CHAPITRE IX
Caractères originaux du peuplement dans les pays d’économie industrielle
p. 179-204
Texte intégral
1Les pays d’économie industrielle ont été définis précédemment (au chapitre VII) à partir des caractères statistiques de la composition professionnelle de leur population comme les pays dont plus de 30 % de la population active est employée dans l’industrie (types 2 de l’Europe occidentale et 2A des pays neufs).
2Des différences fondamentales séparent les deux grandes catégories des vieux pays industriels et des pays industrialisés hors d’Europe. Elles seront donc étudiées successivement.
3L’observation de la répartition spatiale de la population dans les pays industrialisés de l’Europe fait apparaître deux caractères dominants :
- la discontinuité du peuplement ;
- l’homogénéité d’occupation du territoire rural à un taux de peuplement bas.
La discontinuité du peuplement et le groupement urbain
4Un examen très superficiel des données pourrait conduire à la conclusion d’une similitude de répartition spatiale avec les types précédents. Mais les causes d’irrégularité de la diffusion des Hommes ne sont pas les mêmes et il en résulte une différenciation formelle.
5Un des inconvénients signalés antérieurement des méthodes de répartition de la localisation par densité, brute ou améliorée, est d’étaler sur des surfaces conventionnelles (unités administratives) des populations qui, tout en étant quantitativement équivalentes à superficie égale, sont différemment groupées dans les limites du comptage. C’est ainsi que l’on a cru pouvoir comparer les densités des régions rurales de l’Extrême-Orient à celles des régions industrielles de l’Europe occidentale : comparaisons de données non seulement sans rapports fondamentaux, puisque procédant de la mise en parallèle de foules dont les modes d’activité et d’existence sont radicalement différents, mais aussi sans valeur réelle, car, dans le premier cas, on se trouve en présence d’une répartition dense diffuse et, dans le deuxième cas, d’une concentration en bloc ou en constellation (conurbation).
6Il est toujours possible, sinon facile, de représenter la répartition de la population en valeurs absolues, dans les régions rurales les plus occupées, en employant la méthode de figuration des nombres vrais par des points.
7Ce procédé devient impossible, à moins d’abdiquer toute prétention à une précision élémentaire, dans les régions urbaines. Il est impropre à la représentation, à densités égales, de populations industrielles accumulées en villes, quelles que soient les dimensions des agglomérations. On pourrait schématiser la situation en disant qu’à la répartition en surface qui se prête à une figuration par la géométrie plane, et qui est valable généralement pour les villes très étendues des régions agricoles, s’oppose une répartition en épaisseur ou en volume qui appelle une autre conception de la représentation. Ainsi se justifie d’une manière théorique le procédé, par ailleurs discutable, de symbolisation des accumulations de populations urbaines par la construction de sphères, employé surtout par les cartographes américains, allemands et scandinaves.
8Le problème technique de cartographie n’est posé ici que pour mettre en valeur une différenciation des formes d’installation de la population entre pays ruraux et pays industriels. Pour les pays agricoles, la ville est un fait accessoire dans la géographie de la population ; les problèmes de représentation cartographique des citadins ne se posent qu’à titre de problème secondaire. Dans les régions industrielles, elle est la forme majeure de groupement et l’on ne peut plus prétendre donner une image de la répartition de la population sans employer des méthodes d’expression susceptibles de rendre intelligibles aux échelles appropriées un entassement en hauteur. On remarquera, à ce propos, que les villes industrielles de l’Europe de l’Ouest sont généralement, à l’exception des réalisations d’urbanisme moderne, beaucoup plus tassées que les villes commerçantes des régions agricoles (à l’exception des « casbah » méditerranéennes). Il est douteux, en particulier, que le grouillement des foules urbaines orientales corresponde à un entassement résidentiel égal ou supérieur à celui des quartiers ouvriers des vieilles villes de l’Europe de l’Ouest. M. J. Sion a montré, après d’autres auteurs, que l’affluence des Hommes dans les quartiers actifs contrastait avec l’étalement du fait résidentiel en soi, tandis que les villes et quartiers industriels européens de la fin du xixe siècle ont poussé à son maximum l’entassement, sur des terrains chers, de populations qui ne sont encombrées d’aucun matériel professionnel, puisque leur rôle est limité à la fourniture de travail dans les établissements où sont installés à poste fixe l’outillage et les stocks de marchandises. En opposition avec l’entassement urbain, l’étalement de la population rurale appelle quelques remarques.
L’homogénéité d’occupation du terroir rural à un taux de peuplement bas
9L’occupation de la terre et l’importance numérique des agriculteurs par rapport à l’ensemble de la population active sont notablement différentes d’un État à un autre, à l’intérieur même de l’Europe occidentale industrialisée. Cependant, la population diffuse : population agricole et population rurale non agricole — plus, en fait, une partie de la population statistiquement urbaine appartenant à de petites unités économiquement inséparables de l’activité rurale — vivant en villages, hameaux ou habitations dispersées, n’atteint jamais des chiffres très élevés. L’amplitude de variation entre les maxima et les minima est assez faible.
