Chapitre 2
Carnet de terrain
p. 37-50
Texte intégral
1Participer au terrain d’une enquête sur l’ensemble du territoire tunisien a constitué une expérience inédite, même si plusieurs d’entre nous avaient acquis une première expérience dans le cadre du recensement de la population ou d’autres études, ou encore déjà mené des entretiens, le plus souvent dans la région de Tunis. Une autre originalité de ce projet réside dans le fait que le questionnaire aborde des thématiques très diversifiées, dont certaines ayant trait à la sphère privée ou à des questions d’opinion sur des sujets sensibles. Nous nous demandions comment l’enquête allait être reçue sur le terrain, en particulier dans les régions plus reculées de la Tunisie. Plus de cinq années s’étaient écoulées depuis 2011, mais le climat social restait tendu et la situation politique instable, avec des menaces terroristes sérieuses.
2En dépit de cette appréhension et des difficultés rencontrées, le travail de terrain s’est déroulé auprès d’une population en grande majorité très accueillante et coopérative. Si nous avons tenu à faire figurer ce carnet de terrain dans l’ouvrage, c’est pour restituer et illustrer, au-delà des résultats quantitatifs, notre quotidien de travail dans un environnement parfois difficile. Les anecdotes rapportées permettront au lecteur de partager notre expérience.
I. L’enquête pilote
3Le travail de terrain a débuté, comme c’est l’usage, par la mise en place d’une phase pilote visant à vérifier la bonne réception du questionnaire par les enquêtés, la validation des questions et des modalités de réponse et la passation de la grille biographique. Il s’agissait aussi de tester la méthode par point de chute GPS, qui avait été retenue pour sélectionner les ménages enquêtés (cf. chapitre 1). L’enquête pilote a commencé le 19 septembre 2016, au départ de l’université de Tunis (illustration 1), et elle a duré cinq jours. Elle a été conduite dans la région du Grand Tunis : centre, faubourgs et banlieue. Le terrain a débuté dans la banlieue, et cette première approche a levé en grande partie nos appréhensions : contrairement à ce que nous pensions, les habitants des quartiers populaires se sont montrés beaucoup plus accueillants que ceux des quartiers aisés du centre de la capitale, où le taux de refus a été très élevé. Par ailleurs, nous avons pu noter que le questionnaire était généralement bien reçu.
4Cette opération nous a toutefois permis d’identifier les difficultés que pourrait soulever la passation du questionnaire, entre autres le risque d’une mauvaise interprétation, voire d’une mauvaise réception pour certaines questions sensibles, telles que les relations au sein du couple ou encore la virginité avant le mariage. Elle a permis aussi de corriger des imperfections dans le fonctionnement de l’application implémentée sur tablette pour la passation du questionnaire et la saisie de la grille biographique, une fois l’entretien terminé. Elle s’est enfin révélée précieuse pour tester la méthode de tirage par point de chute GPS (cf. chapitre 1). Au-delà de ces aspects techniques, elle a également permis aux enquêteurs et aux superviseurs de s’approprier le questionnaire et de commencer à travailler main dans la main.
Illustration 1. L’équipe au départ de l’université pour l’enquête pilote

Source : Hassène Kassar, 20161.
II. L’organisation du terrain
5Le terrain de l’enquête a commencé le 6 octobre 2016 et s’est achevé le 12 décembre. Le groupe comptait dix-sept enquêtrices et trois enquêteurs2, dont l’équipe de doctorants ayant participé à la préparation du projet et à l’élaboration du questionnaire, ainsi que six superviseurs et contrôleurs expérimentés. Pour des raisons d’efficacité et de sécurité, ces derniers, qui avaient une expérience du terrain, ont été chargés de la gestion logistique et humaine du groupe. L’équipe était majoritairement féminine, ce qui représentait un avantage pour la passation du questionnaire, car en Tunisie, une femme est reçue plus facilement qu’un homme à l’intérieur des maisons.
