Chapitre 3
Une fécondité qui résiste
p. 57-92
Texte intégral
1Les tendances de la fécondité sont influencées par deux types des déterminants : les déterminants proches (selon le modèle de Boongarts1 : âge au mariage, contraception, allaitement au sein et avortement) et les déterminants lointains (mortalité infantile, alphabétisation, activité économique, urbanisation etc.). Les déterminants proches de la fécondité, permettent de « décomposer » le niveau général de la fécondité synthétisé par l’ISF (Indice Synthétique de Fécondité). Dans ce chapitre, l’analyse de chaque déterminant (pratique contraceptive, âge au mariage, écart d’âges entre conjoints…), sera reliée au contexte dans lequel ils ont évolué. Par exemple, l’analyse des pratiques contraceptives est mise en parallèle avec les politiques de planning familial, l’âge au mariage est relié à la famille. Ceci permet de suivre les hypothèses exposées dans le chapitre précédent sur l’évolution de la fécondité, en mettant en relation les niveaux micro et macro. On verra comment la tradition, la religion, les contraintes économiques, les politiques de l’État influencent les choix de mise en couple et le désir d’enfant dans les ménages égyptiens.
2Parmi les déterminants proches, on ne tiendra cependant pas compte ici de l’avortement car il n’existe pas de statistiques sur cette variable en Égypte, le code pénal égyptien de 1937 interdisant toute forme d’avortement, excepté, d’après les principes généraux de la loi relative à la criminalité, dans le cas où l’avortement peut sauver la vie de la mère et après l’avis d’un comité composé de médecins. L’avortement est, pour cette raison, souvent pratiqué de manière clandestine avec tous les risques que cela comporte pour les femmes.
I. L’Égypte dans son contexte régional
1. La transition démographique dans les pays arabes
3La définition de « pays arabes » retenue ici est celle qui tient compte des pays de l’Afrique du Nord et de l’Asie occidentale ayant comme langue officielle l’arabe. D’après les données des Nations unies, la population totale de la zone comprend, en 2009, environ 350 millions d’habitants, dont l’Égypte constitue le pays le plus peuplé avec une population de 77 millions d’habitants.
4La transition démographique des pays arabes a suivi, selon la plupart des chercheurs, un chemin assez particulier. Omran (1980) parle de l’unicité du modèle de fécondité. Nagi (1984) affirme que dans ces pays, la correspondance entre la transition de fécondité et l’évolution épidémiologique n’a pas eu lieu. Selon eux, la chute de la mortalité, due à l’amélioration des conditions de vie et aux grandes découvertes dans le domaine médical, n’a pas été suivie tout de suite par une baisse de la fécondité.
5Cela a amené, dans la période 1950-1980, à un fort accroissement de la population avec un haut pourcentage de jeunes dans la population.
6Le lien entre les comportements en matière de reproduction, la tradition religieuse liée à l’islam et le statut des femmes selon cette religion est souvent établi. Makhlouf Obermeyer (1992) a cependant montré que l’islam a historiquement encouragé le planning familial (méthodes traditionnelles) et que plusieurs fatwa ont reconnu les méthodes modernes de contraception à condition qu’il y ait accord entre les partenaires. Selon les études menées, la polygamie et le divorce ne peuvent pas être considérés comme facteurs de maintien d’une fécondité élevée : les cas de polygamie sont désormais rares et dans le cas du divorce, s’il existe une redistribution entre partenaires infertiles mais pas forcément stériles, il reste des femmes divorcées qui ne se marient pas avant longtemps (Fargues, 1988).
7Le statut des femmes arabes constitue un autre facteur qui, historiquement, aurait logiquement dû maintenir un niveau de natalité élevé ; mais les études menées à ce sujet n’ont pas toujours donné comme résultat la relation inverse attendue entre éducation, emploi et fécondité. Au contraire, elles ont plutôt souligné le besoin d’une meilleure mesure de la « patriarchie » et du « statut des femmes » (Makhlouf Obermeyer, 1992).
8Si l’on regarde d’un peu plus près l’évolution de la fécondité dans les pays arabes (figures 8 et 9), on s’aperçoit que le déclin de la fécondité a commencé pour la plupart de ces pays à partir des années 1960 (Rashad2, 2000). On remarque aussi que le rythme de la baisse a été plus élevé par rapport aux autres pays en développement, ce qui veut dire que les pays arabes ont rattrapé assez vite le retard initial.
Figure 8. Évolution de l’indice de fécondité dans les pays arabes d’Afrique, 1950-2010

Sources : Rashad (pour la période 1950-2000) et Population Division of the Department of Economic and Social Affairs of the United Nations Secretariat, World Population Prospects : the 2008 Revision).
Figure 9. Évolution de l’indice de fécondité dans les pays arabes d’Asie, 1950-2010

Sources : Rashad, 2000 (pour la période 1950-2000) et Population Division of the Department of Economic and Social Affairs of the United Nations Secretariat, World Population Prospects, the 2008 Revision ; http://esa.un.org/unpp, Sunday, February 28, 2010 (pour la période 2000-2010).
9Une autre particularité que l’on observe dans la transition de fécondité de ces pays est due au fait que la baisse se soit manifestée dans un groupe de pays en même temps, à la différence des autres pays en développement qui n’ont pas suivi un chemin commun. Les comportements en matière de mariage et d’allaitement ont aussi suivi le même parcours en enregistrant les mêmes taux ; à partir des années 1980, le profil de nuptialité a changé et montre depuis une variabilité assez élevée (Rashad, 2001). Schoumaker et Tabutin (2005, p. 630), dégagent cinq grands modèles de transition pour les pays arabes : un modèle traditionnel avec un taux de natalité supérieur à 40 ‰ et un taux de croissance très rapide comme au Yémen et en Palestine ; un modèle assez précoce mais plutôt lent et incertain avec un taux de natalité d’environ 30 ‰ et une taux de croissance supérieur à 2 % (Égypte), un modèle plutôt classique (taux de natalité d’environ 24 ‰ taux de croissance autour de 2 %), un modèle tardif et très rapide (par exemple en Iran et au Liban avec une natalité et une croissance naturelle très faibles), un modèle très avancé (taux de natalité inférieur à 20 ‰, et taux de croissance au-dessus de 1 % par an, comme en Tunisie).
10Les pays pour lesquels la fécondité a baissé en premier n’ont pas eu de changements socioéconomiques qui justifient cette chute. D’après la théorie de la transition démographique, ce sont les changements socioéconomiques qui mènent aux changements en matière de reproduction, selon l’analyse des coûts et bénéfices des enfants.
11Dans de nombreux pays arabes, la crise économique a conduit les jeunes à se marier plus tardivement. Le recul de l’âge au mariage a donc été le plus important parmi les déterminants proches de la fécondité. La différence avec les pays occidentaux est claire : dans ces pays, la baisse de la fécondité est due au déclin de la fécondité maritale plutôt qu’au recul de l’âge au mariage. On peut donc affirmer que la transition dans les pays arabes a eu lieu tant en raison du développement (politiques de planning familial, etc.) que du sous-développement (crise économique) (Rashad, 2000).
12Des changements importants sont intervenus dans la formation de la famille et les conséquences directes ont été d’une part, un plus grand nombre de femmes qui ne se marient pas et d’autre part, le recul de l’âge au mariage, phénomènes sur lesquels il faut s’interroger.
13Il faut sans doute revenir au rôle de la femme dans une société patriarcale et conservatrice au sein de laquelle celle-ci trouve sa réalisation en tant que mère et femme au foyer. L’amélioration des niveaux de scolarisation des femmes est souvent très importante pour expliquer le recul de l’âge au mariage et la baisse de la fécondité : avec un niveau d’éducation plus élevé, les femmes se marient plus tard et font moins d’enfants. Cette amélioration a été enregistrée dans la plupart des pays arabes. Néanmoins, ceci n’implique pas un niveau de participation à l’activité économique beaucoup plus élevé que par le passé, car le mariage reste incompatible avec l’activité économique des femmes (Fargues, 1988). La faible augmentation de l’activité féminine ne pourrait donc expliquer la transition de la fécondité dans les pays arabes :
C’est plutôt l’insuffisance des revenus du ménage, aggravée par la faible activité féminine, qu’il faut évoquer (Fargues, 2003, p. 4).
14Makhlouf Obermeyer (1992) rappelle aussi que la dimension politique a été sous-estimée ; elle est souvent absente dans le débat sur les changements démographiques. En revanche, les processus démographiques sont souvent le résultat de l’interaction entre les stratégies individuelles et les décisions liées à la structure du pouvoir dans une société, plutôt que le produit simple et direct des décisions sur le nombre d’enfants ou l’application de règles religieuses. Il faut donc tenir compte du contexte institutionnel dans lequel ces modifications ont lieu et dans les pays arabes, l’absence d’importantes réformes politiques a un impact certain. Dans ce contexte, de petits aménagements dans les lois existantes (par exemple, en termes de polygamie et de divorce) ont seulement permis une lente amélioration du statut des femmes et une expansion limitée de leur statut, en dehors de ceux d’épouse et de mère.
2. L’évolution de la fécondité en Égypte dans les cinquante dernières années
15En Égypte, la baisse de la natalité, c’est-à-dire du nombre de naissances par rapport à une population donnée a commencé vraisemblablement depuis les années 1950 (voir figure 10) ; la natalité a néanmoins gardé des niveaux assez élevés jusqu’au début des années 1970, lorsqu’une baisse sensible a été enregistrée. Elle a encore augmenté vers la fin des années 1970, puis a commencé à baisser sensiblement au milieu des années 1980 jusqu’à aujourd’hui.
16L’analyse de la baisse de la fécondité (mesurée par l’indice synthétique de fécondité, c’est-à-dire la somme de la série de taux de fécondité par âge, ou table de fécondité) amène aux mêmes considérations : un type de baisse erratique dès les années 1950 jusqu’au milieu des années 1980, quand la transition semble finalement être amorcée. Au cours des années 1990 et jusqu’à aujourd’hui, l’ISF (indice synthétique de fécondité) est resté plutôt stable : entre 1995 et 2008, il est passé de 3,6 à 3 enfants par femme.
17La figure 10 représente l’évolution de l’indice synthétique de fécondité par âge de 1960 jusqu’à 2008. On y observe un déclin général du nombre de naissances pour toutes les classes d’âge au cours de la période analysée. Néanmoins, la fécondité a baissé plus rapidement chez les femmes plus âgées, ce qui est caractéristique des populations en cours de transition de la fécondité. En outre, comme il a été souligné, la fécondité a stagné au milieu des années 1990, puis a repris son déclin en 2003.
18Quelles sont les causes de cette baisse intermittente et du maintien de l’indice de fécondité à un niveau moyen ? L’une des pistes à explorer réside peut-être dans l’importance accordée au mariage chez les jeunes Égyptiens et le fait que de forts liens familiaux allègent souvent le coût des noces pour les jeunes couples. L’étude des liens entre les déterminants proches de la fécondité et des facteurs institutionnels tels que la religion, la tradition, la situation politique et économique et le rôle de la femme pour expliquer la situation démographique égyptienne permettra peut-être d’explorer d’autres explications à cette baisse, dans un contexte politique qui pourtant a favorisé le développement du planning familial. En effet, parmi les pays en voie de développement, l’Égypte a été précurseur en matière de politique de population et pour la mise en place de structures de planning familial, à l’instar des pays du Maghreb.
Figure 10. Égypte, taux de fécondité par groupes d’âges, 1960-2008