10Certaines conditions régionales particulières ont appelé à la formation de zones d’attraction de peuplement agricole (régions de culture spécialisée, ou périphéries agricoles des grands marchés de consommation). Au contraire, des pays peu favorisés sont abandonnés. Pourtant, on n’observe pas les mêmes contrastes régionaux de peuplement que dans les pays d’économie agricole prépondérante, parce que les différenciations locales et régionales s’inscrivent suivant une gamme de variations beaucoup plus courte et dans les tonalités faibles. Le sol est plus régulièrement exploité (le cas de la Grande-Bretagne étant légèrement différent de celui des pays européens continentaux), les zones proprement vides sont exceptionnelles, et la répartition ne présente pas les anomalies brutales fréquentes dans certaines économies uniquement agricoles caractérisées par la surcharge de terres de productivité médiocre et le sous-peuplement de bons terroirs (Europe du Sud-Est). Tout se passe comme si le développement industriel avait introduit la substitution d’une répartition rationnelle de la population à une répartition empirique fréquemment irrationnelle. Les détails révèlent une évolution singulièrement compliquée, mais, dans l’ensemble, ces faits procèdent d’une histoire spécifique qui comporte deux étapes principales :
- une étape préindustrielle, celle des défrichements et de la lutte des paysans pour l’occupation continue du sol à partir du xvie siècle, couronnée en France par la mise en valeur par les petits exploitants des domaines féodaux sous la Révolution : conséquence de l’accroissement des besoins de surface d’une agriculture faiblement productive, appelée à nourrir une population de plus en plus nombreuse ;
- une étape industrielle dont le premier caractère est l’apparition de la mobilité de la population rurale. Celle-ci est le résultat de l’adaptation de la répartition de la population agricole à la diversification régionale de la productivité, en fonction de la valorisation des ressources potentielles, par application des techniques industrielles et par suite de la nouvelle organisation de la production et de la consommation. Le second caractère de cette période est l’allègement général du peuplement rural et surtout du peuplement agricole.
11L’allègement résulte de l’industrialisation par deux processus :
- les prélèvements de main-d’œuvre industrielle à la campagne ;
- la libération de main-d’œuvre agricole par l’équipement des campagnes et la rationalisation du travail de la terre, qui est un fait spécifique de l’économie industrielle.
12La mobilité de la population des campagnes est aussi un fait nouveau et original. La prise de conscience de possibilités d’existence à plus haut niveau matériel, facilitée par le développement des moyens de transport et la multiplicité des contacts interrégionaux, a eu pour effet, à plus ou moins longue échéance, la diminution de population des régions qui subissent les plus fortes surcharges par rapport à leur capacité productive. Théoriquement, la mobilité doit être maximale quand l’écart entre le niveau de vie réel d’une population agricole et le niveau de vie accessible par déplacement est élevé. Les régions agricoles à haute productivité et à peuplement moyen ou faible y paraissent moins sensibles. Rien de mécanique dans la matérialité des faits. Les exceptions sont nombreuses, et l’inégal développement démographique suivant les régions complique le problème qui sera étudié en lui-même ultérieurement en seconde partie.
13Le résultat général de ces diverses évolutions est une assez grande continuité du peuplement des campagnes, dans les limites de différenciations régionales assez faibles et à un taux d’occupation bas, formant un fond uniforme aux constellations industrielles.
14Ces observations appellent une étude complémentaire de la nature des populations agricoles et de leur spécificité par rapport à celles des pays à économie agricole prépondérante (types 1 et 1A). Celles-ci procèdent des différentes formes de pénétration des divers aspects de la vie industrielle à la campagne.
