CHAPITRE XII
Problèmes et méthodes de l’analyse démographique
p. 241-266
Texte intégral
1La nature des problèmes et les techniques mises en œuvre pour les étudier ne sont pas d’essence proprement géographique. Cependant, elles font partie de la prise de conscience d’un fait spécifiquement géographique : le contenu évolutif d’un groupement humain au point de vue numérique.
2Il n’appartient pas au géographe d’entreprendre des recherches méthodologiques et techniques. La division idéale du travail entre démographie et géographie s’inspirerait d’un partage d’attribution laissant à la démographie toute l’étude statistique dynamique de la population. Le géographe aurait alors seulement pour tâche de déterminer la répartition des divers types géographiques et de définir les relations entre les caractères spécifiques de ces types et les diverses formes de mobilisation des forces productives et de distribution des moyens d’existence (structures économiques et sociales). Il serait seulement tenu de savoir interpréter convenablement les résultats des enquêtes démographiques. Mais dans de nombreux cas, l’analyse démographique, spécialement à l’échelle régionale, est à faire. Le géographe doit donc, sans prétendre innover en matière de méthode, savoir appliquer à l’étude d’un groupe de population les techniques élaborées par la démographie. La connaissance de ces techniques, du sens des formules proposées par les démographes et de la manière de les appliquer est donc indispensable.
Un rapport simple mais insuffisant : le rapport natalité-mortalité
3Le mouvement d’une population supposée exempte de tout déplacement dépend de la balance des naissances et des décès ou mouvement naturel (accroissement ou déficit naturels).
4Sauf dans les pays d’immigration et au cours des grandes périodes d’immigration, le mouvement naturel l’emporte de beaucoup sur les mouvements migratoires, comme cause de variation de la population. Le mouvement naturel s’exprime, soit en valeurs absolues, soit en valeurs relatives. Ou bien l’on calcule, année par année, la différence brute entre le nombre de décès et le nombre de naissances pour un groupe donne (calcul de l’annuité d’accroissement ou de déficit), ou bien l’on rapporte le nombre de décès et le nombre de naissances au nombre d’habitants. Cette seconde méthode est dite méthode des taux de mortalité et de natalité, taux bruts. Ces taux s’expriment en nombre de décès et de naissances pour 1 000 habitants en un an, en prenant comme chiffre de référence, soit le nombre d’habitants au 1er janvier de l’année étudiée, soit celui de la mi-année.
5Cette méthode fait apparaître des variations naturelles vraies pour chaque année. Elle met particulièrement en valeur les crises démographiques : périodes de décès très nombreux ou de réduction considérable de la natalité. À chaque guerre et à chaque période de captivité d’un grand nombre d’hommes jeunes, correspondent à la fois une augmentation du taux de mortalité et une diminution du taux de natalité. Une épidémie accroît démesurément le nombre des décès sans agir nécessairement, d’une manière accusée, du moins dans l’immédiat, sur le nombre des naissances. Les courbes comparées des variations des taux de natalité et de mortalité de différents pays n’ayant pas tous subi les mêmes traumatismes démographiques sont particulièrement expressives (Suisse et France, par exemple, au cours des 50 dernières années).
6Une période de guerre, de très grande misère, engendre des variations de sens contraire de la mortalité et de la natalité, mais les deux phénomènes n’évoluent pas toujours en sens inverse. Ils ne sont pas nécessairement organiquement liés au moment même de l’observation. On a pu montrer qu’en Europe occidentale la réduction des taux de mortalité par développement des sciences médicales s’accompagnait souvent d’une réduction du taux de natalité, soit que les conditions économiques et sociales ambiantes retardent et limitent la nuptialité soit, plus généralement, que les couches sociales les plus instruites prennent en même temps conscience des moyens de retarder la mort et de limiter le nombre des naissances. Mais ce n’est là que conjoncture dans un milieu géographique déterminé. Dans d’autres domaines, le même progrès des sciences médicales s’accompagne à la fois d’une réduction du nombre des décès et, sinon toujours d’un accroissement du nombre des naissances, du moins de celui des naissances vivantes, les seules qui comptent réellement. Enfin, les marges de variation des taux ne sont pas identiques. Théoriquement, le taux de mortalité peut croître à l’infini dans le cas de cataclysmes naturels ou déclenchés par l’Homme, tandis que les taux de natalité oscillent dans des limites fixées par les conditions biologiques de la fécondité.
La natalité
7Les naissances se classent en naissances d’enfants vivants et en naissances d’enfants mort-nés. Les naissances d’enfants vivants se répartissent par sexes. On appelle taux de masculinité, soit le rapport du nombre de naissances masculines au nombre total de naissances, soit le rapport du nombre de naissances masculines au nombre de naissances féminines. Ces taux montrent, pour tous les pays, un très léger excédent de naissances masculines. Ils sont dans le premier cas légèrement supérieurs à 0,5, dans le second légèrement supérieur à 1. Le taux moyen est de 1,05.
8Des taux bruts de natalité de 50 à 60 pour 1 000 correspondraient au maximum de la fécondité physiologique. Ils ne sont presque jamais atteints en raison de la mort prématurée, du veuvage ou du célibat d’une partie des femmes. Les taux les plus élevés qui aient été enregistrés dans des pays pourvus de statistiques sérieuses sont de 45 à 50, pour une population normale. Exceptionnellement, des taux supérieurs peuvent être notés lorsque, par suite de migrations, la population d’une localité ou d’une région se trouve constituée à peu près exclusivement de jeunes ménages (fronts pionniers). Mais, dans ce cas, le taux baisse très rapidement dans la mesure où la différenciation de la population augmente et se rapproche de la situation d’une population quelconque.
9Les taux régionaux les plus bas qui soient connus pour des groupes assez larges pour éliminer les anomalies locales sont compris entre 10 et 15. Le rapport entre les taux les plus bas et les taux les plus élevés est donc de 1 à 3.
10Parmi les pays pour lesquels les renseignements statistiques permettent d’établir les taux précis, les chiffres les plus élevés par État correspondent aux pays à prépondérance d’économie et de population rurales.