6Une formation aux principes et aux techniques de travail sur le terrain a été dispensée aux enquêteurs du 6 au 8 octobre 2016. Au cours de cet atelier, des passations de questionnaire et des simulations de situation d’enquête (refus ou autre) ont été réalisées. Une formation spécifique à la passation de la grille biographique a été conduite par deux chercheurs du groupe3. Par ailleurs, les superviseurs ont pu s’entraîner aux techniques de tirage des logements enquêtés selon la méthode par point de chute GPS (cf. chapitre 1).
7C’est au cours de cette formation, qui s’est déroulée à Sousse, que quatre groupes de travail ont été constitués.
8La première partie de l’enquête a duré quinze jours durant lesquels les terrains des régions du Sud tunisien et du Centre-Est ont été couverts. Après une interruption de quelques jours, la seconde partie du terrain s’est déployée à partir de Sousse (figure 1). Cette ville côtière, dotée d’une bonne infrastructure et bien reliée aux autres gouvernorats du Sahel (Mahdia et Monastir), mais aussi à ceux de Nabeul et de Kairouan, a constitué une base précieuse pour le travail de terrain. Les districts de l’Ouest ont ensuite été enquêtés à partir de la ville de Sbeïtla et de la petite ville du Kef. Enfin, depuis la ville de Tunis, les districts du gouvernorat de Tunis et le Nord-Ouest du pays ont été enquêtés, et, dans un second temps, les districts enclavés des régions du Nord-Ouest et du Nord-Est.
Figure 1. Déroulement du terrain de l’enquête ETST

Source : enquête ETST (Ined-LHESM/Université de Tunis), 2016.
III. Le terrain au jour le jour
9Nous formions une équipe solidaire et motivée. Quatre groupes avaient été constitués au moment de la formation des enquêteurs. Les groupes se déplaçaient ensemble et se répartissaient les districts selon leur position géographique. Chaque jour se posait une question récurrente : comment allions-nous être reçus dans tel village ou tel quartier ? Est-ce que les enquêtés se montreraient coopératifs ? Pour les superviseurs, la difficulté résidait dans l’attribution des districts aux différents groupes et dans la gestion de l’enchaînement des étapes, pour que les enquêtes au sein de chaque district s’achèvent à la nuit tombée afin d’éviter d’y revenir le lendemain. Sur les routes de montagne ou dans les zones rurales, leur inquiétude portait davantage sur la résistance des véhicules et l’anticipation de pannes éventuelles.
10La première partie du terrain a duré du 9 au 23 octobre, couvrant tout le Sud et le Centre-Est. Un premier groupe a commencé par la ville de Tozeur et la région du Sud-Ouest. Les autres groupes sont partis de Djerba (illustration 2), puis ont rallié Zarzis et les districts au nord de Médenine.
Illustration 2. Le premier jour du terrain à Djerba

Source : Hassène Kassar, 2016.
11Le 11 octobre, nous nous sommes dirigés vers Tataouine, où nous avons résidé deux jours pour couvrir les districts de ce gouvernorat, ceux de Médenine que nous n’avions pas encore enquêtés et quelques-uns des districts de Gabès. À Tataouine, ville située à la porte du Sahara, au milieu de montagnes désertiques, et réputée pour son commerce parallèle, nous avons été accueillis par les commandos de la garde nationale. Sans doute avertis par leurs collègues de Médenine, ils connaissaient nos noms et nous ont informés qu’ils étaient chargés de notre protection.
12Le 13 octobre, nous avons pris la route pour Matmata et nous avons fini de couvrir les districts de Gabès (la ville elle-même, ainsi que El Hamma et Mareth). Le lendemain, nous avons enquêté à El Mahrès et dans plusieurs districts du sud du gouvernorat de Sfax (La Skhira, El Gheraïba, etc.), où nous avons été pris dans une tempête de sable. Du 15 au 19 octobre, nous avons achevé le travail de terrain autour de Sfax avant de nous attaquer aux districts du gouvernorat de Mahdia. Arrivés à Sousse le 20 octobre, nous y sommes restés trois jours pour couvrir la région, ainsi que les districts de Monastir. Le 23 octobre, nous avons rallié Tunis pour trois jours de repos, achevant ainsi la première partie de l’enquête de terrain.