Sources : El-Deeb (1990) pour les années 1960 et 1976 ; EFS, 1980 ; EMCHS 1991 ; EDHS, 1988-2008.
II. Contraception et politiques de planning familial
1. L’influence des donateurs internationaux et des ONG
19Comme déjà souligné dans le premier chapitre, l’adoption des politiques de planning familial a commencé il y a cinquante ans en Égypte par la distribution des services contraceptifs auprès de la population : dès 1955 furent ouvertes des cliniques de planning familial. En outre, plusieurs campagnes de sensibilisation en faveur des familles peu nombreuses passent jusqu’à présent à la télévision.
20Le Conseil national suprême du Planning Familial, établi en 1965, s’occupe des politiques de contrôle des naissances au sein du gouvernement égyptien (cf. chapitre 1). La mise en place de ses politiques est accompagnée depuis 1976 par la création du Centre pour l’Information, l’Éducation et la Communication (IEC) qui fait partie du Système d’Information de l’État (SIS). L’IEC se charge notamment d’informer les citoyens sur les méthodes contraceptives et de les encourager à avoir des familles moins nombreuses (Wisensale et Khodair, 1998). Du point de vue stratégique, la politique de l’État égyptien en matière de population a d’abord été orientée vers un type de développement global dont le planning familial n’était qu’une partie, position maintenue jusqu’au début des années 1980. Puis la dépendance à l‘égard de l’aide internationale força le gouvernement à réorienter sa politique vers une approche centrée sur la distribution de moyens de contraception (Ali K. A., 2002). À partir de cette date, une nouvelle politique de planning familial qui comprenait aussi des objectifs de développement – notamment la réduction de la mortalité infantile et la hausse des niveaux d’éducation – fut lancée, dans le but de ramener à 20 ‰ le taux de natalité d’ici à l’an 2000. Par ailleurs, les agences d’aide au développement l’Usaid en tête, ont critiqué l’inefficacité des programmes de développement intégré et exercé de fortes pressions sur le gouvernement égyptien, allant jusqu’à menacer d’arrêter l’aide financière afin qu’il réoriente sa politique vers un programme plus direct du contrôle de la fécondité. Le contrat avec l’Usaid fut finalement renouvelé pour l’année 1983 (Ali K. A., 2002). L’insistance de l’Usaid trouve son origine dans les résultats des grandes enquêtes EFS et EDHS, selon lesquels, malgré une baisse de la natalité et une sensible hausse dans l’utilisation de la contraception, la croissance de la population était encore forte et les femmes qui n’utilisaient pas des méthodes de planning familial étaient encore trop nombreuses. La maîtrise de la population et la distribution de moyens de contraception semblent donc nécessaires pour l’Usaid, car un taux de croissance trop élevé pourrait mener à une hausse du niveau de chômage, une perte accélérée de terrains agricoles, une urbanisation croissante et une réduction des investissements dans l’éducation.
21Au niveau institutionnel, les ONG jouent et ont joué un rôle très important dans les politiques de planning familial et dans leur adoption. C’est à ces organisations que l’on doit les premières interventions en termes de distribution de services liés à la pratique contraceptive ainsi que l’ouverture des cliniques et des dispensaires pour le planning familial (Ibrahim S.E., 1995). D’après une enquête conduite au sein des principaux acteurs du planning familial égyptiens en 1993 par le Centre de recherche Ibn Khaldoun, les efforts des ONG en matière de politique de population sont reconnus et celles-ci sont jugées par les citoyens comme plus efficaces que le gouvernement (moins de bureaucratie, etc.) et moins corrompues. Leur contact avec la population est aussi plus facile et direct. Le gouvernement, avec son appareil bureaucratique et ses contrôles trop nombreux, a rendu très faible la société civile représentée par les ONG (Ibrahim S. E., 1995).
22Néanmoins, depuis la réorientation du planning familial influencée par l’Usaid dans les années 1980, seules les ONG qui adoptent une politique proche de celle de l’agence américaine reçoivent des financements importants. Elles travaillent donc sur tout dans les domaines suivants : transferts de technologies, formation du personnel local, recherches sur le planning familial, provision de services de planning familial et distribution de méthodes de contraception dans le secteur privé. En revanche, les organisations qui se donnent pour objectif le développement structurel ne reçoivent pas beaucoup de financements. On voit comment les ONG sont devenues un instrument dans les mains des donateurs internationaux, pour suivre leur politique sans devoir faire face aux contrôles du gouvernement (Ali K. A., 2002).
23D’après Ali, le rôle des donateurs internationaux a été fondamental dans les changements des politiques de planning familial en Égypte et « l’importance donnée auparavant au développement structurel et à l’équité sociale a été remplacée par une nouvelle politique basée sur la modification des comportements et des choix plus larges des méthodes contraceptives » (Ali K. A., 2002, p. 39).
2. L’action des médias
24Les médias constituent une source d’information très importante pour les femmes et pour les familles égyptiennes. Ils sont en grande partie contrôlés par l’État qui les utilise comme un outil pédagogique dans le but de s’adresser aux populations les plus faibles et les moins instruites, sur plusieurs sujets de société, comme les politiques de population. Une grande majorité de femmes enquêtées dans la phase 3 de l’EDHS (2000) déclarent avoir entendu parler du planning familial à la radio (64 %) et à la télévision (95 %) dans le dernier mois. Environ 30 % des femmes déclarent ainsi avoir lu des informations sur le planning familial dans les journaux. Les messages qui passent à la télévision visent d’abord à informer les femmes les plus pauvres et les moins instruites sur la contraception. Les moyens les plus utilisés passent par la publicité et les feuilletons et notamment des séries très populaires qui sont suivies par beaucoup de femmes et de ménages. Les chansons et les pièces de théâtre font aussi partie des campagnes de planning familial (Ali K. A., 2002).
25La presse a aussi son rôle à jouer dans la politique de planning familial non seulement à travers les campagnes publicitaires mais aussi par ses articles et les débats qu’ils suscitent. Au début des années 1980 par exemple, un important débat s’est tenu à travers la presse égyptienne après le lancement d’une campagne de planning familial nommée « Regarde autour de toi » et plusieurs journaux « gouvernementaux » discutèrent du caractère licite du planning familial dans la religion musulmane.
3. L’intervention de l’État
26Les services de planning familial sont fournis par l’État et par des ONG : depuis 1965, le nombre d’unités qui offrent ce type de services a constamment augmenté (figure 11). Environ 5 500 dispensaires sont désormais installés sur tout le territoire égyptien. L’État dispense la majorité de ces services (80 %) qui se répartissent entre hôpitaux, dispensaires de services de planning familial urbains, ruraux, et ambulants.
Figure 11. Égypte, Nombre de dispensaires publics et privés qui fournissent des services de planning familial, 1965-2000

