Préface
p. 7-10
Texte intégral
1La richesse de cet ouvrage tient à la vivacité de son approche et à l’expérience de recherche qu’il propose. D’emblée, son titre invite le lecteur à penser un moment historique crucial et à marquer un temps d’arrêt pour observer les transformations de la société tunisienne. L’analyse qui se déploie au fil des chapitres pointe les faits saillants de la Tunisie post-révolution et aborde les phénomènes marquants d’une société en pleine mutation : le célibat prolongé, le partage des rôles entre les conjoints, les parcours d’activité des femmes à travers les générations, l’emploi informel, la faible mobilité géographique, le rapport à la politique, les convictions et pratiques religieuses, la perception de la révolution, etc. Autant de faits qui dessinent en filigrane, à travers des modes de vie, une culture, des valeurs, le portrait d’un pays en mouvement qui s’exprime sous forme de paradoxes perceptibles au sein de la société. On y observe tout à la fois des revirements et des continuités, des hésitations et des constances, des mouvements de déséquilibre et de redressement, des aspirations et des entraves, etc. Ce livre constitue donc une sorte de bilan d’étape d’un pays qui tente de mettre de l’ordre dans ses priorités et aspire à inscrire ses ambitions dans un horizon nouveau, plus prometteur.
2Loin de sacrifier à une rhétorique qui a tendance à saturer l’espace éditorial, l’évocation de la révolution dans le titre ne se limite pas à donner aux lecteurs un indice factuel : cet événement constitue en effet le point de départ d’une exploration profonde de la société tunisienne et de ses transformations depuis 2011. Quelle que soit la lecture (politique, idéologique, culturelle, etc.) que l’on puisse faire de cette année charnière, cette dernière s’impose à la recherche comme un moment de rupture très important dont les conséquences ne cessent de se laisser observer à tous les niveaux de la société – comme en témoignent les différents chapitres de cet ouvrage.
3La première qualité de ce livre est d’avoir échappé à l’« immédiateté » qui a marqué la première vague d’enquêtes et d’études réalisées dans les années ayant suivi la révolution, sans perdre de vue ni leurs résultats ni leurs limites. L’ambition des questionnements témoigne d’un souci de réfléchir loin de la température des événements (crise des institutions politiques, environnement national et régional instable, etc.), pour éviter que « la tyrannie du factuel » (Paul Ricœur) pèse indéfiniment sur le choix des objets d’étude et l’orientation des approches.
4Une question transversale a orienté toute la réflexion autour des transformations de la société tunisienne dans le contexte post-révolutionnaire : si la révolution tunisienne a été saluée par le monde entier, quel a été, au-delà de son aspect politique et institutionnel, son impact sur la population tunisienne ? Cette interrogation se décline en deux questions qui remettent en cause l’idée quelque peu réductrice que la révolution aurait eu un effet rassembleur. En premier lieu, quels clivages s’observent au sein de la société tunisienne d’un point de vue générationnel ? En second lieu, quels sont les points de convergence et de dissensions observés au sein de la société tunisienne ?
5L’approche quantitative de l’enquête – et c’est l’un de ses mérites – fournit des données statistiques sur un échantillon représentatif de la population tunisienne qui permettent d’éviter les conclusions hâtives sur des sujets aussi sensibles que la femme, le couple, les choix de vie et la migration. Les auteurs suivent l’évolution de la société tunisienne pour offrir des conclusions qui rassurent parfois, mais surtout qui poussent à réfléchir. Au-delà des données statistiques, l’enquête s’intéresse aussi aux parcours individuels en recourant à une grille biographique, selon le modèle de plusieurs enquêtes réalisées à l’Ined. Face à la grande diversité sociale, professionnelle et géographique des enquêtés, les chercheurs ont été soucieux de recueillir un ensemble de données individuelles portant sur leurs identités, leurs parcours, leurs compétences, leurs pratiques, etc. Loin de tomber dans la « quantophrénie » (Pitirim Sorokin) ni de se limiter à présenter des données quantitatives figées, le matériau recueilli permet une immersion dans des parcours de vie et d’en interroger les différentes facettes. L’interviewé a l’occasion de raconter son parcours mais aussi, et d’une manière plus subjective, de poser un regard sur sa trajectoire et sur le recueil des événements marquant sa vie.
6L’équipe qui a parcouru la Tunisie pour mener cette enquête était composée de doctorantes habitées par l’enthousiasme de découvrir et de se former. Comme le montre leur carnet de terrain, cette expérience fut pour elles un voyage dans l’espace, une initiation à la recherche et une découverte de la Tunisie profonde. Le lecteur en verra les signes dans leurs analyses, qui restituent la spontanéité des voix et l’épaisseur de l’expérience, même si l’enquête a été menée dans des circonstances peu heureuses : à l’époque, en 2016, la Tunisie était le théâtre d’une série d’attentats terroristes semant la panique dans toutes les régions. Plusieurs composantes ont étoffé le texte : paroles d’enquêtrices, photos, captures d’écrans, etc., qui se font l’écho d’une réalité polyphonique. Elles témoignent d’une volonté de partager cette expérience de recherche avec le lecteur pour qu’il s’imprègne de la réalité sociale analysée dans sa complexité. Elles confèrent aussi au travail entrepris une tonalité émotionnelle qui ne laisse pas le lecteur indifférent.
7Cette immersion s’inscrit dans une tradition pragmatique et une « philosophie des flux » consistant à appréhender la réalité sociale comme « un monde toujours en train de se faire (still in the making) » (Daniel Cefaï et Louis Quéré). Un choix qui donne à l’entreprise des deux directeurs d’ouvrage, France Guérin-Pace et Hassène Kassar, la possibilité d’inscrire ce travail dans une perspective intergénérationnelle pour assurer la transmission des savoirs et des savoir-faire, et qui atteste une générosité et un engagement scientifique incontestables.