13La deuxième partie s’est déroulée du 27 octobre au 5 novembre, période durant laquelle nous avons parcouru le Centre-Ouest et une partie du Nord-Ouest. Le premier jour, en route pour Sbeïtla, nous avons traité plusieurs districts du gouvernorat de Kairouan (Hafouz, Echbika, Elala, etc.). Le lendemain, à partir de Sbeïtla les groupes ont été divisés en deux ; une partie a poursuivi le travail sur le gouvernorat de Kairouan et l’autre a commencé le travail sur les gouvernorats de Gafsa et de Sidi Bouzid. Le troisième jour, nous avons achevé les districts de Sidi Bouzid et une des enquêtrices est repartie vers Tunis (illustration 3).
Illustration 3. Message d’une participante sur la page Facebook dédiée à l’enquête de terrain

L’enquêtrice qui poste ce message a suspendu momentanément son travail de terrain pour le reprendre dans la troisième partie de l’enquête.
14Les deux derniers jours à Sbeïtla (29 et 30 octobre), nous avons terminé le terrain du gouvernorat de Kasserine. Le 31 octobre, nous avons pris la direction de Sousse et couvert, en chemin, la ville de Kairouan. Nous avons fait une nouvelle étape de deux jours à Sousse afin d’achever les districts de l’Est du gouvernorat de Kairouan et l’ensemble des districts de Sousse. Le 4 novembre, nous avons rejoint la ville du Kef et achevé l’enquête de terrain dans les gouvernorats de Siliana et d’El Kef. Le lendemain, nous avons couvert les districts de Jendouba (Ghardimaou, Bou Salem, Balta, etc.), avant de rejoindre Tunis le soir même pour trois jours de repos.
15Commencée le 10 novembre 2016, la troisième partie de l’enquête de terrain a duré deux semaines et nous a permis de traiter la région du Nord-Est (Grand Tunis, Nabeul, Bizerte, Zaghouan), et les districts du Nord-Ouest (Béja) que nous n’avions pas encore couverts, à partir de la ville de Tunis. Les premiers jours, nous avons réparti le travail en deux groupes, l’un dans le gouvernorat d’Ariana et l’autre, de Ben Arous. Ensuite, chaque groupe a poursuivi vers les gouvernorats de Manouba et de Tunis pour finir de couvrir tous les districts du Grand Tunis. Par la suite, deux groupes ont réalisé le terrain des gouvernorats de Bizerte et de Nabeul. Le lendemain, l’un s’est dirigé vers Zaghouan et l’autre vers Béja (Tastour, Teboursouk, Tibar). Pendant ce temps, deux groupes ont achevé les districts restants de Jendouba et ceux de Béja (Nefza, Mjez-elbeb) et la fin du gouvernorat de Nabeul (Hammamet).
IV. La passation du questionnaire
16L’expérience des superviseurs dans la manière d’aborder les personnes enquêtées nous aura été très précieuse. Pour faciliter la prise de contact, nous disposions d’un flyer présentant l’enquête (illustration 4) et d’une autorisation officielle émanant du ministère du Développement, deux documents que nous montrions à la personne qui ouvrait la porte du logement ou au chef de famille s’il était présent. En général, nous disions que nous étions étudiants et que nous faisions une recherche sur la société tunisienne. Parler de l’université et de nos études en cours a suscité un accueil bienveillant chez la plupart des gens, qui voyaient dans ces jeunes enquêteurs venus les interroger tantôt un frère, tantôt un fils, etc.
Illustration 4. Flyer de l’enquête ETST

17Cependant, la réception de l’enquête et les conditions d’accueil du questionnaire ont beaucoup varié d’une région à l’autre. Par ailleurs, l’accueil en milieu rural était plus chaleureux que dans les villes. Certains habitants pensaient que nous appartenions à un service social ou une ONG ; d’autres nous soupçonnaient d’appartenir à un parti politique et nous exprimaient leur « ras-le-bol » ; d’autres nous exprimaient leurs attentes et nous demandaient si notre travail d’enquête pourrait améliorer leur situation.