Source : National Population Council, Annual Statistical Report, 1965-2000.
27D’après une enquête sur l’évaluation de la fourniture des services de santé en Égypte (enquête Service Provision Assessment Survey, menée en 2002 par le ministère de la Santé et de la Population, OCR Macro et USAID), la plupart des dispensaires (98 %) offrent des méthodes modernes de contraception (notamment le stérilet, la pilule, les injections contraceptives et les préservatifs) et aussi des services de planning familial (94 %).
4. Contraception et religion
28La vision d’un islam nataliste est sans doute à attribuer à une hadith3 du prophète Mahomet : « Mariez-vous et apportez des enfants, je me vanterai de vous devant les autres peuples dans l’au-delà ». En revanche, les oulémas4 ont justifié la contraception et le planning familial dans plusieurs cas de figure.
29L’islam, rappellent-ils, est une religion qui se fonde sur les principes de liberté et de permissivité, donc tout est légal sauf s’il est autrement désigné dans le Coran ou dans la Sunna5. Le Coran n’interdit pas le contrôle des naissances ni l’espacement entre elles, ainsi, d’après la plupart des juristes islamiques, le planning familial est permis. En outre, il est attesté que le retrait était déjà pratiqué à l’époque de Mahomet et que ni le Prophète ni le Coran ne l’interdirent explicitement. La plupart des savants en théologie sont d’accord sur la légalité de cette pratique, la seule condition étant l’autorisation de la femme (Roudi-Fahimi, 2004).
30Après avoir révisé plusieurs sources de la jurisprudence islamique, Omran (1992) a rédigé une liste des raisons qui justifient la pratique de la contraception selon l’islam. La contraception peut être utilisée pour :
Éviter le risque du lait « changé » d’une mère pour un enfant qui est en train d’être allaité.
Éviter à une mère le risque résultant des plusieurs grossesses, de brefs intervalles entre les naissances, d’un jeune âge.
Éviter la grossesse à une femme déjà malade.
Éviter la transmission de maladies des parents à leur descendance.
Préserver la beauté d’une femme et sa forme physique.
Éviter les difficultés économiques qui pourraient dériver d’une famille nombreuse, car elles pourraient trop fatiguer les parents ou les orienter vers des activités illégales pour gagner plus d’argent.
Permettre aux enfants d’avoir une éducation, d’être bien élevés et d’avoir une bonne formation religieuse : tout cela est plus facile avec une descendance peu nombreuse.
Éviter le danger pour des enfants nés dans un territoire ennemi d’être convertis à une autre religion que l’islam.
Éviter d’avoir des enfants dans des périodes de déclin religieux.
Garantir des chambres de nuit séparées aux garçons et aux filles après la puberté.
31Ainsi, pour la plupart des savants musulmans, toutes les méthodes de contraception sont permises sauf celles qui comportent une stérilisation permanente de l’homme ou de la femme. Celle-ci serait, d’après eux, une tentative de changer la volonté de Dieu et de ce qu’Il a créé.
32Comme déjà souligné auparavant (cf. chapitre 1), l’État égyptien a essayé de corroborer la vision des savants par plusieurs interventions des autorités religieuses en matière de planning familial. L’État, à travers les autorités religieuses, essaye donc de convaincre la population de l’importance de la planification familiale. L’une des idées porteuses de cette politique est celle d’une nation plus forte. Ces questions ont donné lieu à de nombreux débats, dont certains ont trouvé écho à travers la presse. Par exemple, la revue Al-Chabab (« La Jeunesse », avril 1980, n° 9, cité par Aulas et al., 1982, p. 128-129) a publié un article qui tentait d’apporter des réponses aux questions que les jeunes peuvent se poser sur la position de l’islam par rapport au planning familial. La réponse à la fameuse hadith :
Mariez-vous et apportez des enfants, je me vanterai de vous devant les autres peuples dans l’au-delà, fut la suivante : « cette Hadith a été dite par le Prophète au début de l’islam alors que les Musulmans n’étaient que quelques milliers. Aujourd’hui ils sont plus de 800 millions. De même le Prophète ne se vantera pas du nombre mais de la qualité des Musulmans. Il dit « un croyant fort est meilleur qu’un croyant faible », Dieu dit que le bon et le mauvais ne sont pas égaux même si la quantité (ou le grand nombre) des mauvais t’attire […] La clémence de l’islam ne rejette pas le contrôle des naissances, si le grand nombre pouvait causer des crises et des problèmes pour la famille et la société.
33Le développement des politiques de planning familial est désormais fondamental dans le domaine du droit des femmes et des familles et de leur santé reproductive, et la religion musulmane ne veut pas se poser comme un obstacle à ce type de politique.
34Dans le même temps, les voix contraires au planning familial en Égypte ont toujours essayé de faire passer toute forme de contraception comme un crime interdit par la religion ; le seul cas dans lequel la contraception sous toutes ses formes est autorisée est celui où la santé de la mère serait mise en cause. Un petit nombre de juristes et activistes musulmans voient dans la pratique du retrait, comme dans toute pratique contraceptive, une forme d’infanticide. L’infanticide étant interdit par le Coran, l’assimilation, selon eux, de ces deux principes, les conduit à bannir toute forme de planning familial. En outre, ils déplorent le fait que le planning familial aille à l’encontre de l’idée d’une grande population musulmane (considérée comme un dictat religieux), autre raison de le considérer non seulement comme un péché grave, mais comme une conspiration de l’Occident contre les pays arabes et musulmans (Roudi-Fahimi, 2004).
35Il faut rappeler que la plupart des programmes de planning familial, dans les pays musulmans, ont été politisés ; en Iran par exemple, après la révolution de 1979, le gouvernement a annulé toute politique de contrôle des naissances car elles étaient jugées comme un complot émanant des pays occidentaux. Dix ans après, les autorités iraniennes ont cependant été obligées de rétablir les programmes.
36Certains mouvements islamistes, comme les Frères musulmans, accusent le gouvernement de vouloir affaiblir la nation musulmane par son programme de planning familial et argumentent que la véritable question n’est pas tant la population trop nombreuse, mais le fait que les ressources ne soient pas distribuées équitablement.
37Le débat sur le planning familial a donc pris un important tournant politique dans le pays depuis les premières positions officielles du gouvernement égyptien et des autorités religieuses à l’époque de la Conférence du Caire en 1994 (cf. chapitre 1) et par opposition, celle des mouvements islamistes. Ces positions divergentes sur les politiques de population font aussi partie du débat qui a débuté durant les années 1970, entre l’État et les mouvements islamistes, sur l’interprétation authentique de l’islam. Le gouvernement égyptien tente de faire passer le message d’une modernité en harmonie avec les traditions de son peuple et d’une coexistence possible entre l’authenticité de sa culture et le progrès, pour contrer les positions des islamistes (Ali K.A., 2002), notamment par le biais des autorités religieuses comme le Grand Mufti ou encore les universitaires théologiens d’Al-Azhar.
38Cependant, la position d’Al-Azhar sur le planning familial n’est pas toujours claire, car si cette institution religieuse adopte certaines positions gouvernementales, elle rappelle également que :
Le planning familial n’est pas l’unique solution aux problèmes du développement. […] Si l’islam accepte le contrôle des naissances, il le fait temporairement dans le but de prévenir un mal ou dans l’attente d’une solution à une crise (Nader, 2004, p. 111).
[…] L’Égypte est un État dans lequel la religion n’est pas sécularisée et que, au-delà de son importance sociale, des institutions comme le ministère des Awqâf (Affaires Religieuses) ou l’université Al-Azhar sont en charge de la réglementer. Constitutionnellement, elle a été promue au rang de référentiel normatif auquel les acteurs peuvent avoir recours en se basant sur l’article 2 qui fait de la charia, la source principale du droit public égyptien. Cela implique que, dans le contexte de réislamisation des années 1980, peu d’acteurs dans le jeu politique égyptien sont des acteurs laïcs. Cela implique également que la religion est un sujet à part entière du débat public […] (Klaus, 2005, p. 71-72).
39Le Syndicat des médecins égyptiens6 se fait également le porte-parole des idées véhiculées par les Frères musulmans : cela peut donc donner une forte orientation politique et religieuse à l’action des médecins qui participent aux projets de planification familiale. À titre d’exemple, au cours de l’enquête du Centre de recherche Ibn Khaldoun, des médecins qui travaillent dans les cliniques de planning familial furent interviewés : interrogés sur les problèmes les plus graves auxquels leur pays devaient faire face, ils ne firent pas mention du problème de la population, mais évoquèrent la corruption, le manque de valeurs religieuses et la conspiration de l’Occident destinée à maintenir les peuples musulmans faibles. Interrogés plus explicitement sur la population, environ 70 % d’entre eux écartèrent l’idée d’un quelconque problème. L’appui des médecins aux valeurs liées à la tradition et à la religion trouve son environnement idéal dans les zones rurales et urbaines pauvres et en outre : « ces contrepoids aux politiques de population de l’État ne sont pas le monopole de l’espace public égyptien » (Ibrahim S. E., 1995, p. 78). En Égypte donc, « le débat relatif aux questions sociales comme la population et la pauvreté, est intimement lié aux opinions religieuses » (Nader, 2004, p. 114).
40On verra dans les paragraphes suivants comment la population égyptienne et en particulier les femmes, réagissent aux politiques de population et aux différents points de vue que les acteurs de ces politiques expriment.
III. La pratique contraceptive en Égypte
1. Une analyse descriptive
41La pratique contraceptive est un indicateur très important car elle est directement liée à la prise de décision et à l’autonomie des femmes ; elle peut donc être un indice révélateur de leur rôle dans la société. Les choix en matière de contraception impliquent en effet beaucoup de détermination pour une femme. De manière plus générale, les pratiques contraceptives sont liées à la perception qu’ont les femmes – et les hommes – de leur propre corps, de l’importance de leur entourage, mais aussi de la médecine moderne. Elles sont en relation avec le niveau d’éducation, la classe sociale, les traditions culturelles et religieuses et passent nécessairement par une transformation globale de la société, qui doit être disposée à accepter une prise de décision autonome, par une femme, sur sa fécondité et donc sur la descendance désirée. Ceci est particulièrement vrai pour les pays en développement, où plusieurs programmes de planning familial ont été lancés pour inciter l’utilisation de la contraception. Ces programmes n’ont pas souvent réalisé pleinement leur but à cause du manque d’émancipation et donc de participation de la part des femmes (Ladier-Fouladi, 2003).
42Si le premier programme de planning familial a été adopté en Égypte en 1955, les données dont on dispose sur l’utilisation de la contraception ne remontent pas si loin dans le temps. Elles ne sont en effet disponibles qu’à partir des années 1970 et proviennent de différentes sources ; depuis 1980, les données des enquêtes EFS et EDHS ont beaucoup aidé à l’analyse de ce phénomène, tout en donnant aussi des détails sur les types de méthodes et les raisons de l’utilisation d’un certain type d’anticonceptionnel plutôt qu’un autre.
43Les données relatives à l’utilisation des méthodes contraceptives et leur évolution dans le temps offrent de bons indicateurs. Le taux de prévalence contraceptive exprime le pourcentage de femmes, dans une population, qui ont recours à des méthodes de contraception. Dans le tableau 7, on remarque que la proportion de femmes (en âge fécond) qui a utilisé la contraception a sensiblement augmenté au cours des trente dernières années. Si en 1974, la proportion de femmes qui utilisaient une méthode de contraception (traditionnelle ou moderne) était de 26,5 %, en 2008 cette proportion avait plus que doublé (60,3 %). On remarque aussi que l’utilisation de méthodes modernes a évolué très rapidement et elle est passée en 28 ans seulement de 23 % à 57,6 % des femmes en âge fécond.
Tableau 7. Égypte, taux de prévalence contraceptive 1974-2008

Sources : EDHS, Nortman L. D., Hofstatter E., 1978 (données 1977).
44En ce qui concerne les caractéristiques principales de l’utilisation de la contraception : les motifs, les types de méthodes, la prise de cette décision à l’intérieur du ménage, etc., les données disponibles concernent uniquement celles des enquêtes EDHS, à partir de 1988.
45En étudiant le tableau 8, on remarque immédiatement que très peu de femmes égyptiennes utilisent la contraception avant d’avoir eu leur premier enfant. Une grande partie des femmes ont recours à des méthodes de contraception dans le but d’espacer les naissances, car elles les utilisent après la naissance de leur premier enfant. Il existe néanmoins une importante contraception d’arrêt et les femmes y ont recours après le deuxième enfant. Les femmes ont déclaré ainsi comme premier motif d’utilisation des méthodes de contraception la limitation plutôt que l’espacement. Il reste tout de même une proportion significative de femmes qui ne voudraient plus d’enfants ou qui voudraient espacer leurs grossesses, mais qui n’utilisent pas de méthode de contraception ; on appelle ce phénomène des « besoins non satisfaits ». La proportion de ces femmes est passée, entre 1992 et 2008, d’environ 20 % à 9 % du total des femmes.
Tableau 8. Égypte, nombre d’enfants vivants à la première utilisation d’une méthode de contraception, 1988-2008 (%)