La multiplicité des formes d’interférences du peuplement agricole et du peuplement industriel
Le passage de l’artisanat rural à l’industrie dispersée
15Les formes embryonnaires d’activité manufacturière à la campagne appartiennent à la période préindustrielle. Elles ne créent pas nécessairement un peuplement différent du peuplement agricole. Toute l’Europe a connu, au Moyen Âge et à l’époque moderne, des formes extrêmement diverses d’artisanat rural, employant les paysans dans le cadre d’activités domestiques ou dans des ateliers de villages pendant la morte-saison. Ces fabrications rurales ont revêtu d’autant plus d’importance que la période d’inactivité agricole est longue et totale, et que la région fournit les éléments du travail : matières premières, combustibles (bois, minerais, argile, etc.), à moins que la matière première soit assurée par l’agriculture : fibres textiles, cuir. Les meilleurs exemples sont offerts par les montagnes de l’Europe occidentale et centrale, et par la zone forestière de l’Europe orientale avec ses koustaris. Il a pu arriver que cette activité de paysans donne lieu, avant le xixe siècle, à une division du travail et à la naissance d’une industrie rurale dont la main-d’œuvre était plus ou moins complètement distincte de la population agricole. Mais surtout, le rôle géographique de ces activités préindustrielles a été d’attirer des implantations industrielles à l’époque contemporaine, chaque fois que la présence d’une main-d’œuvre déjà experte au travail industriel pouvait suppléer à l’éloignement plus ou moins grand des sources de matières premières et d’énergie pour assurer la rentabilité de l’exploitation industrielle nouvelle. La modernisation des anciennes fabrications ou la substitution à celles-ci d’activités industrielles nouvelles a joué le rôle de facteur de dispersion de l’industrie et d’imbrication souvent intime de l’agriculture et de l’industrie. Suivant les cas, ce type d’implantation s’est borné à créer un essaim de petites villes industrielles dans une région agricole (Jura français, vallée ardennaise de la Meuse, Thuringe et Saxe allemandes), ou bien a favorisé la prolifération d’une industrie à rythme de croissance rapide avec concentration des usines dans de grandes villes : Flandre. La population industrielle est donc tantôt une population industrielle rurale ou semi-rurale, tantôt une population industrielle de type pur.
16Certaines industries se prêtent techniquement à diffusion et ont donné lieu, au xixe et au xxe siècles, sur la base de traditions artisanales ou manufacturières antérieures, à une dispersion maintenue viable jusqu’à un certain point par les conditions de distribution parcellaire de l’énergie électrique. C’est surtout le cas d’industries textiles : en France, Nord-Est, région lyonnaise, en Allemagne, Bade, Wurtemberg, Bavière, en Suisse les régions de Berne-Soleure et de Zurich, en Italie le rebord alpin.
La pénétration des techniques industrielles à la campagne
17L’équipement des régions agricoles au moyen de transports modernes, la construction de réseaux de transport et de distribution d’énergie, l’entretien de tous ces dispositifs nouveaux, spécifiques de l’économie industrielle, introduisent dans la campagne, au moins le long des axes de circulation, des activités professionnelles non agricoles. En même temps, la transformation de la vie paysanne est stimulée d’autant plus rapidement que l’habitat paysan est atteint directement par la route ou la voie ferrée, est électrifié ou non.
18La composition professionnelle de la campagne est donc plus complexe ; elle comporte, outre les producteurs agricoles, des travailleurs des transports et des divers services publics. En même temps, les conditions matérielles et techniques du paysan sont modifiées. Au fur et à mesure qu’il utilise des moyens nouveaux de déplacement et de travail, il se différencie des paysans des économies non industrielles.
Le développement du commerce interrégional et l’amplification de l’activité commerciale à la campagne
19La constitution de grosses accumulations de population industrielle, fortes consommatrices de produits agricoles sans en être productrices, a transformé profondément les conditions du commerce des produits agricoles. La substitution, au marché de consommation local à faibles besoins, du marché de consommateurs lointains à gros besoins, a fait éclater l’autarcie économique domestique ou villageoise, créé les conditions d’un commerce de denrées agricoles à grande distance et, dans certains cas, d’une transformation des systèmes de culture par substitution d’activités spécialisées à la polyculture d’intérêt local d’autrefois. La fonction a aussi engendré l’organe, c’est-à-dire tout un dispositif commercial avec ses effectifs particuliers. Le paysan vendeur s’adresse à des commerçants et à des industriels transportant, transformant, vendant ses produits. Nanti de numéraire, le paysan devient acheteur d’objets fabriqués ou de produits nécessaires à son économie agricole transformée (objets de consommation, matériel d’exploitation, produits énergétiques, engrais, nourriture pour le bétail, produits antiparasitaires, etc.).
20La diversité et le nombre des commerçants s’accroissent en même temps qu’augmente la différence entre le commerçant rural de ce type de campagne et le commerçant rural des pays agricoles.
21Le village en est l’expression : au groupement de maisons de paysans toutes semblables, où l’échoppe de l’artisan échappe souvent à l’attention dans les campagnes des pays de structure agricole, s’oppose le village de l’Europe occidentale avec ses magasins qui s’efforcent de suivre l’évolution des formes urbaines de présentation et tendent de plus en plus à n’être que des agences de distribution des produits industriels.
22La petite ville rurale se transforme de la même manière et s’identifie d’autant plus avec la nouvelle forme de vie urbaine de l’économie industrielle que la fonction de fabrication s’ajoute à la fonction de distribution. Mais les rythmes d’évolution sont inégaux pour de multiples causes et la transformation de la société rurale n’est pas uniforme.
