour les femmes et 1 396 étapes pour les hommes (figure 2).
Figure 2. Nombre moyen d’étapes des parcours d’activité selon l’âge et le sexe

Champ : ensemble des étapes d’activité professionnelle des personnes qui ont travaillé au moins une année (n = 2 250).
Source : enquête ETST (Ined-LHESM/Université de Tunis), 2016.
13En moyenne, le nombre d’étapes d’activité n’est pas significativement différent entre les hommes (1,8 étape) et les femmes (1,9 étape). Cependant, ces chiffres qui semblent témoigner d’une relative similitude entre les sexes occultent des différences nettement plus marquées lorsqu’on prend en compte l’âge des enquêtés : de 1 à 4,5 étapes pour les femmes, contre 0,8 à 2,9 étapes pour les hommes. Plus l’on avance en âge, plus l’écart du nombre moyen d’étapes s’accroît entre les deux sexes. Connaître la nature des étapes qui jalonnent ces parcours aide à mieux comprendre cette différence.
II. Des parcours marqués par l’inactivité des femmes et le chômage des jeunes
14Dans l’ensemble de la population, les étapes en emploi stable sont les plus fréquentes et représentent 52 % des 4 111 étapes recueillies dans l’enquête ETST (figure 3). Cette situation intervient cependant plus fréquemment pour les hommes que pour les femmes (58 % contre 44 %), alors que les deux sexes peuvent se trouver exposés en proportion égale (19 %) à une période de chômage. Les hommes connaissent toutefois plus d’étapes « en emploi de courte durée » et de périodes d’activité avec un statut d’apprenti. Pour les femmes ayant occupé au moins un emploi, c’est au contraire la situation d’inactivité sans recherche de travail qui constitue la caractéristique première de leur parcours professionnel, puisqu’elle concerne près d’une femme sur trois (28 %), contre seulement 6 % des hommes.
Figure 3. Nature des étapes du parcours d’activité selon le sexe

Champ : ensemble des étapes d’activité professionnelle des personnes qui ont travaillé au moins une année (n = 2250). Lecture : pour les hommes, 58 % des étapes d’activité sont en emploi stable, contre 44 % pour les femmes.
Source : enquête ETST (Ined-LHESM/Université de Tunis), 2016.
15Comme au Maroc et en Algérie mais à des degrés différents, l’insertion des femmes dans la population active tunisienne est marquée par une croissance lente (Horchani, 2007), mais elle a commencé plus tôt par rapport aux autres pays de la région (le boom du travail féminin en Algérie n’est survenu que dans les années 1990, soit près de vingt ans après la Tunisie et environ une décennie après le Maroc).
16Les parcours d’activité professionnelle féminins sont marqués par un arrêt après le mariage ou la maternité et par des cycles discontinus, avec une reprise du travail une fois que les enfants ont grandi (Horchani, 2007, p. 36). L’auteure de cette étude conclut que « les fonctions productives et reproductives des femmes sont concurrentes et non complémentaires, [car] la division traditionnelle du travail entre les hommes et les femmes représente un frein majeur à la participation des femmes à la population active. La décision d’avoir un travail rémunéré varie selon le statut matrimonial. Plus les charges familiales des femmes augmentent, moins ces dernières sont portées vers le marché du travail » (Horchani, 2007, p. 29).
17En dehors de politiques volontaristes encourageant le travail des femmes au Maghreb, ces dernières semblent être condamnées à vivre leur fonction reproductive comme un obstacle à une activité professionnelle.
18Observons maintenant la durée des étapes en emploi stable et leur enchaînement dans le déroulement des parcours. La proportion d’étapes de courte durée (inférieure à six ans) est plus importante chez les femmes, dénotant un statut professionnel plus précaire ou des périodes d’inactivité plus fréquentes (figure 4). Au-delà de six ans, les différences ont tendance à se réduire, mais les hommes continuent de bénéficier de périodes d’emploi stable plus longues. Ainsi, dans un contexte de chômage important, un niveau d’instruction élevé joue de moins en moins en faveur de la stabilité pour les femmes et ne les met pas à l’abri d’une perte d’activité. Cette instabilité s’est accentuée après 2011 du fait de la crise économique, provoquant un accroissement de la précarité professionnelle, en particulier pour les femmes.