Sources : EDHS, 1988-2008.
46Parmi les autres raisons principales de ne pas utiliser de méthode de contraception, on trouve le désir d’avoir des enfants, d’être enceinte, d’être en train d’allaiter, de ne pas être mariée (veuve ou divorcée), d’être ménopausée, ou de ne pas avoir beaucoup de rapports sexuels. Il y a aussi un petit nombre de femmes qui déclarent avoir peur des effets secondaires, avoir des soucis de santé, ou que leur mari n’est pas d’accord pour l’usage la contraception (cf. annexe 1 en fin d’ouvrage).
47La position des femmes enquêtées par rapport à la religion et au planning familial apparaît dans le tableau 9 : une grande proportion de femmes (80 % en 1995) connaît la position officielle des autorités religieuses et déclare que la religion ne s’oppose pas au planning familial. En outre, il n’y a pas de différence significative entre les femmes coptes et musulmanes par rapport à l’utilisation de la contraception : pour les trois années où l’information sur l’appartenance religieuse a été collectée, en 1988, 1992, 1995, 2005 et 2008 (voir infra, p. 173) le taux de prévalence contraceptive (méthodes modernes et traditionnelles) est à peu près le même pour les femmes chrétiennes et pour les femmes de religion musulmane.
Tableau 9. La religion autorise le planning familial, 1992-1995 (%)

Sources : EDHS, 1988-1995.
48Il existe donc d’autres types de contraintes qui poussent les femmes à ne pas utiliser de méthodes de contraception. Par exemple à la question (question posée seulement en 2000) de savoir si l’utilisation d’un moyen de contraception est autorisée avant d’avoir eu le premier enfant, 93 % des femmes ont répondu que cela n’est pas acceptable. Derrière cette réponse se cache un mélange quasi inextricable de traditions, culture et mauvaise connaissance des effets des méthodes de contraception sur la fécondité, présente et future, d’une femme. Elle révèle donc une société très traditionnelle, où le rôle de la maternité est pris très au sérieux par les femmes.
49Plusieurs études anthropologiques menées sur la population féminine égyptienne ont montré que la naissance du premier enfant est vécue d’une manière toute particulière par les ménages où les époux :
[…] deviennent des adultes responsables ayant prouvé leur capacité à assumer le rôle qui leur est dévolu dans la société. Avoir un enfant, c’est la preuve de la virilité du mari et en quelque sorte de la féminité de son épouse. En milieu populaire, même la façon de désigner un individu change à ce moment-là. Avant on l’appelle par son prénom, ensuite on le nomme par référence au nom de l’enfant : Abu Mohammad ou Abu Nadia, Umm Samir ou Umm Mona : père de Mohammad ou père de Nadia, mère de Samir ou mère de Mona (Janicot, 1988, p. 11).
Dans la société égyptienne, la cellule de base est la famille. Par conséquent, le couple sans enfant n’y a pas sa place. Et si sa première grossesse tarde un peu, on pense immédiatement qu’il faut demander un avis médical (Janicot, 1988, p. 20).
50La stérilité est fortement stigmatisée et souvent, surtout en milieu populaire, elle n’est attribuée qu’aux femmes, qui vivent très mal le fait de ne pas pouvoir s’épanouir en tant que mères. Pour cela, elles recourent à plusieurs traitements médicaux pour pouvoir avoir un enfant et faire taire les rumeurs. Le stigma d’infécondité est souvent attribué en milieu populaire aux femmes qui n’ont pas d’enfants immédiatement après le mariage.
51Souvent les femmes voient aussi les enfants comme un moyen de renforcer le lien avec leur mari et l’empêcher de divorcer ou de chercher une autre femme. Les mères et les belles-mères contribuent aussi à mettre la pression aux nouvelles épouses pour avoir un enfant tout de suite après le mariage. On voit donc comment l’insistance des politiques de planning familial se heurte aux préoccupations des femmes pour lesquelles la maternité est une sorte de bénédiction (Ali K. A., 2002).
52Les femmes égyptiennes prennent souvent la décision relative à l’utilisation de la contraception sans avoir consulté ni discuté du sujet avec leur mari (tableau 10). Cependant, les programmes de planning familial en Égypte sont de plus en plus orientés vers la participation des hommes et leur aide aux femmes est indispensable pour mener à terme ces programmes (Ali K.A., 2002). En revanche, dans les choix des méthodes, l’avis des hommes est très important et influence fortement le moyen de contraception utilisé (tableau 11). Les hommes préfèrent en effet les méthodes qui n’ont pas d’effets secondaires, notamment des saignements inter-menstruels, comme la pilule et le stérilet, car d’après la religion musulmane on ne peut pas avoir de rapports sexuels avec une femme qui a ses règles. Les hommes s’opposent aussi à l’utilisation du préservatif car ils craignent des effets secondaires pour eux-mêmes et un manque de plaisir sexuel pour leurs femmes. Par ailleurs, les femmes considèrent les préservatifs avec suspicion car elles les associent souvent à des relations extra-conjugales.
Tableau 10. Égypte, pourcentage des femmes qui ont discuté du planning familial avec leur mari, 1995-2000

Sources : EDHS, 1988-2000.
Tableau 11. Égypte, méthode de contraception utilisée à présent, 1988-2008 (%)

Sources : EDHS, 1988-2008.
53À partir des années 1980, la rhétorique des campagnes de planning familial insiste beaucoup sur les méthodes qui impliqueraient une moindre responsabilisation de la part des femmes dans leur utilisation. En effet, les femmes, au vu du nombre d’effets secondaires qui peuvent se manifester pendant l’utilisation de la pilule, l’utiliseraient d’une manière discontinue, craignant pour leur santé. Première méthode de contraception en Égypte avant 1980, elle est donc devenue de moins en moins utilisée (tableau 11).
54En revanche, le stérilet, largement diffusé par les programmes de planning familial, est actuellement la méthode à laquelle les femmes égyptiennes recourent le plus souvent. Cette méthode implique une moindre prise de responsabilité de la part des femmes ; les agences donatrices ont donc réussi à changer l’attitude des femmes par rapport aux méthodes contraceptives et à contrôler leurs choix dans ce domaine (Ali K.A., 2002).
55L’utilisation des méthodes de contraception est directement liée au niveau d’instruction des femmes : si le pourcentage de femmes les moins instruites qui utilisent des méthodes modernes est de 45 %, environ 60 % des femmes de niveau universitaire ou supérieur utilisent la contraception. Cependant, l’utilisation des méthodes modernes parmi les femmes analphabètes a augmenté de 33 à 45 % ; le changement est donc, pour cette catégorie, plus rapide et significatif (figure 12).
Figure 12. Égypte, taux de prévalence contraceptive par niveau d’éducation, 1988-2008

Sources : EDHS, 1988-2008.
56Dans les régions rurales et urbaines, le taux de prévalence contraceptive a évolué aussi très rapidement dans les années 1990. En 2008, 59 % des femmes qui résident en ville et 53 % parmi celles qui vivent à la campagne utilisent des méthodes modernes. Ces chiffres ont donc évolué depuis 1988, lorsque 50 % des femmes utilisaient la contraception moderne en zone urbaine et 24 % en zone rurale (figures 13 et 14).
57L’évolution de la pratique contraceptive a été très importante pour la baisse de la fécondité en Égypte. Les femmes sont devenues bien disposées envers cette pratique pour plusieurs motifs : soucis de santé, difficultés économiques : la prise de décision qui tient surtout compte des facteurs sociaux et économiques a amené plus de la moitié d’entre elles à recourir à des méthodes de contraception modernes.
Figure 13. Taux de prévalence contraceptive par lieu de résidence, Égypte urbaine, 1988-2008

Sources : EDHS, 1988-2008.
Figure 14. Taux de prévalence contraceptive par lieu de résidence, Égypte rurale, 1988-2008