23La solidarité de toutes les évolutions est évidente : le commerçant utilise la route et le rail pour l’acheminement de ses produits. Son activité est liée au fonctionnement de la circulation, à l’entretien, à la réparation, à la modernisation de tout l’équipement régional. Cette solidarité s’exprime par une croissance parallèle des valeurs numériques et par des rapports constants entre les effectifs des différentes catégories principales d’activités. Mais la vitesse de cette croissance est inégale suivant les régions. En France, par exemple1, le département agricole du Lot, qui ne comporte aucune activité manufacturière notable et est assez peu touché par l’économie d’échanges, compte seulement 28,1 % de non-agriculteurs, dont 13,5 % de travailleurs des activités industrielles et de transport, un peu moins de 7 % de commerçants, un peu moins de 7 % également de services publics et environ 1 % de domestiques. Dans des conditions analogues, le département de la Vendée se caractérise par les valeurs numériques correspondantes suivantes : non-agriculteurs 33,8 % dont 18 % répertoriés dans la catégorie des travailleurs industriels et des transports, 7,5 % de commerçants, 6 % de services publics et professions libérales, 2,25 % de domestiques. Celui de Vaucluse, en revanche, qui, comme les précédents, n’a pas d’industries importantes, mais pratique dans sa partie occidentale une économie agricole commercialisée, compte 53 % de non-agriculteurs, dont 28 % de travailleurs de l’industrie et des transports, 13 % de commerçants, 10 % de personnes exerçant leur activité dans les services publics ou les professions libérales, 2,15 % de domestiques.
Conditions et formes de la concentration de la population industrielle
24Aux modifications quantitatives et qualitatives de la population des campagnes, aux transformations des vieilles villes demeurées de simples marchés locaux et régionaux s’oppose le fait intégralement nouveau de la création des groupes d’agglomérations industrielles.
25Deux données de caractère historique expliquent en majeure partie la répartition géographique de ces agglomérations :
- l’antériorité des centres de haute activité commerciale régionale ou interrégionale pourvus d’un dispositif de transport et jouant dès le début de l’industrie moderne le rôle de marché de produits bruts et ouvrés et de centres d’afflux de main-d’œuvre ;
- la priorité du charbon comme source d’énergie industrielle parmi les sources d’énergie mécanique contemporaine.
26L’industrie moderne est forte consommatrice d’énergie et, sauf pour la sidérurgie, les transports les plus importants exigés pour son activité sont les transports de produits énergétiques, sauf si elle bénéficie d’un équipement de transmission de force électrique. À l’époque où elle s’est développée en Europe, l’énergie fournie par la machine à vapeur chauffée au charbon était la seule forme d’énergie industrielle. Sa localisation est donc déterminée fondamentalement par les commodités d’approvisionnement en charbon à bon marché. Pour les industries récentes, d’autres conditions énergétiques ont joué : la disposition de l’électricité fournie par des centrales hydrauliques. La répartition géographique de l’industrie moderne et des accumulations humaines qu’elle a déterminées est donc liée étroitement à la présence de l’énergie houillère essentiellement, et secondairement, de l’énergie hydraulique équipée.
27Une première étude d’approximation montre que 70 % de la population industrielle active de l’Europe occidentale et centrale réside dans une zone de 200 kilomètres de large de part et d’autre des bassins houillers. Sur les 30 % restants, plus de la moitié (17 % du total) se répartit à l’intérieur des deux zones de production d’énergie hydroélectrique de l’Europe scandinave (3 %) et de la chaîne alpine (14 %) ; 87 % des travailleurs de l’industrie sont donc groupés dans les zones de diffusion économique de l’énergie. Le reste travaille dans les ports et les chantiers miniers de l’Europe méditerranéenne.
28Il ne s’agit pas d’une répartition uniforme. Les concentrations les plus fortes coïncident avec les régions énergétiques elles-mêmes. Les grandes accumulations industrielles européennes correspondent aux bassins houillers, bassins anglais, bassin franco-belge, bassin de la Ruhr, zones houillères et lignitifères de Saxe et du Hanovre, bassins houillers silésiens de Pologne et de Tchécoslovaquie2. Elles groupent sur de faibles surfaces environ 12 millions de travailleurs industriels, 20 % de tous les travailleurs industriels de cette partie de l’Europe. Leur présence détermine automatiquement celle de tout un personnel non directement productif de services financiers et commerciaux de tous ordres (depuis les agents commerciaux de la grande industrie, jusqu’aux boutiques de quartiers résidentiels), des transports et des services collectifs publics ou privés : dans la région houillère française du Nord et du Pas-de-Calais 300 000, en Rhénanie 1 500 000, en Silésie polonaise et tchécoslovaque 350 000. Il est remarquable de noter que, dans les trois cas, le rapport des travailleurs urbains non industriels aux travailleurs industriels est voisin de 1 à 3.