11En 1938-1939 :

12Les taux les plus bas sont ceux de l’Europe occidentale :

13Aux États-Unis, le taux est pour, la même année (1939), de 16,9 pour les Blancs et de 21,2 pour les Noirs.
Problèmes de l’étude de la natalité différentielle
14Les taux bruts par État ont un caractère assez abstrait. Le contenu du taux national peut être analysé de trois manières :
- en rapport avec la répartition géographique des naissances, par le calcul des taux régionaux et locaux dans le cadre des circonscriptions administratives pour lesquelles les chiffres sont collationnés. On devra toutefois interpréter avec soin les résultats obtenus à partir de circonscriptions trop petites pour lesquelles les données brutes sont susceptibles d’exprimer seulement un accident par rapport aux années précédentes : une variation de trois unités du nombre des naissances, en plus ou en moins, dans une commune de 500 habitants où la moyenne des naissances est de 16 pour 1 000, va faire osciller le chiffre de l’année de 10 à 22. Pour cette raison, il est indispensable, si l’on fait une analyse détaillée, de prendre la moyenne des taux bruts sur trois ans au moins. Toutefois, on se gardera d’étendre ce calcul sur un délai plus long pour éviter de faire entrer en compte des données qui peuvent appartenir à des phases d’évolution différentes ;
- en rapport avec les modes de résidence de la population, résidence urbaine et résidence rurale, sous réserve des imperfections de la classification en population urbaine et en population rurale dans les pays de structure économique et sociale industrielle.
- en rapport avec les occupations professionnelles et surtout avec le niveau de vie.
15Les deux derniers procédés d’analyse sont assez formels. En effet, s’il est possible d’avoir une idée exacte et utile des variations régionales des taux de natalité, la distinction des villes et des campagnes ne saurait créer une discrimination concrète. Non seulement la frontière entre population rurale et population urbaine est abstraite, mais surtout il y a une très grande diversité des conditions de vie à la campagne et plus encore en ville. Le troisième critère serait alors indispensable, mais il est d’un maniement trop difficile pour pouvoir être généralisé.
16Il semble que toute analyse de la natalité différentielle, comme d’ailleurs de la mortalité différentielle, doit partir d’une connaissance très précise de la répartition régionale et locale, et, pour les villes, de la répartition par quartier et, au besoin, par îlot. Ceci n’exclut pas, bien au contraire, les recherches sur les conditions d’habitation et sur les niveaux de vie propres à chaque contrée, ou à chaque fraction d’une agglomération urbaine.
17Les variations régionales et locales sont d’autant plus fortes que le taux moyen général est bas, ce qui est parfaitement intelligible du fait que les oscillations ne peuvent être qu’insignifiantes quand le taux moyen est voisin du maximum biologique. Elles atteignent leur maximum, au contraire, dans les pays d’Europe occidentale à taux bas : en Italie près de 1 à 3 entre les districts urbains de l’Italie du Nord et les campagnes d’Italie méridionale, en France de 1 à 2 environ entre les départements de la Seine et de la Manche. Les taux les plus élevés sont ceux de certaines campagnes, les plus bas ceux de certains quartiers urbains. Mais on ne saurait généraliser. En France, le département de la Manche avait, en 1938, un taux brut de natalité de 20,4, celui de la Seine de 12,2. Mais, dans Paris, les taux variaient de 8 à 8,5 dans les VIe , VIIIe , IXe et XVIIe arrondissements, à 13,5 dans les XIe , XIIIe , XIXe et XXe , et toutes les campagnes n’accusaient pas, à beaucoup près, un taux équivalent à celui de la Manche : dans une partie des départements de la France méditerranéenne et de la France du Sud-Ouest, les taux avoisinaient 10. On ne saurait expliquer ces différences sans connaître les conditions économiques et sociales propres à chaque région.
18Les études historiques semblent démontrer que la différenciation des conditions de résidence, d’activité professionnelle, de niveau de vie, qui a accompagné la révolution industrielle et la transformation de la structure sociale résultant des nouvelles formes de possession et d’usage des moyens de production, créés ou rénovés par les techniques contemporaines, a été suivie d’une différenciation des taux de natalité se soldant au total par une réduction du taux moyen. Autrement dit, tout se passe comme si, antérieurement à la révolution industrielle et au développement de l’économie capitaliste, les taux moyens avaient été uniformes dans les différents pays et s’étaient situés à des valeurs élevées. L’inégal développement de cette économie se traduirait sur une carte des taux de natalité par l’inégal abaissement de ces taux. Cette première ébauche de systématisation est, à coup sûr, trop grossière. Elle suppose en premier lieu que la différenciation sociale et ses incidences sur la natalité datent de la révolution industrielle, ce qui est inexact dans l’absolu, sinon quantitativement. Elle implique d’autre part un automatisme mécaniste qui élimine le rôle d’autres facteurs et suppose une évolution à sens unique. Or, il faut faire place à des influences sans lien direct avec la structure économique — celle de la croyance et de la pratique religieuses par exemple — ou en réaction contre ses effets, comme les politiques familiales. Par ailleurs, la révolution industrielle et surtout le développement des communications, en améliorant les conditions matérielles de vie de certaines populations placées jusque-là dans une situation vitale précaire, ont permis un accroissement des naissances et surtout des naissances vivantes, contribuant à un processus de sens inverse de l’évolution observée. Cependant, dans l’ensemble, l’image reste valable.
Naissances pour 1 000 habitants*

19De plus, les populations dont les conditions d’existence sont les plus voisines de celles de l’ensemble des populations intéressées avant la différenciation professionnelle, sociale et résidentielle de la période 1850-1950, ont conservé les taux de natalité les plus élevés : les populations rurales des régions non spécialisées (régions de polyculture traditionnelle demeurées les plus fidèles aux structures sociales archaïques), tandis que les populations urbaines sont presque toujours des populations à faible natalité. Cette remarque générale appelle quelques réserves : la France, dont la structure sociale a été moins profondément transformée que celle de l’Angleterre, avait cependant en 1938 un taux inférieur au taux anglais. Un examen précis des faits est donc nécessaire. Il devra être fait en considération des données d’ensemble de la natalité, de la mortalité et des divers aspects des causes de variation naturelle de la population.
La mortalité
20La mortalité est un phénomène beaucoup plus complexe que la natalité.