Figure 4. Durée des étapes en emploi stable selon le sexe

Champ : ensemble des étapes en emploi stable (n = 1 972).
Source : enquête ETST (Ined-LHESM/Université de Tunis), 2016.
19Par ailleurs, des disparités salariales importantes persistent. Néanmoins, il existe peu de données statistiques permettant d’évaluer précisément ces différences, car le travail des femmes issues des classes sociales défavorisées, le plus souvent informel, est difficile à quantifier.
20En 2011, l’écart de salaire mensuel moyen entre les femmes et les hommes dans le secteur privé est d’environ 25 % : 485 dinars (environ 150 €) contre 615 dinars (environ 190 €) pour les hommes5.
III. Une prédominance du passage de l’emploi stable à l’inactivité dans les parcours féminins
21Comment se produit le passage à l’emploi stable pour les actifs tunisiens ? À partir des parcours individuels recueillis dans l’enquête ETST, on recense, hommes et femmes confondus, 871 transitions d’état (figure 56).
Figure 5. Transitions entre les différents états d’activité, selon le sexe

Champ : ensemble des transitions entre différents états d’activité (n = 871).
Source : enquête ETST (Ined-LHESM/Université de Tunis), 2016.
22La répartition de ces transitions montre une prédominance du passage du chômage à un emploi stable pour les hommes (43 % des transitions), alors que c’est le passage d’un emploi stable à l’inactivité qui l’emporte chez les femmes (38 % des transitions). À l’encontre d’une idée reçue qui présente les femmes actives comme ambitieuses et déterminées, capables de concilier vie privée et vie professionnelle, la réalité montre une socialisation encore très genrée, avec une intériorisation des rapports sociaux entre les sexes (Bassalah, 2016). Ainsi, les femmes gèrent leur carrière en fonction d’une place revendiquée ou subie dans la sphère familiale, en sacrifiant le plus souvent leurs ambitions professionnelles. Le retour à l’emploi redevient ensuite possible une fois que les charges familiales se sont allégées (25 % des transitions chez les femmes) montrant une possibilité de retour à l’emploi.
23Ces données conduisent à se demander dans quelle mesure l’entrée des femmes dans la sphère professionnelle a changé les rapports sociaux entre les sexes et les stéréotypes de genre, et a poussé vers plus d’égalité entre les hommes et les femmes. Si les faits montrent que les femmes tunisiennes sont aujourd’hui plus instruites, plus actives et plus libérées des maternités que leurs mères et grands-mères, elles sont aussi plus exposées au chômage et continuent d’assumer la charge d’une double journée de travail (Bassalah, 2016).
24On en revient dès lors à la principale différence entre les parcours d’activité selon le genre, à savoir une carrière plus souvent entrecoupée de périodes d’inactivité pour les femmes. On peut citer l’exemple d’une des répondantes de l’enquête qui, après des études secondaires, a commencé à travailler à 16 ans, comme commerçante à son compte, puis s’est arrêtée à 22 ans pour rester au foyer. Au moment de l’enquête, elle est âgée de 55 ans, a eu trois enfants et n’a pas repris d’activité professionnelle. Sa situation fait écho à un entretien réalisé dans un autre contexte :
Actuellement, la femme qui travaille pour survivre et pour subvenir aux besoins de sa famille mène tous les jours un combat. C’est justement de cette femme que je parle, la femme ouvrière qui se réveille à quatre heures et cinq heures du matin pour travailler dans un champ ou une usine et rentrer à la fin de la journée pour s’occuper de ses enfants. C’est de cette perspective qu’on doit traiter les choses et non pas de celle relative à la femme qui s’affirme dans la société et qui a les moyens pour recourir à une aide ménagère chez elle. Donc certainement cette femme qui travaille pour avoir un salaire de survie, si elle avait le choix elle préférerait vivre à l’époque où le rôle de la femme était limité dans la sphère privée il y a 50 ou 60 ans7.
25Les enjeux autour de l’emploi des femmes dans la société tunisienne sont multiples, et plus sensibles à la conjoncture économique et sociale que traverse le pays. Comme le montre la figure 5, les transitions des emplois courts vers des emplois stables sont beaucoup plus importantes pour les hommes que pour les femmes (21 % contre 2 %), ce qui signifie que ces dernières ont plus de mal à accéder à une activité professionnelle durable.
