CHAPITRE XV
Émigration et immigration
p. 333-356
Texte intégral
Essais de définition
1Les migrations intérieures, déclenchées au xixe siècle par l’industrialisation de l’Europe du Nord-Ouest, ont eu pour prolongement le départ de contingents importants pour les pays lointains, surtout pour les terres tempérées à peu près vides d’habitants, qui présentaient le caractère de domaines de spéculation et de peuplement de masse. Sous une forme intermédiaire, les passages d’un pays dans le pays voisin ont apporté leur contribution aux multiples mélanges de population de l’époque contemporaine.
2L’émigration, qui a individuellement les mêmes causes que le départ pour une destination n’impliquant pas sortie de l’État d’origine, s’est insérée dans la construction économique du capitalisme.
3L’émigration à partir des pays d’économie industrielle n’est pas seulement un déplacement d’Hommes, elle est l’étalement géographique d’un système économique et d’une structure sociale. Elle est le plus souvent une entreprise contrôlée : un acte politique dont les émigrants sont, suivant leur qualification et leur rôle, des acteurs conscients ou inconscients. Elle sert de substrat humain à la recherche des compléments d’alimentation et des produits de base nécessaires aux nouvelles industries. Elle prépare les voies à l’émigration des capitaux et à la vente des produits fabriqués dans les nouvelles usines européennes. Elle entraîne derrière elle tout le système et sème les germes d’économies, filiales d’abord, concurrentes plus tard, au point que, dès 1920, on a pu parler de la crise de l’Europe devant la puissance grandissante des nouvelles économies capitalistes d’outre-mer, essentiellement de celle des États-Unis, le pays qui a, précisément, reçu le plus grand nombre d’émigrants de l’Europe.
4Cette émigration a été d’abord alimentée par les pays touchés par la révolution industrielle.
5La fécondité des pays industriels de l’Europe occidentale s’est atténuée à l’époque où l’expansion de l’Europe a atteint son maximum. De ce fait, ce ne sont pas seulement les pays industriels ayant pris l’initiative de l’exploitation économique du monde qui ont fourni des contingents à l’émigration. À leur tour, les pays agricoles à haute fécondité ont offert les plus grosses cohortes d’émigrants au début du xxe siècle.
6En moins de trois quarts de siècle, de 1850 à la Première Guerre mondiale, une cinquantaine de millions d’individus, Européens en très grande majorité, se sont établis dans des pays d’outre-mer. Plusieurs millions d’Hommes ont en même temps changé de pays pour venir travailler dans les pays industriels dont le taux d’accroissement de population était insuffisant pour répondre à l’augmentation de la demande de main-d’œuvre : Allemagne, France. En outre, les Européens ont eu besoin de main-d’œuvre tropicale pour mettre en valeur les terres dont ils avaient entrepris l’exploitation au service de leur économie. Ils ont organisé ou stimulé, non sans de multiples réserves, des déplacements de populations au sein de la zone tropicale : migrations de travailleurs indous et chinois, recrutement de main-d’œuvre noire dans les régions montagnardes de l’Afrique pour les chantiers miniers du Katanga et de la Rhodésie, etc. Dans certains cas, enfin, il leur est apparu avantageux de faire appel, sur leur propre territoire, à des travailleurs d’outre-mer : Nord-Africains en France spécialement.
Aspects concrets et définition juridique de l’émigration
7Il n’y a pas opposition spécifique entre migrations intérieures et émigration-immigration. Dans une certaine mesure, la distinction des unes et des autres procède de la dimension des unités politiques intéressées par les déplacements de population. Les causes de départ, la nature des attractions sont identiques. Ce qui est migration intérieure dans un ensemble continental vaste et unifié politiquement est complexe d’émigrations et d’immigrations dans un continent dont la carte politique est très compartimentée.
Changement de nation et changement de nationalité
8On peut être tenté de considérer que le fait, pour un membre d’une nation, d’aller s’établir parmi les ressortissants d’une autre nation est le caractère principal de l’émigration. Cette définition, qui correspond à la mise en valeur des traits essentiels de l’émigration, ne peut cependant pas être retenue parce qu’elle transgresse trop de définitions juridiques assises et même de réalités historiques ou politiques. S’il est vrai que les formes extérieures de l’émigration, en même temps que les signes distinctifs de l’étranger dans un pays quelconque, sont liés au changement de nation, plus concret que le changement de nationalité qui est une notion juridique, il peut y avoir changement de territoire national sans émigration au sens juridique du terme et il peut y avoir émigration sans changement de milieu national. Un Ukrainien qui s’installe en Ouzbékistan n’émigre pas. Jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, les chevauchements des limites nationales par les frontières des États, surtout en Europe centrale, rendaient possible l’émigration au sein d’une même communauté nationale.
9Un cas particulier, lié aux conséquences juridiques et territoriales des guerres, est celui des déplacements de frontières et des migrations humaines qui les accompagnent. L’« option » des Alsaciens-Lorrains pour la France en 1871 ne peut être à aucun titre inscrite à l’actif d’une émigration, bien qu’il y ait franchissement d’une frontière : cette frontière a été préalablement déplacée. Dans ce cas, la notion de territoire national de fait l’emporte sur celle de territoire conventionnel d’État. Plus délicat à qualifier est l’échange de populations entre la Grèce et la Turquie après la Première Guerre mondiale. La construction de la carte politique de l’Europe après cette guerre en États nationaux contenant des minorités nationales impose la distinction des notions juridiques d’émigration et d’immigration et de migrations à l’intérieur d’un même groupe national. Au contraire, la réintégration des populations nationales dans leur État national après la Deuxième Guerre mondiale tend à faciliter la confusion des notions d’émigration et de départ d’une communauté nationale en vue de l’intégration à une autre communauté nationale. Mais ces mouvements de réintégration en eux-mêmes sont différents de l’émigration et de l’immigration ordinaires par leurs causes et leurs conditions occasionnelles de durée (mouvements imposés par des décisions internationales, réalisés dans un délai très court, et intéressant toutes les catégories professionnelles, résidentielles et sociales).