Sources : EDHS, 1988-2008.
2. L’analyse multidimensionnelle
58Comme il a été observé dans le paragraphe précédent, les choix liés à la pratique de la contraception dépendent de plusieurs facteurs. C’est un phénomène multidimensionnel qui tient compte de la situation socioéconomique et culturelle de la femme, de sa détermination et de son indépendance et qui la conduisent, avec son mari, à une prise de décision autonome, par rapport à la société, sur leur descendance. Pour mieux saisir les raisons qui poussent les couples égyptiens à l’utilisation des moyens de contraception, des analyses multivariées ont été menées sur les données des enquêtes EDHS disponibles (Govindasamy et Malhotra, 1996) à partir de régressions logistiques. Cette technique statistique vise à décrire la liaison entre une variable qualitative à deux modalités et un ensemble de variables explicatives appelées prédicteurs. Ces dernières variables peuvent être qualitatives ou quantitatives, dichotomiques ou à plusieurs modalités. Le choix de la régression logistique est motivé par les données dont on dispose, notamment la variable à expliquer de type dichotomique et les variables explicatives de plusieurs types.
59La variable dépendante de nature qualitative est l’utilisation actuelle de la contraception, les variables explicatives étant les facteurs liés aux situations socioéconomiques et culturelles des femmes, à leur rôle dans la société et la prise de décisions dans le ménage sur l’utilisation du planning familial et aux effets des campagnes publicitaires dans les médias. Des variables de contrôle sont aussi utilisées ; il s’agit de l’âge et de la parité (nombre d’enfants vivants). Les variables de situation choisies sont le niveau d’éducation, l’emploi, la résidence, la région de résidence, la région de résidence pendant l’enfance, la situation socioéconomique7, la variable âge dichotomisé en femmes qui ont plus et moins de 30 ans et la religion (disponible seulement pour les années 1988, 1992, 1995).
60Des régressions logistiques ont été calculées pour chacune des années des enquêtes EDHS. Les variables utilisées ne sont pas exactement les mêmes, car elles ne sont pas toujours gardées d’une année à l’autre, ou bien la question a été posée pour seulement une année. Les femmes enceintes, ou bien qui ont déclaré vouloir un enfant dans un court délai, ont été exclues de l’analyse car elles ne pratiquent pas, au moment de l’enquête, la contraception. Les résultats détaillés ainsi que les tableaux des régressions sont présentés en annexe 3 en fin d’ouvrage.
61La conclusion principale de ces analyses est que la prise de décision sur l’utilisation de la contraception est sans doute un phénomène qui dépend de plusieurs facteurs. Si, d’une part, l’importance des variables liées à la situation socioéconomique et culturelle des femmes est confirmée, d’autre part, les effets des campagnes publicitaires dans les médias sont aussi à considérer. En outre, l’autonomie de la femme, son rôle dans la sphère non reproductive (prise de décision sur le budget familial, etc.) donnent aussi aux femmes une plus grande probabilité d’utiliser la contraception. Enfin, un rapport égalitaire de la femme avec son mari et la discussion sur le sujet du planning familial avec lui, sont aussi importants et créent plus de chances pour l’utilisation des méthodes anticonceptionnelles. La descendance atteinte et l’âge de la femme impliquent aussi des choix différents en matière de contraception : les femmes plus jeunes sont plus disponibles à la pratique contraceptive ; plus la femme aura eu d’enfants, plus elle a recours à la contraception.
62Les choix en matière de contraception sont donc liés à plusieurs facteurs que seule une analyse de type multidimensionnel peut saisir. Si, auparavant (années 1988 et 1992), comme on pouvait s’y attendre et d’après la théorie de la diffusion des idées, des facteurs liés à la situation de la femme tels que l’éducation et la résidence avaient une grande influence sur ses choix en termes de planning familial, il s’agit désormais d’un phénomène plus complexe. D’autres facteurs, comme la discussion du sujet avec le mari, ont pour résultat un comportement plus favorable à l’utilisation des moyens contraceptifs par les femmes égyptiennes. La variable relative à la situation socioéconomique du ménage joue un rôle déterminant, mais seulement dans le cas des familles les plus riches. L’émancipation de la femme, son rôle plus égalitaire dans la prise de décision dans le ménage, sont donc des variables fondamentales qui distinguent les femmes faisant partie des groupes leaders, par rapport aux autres femmes. L’effet positif de la situation socioéconomique des ménages plus riches sur l’utilisation de la contraception est à interpréter plutôt dans le sens d’un meilleur statut des femmes qui appartiennent à ces classes ; en effet, la contraception ne coûte pas cher en Égypte. La variable religion est significative pour deux années, 1992 et 1995, parmi les trois disponibles. Dans ces deux cas, les femmes chrétiennes ont plus des chances que les musulmanes d’utiliser une méthode de contraception. Il faut donc se demander si cela peut être lié à une mauvaise interprétation du discours de autorités religieuses qui ne s’opposent totalement pas au planning familial (cf. infra), ou bien à une plus forte émancipation des femmes chrétiennes, ou encore à des motivations d’ordre économique.
IV. La transition matrimoniale en Égypte
1. La famille et le mariage : tradition versus modernité ?
63Parmi les déterminants qui influencent directement la fécondité, l’âge au premier mariage joue un rôle très important dans les pays arabes et musulmans et, par conséquent, en Égypte. Cette importance se justifie premièrement du fait que, dans les sociétés musulmanes, le mariage représente la seule institution à l’intérieur de laquelle il est permis d’avoir des rapports sexuels et donc des enfants ; c’est pourquoi le mariage et la maternité sont considérés comme des processus liés du point de vue social et démographique. Pour cette raison, la hausse de l’âge au premier mariage est considérée, du point de vue démographique, comme un événement très significatif (Eltigani, 2000).
64L’évolution de l’âge au mariage a suivi celle des autres pays du Moyen-Orient. Cependant, les résultats d’une analyse de cette variable dans les pays de l’Afrique du Nord montrent que l’Égypte est celui où les changements sont les plus lents (Yaakoubd, 1996). On voit bien en effet, dans la figure 15, que les pays du Maghreb ont été témoins d’une transition matrimoniale extraordinaire au cours des cinquante dernières années : l’âge au premier mariage est passé d’environ 18 ans en 1955 à environ 26-27 ans dans les années 2000. En revanche, en Égypte, le recul de l’âge au premier mariage des femmes a été beaucoup plus lent et incertain : alors que les femmes se mariaient à 20 ans dans les années 1960, l’âge au premier mariage a depuis augmenté d’environ deux ans et demi.
Figure 15. Évolution de 1955 à 2003 des âges moyens au premier mariage des femmes au Maghreb et en Égypte

Sources : Tabutin et Schoumaker (2005) pour les pays du Maghreb et calculs de l’auteur à partir des données des Nations unies, Demographic Yearbook et Egyptian Demographic and health survey pour l’Égypte (EDHS).
65Il convient de rappeler des caractéristiques qui peuvent influencer le mariage, notamment, au niveau micro : l’éducation, la zone de résidence, la religion, l’emploi et au niveau macro : les lois sur le mariage, la structure de parenté et de genre, l’organisation de la religion dans le pays, la situation économique et politique du pays, les migrations.
66Dans une analyse des modèles matrimoniaux, il s’avère très important de décrire les comportements des individus, pas seulement du point de vue de leur évolution personnelle, mais en considérant leur situation dans un contexte social bien déterminé (Fargues, 1988). En effet, comme nous l’avons souligné auparavant, notre hypothèse pour expliquer la persistance d’un niveau moyen de fécondité est fondée sur la grande importance du mariage parmi les jeunes égyptiens et sur le fait que les forts liens familiaux peuvent alléger le coût du mariage pour les jeunes couples. Le mariage en Égypte est réglé par la tradition, la religion et la loi qui dictent des rôles et des responsabilités différents pour les hommes et les femmes. En outre, les individus se perçoivent, dans cette société, comme membres d’un groupe plutôt que comme une entité indépendante. La famille est le groupe social le plus puissant et les liens entre les membres d’une famille sont très étroits (Hoodfar, 1997).
2. La famille et la religion
67Si en Égypte la loi est d’essence laïque, le statut personnel est fondé sur la loi islamique8 (Charia) pour les musulmans et, pour les chrétiens, sur un code spécial dit de 1938. Il existe des différences importantes parmi ces deux religions dans la législation qui règle le mariage et le divorce. Le mariage est presque universel parmi les musulmans car il a été recommandé par le prophète Mahomet ; cependant, des raisons économiques peuvent le retarder. La famille, fondement central de la société, est considérée comme quelque chose d’absolument positif et presque sacré. Elle est fondée, selon la religion musulmane, sur la nature complémentaire des rôles plutôt que sur l’égalité, qui est une caractéristique des modèles familiaux occidentaux et doit construire le mariage qui n’est pas un sacrement mais un contrat légal entre un homme et une femme qui acceptent de vivre selon les règles de leur religion.
68La loi islamique a changé radicalement les coutumes qui étaient présentes dans l’Arabie pré-islamique : la famille a été reconnue comme l’institution à la base de la communauté musulmane, les droits des femmes ont été garantis, et le mariage considéré comme un contrat entre deux parties dont le consensus est indispensable. La dot est devenue l’apanage de la femme, mais non de son père ou de ses frères. Les femmes ont eu droit à l’héritage et à la propriété. L’islam donne au mari un rôle de leader au sein du ménage : il est responsable de la dot et des besoins financiers et non financiers de sa famille. Il a également la responsabilité de soutenir financièrement sa femme. Il doit aussi s’occuper de l’éducation et de la discipline des enfants et doit rester fidèle à sa femme. La femme a droit à la dot (mahr en égyptien), qui peut être une somme d’argent ou bien un cadeau (généralement des bijoux) et sur laquelle on se met d’accord avant le mariage ; par conséquent, les femmes n’ont pas l’obligation de contribuer aux dépenses du ménage et elles peuvent disposer librement de leurs propriétés. La femme doit ainsi, obéir, être fidèle et respecter son mari ; elle doit aussi prendre soin de l’éducation des enfants.
69La loi islamique permet la polygamie : le nombre maximum de femmes s’élève à quatre. La condition préalable à toute forme de polygamie est d’avoir un traitement équitable et juste avec les femmes, du point de vue tant affectif qu’économique. Le divorce est permis, mais il est défini comme « le plus détestable privilège garanti par Dieu » ; la loi islamique donne à l’homme le droit de divorcer de sa femme librement, la femme doit, en revanche expliciter son droit au divorce dans le contrat de mariage à travers un processus dit isma. Peu de femmes connaissent ce droit et souvent, même celles qui sont au courant ne l’utilisent pas. En 2000, une nouvelle loi a introduit des changements importants par rapport au droit de la famille et au statut personnel de la femme. La femme peut désormais demander le divorce selon une procédure prévue par la Charia qui s’appelle khul (ou khol). Le divorce est prononcé rapidement et sans besoin de démontrer la faute du mari. La femme se voit en revanche obligée de renoncer à certains droits financiers. La loi de 2000 a apporté d’autres changements en matière de pension alimentaire et de garde des enfants. Elle réglemente aussi le mariage ‘urfi (officieux). Par ailleurs, la loi donne au mari le droit d’interdire à sa femme de voyager à l’étranger. À la fin de l’année 2008, une nouvelle loi sur l’enfance a réglé aussi l’âge légal des filles au mariage qui est passé de 16 à 18 ans. Cependant comme l’affirme Gautier :
Évidemment, il ne suffit pas de changer la loi pour transformer les relations entre les sexes : souvent ce changement juridique est la conséquence de transformations sociales et de l’intervention de mouvements féministes. Les lois autorisant le divorce peuvent notamment avoir à terme des conséquences importantes puisqu’elles donnent la possibilité aux femmes d’échapper à des relations oppressives. Il est cependant tout à fait possible qu’existe un effet indépendant des lois égalitaires sur les relations entre les sexes (Gautier, 2004, p. 6).
70En Égypte, l’activité des mouvements féministes date du début du xxe siècle : les progrès réalisés grâce à eux sont énormes, néanmoins le chemin à parcourir est encore long. On y reviendra à plusieurs reprises dans les chapitres suivants9.
71Le mariage entre coptes a des caractéristiques bien différentes : le fait qu’ils soient une minorité restreint le choix pour les jeunes et peut amener à retarder le mariage ; en outre, il subsiste des forts liens de parenté qui peuvent faciliter le mariage. La religion leur interdit le divorce et la vision de la vie de couple est assez différente de celle des musulmans. La dot est par conséquent beaucoup moins élevée et les investissements à faire au moment du mariage se limitent à l’indispensable (Rugh, 1984).
3. Le lent passage de la famille élargie à la famille nucléaire
a. Une famille longtemps patriarcale
72En Égypte, les règles du mariage mêlent souvent religion et traditions et il est difficile de distinguer ces sphères. Par ailleurs, les règles prévues par la religion ont rarement été appliquées, peut-être seulement à l’époque de la conquête arabe (639 après J.-C.). La loi islamique peut sembler à présent assez inégalitaire, surtout si on la compare aux standards modernes : à l’époque du Prophète, elle était assez progressiste.
73Cependant, au fil des siècles, la famille arabe et égyptienne a longtemps été caractérisée par les traits typiques de la famille patriarcale, traits qui ont distingué plusieurs sociétés traditionnelles dans différents pays du monde. La famille de type élargi était formellement fondée sur les règles de la religion musulmane et en pratique sur d’autres forces sociales. Le pouvoir était distribué selon deux axes principaux : l’âge et le sexe. Les membres les plus âgés exerçaient leur autorité sur les plus jeunes et les hommes sur les femmes. La femme a donc été souvent privée de ses droits par rapport au mariage : par exemple, dans le cas de mariages polygames, lorsque l’homme ne respectait pas l’obligation de traiter ses femmes de manière équitable.
74La situation est aujourd’hui très différente dans la plupart des pays arabes où la famille nucléaire est devenue la norme, du fait de l’évolution de la société vers des comportements plus modernes et du processus d’urbanisation, la famille élargie étant la règle en milieu rural. Elle reste néanmoins une institution très forte, à la base de la société égyptienne et notamment par le biais des institutions religieuses, qui dans la formation religieuse des jeunes, la placent en élément fondamental pour maintenir leur vitalité (Houseknecht, 2000).
75L’islam accorde une très grande importance à la famille. Le maintien de liens forts entre ses membres et la protection du noyau familial vis-à-vis d’influences qui pourraient miner les valeurs diffusées en son sein, font partie de ses préoccupations (Singerman, 1995).
76Selon plusieurs études anthropologiques sur le Moyen-Orient, il ressort que l’un des concepts les plus importants qui permet de comprendre les fondements de la famille est celui du corporatisme : dans ces sociétés où le groupe prime sur l’individu, les exigences du groupe social sont plus importantes ou viennent avant celles de l’individu (Inhorn, 1996). La famille est perçue comme le groupe social le plus important et « l’idéal par lequel les autres groupes sociaux sont évalués10 » (Rugh, 1984, p. 88).
b. Le mariage : un long processus
77Le processus qui amène au mariage en Égypte prend beaucoup de temps, souvent des années. D’abord, les deux familles lient des rapports d’amitié et célèbrent les fiançailles en lisant les versets du début du Coran. Ensuite, les deux familles se préparent au mariage, achètent les biens nécessaires selon des accords bien précis, puis les mariés signent le contrat de mariage qui précise les détails de la dot. La célébration du mariage, avec la famille et les amis du couple, peut avoir lieu des mois ou des années plus tard et, par tradition, leur vie matrimoniale ne commence qu’à partir de cette fête officielle (Hussein, 1999). Les motifs économiques expliquent une partie de ce phénomène : si par le passé la dot n’était qu’un cadeau symbolique, elle est devenue beaucoup plus précieuse, notamment dans les classes sociales les plus démunies : il est désormais habituel d’acheter les biens de la future maison qui appartiendront à la femme. Ceci est justifié par le fait que la situation économique est aujourd’hui beaucoup plus instable et difficile ; en outre, ce geste peut être vu comme une stratégie de la part de la famille de la mariée pour empêcher le mari de demander ensuite le divorce, qui est d’ailleurs peu commun dans la société égyptienne, bien qu’il soit admis par la religion musulmane.
78Le mariage implique, de ce fait, un investissement important pour les familles égyptiennes ; pour les familles les plus pauvres, il s’agit souvent de la plus grande dépense effectuée pendant leur vie. Pour toutes ces raisons, c’est probablement l’événement social le plus important dans la vie des jeunes hommes et des jeunes femmes au Moyen-Orient. À travers le mariage et la parentalité, ils deviennent des adultes et se sentent complètement réalisés (Rugh, 1984).
79Souvent, les dépenses auxquelles les familles doivent faire face au moment du mariage de leurs fils sont si élevées que les couples commencent à épargner de l’argent dès les premières années de l’enfant. Parmi les dépenses, la plus onéreuse est sans doute l’achat d’un appartement pour le futur ménage. C’est le mari, d’après la tradition, qui doit le faire (Singerman, 1995). Pour décider du partage des achats, de véritables négociations ont lieu entre les familles des futurs mariés.
c. La question du mariage consanguin
80Le mariage entre consanguins a longtemps caractérisé les mariages en Égypte. Durant des décennies, ce type de mariage était utilisé pour garder le patrimoine à l’intérieur de la famille et éviter que le mari n’abuse de son pouvoir sur sa femme, car cela pouvait amener à des divorces fréquents. Le fait que le mariage ait lieu entre cousins ou parents pouvait garantir, par la connaissance du futur mari, des droits aux femmes. Ce type de mariage était plus facile, surtout dans une société où les contacts entre jeunes du sexe opposé étaient très rares et limités aux rencontres entre membres de la même famille ou entre voisins. Or, avec la modernisation et l’urbanisation, beaucoup de familles égyptiennes n’habitent plus à proximité les unes des autres, et les familles se construisent à l’extérieur des réseaux de parenté. La famille nucléaire est devenue la norme en ville et les parents de la mariée défendent ses droits avant le mariage pour lui éviter un divorce et demandent une dot plus importante. En outre, beaucoup d’aspects de la vie des futurs mariés sont discutés au préalable (Hoodfar, 1997).
81Beaucoup de ces mariages consanguins, ont été substitués, notamment en ville, par des mariages entre voisins, ce qui permet à la famille de la femme de bien connaître les futurs maris (Singerman, 1995). Les mariages entre parents restent tout de même assez nombreux en Égypte. La proportion de femmes ayant épousé leur cousin germain est passée de 26,3 % en 1988 à 15,6 % en 2008 ; ce type de mariage est beaucoup plus répandu en milieu rural et parmi les femmes pas ou peu éduquées (tableau 12).
Tableau 12. Égypte, proportion de femmes mariées avec leur cousin germain, 1988-2008 (%)