26L’incapacité du secteur formel à satisfaire toutes les demandes d’emploi des Tunisiennes incite ces dernières à se tourner vers le secteur informel (cf. chapitre 8), ce qui contribue à une instabilité professionnelle accrue et à une plus grande précarité (Gana, 2007). En témoigne, par exemple, la multiplication des accidents dont ont été victimes des ouvrières agricoles, ces dernières années, dans les gouvernorats de Kairouan, de Siliana, de Jendouba et du Kef. Peu de données statistiques permettent de chiffrer ces accidents, mais la tragédie qui s’est produite en 2019 dans le gouvernorat de Sidi Bouzid illustre la précarité des conditions de travail des femmes exerçant des professions peu qualifiées8.
27Par ailleurs, il convient de se demander si le facteur générationnel peut modifier les différences de trajectoires entre hommes et femmes. En d’autres termes, est-ce que les femmes qui ont une activité professionnelle réduite, voire inexistante, reproduisent le schéma de la génération de leurs mères ? L’analyse des étapes d’activité par classe d’âge dévoile une situation qui semble stagner pour les plus jeunes, en particulier pour les femmes (figure 6).
Figure 6. Répartition des étapes d’activité selon l’âge et le sexe

Champ : ensemble des étapes d’activité (n = 3 514).
Source : enquête ETST (Ined-LHESM/Université de Tunis), 2016.
28On constate ainsi que la stabilité professionnelle s’améliore certes pour les femmes à mesure qu’elles avancent en âge (37 % pour la classe d’âge 18-25 ans, contre 49 % pour les 26-35 ans), mais qu’elle finit par stagner (50 %), alors qu’elle continue de progresser pour les hommes (jusqu’à 81 % aux âges élevés). Au fil du temps, le taux d’activité des femmes diminue, sans doute en raison des nombreuses interruptions liées au mariage et à la maternité (figure 2).
29Concernant les épisodes de chômage, l’effet de l’âge est également important, mais il touche autant les hommes que les femmes. Au fil des années, les étapes de chômage sont moins nombreuses, mais on observe davantage de périodes d’inactivité (sans recherche d’emploi) pour les femmes : ces périodes constituent 30 % des étapes pour les femmes de moins de 25 ans (une grande partie poursuit ses études), 21 % pour les 26-35 ans et 44 % pour les femmes de plus de 55 ans. Il semble ici se combiner un effet d’âge (les femmes inactives abandonnent à un moment donné leur recherche d’emploi pour se « résigner » à l’inactivité) et un effet de génération (l’inactivité des femmes diminue au fil du temps). Pour les hommes, en revanche, la proportion d’étapes en inactivité reste stable (aux alentours de 7 %).
30Si les parcours professionnels des femmes s’éloignent désormais du schéma traditionnel, avec une intégration plus tardive dans le monde du travail et une sortie d’activité également plus tardive, ils demeurent bien distincts de ceux des hommes si on prend en compte les domaines d’activité. Les femmes seraient ainsi plus présentes dans les secteurs à caractère social, jugés plus proches de leur quotidien. Quant aux diplômées du supérieur, elles semblent plus enclines à privilégier des emplois leur offrant la stabilité, comme dans le secteur public, voire à accepter des emplois précaires. Par ailleurs, les femmes semblent avoir intériorisé inconsciemment le poids du patriarcat : « Plusieurs facteurs sont ainsi défavorables à l’exercice du pouvoir décisionnel par les femmes : les différents propos collectés insistent sur les préjugés et les stéréotypes comme autant d’éléments qui viennent s’engouffrer dans les replis des comportements constituant ainsi une source de résistance qui pousse vers l’exclusion des femmes de la scène du pouvoir décisionnel. C’est avec beaucoup d’amertume et de déception que les femmes interviewées ont évoqué, des scènes, et des moments de leurs vies qui soulignent l’importance de ce facteur » (Najar et Kerrou, 2007). La législation, les représentations sociales et la réalité du marché de l’emploi contribuent à créer une situation paradoxale où les femmes connaissent tout à la fois une forme de libération et le maintien d’une certaine aliénation (Bassalah, 2013).