10Il faut d’autre part être prudent dans l’emploi de la définition de communauté nationale. Il pourrait être tentant à certains égards de généraliser la distinction qu’employaient les Allemands entre les Volksreich et les Volksdeutsche, parce que certains traits communs, surtout la communauté de langue et de culture, donnent à l’émigration et à l’immigration des caractères spécifiques, facilitent l’intégration très rapide de l’immigré dans son milieu d’accueil, mais transgressent la notion plus complète et plus complexe à la fois de nation. Il sera donc nécessaire de distinguer, à l’intérieur des migrations internationales, celles qui impliquent un changement total d’ambiance nationale et celles qui s’insèrent dans le cadre de parentés nationales. Il existe trop de différences entre l’immigration polonaise et l’immigration belge dans le nord de la France pour qu’on ne doive pas les examiner chacune en elle-même. Mais on ne peut dénier pour autant à l’installation d’un Belge de Wallonie en territoire français la qualité d’immigration, tout aussi bien qu’à l’établissement d’un Polonais.
11Il reste que les conditions nationales et les conditions de langue et de culture dans lesquelles s’effectuent émigration et immigration sont des facteurs importants, pouvant agir fortement sur l’orientation des mouvements, sur les causes de départ comme sur le choix d’une destination et sur les conditions de l’intégration à la nation réceptrice, c’est-à-dire de l’assimilation.
12Il est facile de démontrer, en outre, que les groupes nationaux se répartissent en un certain nombre de familles constituant des milieux plus ou moins attractifs pour des catégories nationales définies d’émigrants. L’analogie des civilisations, l’interpénétration des langages par les formes traditionnelles des patois et dialectes, ont quantitativement plus d’importance que les parfaites identités de nation et de culture.
13Mais la création de noyaux, la formation de diasporas nationales diverses à travers le monde joue aussi son rôle dans l’orientation des courants migratoires en créant des formes d’emboîtement des nations les unes à l’intérieur des autres et, de ce fait, des commodités d’intégration des nouveaux arrivants.
14L’étude des migrations internationales, de leurs circonstances, de leur orientation géographique et de leurs conséquences, spécialement dans les pays réceptifs, comporte donc considération d’un très grand nombre de données, et de données qui résistent parfois à une analyse en profondeur.
Migrations humaines dans les pays coloniaux
15Dans les pays de structure politique coloniale, les définitions de l’émigration et de l’immigration sont subordonnées à la signification que l’on donne au découpage politique du territoire et à la nature des rapports respectifs entre les systèmes politiques en présence.
16Quand il existe une réalité nationale indiscutable, elle l’emporte sur les constructions coloniales pour attribuer aux déplacements de population, par rapport aux limites du groupe national, le sens d’émigrations et d’immigrations, même à l’intérieur d’un même empire colonial. Les documents officiels parlent d’immigration en France des travailleurs nord-africains, non seulement quand il s’agit des ressortissants des États protégés du Maroc et de Tunisie, mais aussi quand il est question des Algériens. Et l’on trouve naturel de traiter de l’émigration française vers l’Algérie, bien qu’il s’agisse de départements français, il est vrai de statut administratif, juridique et national particulier. L’originalité de la nation algérienne l’emporte sur les considérations d’unité coloniale, et ceci bien avant que la notion d’Union française se soit substituée à celle d’Empire.
17La question est plus confuse quand les populations autochtones n’ont pas encore pleinement pris conscience des réalités nationales, quand on peut encore hésiter entre la structure tribale ou régionale et la structure nationale et quand les limites nationales demeurent floues. Dans ce cas, il peut arriver que les frontières politiques résultant des partages coloniaux soient le critère majeur de définition des déplacements de population : c’est ainsi que l’on considère que le passage de la colonie française de la Côte d’Ivoire dans la Gold Coast britannique est une émigration.
18Inversement, on ne considère généralement pas comme une émigration les déplacements de main-d’œuvre noire sur des distances souvent considérables à l’intérieur de l’Empire britannique ou du Congo belge pour le recrutement des travailleurs des chantiers d’exploitation de l’uranium, du cuivre, de l’or ou du diamant.
19Il n’est question d’émigration à l’intérieur d’un même empire que lorsque les races ou les nations sont indubitablement tranchées : les transports et les installations de coolies hindous dans l’Afrique anglaise font, sans contestation, figure d’émigration par rapport à l’Inde et d’immigration par rapport à l’Afrique.
20Il est intéressant de remarquer que, tandis qu’en Europe le facteur national, et, à titre subordonné, les facteurs culturels et linguistiques ne jouent qu’un rôle secondaire dans la discrimination entre mouvements migratoires intérieurs et mouvements migratoires extérieurs, par rapport au facteur juridique qu’est la frontière, les interférences entre géographie politique et réalités nationales sont plus complexes dans les pays coloniaux où le facteur national tend généralement à l’emporter. Les causes en sont multiples : la discrimination raciale et nationale des métropoles, les contradictions d’intérêt entre nations dominantes et nations subordonnées, les écarts de civilisation matérielle et les oppositions culturelles, plus forts que les unités juridiques. La meilleure preuve en est que si l’on hésite sur la définition des déplacements des autochtones, l’installation des Européens est toujours considérée comme une immigration.
21Cette différence n’est pas la seule à distinguer les mouvements de population dans les territoires coloniaux et à partir de l’Europe. La structure même des déplacements, leurs formes d’organisation en font des migrations plus ou moins autoritaires ou administratives qui, au moins quant aux apparences, les opposent aux migrations dites spontanées des pays européens. Dans tous les cas, à vrai dire, il y a des impératifs décisifs, mais ils ne se manifestent pas sous les mêmes formes et l’influence exercée sur les mouvements pour les orienter en fonction des besoins économiques ne s’exprime pas de la même manière. Ceci suffit à créer des originalités au moins formelles.
Définition statistique et numération
22L’examen purement statistique, pour plus simple qu’il soit, appelle pourtant quelques remarques et des recommandations de prudence. Il existe, en effet, un très grand nombre de formes de transition entre déplacements occasionnels, émigration temporaire, émigration et immigration périodiques et l’émigration ou l’immigration proprement dites, c’est-à-dire comportant changement définitif de pays. Les formes de transition peuvent servir de formes introductives aux mouvements définitifs.