Les accumulations humaines des zones européennes de distribution houillère
29Les gisements houillers de l’Europe centrale et occidentale sont surmontés d’une accumulation exceptionnelle de population se livrant aux activités industrielles et à toutes celles qui dépendent directement du développement de l’industrie : 15 à 18 millions de travailleurs correspondant à une population totale de l’ordre de 50 millions d’habitants rassemblés en près de 600 villes de plus de 10 000 habitants, dont une vingtaine de plus de 100 000 sur le continent, et trente en Grande-Bretagne.
30En dehors de cette bande d’exceptionnel entassement humain, la population industrielle a été fixée à l’intérieur du domaine de distribution facile de l’énergie par les commodités de transport, de marché et de résidence antérieurement établies, c’est-à-dire par les villes. Il y a eu phénomène de catalyse de la population industrielle à partir des vieux noyaux de population commerciale : grands carrefours et ports. Les villes se sont enflées, puis ont bourgeonné pour donner naissance à des coalescences plus ou moins complexes d’agglomérations uniformes ou fonctionnellement distinctes. Les villes européennes dépassant le million d’habitants répondent toutes à cette définition.
31Cette différenciation du domaine industriel en deux zones, une zone étroite correspondant à la présence même de la houille, une zone plus large qui s’identifie avec le domaine d’usage avantageux de la houille, en particulier dans les grands carrefours où la fonction industrielle s’associe à la fonction commerciale ancienne complètement transformée, s’exprime aussi par l’opposition de deux types de groupements et de deux types de composition professionnelle.
32Aux bassins houillers correspondent les traînées urbaines en nébuleuses ; aux zones industrielles au sens large, les concentrations en constellations autour d’un noyau qui est une ville ancienne hypertrophiée. Dans les régions minières, les pourcentages de populations industrielles par rapport à l’ensemble des populations non agricoles atteignent les valeurs les plus élevées : 75 %. Il s’agit toujours, pour une part notable, d’industries lourdes. Les populations de mineurs donnent une tonalité professionnelle et sociale particulière à ces groupements humains3.
33Dans le reste du domaine industriel, le pourcentage de population industrielle baisse par rapport aux populations non industrielles, commerciales surtout, et la part des industries de transformation et des industries légères en général est prépondérante, sinon exclusive. Dans l’agglomération parisienne (à l’intérieur des limites du département de la Seine), la population industrielle ne représentait que la moitié de la population active. Les transports et le commerce en occupent plus du tiers et les services administratifs, y compris il est vrai les services d’intérêt national, près de 15 % (avec les professions libérales). En même temps, il y a ségrégation des fonctions commerciales et administratives et de la fonction industrielle, celle-ci étant refoulée vers la périphérie comme génératrice à la fois de quartiers industriels et de quartiers de résidence ouvriers. Il apparaît ainsi un type d’agglomération très particulier dont l’agglomération parisienne fournit le schéma :
34Dans la ville de Paris, les différentes catégories principales de la population active se répartissent entre les secteurs statistiques de la manière suivante :

35Dans la banlieue (département de la Seine) :

Énergie hydroélectrique et peuplement
36Les formes de groupement sont légèrement différentes dans les régions où l’énergie fixatrice de population est fournie par le courant électrique d’origine hydraulique. Non seulement disparaît un facteur de peuplement de masse qui est l’extraction du charbon, mais l’énergie électrique étant, par définition, morcelable à l’infini, ne joue pas de rôle centralisateur. La dimension des établissements et des centres industriels est déterminée par l’optimum de rendement du matériel installé. En ce qui concerne les industries légères, cet optimum peut être atteint pour des unités de fabrication relativement petites de 60 à 200 ouvriers (tissages par exemple).
37Il faut par ailleurs distinguer deux générations d’implantations. Les premières installations industrielles utilisèrent le courant électrique fourni par des hydrocentrales sur la base du système chute-usine comportant l’emploi du courant au lieu de sa production (Alpes françaises du Nord, une partie des régions alpines suisses et italiennes par exemple). L’équipement électrique joue alors le rôle de facteur de dispersion de la population industrielle ; il contribue notamment au repeuplement des vallées savoyardes.
38La technique moderne est toute différente. Pour bénéficier d’une distribution aussi régulière que possible, l’industrie a intérêt à puiser non à une seule source d’énergie hydroélectrique, mais au réseau d’interconnexion où les déficiences et les pointes de chaque type de centrale se compensent les unes les autres. Mais comme la distribution est facile, les grands carrefours du réseau (postes d’interconnexion et de dispatching) n’attirent pas l’industrie. Le courant va à la main-d’œuvre et surtout aux villes où la prolifération industrielle s’effectue aisément à partir des premiers germes d’industrialisation.