IV. Une ascension sociale des femmes par rapport à leurs mères
31Les femmes nées dans les années 1980 (âgées de 26 à 35 ans au moment de l’enquête) sont plus nombreuses à avoir travaillé au moins une année que la génération de leurs mères, nées dans les années 1950 (75 % contre 46 %). Pour les femmes nées dans les années 1990, et même si l’on manque encore de recul, le taux d’activité est de 50 %, donc proche de celui des femmes de plus de 55 ans en 2016 (46 %) [figure 6]. Cela s’explique à la fois par l’allongement de la scolarité chez les plus jeunes et par un chômage élevé, qui retarde l’entrée sur le marché du travail par rapport aux femmes des générations précédentes, qui ont connu un contexte économique différent.
32Pitrim Sorokin (1927) définit la mobilité sociale comme le phénomène de déplacement des individus dans l’espace social qui conduit à une différence de statut entre les parents et leurs enfants. En croisant le statut d’activité des mères avec celui de leurs filles, l’enquête ETST a permis d’observer que seules 15 % des femmes actives ont une mère qui travaille ou a travaillé. Autrement dit, 85 % des femmes actives au moment de l’enquête ont des mères qui n’ont jamais travaillé. L’augmentation du taux d’activité féminin reflète une première forme de changement de statut social entre mères et filles.
33Définir la position sociale étant une tâche peu aisée, la mobilité sociale entre générations de femmes sera approchée ici par une comparaison des catégories socioprofessionnelles, en restreignant l’observation aux 15 % de femmes dont la mère a été active à un moment donné de sa vie (123 femmes). Mais il faut rappeler au préalable que, en 2016, seules 26 % des femmes sont considérées comme actives occupées, selon l’INS. L’échantillon de femmes observées est donc restreint, mais son apport est intéressant dans une perspective exploratoire. En attendant de conduire des entretiens approfondis avec les personnes enquêtées, on peut suggérer quelques pistes de réflexion à partir de ces données, en comparant les professions des personnes enquêtées avec l’emploi actuel ou le dernier emploi de la mère (tableau 1), selon une classification décrite dans l’encadré 1.
Tableau 1. Table de mobilité entre mères et filles

Encadré 1. Le codage des professions dans l’enquête ETST
Les données de l’enquête ETST relatives à la profession des femmes et à la profession de leurs mères ont été codées selon la structure de la Nomenclature nationale des professions de 2014 (NNP-2014), adoptée par l’INS. Cette catégorisation socioprofessionnelle de l’INS s’appuie sur les niveaux de compétence.
Le choix a été fait de regrouper les CSP suivantes :
• les directeurs, cadres de direction et gérants (1) avec les professions intellectuelles et scientifiques (2) ;
• les employés de type administratif (4) avec le personnel des services directs aux particuliers, les commerçants et les vendeurs (5) ;
• les conducteurs d’installations et de machines et les ouvriers de l’assemblage (8) avec les professions élémentaires (9).
La catégorie « Professions intermédiaires (3) » a été conservée en l’état, car elle comprend des sous-catégories très variées. Il en va de même pour la catégorie « Métiers qualifiés de l’industrie et de l’artisanat (7) », qui n’a pas été réunie avec « Agriculteurs et ouvriers qualifiés de l’agriculture, de la sylviculture et de la pêche (6) », car l’effectif des femmes qui se déclarent dans cette catégorie sans figurer dans la table de mobilité (tableau 1) est nul, pour les enquêtées comme pour leurs mères. Cela est probablement dû à la situation de précarité que connaissent les femmes qui travaillent dans le secteur agricole en milieu rural. En l’absence de protection sociale ou parce qu’elles sont souvent considérées comme des aides familiales, elles ont tendance à se déclarer inactives.