21Une première notion simple est celle du taux brut moyen de mortalité pour différents pays dans l’intervalle des traumatismes démographiques, déterminant des accroissements plus ou moins durables de la mortalité en dehors de la zone de variations régulières des taux en période calme. Les variations d’un pays à un autre sont alors d’un ordre de grandeur comparable à celles des taux de natalité (de 1 à 3). Les taux les plus élevés sont compris entre 20 et 30 (Inde 23, Ceylan 24,7, Chili 23,7, Chine voisins de 30, supérieurs à 30 dans certaines régions), les taux les plus bas sont de l’ordre de 10, parfois légèrement inférieurs à 10 : Pays-Bas 8,9, Canada 9,4, Pays scandinaves de 10 à 12, Suisse 11,8, Grande-Bretagne 12.
22Les taux les plus élevés sont donc inférieurs aux taux de natalité maximum, les taux les plus bas sont également inférieurs aux taux de natalité les plus bas. Mais le mouvement naturel apparent de la population dépend des coordinations régionales des taux de mortalité et des taux de natalité.
23Un premier élément de complication résulte des traumatismes démographiques, guerres et épidémies.
« De très grands progrès ont été réalisés dans l’époque contemporaine du côté de ces causes de mortalité exceptionnelles que sont les famines et les épidémies : il semble qu’on ne puisse rien dire de pareil au sujet des guerres ! »1
24De 1792 à 1815, la France a perdu un million de morts et un million de disparus.
25La Première Guerre mondiale a coûté dans l’immédiat, d’après Notestein2, plus de 12 500 000 morts :

26Les pertes de la seconde guerre mondiale : morts militaires, morts en captivité, morts dans les bombardements, morts dans les camps d’extermination allemands, s’élèvent pour la seule Europe à 35 millions de personnes :

27Soit près de 30 millions, non compris les 6 millions de Juifs systématiquement anéantis dans les camps allemands3.
28Ces traumatismes se caractérisent non seulement par un accroissement du nombre brut, mais par un déplacement de l’âge moyen des décès vers les classes jeunes et vers le sexe masculin. Toutefois, les procédés de la guerre moderne tendent à accroître, relativement aux expériences des guerres antérieures, le tribut des non-combattants, individus de tous âges et des deux sexes, par rapport aux pertes d’hommes en âge de combattre. D’autre part, tandis que la guerre de 1914-1918 a été une épreuve particulièrement lourde pour les paysans, les bombardements et le rôle stratégique attribué aux villes tendent à aggraver les pertes des populations urbaines, surtout parmi les non-combattants. Mlle Bergues a étudié, à ce propos, les effets des guerres sur les populations de quelques villes européennes au cours des dix dernières années : Madrid, Malte, Athènes, Budapest, Leningrad4.
29La guerre a fait réapparaître, dans les villes bloquées ou assiégées, un fléau oublié de longue date en Europe, la famine et son cortège de décès dans l’ensemble de la population, en particulier parmi les couches les moins résistantes : la mortalité infantile a atteint des proportions exceptionnelles.
« La famine de 1941-1942 a principalement touché Athènes et le Pirée. Le nombre de calories fournies à la population de ces deux villes par les distributions officielles fut tout à fait insuffisant de juillet 1941 à février 1943. Il n’atteignit pas 400 calories pendant le deuxième semestre de 1941 et ne s’améliora qu’à la fin de 1942. Un supplément de calories était acquis par les personnes les plus aisées au marché noir. Le manque de substances albuminoïdes, de matières grasses et de vitamines occasionna, pendant les hivers 1941 et 1942, surtout dans la classe indigente, l’apparition de la maladie œdémateuse (trophopénie), dans les classes moyennes et même dans les classes riches celle des avitaminoses ; la plus prononcée au point de vue clinique fut, au cours des mois d’été 1941 et 1942, la pellagre. Ce fut l’époque où des cadavres étaient lancés de nuit par-dessus les murs des cimetières par ceux qui voulaient conserver le plus longtemps possible la carte d’alimentation du mort…
À Athènes (460 000 habitants), le taux des décès par famine pour 100 décès s’éleva à 37 en décembre 1941 et pour les trois premiers mois de 1942, à 43, 48 et même 55…
Pendant ces années de famine, la mortalité infantile fut considérable. Pour les villes d’Athènes et du Pirée, elle passa de 85 pour 1 000 en 1939 et 90 en 1940, à 148 en 1941 et 231 en 1942… »5
30Le siège de Budapest a vu battre ce record avec 398 pour 1 000 en juin 1945.
31Le même article évoque l’hécatombe d’enfants dans Leningrad assiégé sans lait, sans chauffage par des températures de – 20 à – 30 au-dessous de 0. Dans un centre de maternité, « des 391 enfants nés vivants dans la première moitié de 1942, 82 (soit 21,2 %) moururent au cours de ces six mois… Pour l’ensemble de la ville, la mortalité des enfants nés à terme ne fut jamais inférieure à 12 % et dans quelques établissements atteignit même 31,9 % ; pour les prématurés, nombreux du fait des conditions anormales des grossesses, la proportion montait à 50 ou 80 %, la pneumonie combinée à la sclérodermie constituant les principales causes de décès… »6
32Il faut inscrire également au passif des guerres les réductions immédiates ou différées du nombre des naissances. Or, il est inutile de souligner que la signification démographique du décès d’un homme ou d’une femme de 25 ans, d’un enfant au berceau ou d’un vieillard de 90 ans n’est pas la même.
33Les répercussions des traumatismes démographiques provoqués par les guerres modernes sont donc multiformes. D’une manière générale, d’ailleurs, il est indispensable de faire entrer en ligne de compte l’âge du décès.
Calcul de la mortalité par âge
34La considération de l’âge des décès pour un groupe donné de population, en dehors des traumatismes démographiques, a conduit à l’établissement des tables de mortalité par âge, permettant de calculer une répartition moyenne des décès par tranche d’âge pour une population donnée ou population-type d’un pays déterminé. C’est à partir de ces tables que l’on calcule la durée moyenne de la vie dans chaque pays et les chances de survie à chaque âge.
35Ces tables permettent aussi de déterminer les âges critiques, les phases de surmortalité par sexe, etc.