39Ces deux formes sont combinées dans l’avant-pays français des Alpes, en Suisse et en Italie. Elles se prêtent à l’organisation de régions industrielles à centres de fabrications multiples, pouvant aller jusqu’à la distribution d’énergie et de travail à des unités de dimensions artisanales — plus ou moins précairement rentables — autour de grands marchés commerciaux, jouant le rôle de métropoles régionales. Cette forme de travail industriel est celle qui offre le maximum de possibilités de diffusion de la vie industrielle en région rurale : en France, Bas-Dauphiné et région lyonnaise dans son ensemble, avec Lyon comme métropole, en Suisse la zone des collines autour de Berne, de Saint-Gall et de Zurich, au pied des Alpes italiennes, sous le contrôle de Milan et, secondairement, de Turin.
40Il faut, à propos des rapports entre production de l’énergie électrique et peuplement, ouvrir une parenthèse. Il ne fait pas de doute que l’exploitation du charbon a eu pour conséquence d’amples mouvements de population, conduisant à la formation d’une épaisse bande de très forte concentration humaine qui s’étend en Europe depuis les îles Britanniques et la façade maritime belgo-néerlandaise jusqu’à la Silésie. On n’est pas autorisé à affirmer au même titre que la mise en valeur des ressources hydroélectriques des Alpes est responsable de la formation de la double bande d’accumulation de population qui flanque les Alpes centrales au Nord et au Sud, bien que la concentration de population coïncide exactement avec l’équipement des chutes d’eau. Les Alpes du Sud, les Alpes autrichiennes, moins riches en énergie potentielle ou moins systématiquement équipées, ne présentent pas les mêmes accumulations humaines. Il y a évidemment relation de cause à effet entre la présence d’un million de travailleurs industriels en Suisse et de quatre millions dans le nord de l’Italie et la production de l’énergie. Mais l’équipement a eu ici plutôt un rôle conservateur de population en permettant à une population rurale très abondante de s’alléger par un glissement d’activité sur place, évitant l’inexorable nécessité d’émigration si la fonction industrielle n’était pas apparue.
41L’équipement électrique est donc le résultat d’une politique de maintien de la population aux lieux mêmes de son accroissement, et les relations de cause à effet se trouvent renversées par rapport à la situation respective de l’exploitation de la houille et de la concentration du peuplement. Les conditions sont également différentes en Scandinavie où l’équipement électrique a plutôt joué le rôle d’un facteur d’élévation du niveau de vie moyen que celui d’un fixateur de population ou d’appel d’industrie.
42La mobilité de plus en plus grande de l’énergie par utilisation des forces hydrauliques et par transformation d’autres formes d’énergie en énergie électrique permet aujourd’hui une diffusion plus grande de l’industrie et, du même fait, du peuplement dans les limites rationnelles de distribution du courant électrique autour de ses nœuds de production et d’interconnexion. Dans les conditions de transport à haute tension (400 000 volts), des transports sur un millier de kilomètres sont possibles sans que les pertes en lignes soient trop considérables pour nuire à la rentabilité de l’opération.
43L’état de fait observé est un héritage. Mais la force d’inertie de cet héritage est considérable. La possibilité d’utiliser des infrastructures commerciales, un système de transports existants, de se décharger de tout souci de logement et de desserte des besoins sociaux de son personnel sur une organisation urbaine éprouvée, techniquement sinon quantitativement suffisante, constitue un avantage tel, par rapport à l’initiative d’une création dans un milieu neuf, que la ville industrielle a toujours tendance à faire « boule de neige ». Il existe pourtant des cas où une politique systématique de dissémination industrielle rejoint les possibilités techniques de diffusion des usines dans les mailles d’un réseau de distribution énergétique. L’Allemagne en a fourni un exemple au cours de la période précédant la Deuxième Guerre mondiale.
44Il convient enfin de remarquer combien faible, à l’égard de la concentration de la population, est le rôle de la production des matières premières industrielles par rapport à celui de l’énergie. Bien qu’elles aient fixé la majeure partie de la sidérurgie française, les mines de fer de Lorraine ne peuvent inscrire à leur acquis que 200 000 travailleurs industriels. Le fer suédois n’a pas concentré autant d’Hommes. Le pétrole roumain, les bauxites du Midi de la France et de l’Europe centrale, dans les conditions d’exploitation brute sans transformation sur place, n’ont attiré que de très faibles contingents de population industrielle.
Formes et aspects de la répartition géographique de la population dans les économies industrielles des pays neufs
45Les types de répartition des populations urbaines et rurales et de composition professionnelle de la population sont significatifs de formes particulières de répartition.
46Un premier caractère est la très faible proportion de population rurale agricole : aux États-Unis, moins de 20 %, en Australie et en Nouvelle-Zélande environ 20 %. Le second caractère, surtout aux États-Unis, est l’existence d’un nombre assez élevé de personnes habitant dans de petites localités.