23Les dénombrements d’émigrants-immigrants reposent sur les documents consulaires, les documents de police des ports et des postes frontières et sur les comptages des agences de transport. Actuellement, l’émigration étant numériquement et juridiquement contrôlée en application des accords internationaux, les effectifs sont régulièrement connus. Mais, en fait, les chiffres n’indiquent que des entrées et des sorties. Nul ne peut préjuger de la durée du séjour à l’étranger et de la localisation exacte de l’installation. Certains pays jouent en effet le rôle de pays de transit. Une partie des émigrants qui s’installent finalement au Canada passent par New York. Leur entrée dans un pays est donc comptée deux fois : à leur arrivée aux États-Unis et à leur arrivée au Canada. Or, suivant les méthodes d’établissement des statistiques, on enregistre la nationalité de l’immigrant ou seulement sa provenance immédiate, c’est-à-dire le pays où il a résidé immédiatement avant son passage de la frontière. Enfin, quelles que soient les intentions premières de l’émigrant, il peut repartir dans son pays d’origine ou dans un autre pays, au bout d’un temps plus ou moins long : soit qu’il ait réalisé les moyens matériels de se réinstaller dans son pays d’origine, soit au contraire que, son expérience d’expatriation ayant échoué, il préfère revenir dans son pays d’origine. De toute façon, il n’est pas permis de considérer les migrations internationales comme des mouvements simples, d’un point de départ donné à un point de fixation définitive, surtout quand on considère des époques ou des circonstances favorables à la mobilité constante de la population.
24Au point de vue statistique, on s’efforcera de distinguer émigration et immigration nettes des émigrations et immigrations brutes. Le mouvement réel de population est exprimé par la différence entre émigration et immigration. Mais cette différence exprime des réalités multiples que seule l’enquête ou l’étude monographique permettent de saisir. Dans les pays de transit, elle représente la fraction de l’immigration qui s’attarde sur le sol national avant de gagner une autre destination ou de réémigrer. Ailleurs, elle correspond à l’écart numérique entre une émigration d’un caractère spécifique (émigration de cadres pour la France par exemple) et une immigration de nature toute différente. Dans un troisième cas, elle suggère une émigration de jeunes compensant un retour de gens âgés regagnant leur pays natal… Et cette liste d’exemples n’est pas exhaustive.
25Il est non moins indispensable de distinguer émigration saisonnière et émigration définitive et de définir les rapports entre émigration saisonnière et émigration définitive. Il est évident qu’une émigration saisonnière chronique (déplacement de travailleurs agricoles par exemple — autrefois migrations de Belges pour les travaux ruraux dans le nord de la France et dans le Bassin parisien) ouvre la voie à des dépaysements et à des émigrations durables. Il en est de même des osmoses qui caractérisent les frontières, de part et d’autre desquelles il y a continuité de la vie économique. Les frontaliers sont des émigrants journaliers, que les circonstances de la vie peuvent amener à se fixer indifféremment d’un côté ou de l’autre d’une frontière, qui a perdu pour eux toute signification concrète.
Historique
1. L’émigration hors des pays industrialisés
26L’émigration ne présente pas les mêmes caractères suivant la structure économique et sociale des pays de départ.
27Dans les pays en cours d’industrialisation de l’Europe occidentale du XIXe siècle, l’émigration est à proprement parler le prolongement des migrations intérieures. Elle est orientée généralement par les spéculations financières et économiques et par les initiatives politiques qui leur sont subordonnées. Mais certaines affinités humaines et naturelles jouent aussi pour sérier dans l’espace les grands courants migratoires. Elle résulte aussi en partie des contradictions nouvelles, nées de l’industrialisation et du développement d’une nouvelle civilisation matérielle rompant avec l’autarcie de misère des sociétés rurales, entre l’accroissement des besoins et l’augmentation du nombre, conséquence de l’évolution démographique du xixe siècle.
28On doit donc distinguer trois causes majeures d’émigrations dans ces pays :
- l’impossibilité permanente ou épisodique d’assimiler dans les diverses formes d’emploi de la nouvelle économie la totalité des effectifs mis en mouvement par les modifications de la structure économique nationale. Les crises et les périodes de chômage engendrent des vagues d’émigration ;
- la nécessité d’équiper le « secteur primaire » d’outre-mer des métropoles européennes, dans le cas des pays dépourvus de main-d’œuvre coloniale, en envoyant à la fois cadres et travailleurs dans celui des pays possédant une main-d’œuvre à bas salaires, en limitant l’émigration à une émigration de cadres administratifs, militaires et économiques. L’émigration sous ses diverses formes s’insère dans le cadre d’une organisation économique. Elle est un instrument d’expansion commerciale et d’influence politique ;
- l’impossibilité des pays à haute natalité d’assurer l’équilibre entre la capacité d’emploi d’une économie dont la mécanisation et la rationalisation sont accélérées par leurs avantages financiers, et la demande numérique croissante d’emplois nouveaux.
29Ces trois séries de causes apparaissent toujours en combinaison.
30Les circonstances de l’émigration sont différentes suivant la part prise directement par chaque pays dans le partage du monde et suivant les rapports internationaux respectifs. Ces circonstances ont exercé une influence décisive sur un des aspects fondamentaux de la géographie politique du monde contemporain : la composition nationale des territoires peuplés au xixe siècle par l’émigration européenne.
31Les métropoles d’empires coloniaux ont naturellement réservé à leurs nationaux les rôles de cadres dans leurs territoires. L’émigration de masse a été le plus souvent également une émigration nationale, au moins jusqu’à une époque très récente, jusqu’au moment où l’ouverture à un peuplement différencié, numériquement limité d’ailleurs, ne risquait plus de compromettre l’unité nationale (cas du Canada). L’empire britannique a été ainsi domaine réservé à l’émigration nationale jusqu’au xxe siècle.
32Les nations dépourvues d’empires ont essaimé vers des pays d’accueil relativement éclectiques. Les États-Unis ont été, en fait, leur pôle d’attraction principal. Mais il demeure nécessaire de distinguer deux catégories d’émigration : l’émigration spontanée des effectifs en surnombre et l’émigration dirigée et contrôlée des cadres d’un impérialisme d’affaires, rival de celui des conquérants d’empires. Cette dernière forme est spécifique de la politique financière et commerciale de l’Allemagne jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale.
33Les empires coloniaux du xixe siècle présentent deux types de structure : seul l’empire britannique comporte une large part de terres de peuplement appartenant au domaine tempéré et pratiquement vides d’Hommes, susceptibles de recevoir un peuplement professionnellement différencié qui présente une coupe sociale complète. Les empires français, belge, néerlandais comportaient au contraire exploitation de terres tempérées (Afrique du Nord) ou tropicales, occupées par des populations indigènes. Ces territoires n’offraient que des perspectives limitées à l’immigration de masse, mais appelaient au contraire, aux fins de mobilisation des richesses régionales au profit de la métropole, une immigration de spécialistes.
34D’autre part, les ressources en émigrants sont variables suivant les nations. La Grande-Bretagne a témoigné d’une exceptionnelle aptitude à l’expansion humaine au xixe siècle, orchestrée par une littérature et une philosophie conquérantes à la mesure des audaces financières. En France, l’attitude générale a été beaucoup plus réservée et l’émigration, quantitativement beaucoup plus faible, a obéi aussi bien aux sollicitations de l’empire colonial qu’à celles de l’étranger : Amérique du Nord, Mexique, Amérique du Sud.