36Sans entrer dans le détail des calculs statistiques très poussés qui ont été effectués à ce sujet, il est intéressant de placer, en regard des considérations de natalité différentielle, les observations principales relatives à la mortalité différentielle. Celles-ci sont naturellement plus nombreuses et plus nuancées, du fait de la complexité du phénomène démographique de mortalité.
371. La mortalité infantile.
38La mortalité infantile présente une importance spéciale du fait que les enfants « paient à la mort un tribut aussi lourd que les vieillards de 70 ans » (Landry), et en raison de ses répercussions sur l’évolution de la population.
39M. Bourgeois-Pichat a insisté sur la distinction de deux catégories de mortalité infantile : la mortalité de la première année due à des intoxications alimentaires et à des maladies infectieuses et la mortalité due, au cours de cette même première année, aux conditions congénitales et aux conditions de la naissance : mortalité dite néonatale.
40La mortalité infantile est d’autant plus élevée que l’équipement sanitaire d’un pays et l’éducation sanitaire de la population sont bas. Elle s’est donc sensiblement abaissée dans les pays dont la civilisation matérielle et culturelle a évolué favorablement : en France, elle est tombée de 186 pour 1 000 au début du xixe siècle à 65 en 1938.
41En 1935-1937, pour l’Europe, elle dépassait 160 en Roumanie, était comprise entre 100 et 150 en Bulgarie, au Portugal, en Hongrie, en Yougoslavie, en Pologne, en Grèce, en Tchécoslovaquie, en Espagne, en Italie, entre 100 et 70 en Autriche, en Belgique, entre 70 et 50 au Danemark, 67 en France, 58 en Allemagne et en Grande-Bretagne. Elle était inférieure à 50 en Suisse, en Suède, en Norvège, aux Pays-Bas.
42Elle était supérieure à 150 à la même époque au Chili (248), aux Indes (162), en Égypte (164). Elle était au contraire très basse en Australie (40) et en Nouvelle-Zélande où l’on enregistrait le taux le plus bas du monde : 32.
432. Mortalité par résidence et mortalité professionnelle.
44La mortalité des adultes est en général, dans les pays de structure industrielle, plus basse à la campagne qu’en ville, surtout pour les hommes. Mais la mortalité par résidence se confond avec la mortalité par profession. Celle-ci est d’autant plus délicate à définir que le choix de la profession peut, dans certains cas, procéder de considérations relatives à l’état de santé de l’individu. On est amené à distinguer d’autre part la mortalité par accidents, fréquente dans les professions de mineurs, de carriers, la mortalité par maladies professionnelles (ouvriers imprimeurs, métallurgistes du plomb, ouvriers des industries chimiques, verriers, etc.), la mortalité par condition de recrutement du personnel et par condition d’existence (en France, la mortalité adulte est plus élevée dans le personnel des cafés, hôtels, restaurants, que dans les autres professions).
45Les études de mortalité différentielle, dans les pays de structure économique et sociale complexe, ouvrent un champ de recherches très vaste, appelant la collaboration de spécialistes de formation aussi différente que les médecins, spécialement les médecins du travail, les sociologues et techniciens de l’organisation du travail, les urbanistes, les géographes.
46La tâche du géographe est, en premier lieu, de dresser la carte de la mortalité et de la comparer avec la représentation cartographique de toutes les données susceptibles d’être confrontées utilement avec la mortalité différentielle :
- carte économique, ou plus exactement carte du travail, indiquant les formes principales d’activités productives de chaque portion de la région étudiée, s’il y a lieu carte du chômage, carte de la répartition des immigrés (en France, localisation des Nord-Africains dans certains quartiers des grandes villes industrielles) ;
- carte des conditions de logement (types d’immeubles, densité par pièce ou par surface habitable, en indiquant, s’il y a lieu, la ségrégation professionnelle par quartier ou par groupe et type d’immeuble7) ;
- carte de la répartition des catégories professionnelles dans une région ou à l’intérieur d’un ensemble urbain ;
- carte de l’équipement sanitaire : répartition géographique des médecins, chirurgiens-dentistes, pharmaciens, sage-femmes, des dispensaires, maternités, hôpitaux, maisons de retraite, asiles (cette carte permettra à la fois d’apprécier le rôle conservateur de vie de l’équipement sanitaire et d’expliquer les anomalies apparentes de certaines cartes de mortalité, et de natalité, dues à la localisation des hôpitaux, maisons de retraite, asiles et maternités). Cette carte sera utilement complétée par une carte de contrepartie représentant la distribution régionale ou locale des fléaux médico-sociaux, ainsi que les zones les plus atteintes par les grandes maladies (tuberculose).
47Aucune relation simple de cause à effet ne peut être retenue. Les conditions de vie et de mort forment un faisceau complexe de circonstances agissant les unes sur les autres. Il est vrai que la mortalité, et surtout la mortalité infantile, est plus élevée dans les taudis que dans des logements spacieux et bien entretenus. Mais on ne saurait expliquer uniquement par la différence des logements l’inégalité de la mortalité dans les îlots insalubres de Paris et dans les quartiers d’Auteuil ou de Passy. Il est trop clair que la résidence dans certains quartiers et dans certains types de logements procède de conditions économiques liées le plus souvent à une appartenance professionnelle et participant à la caractérisation de signes extérieurs de la classe sociale. En revanche, l’équipement sanitaire très poussé de certaines localités particulièrement déshéritées par ailleurs a permis de réduire au-dessous des valeurs propres aux conditions de résidence réalisées les taux de mortalité locaux, notamment les taux de mortalité infantile.
48De la même manière, il est impossible d’affirmer si les mauvaises conditions d’existence de certaines catégories d’immigrés sont imputables au dépaysement, aux conditions de logement dans des maisons insalubres, à la nature des rudes travaux qu’ils doivent accepter pour gagner leur vie, ou au fait que ce sont parfois des individus usés par un long passé de misère qui ont dû s’expatrier.
49Un ensemble de documents de répartition, offrant un matériel d’analyse très poussé, ne saurait suffire. Des faits qui s’expriment mal par une représentation de localisation interviennent avec un poids plus ou moins lourd sur la morbidité et la mortalité. L’usure organique imposée aux travailleurs des grandes villes par les longs trajets pénibles qu’ils doivent faire pour se rendre à leur travail est de ceux-là.