Faibles effectifs, mais haute efficacité productive d’agriculteurs
47La très faible proportion de populations rurales agricoles procède des formes de l’occupation du sol et de l’organisation de la production. L’Amérique du Nord et l’Australie étaient des espaces pratiquement vides au moment de l’arrivée des Européens. Le peuplement s’est effectué exceptionnellement sous la forme d’une colonisation paysanne : au Canada français avant la guerre de Sept-Ans, dans les colonies anglaises au sud de la plaine atlantique — avec recours à la main-d’œuvre servile noire — et dans une certaine mesure dans l’ensemble de la zone comprise entre Appalaches et Atlantique. La mise en valeur de la terre s’est effectuée sous forme d’une exploitation extensive qui s’est assez rapidement mécanisée et n’a jamais provoqué fixation d’effectifs importants à la terre, sauf en des régions strictement définies. Les conditions mêmes d’une exploitation commerciale, produisant pour l’exportation à grande distance, sont la réduction au taux le plus bas des frais d’exploitation par la rationalisation et la compression des effectifs employés. Le caractère fondamental de l’agriculture américaine est la limitation aux normes les plus basses des temps de travail nécessaires pour obtenir une unité de production :
« Dans certaines fermes fertiles et bien équipées du Centre de l’Iowa, on produit 48 quintaux de riz (moyenne des sept dernières années sur tous les champs) pour 12 heures de travail à l’hectare, soit 400 kilogrammes à l’heure, 6,7 kilogrammes à la minute, quatre secondes et demie pour le demi-kilogramme consommé journellement par un Homme : l’aliment de base des classes modestes n’exige pratiquement plus de travail… Le « nhaqué » du bas-delta, des cantons surpeuplés de Nam-Dinh (1 000 habitants au kilomètre carré de population rurale, sans industrie), fait dessécher les mottes de terre au soleil en les entassant en murets ; puis il bêche le sous-sol ainsi découvert. Pour 150 journées de travail supplémentaire à l’hectare, il récolte ainsi au maximum 450 kilogrammes de riz de plus, soit 300 grammes à l’heure, décortication non comprise ; l’écart est alors de plus de mille pour un4. »
« La productivité est encore supérieure en Australie et surtout en Nouvelle-Zélande, où il y a moins de petites fermes mal équipées qu’aux États-Unis. Colin Clark, dans The conditions of Economic progress, donne l’indice de productivité suivant par tête de travailleur mâle : Nouvelle-Zélande 2 444, Australie 1 524, États-Unis 661, Danemark 642 (record européen), France 415. Mais chaque paysan français est aidé de son épouse, ce qui est exceptionnel aux États-Unis…5 ».
48L’auteur ajoute :
« Ces chiffres sont très critiquables : à chaque travailleur des champs nord-américains correspond un nombre élevé d’ouvriers et de techniciens : usines de tracteurs et matériel agricole, d’engrais, puits et raffineries de pétrole, réparateurs, transporteurs, distributeurs, agronomes… concourant efficacement à la production agricole. Notre cultivateur européen a une aide un peu inférieure en nombre de travailleurs « extérieurs à l’agriculture », mais surtout d’efficience bien moindre ; la supériorité de l’agriculture américaine dérive essentiellement de son équipement industriel. Le paysan français est insuffisamment secondé, le tonkinois à peu près pas, car tout le monde y est paysan. »
49Cette observation confirme très exactement la nature urbaine et le faciès industriel du peuplement de l’Amérique par rapport au peuplement de type mixte plus nuancé de l’Europe occidentale, Grande-Bretagne exceptée, et à celui diamétralement opposé des pays à économie agricole prépondérante. Il faudrait ajouter encore que, non seulement la production agricole procède pour une part de la contribution du travail industriel urbain, mais utilise aussi, dans de nombreux cas, des travailleurs urbains pour l’exécution des grands travaux saisonniers.
50Cette situation n’est toutefois pas celle de tous les États-Unis, et des distinctions régionales sont nécessaires, qui s’inspirent des circonstances historiques dans lesquelles la terre a été occupée. L’Australie et la Nouvelle-Zélande offrent des exemples plus uniformes, mais portant sur de petits nombres. Au Canada, l’opposition est classique entre Canada oriental et Prairies.