18Concrètement, l’entrée en matière était la suivante : « Je suis étudiant·e. Est-ce que vous pouvez m’aider pour une recherche sur la société tunisienne ? » Si les gens ne nous laissaient pas entrer chez eux, nous demandions si nous pouvions nous asseoir sur le trottoir devant chez eux. En général, ils sortaient alors une chaise. Mais si nous demandions un verre d’eau, ils nous laissaient le plus souvent pénétrer dans leur domicile. Au début de la passation du questionnaire, les gens se montraient réticents et mal à l’aise. Ils se montraient plus rassurés quand nous sortions la tablette, qui semblait être pour eux un gage de sérieux.
19La passation du questionnaire durait entre 30 minutes et 1 h 30, selon l’âge et la complexité des histoires individuelles. Dans certains cas, il n’a pas été possible de mener le questionnaire à son terme. Une des enquêtrices a ainsi été confrontée à la situation suivante : alors qu’elle interrogeait une femme, elle a observé que le mari de cette dernière commençait à s’énerver. « Pourquoi ton mari s’énerve-t-il ? », a-t-elle demandé à la femme. C’est le mari qui a répondu, pour dire que leur fils avait émigré clandestinement. Puis la femme a fondu en larmes et a raconté que leur fille aussi avait quitté Monastir et qu’ils ne savaient pas où elle était. « Je suis partie et je n’ai pas fait le questionnaire », a conclu l’enquêtrice.
20Plusieurs enquêteurs ont évoqué la déception, voire un agacement quand la personne désignée pour répondre au questionnaire n’était pas celle qui avait commencé à parler, en particulier quand il s’agissait d’une femme. Aymen raconte ainsi son échange avec le mari d’une enquêtée :
J’ai commencé à questionner la femme et le mari est arrivé à la maison. Il m’a dit : « C’est à moi que tu dois poser les questions à moi. » Il a dit à sa femme : « Tu vas à la cuisine et c’est moi qui vais répondre. » J’ai alors expliqué que c’était important que ce soit la personne tirée au sort qui réponde au questionnaire. Il a finalement accepté en restant à côté de sa femme. Il laissait sa femme répondre mais donnait son avis.
21Safa témoigne pour sa part de découvertes parfois surprenantes :
J’ai enquêté une femme voilée qui a répondu au questionnaire en présence de son père. À la question d’opinion « Une femme doit être vierge avant le mariage », elle a répondu : « Je ne suis pas d’accord4. » Cela m’a beaucoup étonnée.
V. Les difficultés rencontrées
22Conduire une enquête sur le territoire tunisien n’était pas une opération facile dans le contexte d’instabilité que connaît le pays. La sécurité était d’ailleurs un sujet essentiel dans la gestion du terrain en lien avec le coordonnateur de l’enquête et les superviseurs. Quelques mois avant le début du travail de terrain, la Tunisie avait en effet subi une attaque terroriste de grande envergure à Ben Guerdane, et certaines régions présentaient des risques.
23Fort heureusement, nous avons surtout été confrontés à des problèmes matériels désagréables, mais sans gravité. Les conditions climatiques et géologiques (pluies, routes non carrossables, sable, etc.) ont soumis les véhicules à rude épreuve, et les pannes ont constitué un écueil récurrent. La plus importante a eu lieu à la sortie de Sousse alors que nous nous dirigions vers le Nord-Ouest, dans les montagnes de Djebel Ousselat (illustration 5). Nos téléphones ne captaient pas dans cette région accidentée, et le superviseur a dû marcher jusqu’à un site moins enclavé pour demander de l’aide à l’autre groupe. Nous avons perdu une demi-journée.
Illustration 5. Panne dans la montagne de Djebal Ousselat

Source : Amel Karray, 2016.
24À Aïn Draham, près de la frontière algérienne, une des voitures s’est retrouvée au bord d’un un ravin. Heureusement, un tracteur a pu bloquer la voiture, avant de la tracter jusqu’à la route (illustration 6).
Illustration 6. Le tracteur « sauveur »

Source : Amel Karray, 2016.
25D’autres difficultés étaient plus attendues, comme les erreurs de localisation du système GPS5 à la suite de la fermeture des routes pour des raisons de sécurité ou à l’interdiction d’accéder à deux villages de montagne près de la frontière algérienne (illustration 7).
Illustration 7. Les errements de Fadhila6

Source : Amel Karray, 2016.