50L’enquête doit compléter le bilan des informations que le géographe et le cartographe peuvent représenter spatialement. Cette enquête n’est pas uniquement du ressort du géographe, mais on ne saurait pour autant lui interdire d’y participer dans le cadre des études régionales et urbaines. On peut ainsi prétendre à des monographies rassemblant l’étude de toutes les conditions de vie et de mort dans des espaces plus ou moins grands et contribuant à l’explication des observations faites sur la mortalité différentielle dans des régions ou dans des villes pour lesquelles il est possible de réunir un très grand nombre de données.
51L’étude de la mortalité différentielle dans le monde, hors des pays industriels, est à faire. On n’ignore pas les inégalités de taux de mortalité dans les pays tropicaux entre Européens et Hommes de couleur, qui s’inscrivent en sens contraire des inégalités d’acclimatation. Mais les statistiques et les données de base sont généralement insuffisantes pour autoriser une formulation des causes majeures de différenciation, surtout hors des villes : part de la sous-alimentation, des travaux insalubres ou excessifs, des coutumes sociologiques (influence des mariages consanguins sur la mortalité infantile par exemple, etc.).
52Quels que soient les causes de décès et les facteurs d’accroissement ou de diminution des taux de mortalité, le fait majeur de l’étude de la mortalité par rapport à celle de la natalité est la différenciation de la mortalité par âge. C’est ce fait qui rend sans valeur, à titre de connaissance générale et à plus forte raison à titre d’information prévisionnelle, la comparaison des taux de natalité et de mortalité. Celle-ci est seulement valable pour déterminer l’accroissement ou la diminution de population d’un groupe donné pendant une année donnée. On ne peut en déduire aucune conclusion sur le sens d’évolution d’une population. Pour aborder le problème de l’évolution d’une population, il faut faire intervenir d’autres considérations : celle de la composition par âge (qui introduit la notion d’inégal vieillissement des groupes étudiés) et celle des taux de fécondité.
Composition par âge et notion de vieillissement d’une population
53Le sens probable des variations internes de population est indiqué par les pyramides d’âge, donnant sous une forme simple la représentation graphique de la composition par âge d’une population.
54La pyramide d’âge est obtenue en superposant des bandes de largeur conventionnelle et constante, de longueur proportionnelle au nombre de représentants de chaque classe d’âge pour un pays donné. Le graphique est divisé en deux par un axe vertical médian d’un côté duquel on représente les effectifs masculins et de l’autre ceux du sexe féminin.
55Ce mode de représentation a l’avantage de faire apparaître simultanément et au premier coup d’œil :
- les tendances de la population au vieillissement et à la réduction numérique ou au rajeunissement et à l’accroissement numérique ;
- la répartition numérique des habitants entre les grandes catégories économiques : enfants et adolescents non productifs, adultes des deux sexes en âge de travailler, vieillards ;
- les signes particuliers caractérisant à un moment donné une population en fonction de son histoire et à l’égard de son avenir : classes creuses héritées de périodes de traumatismes démographiques.
L’interprétation de la pyramide d’âge à l’égard du sens d’évolution
56Une pyramide où le rétrécissement à chaque gradin correspond exactement au nombre de décès indiqué par la table de survie est indicative d’une population stable dont la natalité et la mortalité sont constantes (type 1). Elle exprime la situation d’une population stationnaire. Diverses pyramides d’âge correspondant à des lois de mortalité différentes peuvent répondre à la même définition de population stationnaire. Elles différeront les unes des autres, spécialement par l’emplacement du niveau de rétrécissement principal du graphique.
57Une pyramide dont la courbe d’enveloppement est brisée par un élargissement de la base (type 2) correspond à un accroissement de la natalité au cours d’une période récente et, d’une manière générale, à une augmentation de la proportion des toutes jeunes classes par rapport à l’ensemble de la population : facteur de croissance démographique.
58Une pyramide dont la courbe d’enveloppement est brisée en sens inverse par un rétrécissement de la base tel que l’effectif des classes de bas âge puisse être inférieur à celui de certaines classes adultes (type 3) est signalétique d’un vieillissement de la population et d’une tendance à la diminution d’effectifs à assez brève échéance.
Répartition par grandes catégories d’âge
59La pyramide d’âge de la France est passée au cours du xixe et du début du xxe siècle de la situation progressive no 2 à la situation régressive no 3. Il en est résulté un vieillissement marqué de la population aggravant les charges de la population active :

60On peut exprimer la situation relative des grandes catégories d’âge par le calcul fort simple de l’indice de vieillesse : nombre de personnes âgées de plus de 60 ans par rapport aux jeunes de moins de 20 ans : 53 en France (1950), 36 en Grande-Bretagne, 29 en Italie, 15 en URSS.
L’enregistrement des facteurs historiques de développement de la population
61Les pyramides d’âge enregistrent fidèlement les effets des traumatismes démographiques et en illustrent les répercussions à échéance immédiate et à échéance lointaine. La pyramide française actuelle porte la trace profondément marquée des pertes humaines de la guerre de 1914-1918, rétrécissement des classes d’âge de 55 à 65 ans, correspondant aux classes qui avaient de 20 à 30 ans au moment de la Première Guerre mondiale. Mais elle met en lumière d’autres conséquences encore de la guerre : la réduction du nombre des naissances pendant les hostilités se traduit par un étranglement des classes de 32 à 36 ans et par une diminution des naissances enregistrées entre 1935 et 1940, correspondant à la réduction du nombre des jeunes gens en âge de fonder un foyer à cette époque et appartenant aux « classes creuses » nées pendant la guerre. On observe ainsi la succession, par vagues progressivement atténuées, des effets de la guerre qui, dans l’ensemble, se soldent par un affaiblissement démographique bien supérieur aux seuls résultats de pertes cependant sévères. En revanche, la recrudescence des naissances pendant les deux années qui ont suivi la guerre (naissances dites différées) vient compenser partiellement, avec un décalage de quelques années, la perte d’accroissement ou de renouvellement due à la guerre.