34En croisant la catégorie socioprofessionnelle de la femme interrogée avec celle de sa mère, on remarque que la majorité des femmes ayant occupé un emploi et dont la mère a travaillé comptent parmi les salariées les moins qualifiées. Cela s’explique sans doute par le fait que ces postes sont tenus par les mères et les filles dans certaines familles. La reproduction sociale (diagonale du tableau) apparaît plus élevée pour femmes peu qualifiées et moindre pour les catégories intermédiaires et supérieures, caractérisées par une mobilité sociale ascendante, avec plus d’une fille sur deux occupant une situation professionnelle supérieure à celle de sa mère quand celle-ci travaille ou a travaillé. Par ailleurs, il s’exerce une mobilité structurelle liée à l’évolution sociale qui s’observe en comparant les marges du tableau 1. Distinguer cette mobilité structurelle de celle qui s’exerce par fluidité sociale (mobilité nette) est « purement conceptuel : on ne saurait distinguer, parmi les individus mobiles, ceux qui le sont “au titre” d’une des deux formes » (Merllié et Prévot, 1991, p. 27). Il importe alors de mesurer la mobilité sociale pour s’interroger sur ses effets et sur la manière dont elle est ressentie par les individus, à travers la perception qu’ils portent sur leurs parcours (Bénéton, 1975). Cela nécessiterait de mener des entretiens approfondis auprès des femmes qui ont connu une telle situation (Attias-Donfut et Wolff, 2001).
35L’usage des grands groupes socioprofessionnels de la nomenclature de l’INS permet de rendre compte, dans les grandes lignes, de la nature des parcours de mobilité sociale (ascendant ou descendant). Une analyse plus fine des trajectoires, par des méthodes qualitatives, sera nécessaire pour mieux rendre compte de ces trajectoires.
Conclusion
36Loin de connaître un changement dans les parcours d’activité, l’emploi en Tunisie reste caractérisé par une différenciation marquée entre les hommes et les femmes. Les parcours professionnels des femmes présentent une plus grande instabilité, des interruptions et des périodes d’inactivité plus fréquentes, dans un contexte renforcé par une culture patriarcale qui dispense le plus souvent les hommes des tâches domestiques. Par rapport à leurs mères, la moitié des femmes enquêtées ont exercé au moins une activité professionnelle tout au long de leurs parcours, mais la proportion des étapes en emploi stable semble stagner chez les femmes, toutes générations confondues.
37Au-delà d’une simple confrontation des taux d’activité à une date donnée, les parcours recueillis dans l’enquête ETST donnent la possibilité de comparer l’enchaînement des étapes d’activité chez les femmes et chez les hommes, ce qui permet d’observer la difficulté de ces dernières à accéder à une situation professionnelle stable. Une approche plus qualitative, menée au moyen d’entretiens, serait toutefois nécessaire pour approfondir l’étude des parcours professionnels des femmes en lien avec leur formation, la mise en couple et la maternité. Une telle perspective pourrait éclairer la position des femmes à l’égard de la décision d’exercer ou non une activité professionnelle, dans le contexte sociétal tunisien, où tout ce qui touche à la condition féminine est une question sensible. Par ailleurs, si l’égalité des sexes est désormais inscrite dans la constitution, les choses n’ont pas radicalement changé dans les faits. De plus en plus de femmes exercent des emplois précaires et mal rémunérés, et leur accès aux postes de décision reste limité, malgré l’amélioration très nette de leur niveau d’instruction. S’ajoute à cela une inégalité marquée entre les zones rurales et urbaines du point de vue de la qualité de l’enseignement, en particulier dans les filières considérées comme prestigieuses. Le milieu rural souffre en effet de sous-développement depuis des décennies. De plus, les opportunités d’emploi sont plus importantes en ville, surtout pour la population instruite. Les femmes vivant en milieu rural sont ainsi quasiment exclues des emplois formels, donc de toute protection sociale, ce qui accentue encore le décalage entre les visées égalitaires prévues par la loi et le vécu des Tunisiennes.
Bibliographie
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Sorokin P., 1927, Social Mobility, New York/Londres, Harper and Brothers.
Notes de bas de page
1 C’est la population active occupée féminine dans ce secteur : l’emploi féminin dans ce secteur, rapporté à l’emploi total des femmes.
2 Enquêtes emploi de l’INS (1999 et 2016).
3 Union générale tunisienne du travail, fondée en 1946.
4 Entretien réalisé dans le cadre d’un mémoire de master et cité in Bassalah, 2016.
5 Cf. CRES, 2012.
6 Ne sont conservées sur cette figure que les transitions avec les effectifs les plus importants.
7 Entretien réalisé dans le cadre d’un mémoire de master et cité in Bassalah, 2016.
8 Le 27 avril 2019, à Sabala, une collision entre deux véhicules, dont un transportant des ouvrières agricoles, a fait treize morts et dix-neuf blessés.
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