26Outre ces difficultés matérielles, nous avons rencontré des problèmes que nous avons pu surmonter grâce au sang-froid de l’équipe et à l’expérience des superviseurs. Parmi ceux que nous avions anticipés, il y avait le risque de réactions violentes de la part de certains enquêtés, notre groupe comptant une majorité de jeunes femmes.
27Une enquêtrice relate ainsi le refus virulent qu’elle a essuyé :
Un jour, une femme gentille m’a accueillie chez elle. Son mari, un prof de sport, est rentré à la maison et, soudainement, elle est devenue mal à l’aise. Son mari lui a crié : « Avec qui es-tu ? C’est une femme ? » Elle a répondu oui. Il lui a demandé : « Est-ce qu’elle est voilée ? » La femme a répondu non. Alors il lui a dit : « Tu la fais sortir tout de suite. » J’ai dû arrêter aussitôt le questionnaire et partir sous les cris et les insultes d’un homme violent qui m’a suivie jusqu’à la porte de la maison.
28Safa raconte une autre mésaventure :
C’était à Matmata, dans un village abandonné. L’école avait fermé, il n’y avait que des personnes âgées et pas d’épicerie. J’ai interrogé un couple d’un certain âge. Les enfants avaient migré à Tunis et ils racontaient que tous les jeunes migraient et qu’eux aussi avaient le projet de migrer. « On est seuls et on s’ennuie. » Le couple était bizarre et j’ai eu peur. À la fin du questionnaire, la femme a dit à son mari d’une soixantaine d’années : « On la fait rentrer et on la ligote. » J’ai eu l’impression que la femme ne rigolait pas. Son mari lui a répondu : « Ce n’est pas une bonne idée », et je suis partie très vite retrouver le groupe.
Nous avons aussi connu une « attaque » de notre bus par des jeunes à Salakta. La présence d’un véhicule avec autant de jeunes femmes dans un quartier populaire de cette ville a d’abord provoqué la curiosité de quelques jeunes, avant de dégénérer. Le chauffeur et les superviseurs ont pu s’interposer avant que la situation ne devienne trop violente et nous avons quitté les lieux rapidement.
VI. Retours de terrain
29Un mois après la fin de l’enquête de terrain, nous avons organisé à Tunis une séance de restitution avec les responsables du projet. Malgré les difficultés rencontrées, la richesse de l’expérience a fait l’unanimité, comme en témoignent les quelques extraits que nous avons voulu reproduire ici, et qui nous semblent parler d’eux-mêmes.
Un jour, j’ai fait un questionnaire avec une femme qui était allée seulement deux jours à l’école primaire. La femme vivait seule dans la maison, son mari était à l’étranger, leurs enfants s’étaient mariés et étaient partis. Elle m’a fait pitié, elle souffrait de ne pas avoir fait d’études (Islem).
Une autre fois, j’ai enquêté un homme. Au début du questionnaire sa femme était avec nous puis elle est partie faire sa prière. Quand j’ai posé la question d’opinion sur la virginité, il m’a demandé « Et toi, tu penses quoi ? » J’ai reposé la question quatre fois et il m’a répondu (Islem).
Je n’oublierai jamais la famille de Gabès, leur visage. C’était deux couples de frères et sœurs qui s’étaient mariés entre familles pour garder la maison familiale. Ils avaient chacun trois enfants, tous diplômés. Ils ont beaucoup parlé de rêves après la révolution, mais ils n’étaient ni déprimés ni pessimistes (Amel).
Je me souviens d’une dame qui avait deux garçons qui ont quitté l’école à l’âge de 12 ans et qui disait : « J’ai rêvé que mes enfants seront recrutés après la révolution » (Amel).
Dans une région montagneuse près de Beni Khedache, j’ai questionné une femme rurale, non instruite, qui s’occupait des animaux au village. La majorité des hommes du village travaillaient dans une ville proche. Il n’y avait rien à l’intérieur de sa maison. C’était une journée inoubliable. La femme était ouverte, exprimait bien les problèmes de sa région. Elle se rendait chaque jour au dispensaire pour demander un moyen de contraception et on lui répondait : « Rentre chez toi, on a plus de moyens pour le planning familial. » Elle avait plusieurs enfants, elle était enceinte et elle disait : « Je veux arrêter d’avoir des enfants, je n’arrive pas à subvenir à leurs besoins. » Elle m’a fait pitié, elle était mal (Safa).