Sources : EDHS, 1988-2008.
82Le mariage entre parents (cousins non germains ou autre lien de parenté) reste aussi assez répandu (tableau 13) ; cette pratique est aussi stable dans le temps. L’union entre cousins germains est donc la plus diffusée parmi celles de membres de la même famille (tableau 14). On voit qu’à présent, avec les changements qui se sont produits dans la société égyptienne, que des raisons et des considérations économiques sont à la base du mariage. Ces facteurs ont la même importance que les facteurs émotionnels et sociaux.
83La structure familiale est en Égypte un important « moyen de participation à la vie sociale » (Singerman, 1995), complémentaire ou parallèle à la sphère politique traditionnelle. Elle permet de satisfaire aux besoins politiques, sociaux et économiques de la communauté. C’est à travers le mariage que chaque génération transfère les ressources financières à la suivante et espère, par ce geste, maintenir la richesse, la réputation et le statut de la famille.
Tableau 13. Égypte, proportion de femmes mariées avec un cousin (non germain) ou un autre parent, 1988-2008 (%)

Sources : EDHS, 1988-2008.
Tableau 14. Égypte, proportion de femmes mariées avec un cousin (germain et non germain) ou un autre parent, 1988-2008 (%)

Sources : EDHS, 1988-2008.
4. L’âge au premier mariage
84On a, à plusieurs reprises, souligné que l’institution du mariage a subi des changements importants en Égypte depuis les cinquante dernières années. Avant d’analyser les causes et les différents aspects de cette transition matrimoniale, il faut d’abord rappeler les éléments principaux qui expliquent la nuptialité et qui sont : le calendrier, la prévalence, la stabilité et les caractéristiques du mariage. Commençons par l’analyse par les deux premiers éléments : le calendrier (c’est-à-dire, l’âge auquel on décide de se marier) et la prévalence (c’est-à-dire l’universalité du mariage dans la population).
85Lorsque l’on parle de stabilité, on fait référence au taux de dissolution, à la durée du mariage et au taux de remariage. Les caractéristiques du mariage incluent le type de contrat de mariage, la différence d’âge entre les mariés, les taux de polygamie et de mariage entre consanguins (Hussein, 1999). Les caractéristiques au niveau micro tels que la religion, l’éducation, l’emploi, sont ainsi très importantes et sont l’objet d’analyses dans le paragraphe suivant.
86Les principales caractéristiques de la transition de la nuptialité sont donc le recul de l’âge au mariage et la hausse de la proportion des célibataires dans la population. Ces deux phénomènes sont plus marqués chez les femmes que chez les hommes tant en Égypte que dans les pays arabes en général. Pour tenter d’expliquer les motifs de cette évolution, on essayera de présenter un modèle explicatif sur la base des études déjà conduites dans le projet « La nouvelle famille arabe », mené par le Social Research Center de l’Université américaine du Caire. Les spécificités du modèle de transition de nuptialité en Égypte font l’objet de cette phase de recherche.
87Parmi les femmes, l’âge moyen au premier mariage a augmenté de 1960 à l’an 2008 d’environ 3 ans : il est passé de 20 à 23 ans. En outre, le pourcentage de femmes célibataires entre 15 et 49 ans et passé de 15 à 31 % en quarante ans. La proportion de femmes qui sont mariées entre 15 et 19 ans et entre 20 et 24 ans a changé sensiblement : à présent 87 % des femmes de 15 à 19 ans et 46 % des 20-24 ans ne sont pas mariées. Le mariage reste néanmoins un phénomène très répandu pour les femmes, la proportion de femmes célibataires à 45-49 ans est seulement de 1,9 % (tableau 15).
Tableau 15. Égypte, proportion de femmes célibataires et âge moyen au premier mariage, plusieurs années (%)

Note : l’âge moyen au premier mariage est calculé selon la méthode de Hajnal.
Sources : calculs de l’auteur sur les données des Nations unies, Demographic Yearbook et Egyptian Demographic and health survey (EDHS).
88La proportion de femmes non mariées entre 15 et 49 ans est restée élevée par rapport à une grande partie des pays arabes, où elle est en dessous de 60 % dans les années 1990. L’Égypte se trouve dans la même position, par rapport à la transition de la nuptialité, que des pays très conservateurs comme Oman, le Yémen et l’Arabie saoudite (figure 16) (Rashad et Osman, 2001).
Figure 16. Âge moyen au premier mariage des hommes et des femmes dans certains pays arabes vers 2005

Source : United Nations Statistic Division : Statistics and indicators on women and men.
89L’âge au premier mariage des femmes par niveau d’éducation (figure 17) trouve une véritable différenciation, mais seulement pour les femmes de niveau secondaire et supérieur ; on remarque néanmoins que les changements sont très lents au cours des sept enquêtes exploitées. Il apparaît donc que l’un des facteurs qui devrait amener au recul de l’âge au premier mariage pour les femmes ne suit pas cette règle en Égypte.
90Si l’on considère l’âge au premier mariage par rapport à la répartition territoriale urbain et rurale, on remarque qu’en ville les femmes se marient en moyenne 3 ans plus tard qu’à la campagne (l’âge moyen au premier mariage est de 21 et 24 ans). L’âge au mariage n’a néanmoins pas vu d’évolution rapide ni en ville ni à la campagne : sa valeur a augmenté de moins d’un an en 15 ans (figures 17 et 18).
Figure 17. Égypte, âge moyen au premier mariage par niveau d’éducation de la femme, 1988-2008