8À la lecture de ce livre, on constate que ces questions orientent une recherche courageuse, qui a osé s’aventurer sur un terrain encore agité par les aléas et les impératifs qu’impose la sortie de la révolution. Au fil des chapitres, les résultats de l’enquête remettent en question certaines idées préconçues dans des domaines aussi variés que les rapports de genre, les relations entre générations, les convictions religieuses et politiques, le rapport à la langue, les parcours géographiques, la mobilité professionnelle, etc. Toutes les analyses menées éclairent les mouvements sous-jacents qui ont traversé la société tunisienne durant la décennie écoulée. Néanmoins, les résultats de cette enquête acquièrent toute leur importance quand le chercheur ne se laisse pas aveugler par les changements de surface, notamment à l’échelle politique. Certes, les événements des dernières années ont eu une influence majeure sur l’évolution du pays, mais cela ne doit pas faire de la politique une grille d’analyse qui sature le champ de la réflexion. Car la vitesse des changements dans les pratiques et les perceptions obéit à une temporalité plus lente que celle qui gouverne les mutations politiques. C’est pourquoi un travail comme celui-ci, en invitant à une certaine distanciation, offre un point d’ancrage fertile pour d’autres enquêtes.
9À l’issue de cette préface, il convient de revenir à la question qui aura sous-tendu tout le projet : comment, in fine, les Tunisiens eux-mêmes perçoivent-ils la révolution ? Maintenant que les passions des premières années se sont refroidies, les déclarations des enquêtés s’inscrivent dans une temporalité du quotidien où s’expriment l’attente, l’espoir, l’inquiétude et la résignation. Les femmes et les jeunes, principaux vecteurs de changement, sont ceux qui subissent le plus le poids d’un passé qui n’en finit pas de finir et d’un présent qui peine à s’affranchir de ses entraves. Un résultat qui, malheureusement, s’observe de façon récurrente durant les périodes de crise qui suivent des bouleversements de grande ampleur. Un des rôles de la recherche est de tendre à la société un miroir où elle pourrait saisir ses contradictions, ses tensions, ses brisures, ses impasses, et ses hésitations. La perception de cette image est loin d’être toujours heureuse.
10Aussi le présent travail a-t-il diagnostiqué une période marquée par une schizophrénie générale sans précédent et un malaise social qui touche toutes les catégories de la population. Il exprime, en quelque sorte, un malaise dans la révolution. Il est néanmoins intéressant que ce travail ait pu voir le jour dans une période aussi difficile que celle que connaît la Tunisie depuis quelques années, car le contexte sociopolitique dégradé – une situation aggravée encore par la pandémie de Covid-19 – oblige à appréhender la décennie passée à partir de lieux nouveaux. Il vient rappeler que la recherche ne doit pas sacrifier à l’air du temps et que le chercheur est de plus en plus appelé à trouver sa place entre le temps de l’actualité éphémère et celui du social, soumis à une durée beaucoup plus longue. La présente étude se situe dans le temps social profond et invite à nommer le présent à l’aune des conclusions scientifiques qui associent l’analyse à la critique.
11La société tunisienne bouge assez rapidement, ce livre en témoigne. On y observe des acteurs, des pratiques, des changements, des malaises qui appellent description et analyse – deux impératifs qui préservent des conclusions hâtives, lesquelles sont trop souvent imprégnées d’une ambiance générale prompte au regret, à la nostalgie, voire aux chimères populistes. Ce travail donne la possibilité de voir, d’agir et de percevoir le présent et le passé récent à partir du socle de la recherche, le seul auquel nous pouvons nous fier, car lui seul nous permet d’éprouver la consistance à nos certitudes et de nos doutes.
12Le pessimisme ambiant ne doit pas imprégner la posture du chercheur qui, en tant que « renifleur social » (Michel Maffesoli), reste attentif à la durée qui gouverne les changements sur le long terme et dévoile les crises fertiles tout autant que les inquiétudes prometteuses. Reconnaissons à la révolution le mérite d’avoir ouvert la voie aux individus, aux groupes, aux chercheurs, aux jeunes et aux artistes pour voir à ciel ouvert les ressources, les tares, les déceptions et les promesses d’une société qui n’a jamais cessé de bouger à son propre rythme !
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Trajectoires et origines
Enquête sur la diversité des populations en France
Cris Beauchemin, Christelle Hamel et Patrick Simon (dir.)
2016
En quête d’appartenances
L’enquête Histoire de vie sur la construction des identités
France Guérin-Pace, Olivia Samuel et Isabelle Ville (dir.)
2009
Parcours de familles
L’enquête Étude des relations familiales et intergénérationnelles
Arnaud Régnier-Loilier (dir.)
2016
Portraits de famille
L’enquête Étude des relations familiales et intergénérationnelles
Arnaud Régnier-Loilier (dir.)
2009
Inégalités de santé à Ouagadougou
Résultats d’un observatoire de population urbaine au Burkina Faso
Clémentine Rossier, Abdramane Bassiahi Soura et Géraldine Duthé (dir.)
2019
Violences et rapports de genre
Enquête sur les violences de genre en France
Elizabeth Brown, Alice Debauche, Christelle Hamel et al. (dir.)
2020
Un panel français
L’Étude longitudinale par Internet pour les sciences sociales (Elipss)
Emmanuelle Duwez et Pierre Mercklé (dir.)
2021
Tunisie, l'après 2011
Enquête sur les transformations de la société tunisienne
France Guérin-Pace et Hassène Kassar (dir.)
2022
Enfance et famille au Mali
Trente ans d’enquêtes démographiques en milieu rural
Véronique Hertrich et Olivia Samuel (dir.)
2024