J’ai eu une expérience étonnante. C’était lors de l’enquête pilote à Tunis, dans un quartier populaire. Une femme m’a ouvert la porte après m’avoir demandé derrière la porte si j’étais une femme. La dame était en sous-vêtement et me laisse entrer. Elle m’explique alors que son mari était imam et qu’elle aussi travaillait au ministère de la Religion. Elle m’explique qu’elle a juste fait un mariage religieux7. Elle parlait de la maman des enfants de son mari, très à l’aise. J’ai senti qu’elle avait un message à faire passer : « Voilà, on peut se marier avec un homme sans mariage civil » (Amel).
À Médenine j’ai enquêté une fille qui a eu une tumeur à la tête. Elle me racontait qu’elle était sortie du village pour la première fois pour aller à Sfax à l’hôpital. L’événement marquant était de sortir pour la première fois. Elle s’est fait des copines dans la maison louée pour la durée du traitement. Elles faisaient ensemble le ménage et les repas. Elle était autonome pour la première fois. Elle avait environ 25 ans. C’était bouleversant (Safa).
Je me souviens d’une autre fille dans une région rurale près de Sfax. Elle disait qu’elle avait beaucoup de mal à formuler une phrase correcte. « Dans notre région, on arrive en troisième année primaire et on nous fait passer d’une classe à autre sans inspecter ce que l’on sait. » Elle était vraiment consciente de la déficience du système, elle avait arrêté l’école à 10 ans. En colère, elle disait : « Ce n’était pas ma faute, je ne réussissais même pas à faire des calculs très simples » (Safa).
Une femme a accepté de répondre à mes questions mais elle m’a imposé une condition. Elle a dit : « Après, c’est toi qui vas répondre à mes questions. » J’ai accepté et à la fin de l’entretien, elle m’a posé des questions sur ma vie. Elle voulait une réciprocité entre nous (Safa).
30À travers ce carnet de terrain, nous avons souhaité restituer le plus fidèlement possible l’expérience très enrichissante que nous avons vécue. Alors que nous pensions connaître notre pays du fait de nos histoires et de nos racines, nous avons découvert une autre Tunisie. Toutes les personnes rencontrées et qui ont accepté de nous livrer une partie d’elles-mêmes et de leur histoire resteront dans nos mémoires comme autant de parcours individuels qui constituent la diversité de la société tunisienne d’aujourd’hui. Les « scènes » familiales auxquelles nous avons assisté témoignent aussi à leur manière des tensions et des contradictions qui traversent notre pays. Au moment d’exploiter les données de notre enquête, cette expérience de terrain et les témoignages recueillis sont venus enrichir et rendre plus vivants les résultats qui ressortaient des traitements quantitatifs.
Notes de bas de page
1 Durant tout le travail de terrain, nous avons échangé photographies, anecdotes, informations, impressions, etc., sur une page Facebook réservée à l’enquête.
2 Le groupe d’enquêteurs était composé en majorité de doctorantes et d’étudiantes en master de démographie ou en sociologie de la faculté des sciences humaines et sociales de Tunis (laboratoire Histoire des économies et des sociétés méditerranéennes [LHESM]).
3 Il s’agit de Safaa Bassalah et de Chérifa Lakhoua, qui ont été formées à l’Ined par Géraldine Vivier.
4 Dans ce chapitre, les propos des enquêtés ont été traduits de l’arabe et restitués le plus fidèlement possible.
5 Le système de localisation par GPS, fourni par l’application, a constitué une difficulté de taille. Parfois, il indiquait des chemins non carrossables ou qui ne pouvaient être empruntés que par des véhicules adaptés. Pour cette raison, les enquêteurs ont dû rebrousser chemin à plusieurs reprises.
6 Fadhila est le surnom que nous avions donné à la voix qui nous guidait par GPS.
7 Dans la loi tunisienne, seul le mariage civil par contrat est reconnu, conformément au Code du statut personnel (13 août 1956).
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