Figure 11. Pyramides d’âges types, établies en pourcent par tranche d’âge par rapport à l’effectif total de chaque sexe.

La pyramide d’âges des États-Unis (1947) correspond au type 1 ; celle du Japon (1945), abstraction faite de la brèche correspondant aux classes mobilisées, appartient au type 2. Malgré la reprise des naissances, les pyramides française (1948) et anglaise (1947) représentent le type 3.
62La pyramide d’âge est donc un instrument d’analyse et de prévision utile pour dresser par exemple un plan de construction scolaire ou modifier la durée du service militaire en considération des effectifs de chaque classe.
Le diagramme triangulaire
63L’application du diagramme triangulaire, couramment employé en chimie physique, à l’étude de la population, a été proposée récemment par M. G. T. Guilbaud (Économie et humanisme, sept.-oct. 1946) et discutée par M. Vincent dans le no 1 de Population (1947).
64Il s’agit de représenter par un point sur un diagramme à triples coordonnées la proportion de jeunes (moins de 20 ans), d’adultes et de vieillards (plus de 60 ans).
65Cette représentation se prête à l’étude de l’évolution d’une population dans le temps. On détermine à cet effet le point correspondant à la répartition des trois grandes catégories d’âges pour chaque année, et l’on peut tracer la courbe d’évolution.
66Elle offre aussi des possibilités très intéressantes de comparaison géographique. En effet, elle permet de représenter, sur un même diagramme, l’état de la population des diverses régions d’un État ou des divers États du monde. On voit alors apparaître des groupements qui sont à mettre en parallèle ou en comparaison avec les localisations respectives et avec les types de structure sociale et de civilisation matérielle. C’est ainsi que se classent, par exemple, dans le même groupe à très fort pourcentage de jeunes (plus de 40 %) et à faible pourcentage de vieillards (de 4 % à 7 %), divers pays de structure économique agricole : Brésil, Colombie, Pérou, Mexique, Venezuela, Inde, tandis que voisinent par ailleurs, parmi les pays à faible pourcentage de jeunes (32 % à 35 %) et à proportion modérée de vieillards (10 % à 12 %), les États-Unis, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Danemark et la Tchécoslovaquie. Les coïncidences fortuites peuvent être éliminées par la confrontation des diagrammes historiques et des diagrammes géographiques. Il s’agit donc d’un instrument d’analyse encore peu usité, mais commode.
Figure 12. — Diagramme triangulaire.

Le point P correspond à une population comprenant 40 jeunes gens, 50 adultes et 10 vieillards pour 100 habitants.
Figure 13. — Composition par âge de la population de divers pays en 1940.

La fécondité
67La notion de fécondité présente, sur celle d’accroissement naturel, l’avantage d’indiquer des perspectives d’évolution, au lieu de se borner à fournir un renseignement valable pour l’année écoulée, et sans aucune valeur de généralisation. Techniquement, le taux de fécondité générale (F) diffère du taux de natalité par le fait que le nombre de naissances (N) est rapporté non plus au total de la population de la localité ou de la région étudiée, mais au nombre des femmes en âge de procréer (M) :

68Ce taux est abstrait, en ce sens qu’il ne tient pas compte de l’inégale fécondité des femmes suivant l’âge. Aussi lui préfère-t-on généralement, dès que les données statistiques le permettent, le taux brut de fécondité ou de reproduction R, dont la formulation a été proposée par Kuczynski. Il s’obtient en multipliant le nombre moyen d’enfants que peut avoir théoriquement une femme entre 18 et 50 ans suivant la loi de fécondité du groupe auquel elle appartient par le rapport du nombre de naissances féminines au nombre total des naissances :

69où f t désigne la fécondité totale (ou nombre d’enfants procréés en moyenne par une femme suivant la loi de fécondité du groupe), N’ le nombre de naissances féminines et N le nombre total des naissances.
70Ce taux exprime le nombre des naissances féminines qu’aurait une génération de 1 000 femmes soumises à la loi de fécondité de la population étudiée (c’est-à-dire le nombre de naissances par classe d’âge, ou plus simplement le nombre total moyen de naissances par femme).
71Ce taux donne une limite supérieure du remplacement d’une génération par la suivante dans l’hypothèse où aucune mortalité ne viendrait diminuer l’effectif de cette génération jusqu’à l’âge de 50 ans.
« Le taux de reproduction brute a donc une valeur prévisionnelle : c’est une espérance de fécondité, comme la « vie moyenne » est une espérance de vie. Il constitue une caractéristique pure de la fécondité, car il ne fait pas intervenir la loi de mortalité de la population considérée ; mais cette élimination n’est obtenue que par un artifice, puisqu’on se place dans l’hypothèse d’une mortalité nulle (jusqu’à 50 ans)8. »
72Pour éliminer la marge d’erreur due à la mortalité aux divers âges, Kuczynski a proposé une formule corrigée dite taux net de reproduction, tenant compte de la mortalité par classe d’âge.
« On suit un effectif de 1 000 filles à la naissance. Cet effectif est réduit, suivant les lois de mortalité du pays considéré, puis obéit également aux lois de fécondité et donne naissance à un nombre de filles qui n’est autre que le taux de reproduction. L’expression taux de remplacement convient aussi bien9. »
73Il suffit, pour obtenir ce taux, de multiplier le taux brut par le taux de survie pour chaque classe d’âge.
« Lorsque le taux net est égal à l’unité, la population peut être dite en équilibre réel, chaque génération assurant intégralement son remplacement. Une telle proportion peut toutefois augmenter ou diminuer, selon sa situation de départ. Elle augmente notamment si la proportion d’adultes est supérieure à celle de la population stationnaire correspondant à la table de survie et si la proportion des vieillards est faible… »10
« Mais, à la longue, la diminution est fatale si l’on excepte le cas d’une baisse indéfinie de la mortalité et d’un allongement illimité de la vie humaine11. »
74Toutefois, les taux de fécondité bruts et nets apparaissent très instables dans le temps.