2. L’émigration à partir des économies à surpeuplement rural
35Les besoins d’Hommes pour l’équipement, la mise en exploitation des ressources des terres tempérées, l’encadrement des colonies à peuplement autochtone, se sont accrus plus vite à la fin du xixe siècle que les disponibilités d’émigrants des pays industriels et notamment des métropoles d’empires coloniaux. Ils ont atteint un maximum au début du xxe siècle, pour tomber brusquement à des valeurs très faibles, presque aussitôt après la Première Guerre mondiale.
36Les plus fortes années d’émigration sont les dix premières années du xxe siècle avec environ 15 millions d’individus. En 1913, le chiffre total atteint 2 millions de personnes.
37L’appel de courte durée, mais vigoureux, des années 1900-1914, a mis en route des populations qui ne fournissaient jusque-là que de faibles contingents d’émigrants, parce que les pays industriels n’ont pu faire face à la demande. L’abaissement de la fécondité, à partir de la fin du xixe siècle, non seulement dans les villes et régions industrielles, mais aussi dans les zones rurales de l’Europe occidentale, est une première cause de restriction numérique de l’émigration. D’autre part, des considérations politiques interviennent, surtout en Allemagne. On continue à considérer l’émigration des cadres comme profitable à une économie impérialiste sans empire, mais l’aggravation des rivalités internationales fait considérer l’émigration de masse comme un affaiblissement national, en prévision d’épreuves de force en perspective.
38De 1850 à 1900, la Scandinavie, le Royaume-Uni, l’Allemagne, la France (cette dernière pour une faible part) avaient fourni aux pays étrangers 13 100 000 émigrants (moyenne annuelle pour cinquante ans 260 000, pour les vingt dernières années du xixe siècle 350 000). Ces chiffres représentent, pour 1850-1900, 58,5 %, et pour 1880-1900, 45 % des effectifs totaux des émigrants européens. Entre 1901 et 1914, la part de l’Europe industrielle tombe à 24 %. Mais l’émigration des dix années 1901-1910 est égale à celle des vingt dernières années du xixe siècle, alors que la capacité d’émigration de l’Europe industrielle de l’ouest baisse. Seule la Grande-Bretagne continue à fournir un très fort contingent, atteignant le record de son émigration avec 2 800 000 individus en dix ans. Le total des émigrants de l’Europe du Nord-Ouest n’est cependant pour cette période que de 3 600 000 individus sur près de 15 millions.
39Les plus gros contingents ont été fournis par l’Italie et par les différentes nations de l’Empire austro-hongrois et de l’Empire russe (chiffres en milliers) :

40Les causes d’émigration dans ces pays sont plus simples : la pression démographique, et le surpeuplement rural qui en résulte, sont les facteurs principaux de déplacement humain. C’est dans ce cas que joue le plus simplement, sur des individus placés au bord de la famine, l’attraction de conditions d’existence qui, pour être rudes, ont du moins l’avantage d’assurer la satisfaction des besoins élémentaires. L’absence ou l’insuffisance d’équipement industriel escamote ou réduit la capacité d’absorption du milieu urbain national. Le poids du surpeuplement rural pèse intégralement sur les frontières.
41Cette émigration est une émigration de travailleurs non qualifiés, dont les ambitions se limitent à la satisfaction des nécessités de base de l’existence. Elle est réputée fournir des travailleurs de force pour les chantiers et les usines les plus ingrats, à des conditions de salaire avantageuses pour les employeurs. Leur fixation et leurs relations avec le milieu environnant sont déterminées en grande partie par ces considérations. En Europe, elle aboutit aux régions minières, aux centres d’industrie chimique, aux chantiers de travaux publics. Dans les pays d’outre-mer, elle alimente les foules ouvrières les plus déshéritées des États-Unis, la main-d’œuvre des grands domaines fonciers brésiliens. Souvent tenue pour responsable de l’abaissement des salaires, elle est en butte aux brimades et aux restrictions des classes nanties d’une certaine aisance, y compris d’une partie de la classe ouvrière. Dans les pays à peuplement autochtone, ces immigrants occupent pendant plus ou moins longtemps une place intermédiaire entre les populations indigènes et les représentants de la nation métropolitaine : ouvriers italiens et espagnols en Afrique du Nord par exemple.
42Ce caractère professionnel et social de l’émigration des pays d’économie agricole exclusive ou fortement prépondérante en Europe est la cause de certains chevauchements des mouvements migratoires. Au cours du premier tiers du xixe siècle, l’exploitation coloniale impose à la France une émigration temporaire ou définitive vers ses possessions coloniales ; il s’agit d’une émigration de cadres administratifs, militaires et économiques. Or, elle a en même temps des besoins de main-d’œuvre. Elle fait appel à l’immigration de travailleurs non qualifiés, de mineurs, de terrassiers, d’ouvriers agricoles, d’Italie, de Pologne, d’Afrique du Nord. Elle est de ce fait à la fois terre d’émigration, pour de très faibles effectifs d’ailleurs, et domaine d’immigration.
La décadence de l’émigration européenne
43Le continent américain, dans son ensemble, a reçu, du début du xixe siècle à la Première Guerre mondiale, 50 millions d’immigrants. L’Australie et les territoires d’immigration secondaire, comme l’Afrique, ont accueilli dans le même temps une dizaine de millions d’immigrants (si l’on compte la Sibérie comme terre d’immigration dans le cadre de la structure coloniale de l’ancien empire russe, et non comme un domaine de migrations intérieures à l’empire, ce chiffre doit être augmenté d’environ 10 millions d’individus). Sur 70 millions d’immigrants, cinquante millions environ se sont fixés définitivement hors de leur pays d’origine. Au cours des dix premières années du xxe siècle, le contingent annuel d’émigrants quittant les ports européens dépasse le million. L’émigration est devenue une source de fret pour les compagnies de navigation maritime. En même temps, des déplacements d’un pays à un autre à l’intérieur de l’Europe et d’une région à l’autre à l’intérieur de chaque État européen affectent des masses du même ordre de grandeur. La mobilité de la population atteint alors son maximum dans une atmosphère de spéculation et d’espoir de gain ou d’amélioration des conditions sociales à tous les échelons. Mais cette mobilité accuse un certain retard par rapport aux conditions qui l’ont déterminée. Le libre-échange, la libre spéculation individuelle, agents de décision auprès de l’individu, sont déjà des formes d’organisation et de relations économiques révolues. L’économie en mouvement, les multiples entreprises en rivalité font place à des formes de stabilisation, de concentration, de consolidation des positions économiques acquises. Le nombre des entreprises se réduit et avec lui les chances de succès individuel. Les besoins de main-d’œuvre vont demeurer un certain temps encore, mais ils sont comprimés par le développement des méthodes d’organisation du travail et de rationalisation de la production.