Source : EDHS, 1988-2008.
Figure 18. Égypte, âge moyen au premier mariage par lieu de résidence de la femme, 1998-2008

Sources : EDHS, 1988-2008.
91Comme dans le cas de l’éducation, le phénomène de l’urbanisation n’a pas eu le résultat attendu en termes de transition matrimoniale en Égypte (Courbage, 1999). Si d’une part, en effet, les femmes se marient plus tard en ville qu’à la campagne, cela n’implique pas une évolution vers le recul de l’âge au mariage en ville, où il demeure assez stable (figure 18).
92La situation professionnelle de la femme ne semble pas avoir d’influence sur l’âge au mariage, la proportion des femmes qui travaillent étant très faible (cf. chapitre 4). Aujourd’hui, les hommes égyptiens se marient plus tard que par le passé : l’âge moyen au premier mariage s’est accru de trois ans en 35 ans alors qu’il était, lors du dernier recensement, d’environ 29 ans (tableau 16). Comme dans le cas des femmes, l’évolution de cette variable est assez lente et ne suit pas les modèles de transition matrimoniale de la plupart des autres pays arabes. Il semblerait donc pertinent d’étudier d’autres caractéristiques du mariage en Égypte pour voir comment et pourquoi la transition matrimoniale tarde à se présenter.
Tableau 16. Égypte, proportion d’hommes célibataires et âge moyen au premier mariage, plusieurs années (%)

*Calculé selon la méthode de Hajnal.
Sources : calculs de l’auteur sur des données des Nations unies, Demographic Yearbook-données de 2006, Capmas.
5. Écart d’âge entre conjoints, divorce et polygamie : vers une déstabilisation du marché matrimonial ?
93Le marché matrimonial en Égypte est caractérisé par un fort écart d’âges entre conjoints : cet écart est, dans la plupart des cas, en faveur des hommes. Il s’agit d’une caractéristique des pratiques matrimoniales traditionnelles avec l’universalité du mariage. Elle est justifiée par le fait que les femmes ne participent pas au revenu du ménage et par leur possibilité limitée de choisir un conjoint librement (Ladier-Fouladi, 2003). La justification un peu naïve que les femmes donnent à ce phénomène est que, d’après la religion, la femme doit obéir et respecter le mari ; dans la croyance populaire, les femmes deviennent responsables plus tôt que les hommes, par conséquent, épouser quelqu’un du même âge pourrait leur amener des problèmes dans le mariage, jusqu’à arriver au divorce. C’est la raison pour laquelle elles épousent des hommes plus âgés (Hoodfar, 1997).
94L’écart d’âge entre conjoints est resté stable au cours du xxe siècle : il est aujourd’hui d’environ 7 ans et est moins important en ville et lorsque le niveau d’éducation de la femme s’élève (tableau 17). En ce qui concerne la stabilité du mariage : le divorce, longtemps pratiqué en Égypte, est aujourd’hui assez rare et en recul (tableau 18), à l’inverse de l’Occident où le taux de divortialité a augmenté tout au long du xxe siècle. Les remariages, qui étaient la norme dans les années 1930, sont devenus assez rares et en 1991, 84,4 % des mariages conclus sont des premiers mariages. On a donc assisté, au cours du dernier siècle, à une stabilisation de l’institution matrimoniale (Fargues, 2002).
Tableau 17. Égypte, écart d’âges entre les époux, 1992-2008

Sources : EDHS, 1992-2008.
Tableau 18. Égypte, fréquence du mariage et du divorce de 1951 à 2007

Sources : Fargues, 2002 ; élaboration de l’auteur d’après les données du UN Demographic Yearbook.
95Les mariages de type polygame n’ont jamais été très répandus en Égypte, et comme dans le cas du divorce, ils ont reculé au cours du xxe siècle : en 1991, 5,3 % des mariages étaient polygames (d’après les Statistiques des mariages), contre 12,1 % en 1935. D’après Fargues (1999 et 2002), la polygamie et le divorce ont été pendant longtemps des mécanismes régulateurs du marché matrimonial et leur recul pourrait destabiliser cette institution. Selon lui, cette déstabilisation serait induite par l’excédent de filles qui se produit à cause de l’écart d’âges sensible entre conjoints et qui était auparavant absorbé par les mariages polygames et les remariages. Cette nouvelle situation pourrait donc avoir deux types de conséquences : une réduction de l’écart d’âges entre conjoints ou bien la montée du célibat définitif chez les femmes.
6. Les jeunes et le mariage
96En Égypte, les jeunes représentent une partie importante de la population : d’après les données du dernier recensement (2006), environ 16 millions d’Égyptiens appartiennent à la classe d’âges des 18-30 ans et les moins de 30 ans représentent 63 % de la population totale (figure 19).
Figure 19. Pyramide des âges de la population égyptienne, 2006

Source : Capmas, Population and Housing Census 2006, Cairo.
97Par rapport à la génération de leurs parents, leur niveau d’éducation est plus élevé. Parallèlement, ils doivent faire face à des problèmes tels que le chômage et la pénurie de logement qui ont comme conséquence une entrée tardive dans la vie matrimoniale. Le fossé existant entre les deux générations, parents et enfants (niveau d’éducation, perspectives d’avenir) conduit à des effets négatifs et un dialogue devenu de plus en plus difficile. Les jeunes cherchent alors d’autres modèles qui contribuent à former leur personnalité, au-delà de la famille : les médias, les amis, l’école, l’université, les institutions religieuses, etc.
98Selon une enquête menée entre mai 2000 et mai 2001 par la Faculté d’économie et de sciences politiques de l’université du Caire et le Conseil national de la Population (NPC) sur un échantillon11 de 4566 jeunes (hommes et femmes) égyptiens entre 18 et 30 ans, les comportements de cette génération vis-à-vis du mariage sont en train de changer (El-Tawila, s.l.n.d., El-Tawila et al., 2001). Parmi eux, un tiers ne sont pas mariés et les jeunes hommes célibataires représentent environ trois quarts du groupe. Ceux qui sont mariés déclarent avoir un lien de parenté avec leur épouse ou avoir décidé de se marier pour éviter d’avoir des rapports sexuels en dehors du contexte officiel du mariage. En revanche, environ la moitié des jeunes filles sont mariées et se déclarent favorables aux mariages arrangés.
99Pour les jeunes égyptiens, le rôle de la famille est fondamental dans le processus qui conduit au mariage. Il s’explicite sous forme de soutien moral, émotionnel et financier.
La stratégie typique poursuivie par les jeunes et par les familles pour le mariage peut influencer les décisions financières, sociales, occupationnelles et éducationnelles, peut-être pour des années12 (Singerman et Ibrahim, 2001, p. 83).
100Les jeunes hommes sont souvent obligés de retarder leur mariage car leurs parents ne veulent ou ne peuvent pas les aider financièrement. Les investissements nécessaires pour commencer la vie de couple, d’après les nouvelles tendances déjà mentionnées auparavant, sont un important obstacle pour beaucoup d’entre eux.
101Dans un pays où toute relation sexuelle en dehors du mariage est condamnée et où existent des tabous encore très forts dans les discussions sur le sexe entre parents et enfants, les nouvelles tendances vers un recul de l’âge au mariage, une autonomie croissante des adolescents et l’exposition aux modèles occidentaux amènent à penser à des changements dans les comportements sexuels des jeunes. Dans ce contexte, une nouvelle forme de mariage s’est développée, le mariage ‘urfi (coutumier), de plus en plus répandu parmi les jeunes égyptiens. Ce type de mariage, qui est soit secret soit non enregistré légalement, permet aux jeunes de se marier, d’avoir des relations sexuelles et de ne pas s’engager financièrement. Normalement, le mariage ‘urfi est un mariage où le contrat est signé par les époux et deux témoins, sans l’accord des parents (Tourné, 2001). Il s’agit donc d’une forme de mariage qui a lieu lors de conflits entre les jeunes et leurs familles et envers les règles traditionnelles de l’institution du mariage. Il est néanmoins difficile de comptabiliser la prévalence de ce type de mariage qui n’a pas de valeur juridique officielle (Hussein, 1999).
102Les jeunes, d’après l’enquête du NPC et de l’université du Caire sont à présent ouverts à de nouvelles formes de mariages qui restent dans le cadre de la loi, et néanmoins très différentes des mariages traditionnels. Le célibat n’est jamais considéré comme un choix et cela rappelle l’importance de la famille chez les jeunes égyptiens. Par exemple, un cinquième des jeunes accepteraient, ou seraient indifférents au fait que la femme soit plus âgée que le mari ou du même âge. Ils ne seraient pas contre le fait d’épouser des divorcés/ées ou des veufs/ves et former un couple où le niveau d’éducation de la femme pourrait être plus élevé que celui du mari ne les choque pas.
103Ces nouveaux comportements pourraient, à l’avenir, stabiliser le marché matrimonial égyptien qui, ces dernières années, a subi des modifications importantes suite à la baisse du divorce et de la polygamie.
7. L’âge au premier mariage : analyse multidimensionnelle
104Comme dans l’analyse du choix de l’utilisation de la contraception, afin de mieux saisir les raisons qui poussent les femmes égyptiennes au mariage précoce ou tardif, des analyses multivariées ont été menées à partir des données des enquêtes EDHS, par le biais des régressions logistiques.
105Deux modèles différents ont été estimés. Le premier modèle cherche à expliquer la probabilité qu’une femme se marie à 22 ans ou bien après, l’âge au premier mariage supérieur ou égal à 22 ans est donc la variable dépendante de nature qualitative. Dans le deuxième modèle, on estime la probabilité qu’une femme soit mariée avant 17 ans (variable dépendante de type qualitatif).
106Les variables explicatives sont des facteurs liés à la situation socioéconomique et culturelle des femmes. On considère aussi la variable mariage avec un parent (cousin ou autre) et l’écart d’âges entre mari et femme (vu qu’en moyenne il est égal à 7 ans, on a dichotomisé cette variable en écart supérieur ou égal à 7 ans et écart inférieur à 7 ans).
107Ont été sélectionnées comme variables liées à la situation socioéconomique et culturelle de la femme, le niveau d’éducation, l’emploi, la résidence, la région de résidence, la région de résidence pendant l’enfance, la situation socioéconomique, la variable âges dichotomisée en femmes qui ont plus et moins de 30 ans, la religion (disponible seulement pour les années 1988, 1992, 1995).
108Les résultats sont représentés dans les tableaux 4A et 4B en annexe 4 en fin d’ouvrage. L’importance des facteurs liés à la situation socioéconomique et culturelle de la femme est donc très forte pour les femmes égyptiennes dans leurs choix, vis-à-vis du mariage et de leur partenaire. En outre, des comportements de type traditionnel, tel que le mariage avec un parent, ou bien une grande différence d’âges par rapport au mari, amènent les femmes au mariage précoce. Les femmes qui choisissent un partenaire en dehors de leur famille, ou avec un petit écart d’âges sont celles qui se marient tardivement, et qui sont donc porteuses de comportements innovants par rapport à la tradition de leur société.
V. Autres facteurs influents
1. L’avortement
109On a rappelé au début de ce chapitre la législation relative à la pratique de l’avortement tant naturel (fausse couche) que provoqué (IVG). On a vu que comme dans nombre d’autres pays dans le monde, l’avortement provoqué n’est autorisé en Égypte qu’en cas de danger de mort pour la mère.
110Du fait de son interdiction du point de vue légal et religieux13, il existe très peu d’études sur l’avortement provoqué en Égypte. Depuis les années 1990, le Population Council mène une campagne pour les soins post-avortement : le but est d’améliorer les soins de santé après un avortement car ils n’étaient pas satisfaisants à l’époque. Cela a permis jusqu’à présent de sensibiliser médecins et opinion publique afin de réduire les risques qui suivent un avortement provoqué ou une fausse couche.
111Plusieurs études anthropologiques ont d’ailleurs montré que l’avortement clandestin est pratiqué en Égypte, souvent après la faillite des méthodes contraceptives (Ali K. A., 2002) ou parfois pour échapper à la honte d’une naissance hors mariage. Si certaines femmes tentent de provoquer elles-mêmes une fausse couche, avec les risques importants que cela comporte, les femmes de milieux plus aisés recourent à des médecins qui le pratiquent de manière clandestine (Janicot, 1988). Dans tous les cas, cet épisode demeure traumatisant pour ces femmes.
112Pour avoir une idée sur la pratique de l’IVG en Égypte, on peut citer une étude conduite par le Cairo Demographic Center en 1994 qui montrait que, sur un échantillon de 2 227 clients des dispensaires de planning familial en Égypte, 1081 femmes avaient déclaré avoir eu une grossesse dans les derniers 5 ans. Pour la moitié d’entre elles, celle-ci n’était pas désirée ou programmée et dont 25 % allaient jusqu’à l’IVG (Huntington et al., 1995).
2. La stérilité post-partum et l’application du modèle de Bongaarts
113Parmi les déterminants proches, selon le modèle de Bongaarts (1978), il faut considérer aussi la stérilité post-partum, déterminée essentiellement par la période d’allaitement au sein et de l’abstinence post-partum. Un grand pourcentage de femmes égyptiennes pratiquent l’abstinence pendant 40 jours après l’accouchement. Cette variable joue donc un rôle très important dans les populations où la durée de l’allaitement est élevée.
114Dans le tableau 19, on voit comment la durée médiane de la stérilité postpartum a baissé fortement. Les causes sont à chercher dans la durée de l’allaitement : elle s’est réduite de plus en plus à cause de l’introduction précoce des aliments dans le régime des bébés égyptiens. La période d’abstinence sexuelle est généralement observée par les couples et elle est de 40 jours, selon la religion musulmane. Les différences qu’on observe au niveau régional sont à attribuer à une plus longue durée de l’allaitement dans les zones rurales, notamment en Haute-Égypte.
Tableau 19. Égypte, durée médiane (en mois) de la stérilité post-partum, par région 1980-2008