75Certains événements d’origine extérieure peuvent avoir des effets démographiques importants et rapides : l’avancement ou le retard de l’âge moyen du mariage par des mesures juridiques ou des conjonctures historiques par exemple. Les circonstances matrimoniales peuvent être modifiées par des faits de natures très diverses : une crise économique, une extension du chômage retardent l’âge du mariage et accroissent les risques de stérilisation dus aux avortements ; une réduction ou une suppression du service militaire, par exemple dans la Tchécoslovaquie de 1938-1939, l’ouverture de secteurs d’emploi stable ont un effet inverse.
76Ces exemples montrent que la prévision en matière démographique ne saurait avoir une valeur formelle. L’examen des pyramides d’âge, comme celui des courbes d’évolution inscrites dans des diagrammes triangulaires, aussi bien que le calcul des taux de fécondité, sert à définir un sens d’évolution et à classer les pays d’après les probabilités respectives de leur évolution propre. Mais ils ne sauraient préjuger des facteurs susceptibles de faire varier les données numériques qui servent à les calculer. Dans un certain nombre de cas d’ailleurs, les prévisions démographiques ont pour objet d’appeler des mesures destinées à en entraver la réalisation et à modifier le sens de l’évolution amorcée. Les limites étroites de la démographie l’enferment dans la tâche ingrate de prévoir ce qui se réaliserait si on ne tenait plus compte de ses avertissements pour rendre fausses ses prévisions…
77Elle s’y laisse du reste de moins en moins enfermer. Elle se fixe pour mission à la fois la prévision et la détermination des causes de l’évolution, donc des moyens de modifier l’évolution et, dans ce domaine, l’enquête démographique côtoie l’enquête économique et géographique.
78Si l’on borne l’examen à la seule natalité et à la fécondité sans faire intervenir les variations de la mortalité, on peut considérer comme un élément théoriquement stable le facteur biologique. Les variables sont des actions d’autres natures qui ressortissent à des domaines variés :
79Les facteurs religieux influent dans la plupart des sociétés, qu’il s’agisse de l’impérieuse nécessité pour les vivants d’assurer la desserte de leur culte quand ils seront promus au rang d’ancêtres, soit que l’on examine, avec la subtilité du R. P. Riquet, l’influence de la discipline catholique sur les phénomènes démographiques12, pour conclure sur une citation de Joseph de Maistre : « La source intarissable de la population, je ne dis pas d’une population précaire, misérable et même dangereuse pour l’État, mais d’une population saine, opulente et disponible, c’est la continence dans le célibat et la chasteté dans le mariage. L’amour accouple ; c’est la vertu qui peuple » (J. de Maistre, Du Pape, Paris, 1819, p. 502, art. cité p. 630)13.
80Les facteurs économiques ont été spécialement étudiés dans le livre de M. P. Fromont14. Ils sont classés en facteurs agissant sur la mortalité, la nuptialité et la natalité.
81Le développement de la production et la richesse générale d’une civilisation lui paraissent indispensables pour valoriser démographiquement les découvertes scientifiques permettant de lutter contre la mort.
« Certaines maladies, certaines convalescences, certaines circonstances comme les accouchements exigent que l’individu ne se livre à aucune activité professionnelle : satisfaire à toutes ces prescriptions suppose un certain stock de richesses sur lesquelles on vit sans travailler. La mise en œuvre de tous ces facteurs d’abaissement de la mortalité dépend du mouvement de la richesse : il importe de ne pas laisser dans l’ombre cet aspect purement économique du problème. C’est un progrès social que l’intervention de l’assistance abaissant la mortalité du pauvre au niveau de celle du riche, mais il suppose un progrès économique antérieur15. »
82La lutte contre les intempéries suppose une large disponibilité de vêtements, des conditions de logement et de chauffage plus confortables. De même la résorption des famines est un fait économique.
« Le facteur économique n’est donc qu’un facteur secondaire ; il permet l’application généralisée du progrès de la science. Mais si, dans le domaine métaphysique, il ne joue qu’un rôle auxiliaire, par contre, dans le domaine des contingences, il peut jouer un rôle décisif…16 ».
83Ce raisonnement suppose admise une hypothèse : c’est que tout progrès de la production s’accompagne automatiquement d’un accroissement universel de bien-être et d’un équipement social et sanitaire. Cette hypothèse n’est pas valable géographiquement, à l’échelle régionale : le progrès économique de la France ne s’est pas accompagné d’un équipement social correspondant. Certaines régions sont gravement handicapées par l’insuffisance de leur équipement médical : les régions rurales, surtout les régions de montagne. Les conditions de logement ne sont pas en rapport avec le niveau technique atteint par la civilisation matérielle. Il n’existe pas de parallélisme entre accroissement de la productivité et amélioration des conditions d’existence. La lenteur de la résorption des îlots insalubres, la faiblesse des investissements dans la construction de logements, les contradictions entre l’accroissement de la production et le chômage dit technologique, la rudesse des luttes sociales ayant pour enjeu, depuis au moins 100 ans, l’amélioration du bien-être en fonction de l’augmentation de la production, suffisent à souligner la complexité du problème.
84Même diversité des questions et des incidences à propos des rapports entre économie et natalité. L’opinion la plus communément exprimée est qu’une première amélioration des conditions d’existence accroît la fécondité du groupe, qu’ultérieurement le calcul intervient et que, dans la mesure où l’accroissement de la famille entrave l’enrichissement ou la promotion sociale, la fécondité tend à diminuer. Cette thèse (P. Leroy-Beaulieu, Aftalion) s’inspire de la connaissance de l’histoire démographique de l’Europe occidentale, et notamment de la France (Ph. Ariès, M. Reinhard). Elle tient compte en particulier de la fécondité différentielle par catégorie sociale et professionnelle : dans les villes, les familles dont les membres travaillent dans le secteur tertiaire sont généralement caractérisées par des taux de fécondité inférieurs à celles dont les membres sont employés dans le secteur secondaire, surtout en dehors des cadres et des professions spécialisées. Et la fécondité du secteur secondaire est à son tour inférieure à celle du secteur primaire, rural ou minier. À la campagne, les régions de petite propriété sont généralement affectées de taux de fécondité bas, en raison de la répugnance des familles paysannes à morceler des héritages voisins du minimum rationnel d’exploitation…
85Cette thèse et ces considérations ont également inspiré les politiques natalistes qui ont pour objet de réduire les entraves que l’accroissement de la famille apporte au développement de l’aisance et à l’élévation culturelle et sociale des individus d’une génération à l’autre en augmentant le revenu familial et en diminuant les charges fiscales en considération du nombre d’enfants.