44Entre 1929 et 1939, l’émigration nette est tombée à quelques centaines de milliers d’individus seulement et, dans certains pays, les retours dépassent les départs. Les besoins sociaux d’émigration ont diminué dans les pays industriels de l’Europe du Nord-Ouest, au fur et à mesure que s’allégeait le peuplement des régions à faible potentiel de ressources et d’emplois. La crise viendra poser de nouveaux problèmes de stabilité ou d’instabilité de la population, mais elle coïncide avec la fermeture des débouchés de l’émigration. Les besoins d’émigrer demeurent à peu près constants dans les pays de structure agricole, mais pour eux aussi les perspectives d’exode sont très limitées. Artificiellement, l’émigration italienne a été bloquée par la législation du Fascisme. La seule émigration européenne importante au cours de la période 1925-1939 est l’émigration polonaise. Encore n’est-elle possible que dans la mesure où elle conserve la réputation d’une émigration de main-d’œuvre à tout faire et à bas salaires. En fait, l’émigration est freinée davantage par l’impossibilité de trouver des terres d’accueil que par la réduction des causes de départ.
45En 1935-1939, la moyenne annuelle de l’émigration nette, à partir de l’ensemble de l’Europe, est de moins de 50 000 personnes. Même après la Deuxième Guerre mondiale, qui a provoqué de profonds déracinements de population, l’émigration nette n’atteint pas, en 1945-1946, 20 % de celle des années 1901-1910.
46La fin de la mobilité de la population européenne coïncide avec la Première Guerre mondiale, qui est le premier conflit d’un type nouveau, symbolique du durcissement des positions impérialistes. Le rapprochement des deux faits ne manque pas d’intérêt. Les déplacements de population s’atténuent dès l’apparition des premiers symptômes de crise mondiale et de surpeuplement relatif correspondant au suréquipement des pays neufs, parce que désormais la crise est générale, sinon exactement simultanée dans tous les pays. Au xixe siècle, les crises régionales ont accéléré les départs dans certaines parties de l’Europe. Au xxe siècle, la crise mondiale apporte une perturbation paralysante aux mouvements de population. Des pays se ferment à l’immigration : les premiers sont ceux qui se sont industrialisés précocement et, bénéficiant des perfectionnements techniques réalisés à la fin du xixe siècle et au début du xxe, ont atteint rapidement leur plafond d’emploi (États-Unis). D’autre part, le souci de ménager les privilèges des populations blanches ferme les territoires américains du Nord et australiens aux populations jaunes. Symétriquement les économies autarciques se replient à la fois sur leurs ressources naturelles et sur leurs ressources en Hommes, quels que soient les sacrifices individuels qui en résultent. On continue à réclamer des terres, mais c’est pour les exploiter, non pour les peupler. Les Hommes déposés sur des terres lointaines, l’Éthiopie pour l’Italie, la Chine pour le Japon, sont des soldats et des cadres administratifs ou techniques (200 000 pour toute la Mandchourie en 1937). Ce ne sont plus des colons.
47Les besoins d’émigration subsistent à l’échelon individuel dans les pays où les quantités de ressources distribuées à la population ou à certaines catégories de la population sont insuffisantes, mais les émigrants possibles ont à compter avec la politique de leur propre gouvernement et avec les conditions faites à l’immigration dans les diverses parties du monde. La période de l’émigration et de l’immigration libres est terminée. Il n’existe plus qu’une émigration et une immigration dirigées, faisant l’objet de mesures administratives et législatives dans chaque État, de conventions internationales, d’accords bilatéraux du même type que des accords portant sur des échanges de marchandises. Statistiquement, ces nouvelles conditions se traduisent par une réduction très considérable des déplacements internationaux de population : l’émigration européenne entre les deux guerres mondiales, émigration des Russes blancs comprise, n’atteint pas 10 %, en moyenne, de celle des quinze premières années du siècle. Elle tombe à des valeurs très faibles dès 1930.
48En 1935-1939, la moyenne annuelle de l’émigration nette à partir de l’ensemble de l’Europe est de moins de 50 000 personnes. Même après la Deuxième Guerre mondiale qui a provoqué de profonds déracinements de population, l’émigration nette n’atteint pas, en 1945-1946, 20 % de celle des années 1901-1910.
49Les mouvements internationaux de population ont perdu le caractère qu’ils ont eu entre 1850 et 1920. Mais les conjonctures historiques ont provoqué des déplacements de population qui diffèrent des migrations du xixe siècle en ce sens qu’il s’agit de mouvements épisodiques liés à des décisions internationales et limités dans le temps : retour des ressortissants de la diaspora allemande de l’Europe centrale en Allemagne, échanges de population entre Hindoustan et Pakistan, etc. Un seul courant d’émigration continu malgré de multiples circonstances adverses s’affirme depuis environ 25 ans : l’émigration juive vers la Palestine. Et dans le cadre d’une émigration qui se confond à de multiples égards avec une migration intérieure, le déplacement des Africains du Nord vers la France.
Perspectives quantitatives et géographiques de l’émigration intercontinentale
50Le ralentissement des migrations intercontinentales et de l’émigration nette de l’Europe vers les terres non européennes est un phénomène général. Le signal a été donné après la Deuxième Guerre mondiale par les États-Unis. On aurait pu penser que les courants d’émigration se reporteraient sur d’autres pays. En fait, il y a eu homogénéisation des mesures relatives à l’immigration et celle-ci s’est trouvée bloquée d’une manière générale.
51Pour la période 1891-1910, l’effectif d’immigration annuelle aux États-Unis était de 750 000 ; dans l’ensemble des pays anglo-saxons de 858 000, en Amérique du Sud de 185 000 : pourcentages 74 %, 83 %, 17 %.
52Pour la période 1936-1940, elle est respectivement de 20 000, 48 000, 45 000 et de 15 000 pour la Palestine. Cette période est marquée par un recul particulièrement sensible de la pénétration des étrangers aux États-Unis : pourcentages 17,5 %, 44,5 %, 41,5 % et, pour la Palestine, 14 %. Le total s’élève à environ 10 % des effectifs de l’émigration intercontinentale de la moyenne 1891-1910.