Sources : EFS 1980, EDHS, 1988-2008.
115Étudions maintenant les déterminants proches de la fécondité à l’aide du modèle de Bongaarts14. Les résultats sont présentés dans le tableau 20 : l’équation de Bongaarts donne un taux de fécondité impliqué qui n’est pas significativement différent de celui qui est observé. Le taux de fécondité est décomposé dans les indices Cm, Cc et Ci. Dans le modèle de Bongaarts, il y a aussi l’indice Ca relatif à l’avortement que nous avons considéré égal à 1 à cause du manque de données sur cette variable.
Tableau 20. Égypte, déterminants proches de la fécondité selon le modèle de Bongaarts, par région, 1980-2000

Sources : Zaky H. H. (1999) pour la période 1980-1988 ; calculé par l’auteur pour 1992-2000.
116L’analyse des indices de mariage, contraception et stérilité post-partum, confirme l’évolution positive de l’utilisation de la contraception au cours des années ainsi que de la stérilité post-partum. Le premier tend à diminuer, et indique un plus grand recours à la pratique contraceptive ; le deuxième augmente, ce qui indique une durée plus courte de la stérilité post-partum et donc une période plus brève d’allaitement. En revanche, la proportion de femmes mariées en âge de procréer est restée stable dans le temps et cela confirme notre analyse précédente : dans la société égyptienne, il existe un maintien de l’âge au mariage relativement précoce, tant en milieu urbain qu’en milieu rural.
117La baisse de la fécondité en Égypte a débuté dans les années 1960 et s’est arrêtée au cours des années 1970 ; enfin, au milieu des années 1980, elle s’est remise à baisser franchement. L’analyse des différents facteurs, influant directement sur la fécondité confirme l’hypothèse que, derrière cette lente baisse se cachent des comportements assez traditionnels dans la société égyptienne et notamment le maintien d’un âge relativement précoce au mariage, qui semble être le facteur le plus influent dans le processus de la baisse de la fécondité en Égypte. Si les phénomènes tels que l’urbanisation et la migration en ville réduisent l’importance de la famille patriarcale, des comportements très traditionnels comme le mariage entre consanguins (16 % des mariages en 2008) et un écart d’âges important entre les époux (7 ans en 2008) demeurent malgré tout. De la baisse du divorce et de la polygamie, on pourrait attendre des modifications importantes du marché matrimonial en Égypte, cependant, dans une société où le mariage est la seule institution dans laquelle il est autorisé d’avoir des rapports sexuels, certains comportements innovateurs de la part des jeunes, rééquilibreront la situation créée par cette crise. En effet, être célibataire par choix n’est pas accepté dans la société égyptienne.
118Le lent recul de l’âge au premier mariage semble donc lié à une situation de crise économique, plutôt qu’à une modification profonde des idées traditionnelles par rapport à cette institution très importante en Égypte. L’âge au mariage, n’a en effet pas subi la même évolution rapide que l’utilisation de la contraception et les femmes se marient en moyenne à 23 ans en 2008, seulement 3 ans plus tard qu’au début des années 1960.
119En revanche, vis-à-vis de la contraception, les femmes et les hommes égyptiens sont en train d’adopter des comportements modernes et les choix dans ce domaine deviennent de plus en plus une affaire de couple. Par ailleurs, les femmes recourent au planning familial seulement après avoir eu au moins un enfant, car le rôle de la femme est fortement associé à celui de mère et une femme ou bien une famille sans enfant ont peu de place dans une telle société. Le choix de limiter le nombre d’enfants serait donc plutôt lié à des raisons de caractère économique qu’à une véritable transformation, dans la société, du rôle de la femme.
Notes de bas de page
1 1978.
2 Pour mesurer l’indice synthétique de fécondité, l’auteur se base sur les données des enquêtes WFS, DHS, MCHS (Maternal and Child Health Survey), CHS (Gulf Child Health Survey), FHS (Gulf Family Health Survey) et des enregistrements de l’état civil ; là où il n’y a pas d’autres données disponibles, elle utilise les données des Nations unies. Pour plus de détails sur la méthode de calcul, voir Rashad, 2000.
3 « Il s’agit des dits et des faits du Prophète qui ont été recueillis et attestés grâce à l’établissement d’une chaîne de garants. Ils rapportent la réaction ou la réponse du Prophète face à une situation ou une question données. » (Ladier-Fouladi, 2003, p. 234.)
4 Docteurs en droit musulman.
5 La Sunna est l’ensemble des hadiths.
6 D’autres syndicats égyptiens, notamment ceux des journalistes et des ingénieurs sont dominés par les Frères musulmans.
7 Pour une description détaillée de la procédure de construction de la variable, cf. annexe 2 en fin d’ouvrage.
8 L’Égypte a une tradition laïque depuis sa première constitution moderne instaurée en 1923. Néanmoins, en 1980, une constitution amendée a été adoptée par référendum qui stipule dans son chapitre 2 que « l’islam est la religion de l’État » et que « les principes de la loi islamique constituent la principale source de la législation ». Ce qui implique que toute nouvelle loi ne devra pas être en violation des principes de la loi islamique (charia). À noter que les lois régissant les questions privées (mariage, divorce, héritage, etc.) sont dérivées des normes islamiques, mais que le Code pénal est entièrement laïc et inspiré des législations occidentales.
9 Pour plus de détails voir Ambrosetti E., Abu Amara N., Condon S., 2009, « Progress in gender equality in Egypt », paper presented at the IUSSP (International Union for the Scientific Study of Population) International Population Conference, Marrakech (Morocco), 27 September-2 October ; http://iussp2009.princeton.edu/download.aspx?submissionId=92569
10 « The ideal by which other social grouping are measured ».
11 L’échantillon est représentatif au niveau national.
12 « The typical strategy pursued by young people and their families in order to marry can dominate financial, social, occupational, and educational decisions, possibly for years. »
13 Il faut ici rappeler les avis différents des quatre écoles juridiques d’interprétation du Coran, sur la licité de l’avortement. Notamment, les positions de l’école malékite qui l’interdit et l’école hanéfite qui l’autorise dans les premiers 120 jours (Ladier-Fouladi, 2003).
14 Le modèle de Boongarts définit le taux de fécondité totale (TFT) par l’équation : TFT = Cm x Cc x Ca x Ci x TF. Cm, Cc, Ca, et Ci sont des indices de valeur entre 0 et 1 ; ils représentent respectivement la proportion de femmes mariées en âge fécond (Cm), l’utilisation de la contraception et son efficacité (Cc), l’avortement provoqué (Ca), les pratiques qui prolongent l’intervalle entre les naissances (notamment la stérilité post-partum) (Ci). TF est une valeur théorique de fécondité totale.
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