86En fait, la théorie s’applique à un type déterminé de structure économique et sociale, qui est celui des pays capitalistes de l’Europe occidentale. Il est symptomatique que l’on puisse écrire à juste titre, à propos de cette forme d’organisation économique, que « l’économie agit d’une façon beaucoup plus précise et plus nette dans ses mouvements de baisse que dans ses mouvements de hausse »17. Les crises ont des effets sensibles sur l’évolution démographique, moins brutaux que les guerres, mais à répercussions immédiates et lointaines de même type. Or, la fréquence des guerres et des crises s’est accélérée dans cette partie du monde depuis le début du siècle.
87Dans l’absolu, on peut envisager plusieurs théories des rapports entre l’économie et la démographie : M. P. Fromont les a rappelées en s’appuyant surtout sur les travaux de P. Leroy-Beaulieu : l’accroissement de productivité peut être directement appliqué à l’ouverture de possibilités d’accroissement de population à niveau de vie sensiblement constant, à un accroissement des loisirs des populations existantes par réduction du temps de travail à production égale, à un accroissement de la consommation par maintien des conditions de travail, donc augmentation des disponibilités, à un accroissement du capital.
88Dans la réalité, l’Europe occidentale et l’Amérique du Nord sont définies par la prépondérance de l’accroissement du capital, lui-même générateur d’accroissement de la productivité, sans accroissement correspondant des conditions de consommation et des loisirs rémunérés, car on ne saurait, même dans une position théorique de la question, imputer le chômage à la rubrique loisirs. Ce système conduit inévitablement à un « goulot d’étranglement » démographique. On ne peut l’éviter que par une politique familiale corrective qui se surajoute à une évolution économique définie.
89Un autre type d’évolution économique est offert à l’observation : le type socialiste de l’URSS. Il se définit sur le plan démographique à partir de la fin de la période de pénurie qui a suivi les événements politiques de 1914-1917 et s’est prolongée jusqu’aux années 1930. Ses caractéristiques sont la répartition du salaire en deux fractions, l’une hiérarchisée, en espèces, destinée à satisfaire les besoins de la vie quotidienne par l’acquisition des denrées et objets nécessaires, et, dans une certaine mesure, du superflu, spécialement par les catégories hautement rémunérées (cadres, travailleurs à grand rendement), l’autre en nature, correspondant à l’équipement de la vie sociale, dans des proportions spécifiques du système socialiste et assurant un appoint de rémunération bien supérieur en quantité et en diversité d’application aux divers systèmes de sécurité sociale des économies capitalistes où le salaire en espèces représente, du fait des conditions historiques, l’enjeu majeur de toutes les luttes sociales. Il implique en outre la possibilité d’acquisition sans frais sensibles des chances de promotion professionnelle suivant les capacités de l’individu, la promotion professionnelle se substituant à la promotion sociale et étant acquise par la qualification, au lieu d’être assurée par l’enrichissement. À ce système d’organisation sociale correspond, dans un pays à immenses perspectives d’équipement où chômage et crises n’entrent pas en ligne de compte, une politique familiale différente qui s’exprime en chiffres par des subsides en espèces inférieurs à ceux qui sont versés en Europe occidentale, mais en assurances matérielles et morales d’un très grand poids, au point que la question qui a été posée par les spécialistes étrangers, en particulier par M. Sauvy, est celle de savoir dans quelle mesure l’Union soviétique, par ses ressources et par les possibilités créatrices des progrès à venir des techniques et des sciences, pourra indéfiniment supporter un essor de population qui s’inscrit aujourd’hui en parallélisation des évolutions économiques et démographiques sur un des registres les plus élevés du globe.
90La mission du démographe est de projeter ses calculs dans l’avenir, de prévoir et de prévenir. La tâche du géographe est de dresser des bilans comparatifs, d’esquisser des synthèses des différents phénomènes exerçant les uns sur les autres des actions récurrentes. Elle appelle l’examen, sinon de tous les cas (les statistiques ne s’y prêteraient pas), du moins de quelques types.
Notes de bas de page
1 A. Landry, Traité de démographie, nouv. édit., Paris, Payot, 1949, p. 200.
2 F. Notestein, La Population Future de l’Europe et de l’Union Soviétique : Perspectives démographiques, 1940-1970. Genève: Société des Nations, 1944..
3 D'après A. Sauvy et S. Ledermann, Population, Paris, 1946, no 3, p. 470-488.
4 H. Bergues, « Répercussions des calamités de guerre sur la première enfance », Population, 1948, no 3, p. 500-518.
5 H. Bergues, « Répercussions des calamités de guerre sur la première enfance », Population, 1948, no 3, p. 506.
6 H. Bergues, « Répercussions des calamités de guerre sur la première enfance », Population, 1948, no 3, p. 517.
7 Dans le cadre de la législation française sur les loyers, les statistiques sont appelées à fournir des indications sur la classification des immeubles d'après certains critères de capacité de logement.
8 A. Landry, Traité de démographie, 2e édit., Paris, Payot, 1949, p. 318.
9 A. Sauvy, La Population, PUF, Que sais-je n° 148, Paris, 1948.
10 A. Landry, Traité de démographie, 2e édit., Paris, Payot, 1949, p. 325.
11 A. Sauvy, La Population, PUF, Que sais-je n° 148, Paris, 1948.
12 R. P. Riquet, « Christianisme et population », Population, Paris, 1949, no 3, p. 615-630.
13 La position de l'Islam est également très mesurée sur la question, et il convient de se garder d'opinions trop tranchées sur les rapports réels entre fécondité et pratique, ou, ce qui est en l'espèce plus important, discipline religieuse.
14 P. Fromont, Démographie économique, Paris, Payot, 1947.
15 P. Fromont, Démographie économique, Paris, Payot, 1947, p. 40.
16 P. Fromont, Démographie économique, Paris, Payot, 1947, p. 42.
17 P. Fromont, Démographie économique, Paris, Payot, 1947, p. 110.
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