53Au cours des trois premières années après la Deuxième Guerre mondiale, sur une émigration nette d’un peu plus de 200 000 individus, les États-Unis absorbent 120 000 personnes1, l’ensemble des pays anglo-saxons 170 000, l’Amérique du Sud environ 30 000, la Palestine 15 000 de moyenne annuelle. Les pourcentages sont respectivement : 56 %, 79 %, 14 % et 7 % pour un effectif global de 20 % de celui de l’émigration annuelle moyenne du début du siècle.
54Sauf au cours des dernières années avant la guerre, les États-Unis gardent le premier rang parmi les pays d’immigration, mais en valeur absolue, les effectifs annuels d’entrée diminuent de 6 à 1 entre la période 1891-1910 et les trois années d’immigration cependant exceptionnelle, 1945-1948. L’Amérique du Sud, en dépit de la possession de vastes espaces vides, ne témoigne que d’une médiocre force d’attraction en raison de l’insuffisance de son équipement. La capacité d’absorption de la Palestine apparaît, en comparaison, démesurée, puisque depuis 1936 elle a reçu plus de 130 000 immigrants et n’a enregistré que 12 000 départs. Le courant d’émigration vers la Palestine est devenu le principal déplacement intercontinental de population avec, en moyenne, 10 % environ de l’émigration européenne pour les vingt dernières années.
55La réapparition d’une émigration intercontinentale notable n’est pas impossible, au moins pour une certaine période, correspondant à la remise en place des « personnes déplacées » par suite de la guerre et des modifications politiques survenues en Europe, et au passage de l’économie agricole à l’économie industrielle dans un certain nombre de pays « neufs ». Des chiffres ont été avancés aussitôt après la guerre pour exprimer la capacité d’absorption annuelle ou globale de divers pays :

56En Afrique, l’Union sud-africaine paraît aussi s’orienter vers une politique d’immigration contrôlée, immigration d’éléments blancs exclusivement.
57Au total, avec les admissions réglementaires de 150 000 entrées par an aux États-Unis, dans la mesure où l’évolution des conjonctures économiques américaines n’appellerait pas la modification de ce chiffre, la capacité d’absorption des terres de peuplement des deux zones tempérées, Palestine comprise, s’élèverait environ à 650 000 individus pendant une dizaine d’années environ.
58Il n’apparaît cependant pas possible de voir se rétablir les grands courants humains du début du siècle qui ont correspondu à une phase aujourd’hui révolue de l’organisation économique du monde par les pays industriels d’Europe. La nature de l’immigration contemporaine aux États-Unis et dans les pays anglo-saxons est d’autre part très différente de celle des immigrations du début du siècle. Ces pays ont aujourd’hui plus besoin de techniciens et de cadres représentant une valeur productive que de main-d’œuvre et de personnes appartenant aux diverses catégories du secteur tertiaire : professions commerciales, professions libérales, intellectuels non utilisables dans les activités industrielles. Ils reçoivent plus volontiers également les immigrants nantis de capitaux que l’immigrant traditionnel qui se voit généralement fermer l’entrée des États-Unis. En outre, un contrôle politique très strict est exercé par les autorités d’immigration. L’immigration de caractère populaire ne dispose que de perspectives très étroites, correspondant aux conditions de vie les plus ingrates, en Amérique du Sud.
59Enfin le caractère libéral de l’émigration et de l’immigration de la fin du XIXe siècle a disparu. Émigration et immigration sont des opérations organisées par des bureaux internationaux, contrôlées par l’Organisation des Nations unies, faisant l’objet de conventions internationales. Les quantités d’immigrants à admettre chaque année dans chaque pays, les pays et régions de destination, les réserves dans lesquelles on doit puiser (camps de personnes déplacées notamment) sont déterminés par ces organisations. En Amérique du Sud, il existe des compagnies de colonisation qui distribuent la terre aux arrivants (Brésil, Paraguay, Argentine). La sécurité de l’émigration est assurée à un petit nombre d’individus. Le plus grand nombre est refoulé. Le siècle de l’aventure est révolu.
Les déplacements continentaux en Europe
60Dans le cadre du continent européen, de très importants déplacements internationaux de population ont eu lieu au cours des vingt dernières années.
61Parmi les pays européens d’émigration chronique entre 1919 et 1939, la Pologne et l’Italie s’inscrivent en tête, loin devant la Belgique et les pays méditerranéens autres que l’Italie.
62La France est le principal pays d’immigration. Elle reçoit à la fois des immigrants venus des autres pays d’Europe, Pologne, Italie, Belgique, Espagne, et des Nord-Africains. Toutefois, la crise ouverte avec les années 1930-1932 a ralenti l’immigration en France. Des refoulements d’étrangers, surtout de Polonais, ont même eu lieu entre 1932 et 1935.
63La guerre et les années qui ont succédé à la Libération ont été une période de très grande instabilité de population. Les déplacements humains ont été des déplacements imposés, soit par les circonstances mêmes de la guerre (exodes de réfugiés), soit par des décisions politiques nationales ou internationales. On a évalué, très approximativement, l’ampleur des déplacements imposés par les Allemands d’un pays à un autre à une quinzaine de millions (non compris les déplacements de population des régions envahies de l’URSS). Ces déplacements se sont accompagnés de lourdes pertes, et n’ont pas été numériquement compensés par les retours après la Libération.
64Une autre série de mouvements a été la conséquence de la guerre et de la formation des États nationaux en Europe centrale, d’une part, de l’élimination des anciennes classes dirigeantes qui avaient été compromises dans l’aventure allemande, d’autre part. Numériquement, le fait le plus important est le rapatriement de la diaspora allemande d’Europe centrale vers l’Allemagne : 9 à 12 millions suivant les évaluations. Le reflux des anciennes classes dirigeantes des pays baltes, polonais, hongrois, roumains, tchécoslovaques intéresse moins d’un million d’individus ressortissant au régime des « personnes déplacées » ou à l’émigration individuelle au cours des années 1945-1950.
65La politique de reconstitution d’États nationaux comporte, en même temps, expulsion des minorités allemandes des États non allemands et rappel des éléments nationaux, dispersés par les émigrations de la période précédente. Plusieurs millions de Slaves ont repris leur place dans leurs États nationaux : Polonais d’Ukraine, de Biélorussie et de Lituanie, Polonais de l’émigration européenne et transatlantique, Tchèques d’Autriche et de Volhynie, etc.
66La reconstitution des États nationaux s’accompagne d’une politique générale d’industrialisation et d’équipement, qui implique plein emploi de la main-d’œuvre et même, dans certains cas, celui de la Tchécoslovaquie notamment, pénurie de main-d’œuvre nationale. Les causes d’émigration disparaissent ipso facto. Le problème de l’émigration européenne, y compris de l’émigration à courte distance, se réduit géographiquement au domaine méditerranéen. Il n’est pas certain que le reflux des Allemands sur leur territoire national engendre un mouvement d’émigration allemande.
67L’émigration et l’immigration continentales européennes se confondent aujourd’hui avec le surpeuplement relatif de l’Italie et de la péninsule ibérique et avec les besoins irréguliers dans le temps d’immigration étrangère en France. De ce fait, tandis que la France a attiré, au cours de la période intermédiaire entre les deux guerres, une immigration géographiquement différenciée venant de Pologne, d’Europe centrale, aussi bien que des pays méditerranéens et de la Belgique voisine, les seules sources d’immigration contemporaine sont l’Italie et, à titre subordonné, la péninsule ibérique.
68Mais dans l’hypothèse d’une constance des besoins techniques de main-d’œuvre, l’immigration française tend d’autre part à être ralentie ou même supprimée par deux évolutions de natures diverses : l’accentuation du malaise économique et du chômage et, à échéance de quinze ans, l’accroissement des effectifs de la population active d’origine nationale, résultant de la reprise de la natalité à partir de 1945.
Exploitation coloniale et migrations de population dans les régions tropicales et en Extrême-Orient
69Depuis environ un siècle, les causes d’émigration, en l’espèce le surpeuplement rural chronique à titre permanent, les accidents climatériques, hydrologiques ou politiques à titre occasionnel, sont demeurées sans changement fondamental, sous la réserve que les causes permanentes ont eu tendance à se renforcer du fait de l’évolution démographique, tandis que les causes occasionnelles s’atténuaient en raison des mesures de protection contre les calamités prises par les administrations coloniales. Les besoins d’immigration sont directement déterminés par les formes d’exploitation créées par les colonisateurs : l’ouverture de chantiers miniers, la création de plantations ou le développement d’une agriculture nouvelle à plus haute productivité que les formes anciennes d’exploitation rurale, mais exigeant en même temps une main-d’œuvre plus nombreuse, ont eu pour effet des appels de main-d’œuvre dans certaines régions du globe. Les statistiques relatives à ces mouvements sont généralement très incomplètes et il faut assez souvent interpoler les données relatives à l’immigration proprement dite et aux effectifs installés hors des pays d’origine des groupes examinés. Cependant, ces mouvements, rythmés par les besoins de l’économie coloniale, sont strictement limités en considération des besoins, et toutes les mesures sont prises par ailleurs pour éviter les émigrations spontanées et les immigrations considérées comme indésirables.
70Les pays de départ peuvent être classés en deux catégories : ceux que caractérise une situation positive en matière d’émigration, en ce sens qu’un besoin permanent d’essaimage s’y manifeste, et ceux que n’affecte pas un surpeuplement rural créant une nécessité impérieuse d’exode, mais que les besoins de main-d’œuvre ont fait considérer par rapport à d’autres régions comme des zones de réserve.
71La Chine et l’Inde appartiennent à la première catégorie, les « réserves » de main-d’œuvre de l’Afrique à la seconde.
72L’émigration chinoise contemporaine se présente sous quatre formes principales, mais d’inégale importance numérique. L’émigration vers la Mandchourie, vers l’Amérique, vers le sud-est de l’Asie (commerçants) et vers la Malaisie et l’Indonésie (coolies), intéresse une terre historiquement chinoise. Il s’agirait d’une simple migration intérieure, si ce déplacement n’avait pas été accéléré par une action étrangère en Mandchourie : l’influence japonaise. L’immigration chinoise en Mandchourie est numériquement comparable à l’immigration européenne aux États-Unis au cours de la période intermédiaire entre les deux guerres mondiales : 5 220 000 en sept ans, de 1923 à 1929, plus d’un million en moyenne par an pour les trois années 1927, 1928, 1929. Mais, par ses caractères, elle est sans précédent dans les autres parties du monde. Jusqu’à ce que la guerre sino-japonaise soit venue entraver les déplacements et apporter son propre cortège de misère (1935), les famines ont provoqué de véritables marches de la faim décrites par M. Dennery :
« Hordes qui vont devant elles, sur les grandes routes, et qui ressemblent à celles des réfugiés d’une guerre continuelle. La famille emmène avec elle tout son avoir. Des chariots traînés par des bœufs transportent le bien de villages entiers. Dans un linge ont été précieusement emballées les tablettes des ancêtres. Des hommes ont à la main des instruments de labour, des socs, des bêches, des racloirs ; des bébés s’accrochent au dos des femmes. Çà et là, au milieu d’un groupe, errent des bœufs squelettiques. L’on entend monter de loin les rumeurs de ces troupes, le bruit des pas sur la route, le chant rythmé grâce auquel les hommes soutiennent leur marche. Parfois, de rares provisions ont été emportées ; mais la plupart du temps, les exilés n’ont pas de quoi se munir de nourriture ; alors ils prennent ce qu’ils trouvent sur leur chemin ; et parfois ils pillent, et parfois ils marchent des jours entiers sans manger. Il en est qui meurent, comme des bêtes, sur le bord de la route ; la nuit, quand ils ne continuent pas à aller devant eux, ils se couchent sur l’herbe près de la route ; ou bien ils se parquent par dizaines dans des chariots à bœufs. Dans la poussière, dans la neige, suivant les saisons, ils s’en vont pouilleux, loqueteux, mi-nus, toujours devant eux vers le Nord…2 ».
73Tous les immigrants n’ont pas suivi cette route de cauchemar. Des centaines de milliers ont été amenées par chemin de fer ou par mer. Les terres cultivables d’abord, à partir de 1935 l’industrialisation de la Mandchourie du sud par les Japonais, ont accueilli sans peine une population qui, compte tenu de l’accroissement naturel sur place, s’élevait en 1940 à 40 millions d’habitants. Le peuplement de la Mandchourie, qui peut d’ailleurs être poussé beaucoup plus loin en considération du potentiel agricole et industriel de ce pays deux fois grand comme la France, ne pouvait suffire de soupape de sûreté au surpeuplement rural d’une Chine strictement agricole. Or, les autres perspectives d’émigration chinoise ont été très réduites au cours du dernier demi-siècle.
74L’émigration vers l’Amérique a été stoppée aussitôt après la Deuxième Guerre mondiale par une réglementation de l’immigration, dictée par la crainte des Blancs de voir se constituer des colonies jaunes dans les États de l’ouest des États-Unis ou dans les provinces occidentales du Canada. Des mesures analogues ayant été prises en Australie, l’immigration n’ayant pas été encouragée en Amérique du Sud, les effectifs de Chinois installés définitivement en Amérique s’élèvent à un pourcentage infime de la nation chinoise : 220 000 environ, dont 90 000 à Cuba, 40 000 au Pérou et 20 000 au Brésil, 60 000 seulement aux États-Unis.
75L’émigration de commerçants vers le sud-est de l’Asie : Indochine, Malaisie, Indonésie représente des effectifs plus importants. Il existe une diaspora de marchands chinois, occupant une position sociale enviée des populations parmi lesquelles ils se sont disséminés, de près d’un million d’individus. Mais c’est là situation de fait, et le courant est presque intégralement tari.
76L’émigration de coolies a été organisée par les Britanniques au profit de leurs exploitations minières et agricoles de Malaisie, tandis que les Australiens se montraient beaucoup plus réservés et préféraient limiter leurs spéculations en zone tropicale, plutôt que de se contraindre à l’utilisation de main-d’œuvre chinoise. La Malaisie a reçu en quinze ans (1911-1927) plus de trois millions de travailleurs chinois dont environ la moitié se sont fixés.
77L’émigration japonaise, stoppée vers l’Amérique du Nord peu de temps après l’émigration chinoise, n’a jamais intéressé sensiblement le continent asiatique. Malgré sa fécondité et la misère d’une grande partie de sa population, le Japon moderne a peu essaimé : un demi-million de Japonais établis en Amérique représentent le seul résultat de l’émigration japonaise vers ce continent : la part de l’Amérique du Sud et surtout du Brésil l’emporte sur celle de l’Amérique du Nord. Mais depuis 1934, le contingent annuel d’immigration japonaise au Brésil a été fixé à 3 500.
78Après l’émigration chinoise, la seconde émigration asiatique de masse est l’émigration indoue. Encore celle-ci apparaît-elle dérisoire par rapport aux besoins d’expansion démographique de la population indoue. Quelques millions d’Indous, fixés hors de l’Inde, trois environ, ne représentent qu’un bien faible bilan pour l’émigration d’un peuple de quatre cents millions d’habitants. Mais les colonies indoues, là où elles ont été constituées, forment des unités humaines originales et engendrent des problèmes spéciaux. Les principales sont celle du Natal en Union Sud-Africaine, masse de manœuvre contre les Noirs aux mains des Sud-Africains, celle de Malaisie qui entre en concurrence avec la colonie chinoise, celle de Guyane britannique, qui contribue à l’exploitation de la bauxite, celle de l’île Maurice et celle de La Trinité. L’émigration indienne, bien qu’assurant un allègement du surpeuplement rural de l’Inde, a été contrariée par les autorités nationales redoutant l’utilisation des émigrants comme main-d’œuvre quasi servile. Elle est d’autre part redoutée par les sociétés blanches, en défense permanente contre la pénétration des Hommes de couleur. Les Australiens s’efforcent d’employer de la main-d’œuvre saisonnière indienne, rapatriée après les travaux agricoles, plutôt que de fonder un peuplement indou sur leur continent.
79D’une manière générale, en Asie, les conditions économiques et sociales, le dynamisme démographique ont créé des besoins très forts d’émigration. Les conditions d’exploitation et d’occupation politique des terres par les Blancs n’ont favorisé que des mouvements très limités et se sont bien plus souvent présentées comme des obstacles aux déplacements massifs de population. Les terres d’accueil : l’Amérique, l’Australie ont été fermées à l’immigration indoue ou jaune. Les mouvements contemporains se sont bornés à des déplacements quantitativement assez faibles à l’intérieur du continent asiatique. Au cours du dernier siècle, les migrations continentales, les principales, et les migrations intercontinentales des populations asiatiques ont été numériquement très inférieures à celles de l’Europe pour des populations beaucoup plus nombreuses (deux à trois fois supérieures) et infiniment plus misérables. Les transformations économiques et sociales qui ont mis en mouvement les populations européennes ont atteint l’Extrême-Orient tardivement et partiellement seulement (Japon surtout) et, à ce moment, les déplacements internationaux de population étaient pratiquement contrôlés par les civilisations industrielles d’origine blanche. Les mouvements de population de l’Asie ont été de ce fait en grande partie ce que les organisateurs d’empires ont voulu qu’ils fussent.
80Tandis qu’en Asie il s’agissait de retenir la population en ses lieux traditionnels d’implantation, en Afrique, les spéculations minières et, secondairement, agricoles, ont engendré des déplacements suggérés, sinon exactement imposés. Ces mouvements, incomplètement enregistrés statistiquement, sont responsables de l’élaboration d’une nouvelle région industrielle en Afrique centrale. Ils ont permis l’édification de la fabuleuse fortune de l’Union sud-africaine. Mais ils sont aussi sujets d’inquiétude à double titre pour les administrations blanches : le recrutement de la main-d’œuvre risque de saigner à blanc les quelques régions de l’Afrique (en Afrique orientale) qui avaient conservé un peuplement supérieur à la faible moyenne du peuplement de l’Afrique. Et l’accumulation de populations noires, dont on ne veut pas tolérer l’ascension professionnelle et sociale, dans les régions industrielles, est source d’inquiétude pour les dirigeants européens d’un système, qui n’a aboli l’esclavage que dans la lettre.
81Les entreprises économiques des Européens en Afrique ont déterminé des déplacements de main-d’œuvre dans toutes les régions de l’Afrique noire. La naissance de villes africaines a suscité les indispensables ponctions de population dans les districts ruraux, et a déterminé une prolétarisation d’une partie de la population. Les mouvements les plus massifs sont ceux qu’a provoqués l’exploitation du diamant, de l’or, du cuivre, de l’uranium, plus récemment du charbon. Mais la géographie de la population en Afrique est à faire.
82La Deuxième Guerre mondiale a eu, dans la zone tropicale, des répercussions de même type que celles qu’a enregistrées la mobilité de la population européenne. Le découpage politique de l’Empire des Indes et la formation des deux États de l’Indoustan et du Pakistan, sur la base du regroupement des populations hindouistes et musulmanes, se sont accompagnés d’échanges de population entre Indoustan et Pakistan, qui portent sur plus de dix millions d’individus.
Notes de bas de page
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