Civilisation urbaine et différenciation fonctionnelle des villes
51La civilisation urbaine est néanmoins caractéristique de l’ensemble, quelles que soient les différences régionales de l’occupation rurale. Mais, en raison même de la prépondérance de la ville comme forme de groupement, les variations de l’économie de région à région se répercutent directement sur les types de villes. La spécialisation urbaine est beaucoup plus poussée qu’en Europe car, à l’exception des vieilles villes construites à l’époque coloniale, les villes se sont développées au cours d’une période très courte en vue d’une destination précise : jouer le rôle de centre administratif et fonctionnel d’une unité spatiale déterminée dont l’économie est généralement spécialisée. M. C. D. Harris a ainsi classé un peu plus de 600 villes de plus de 10 000 habitants d’après la forme principale de leur activité : 258 sont des villes à prépondérance de fonctions industrielles, villes manufacturières, 104 sont des centres de distribution des produits fabriqués, 27 sont des lieux de concentration de matières brutes, 32 des villes de transit : grandes gares de triage, ports, 14 seulement sont des villes minières, et il ne s’agit que de centres se classant très près de la limite inférieure du groupe étudié au point de vue quantitatif, 17 sont des villes universitaires, 22 des stations climatiques et touristiques, une dizaine des villes spécialement administratives, Washington en tête. 150 seulement sont des villes à activités multiples. Parmi celles-ci, il est vrai, se rangent les plus grandes : New York, Chicago, Boston…
52La répartition des divers types est très instructive : les villes à activités diverses, les villes manufacturières et les grands centres de transit sont presque tous dans la moitié Est des États-Unis, surtout dans le Nord-Est. Les villes de commerce de distribution sont pour moitié au moins rassemblées le long d’une étroite bande comprise entre le 95e et le 100e méridien, sur la marge des grandes plaines, au contact de la zone de culture extensive et de l’élevage massif et de celle de l’agriculture permanente. Cette même bande axiale groupe un tiers des villes de collectage de produits.
53Donc, sauf dans le Nord-Est où la variété de l’économie régionale sert de substrat au polymorphisme des villes d’activités diversifiées, on enregistre un rapport direct entre les grands groupements professionnels de population exprimés par le faciès des villes et les formes d’activité régionale ou locale. Celles-ci correspondent à des adaptations assez simples à une des possibilités de production de chaque lieu, exploitée systématiquement au mépris des autres possibilités de production.
54On ne trouve pas, comme en Europe, deux générations de villes et de foyers d’accumulation de la population : la génération des groupements humains d’intérêt commercial (grossis à l’époque industrielle et donnant lieu à des rassemblements hétérogènes) et celle des accumulations industrielles plus homogènes et liées surtout à la présence de la houille ou d’une forme d’énergie de substitution.
55Ici, une première forme de concentration humaine est représentée par les grosses villes qui jouent, en même temps que le rôle de centres d’activités multiples, celui de places de rassemblement et de redistribution de la population (ce rôle ayant été maximum lors des plus forts afflux d’immigrants). En dehors de ces agglomérations qui rassemblent de très grosses masses de population (New York a environ autant d’habitants que la Belgique, le « grand Chicago » en compte presque autant que la Suisse), les Hommes se groupent suivant leur activité professionnelle dans des villes à assez haut degré de spécialisation formant trois amas principaux :
- une première constellation occupe la plaine atlantique et la Nouvelle-Angleterre méridionale depuis la baie Delaware jusqu’à Boston ;
- une seconde s’étend de l’Est-Sud-Est à l’Ouest-Nord-Ouest, des charbonnages de Pennsylvanie jusqu’aux deux pointes méridionales du lac Huron ;
- la troisième se dispose en arc de cercle autour de la partie méridionale du lac Michigan, de Milwaukee à Chicago, et se prolonge au Sud-Est jusqu’à Cincinnati.
56Si le rôle de la production de l’énergie est sensible dans la distribution de la population, notamment le long de l’axe Grands Lacs-Pensylvanie, qui est l’axe sidérurgique américain, il n’est pas possible de faire état d’une correspondance géographique entre production d’énergie et répartition de la population, comme en Europe de l’Ouest. La disposition géographique des trois masses majeures de population correspond aux données particulières de la mise en place de l’immigration.
57La première est la zone d’accumulation primaire. Elle fut la première région occupée par les immigrants d’origine européenne et elle a continué à être le lieu d’arrivée des immigrants pendant tout le xixe siècle et le premier quart du xxe siècle. Elle a servi de point de départ aux courants de migration intérieure vers le Centre et l’Ouest, mais une partie importante de la population demeure fixée dans cette zone d’accueil qui est en même temps une grande région de commerce et d’industrie de transformation : une trentaine de millions.
58La seconde correspond à un grand axe de colonisation qui a été spécialement animé par le développement industriel, fondé sur le combinat Minnesota Pennsylvanie, et bénéficie des commodités du transport des Grands Lacs : plus de vingt millions.
59La troisième jalonne un second axe de colonisation, utilisant la vallée moyenne de l’Ohio et atteignant les Grands Lacs par le Sud : une quinzaine de millions entre Cincinnati et Milwaukee.
60En dehors de ces trois groupes majeurs qui sont des groupes de colonisation récente, les principales accumulations forment des noyaux isolés : deux groupes en Californie autour de San Francisco et de Los Angeles, ensemble 7 millions, un groupe axé sur le Puget-Sound et l’estuaire de la Columbia, 2,5 millions, l’alignement de la Fall-Line, dans le sud de la plaine atlantique, les gros centres de commerce et de transformation de produits agricoles de Saint-Paul-Minnéapolis, et de Saint-Louis, etc.
61L’image d’ensemble est celle d’un peuplement très hétérogène qui devient franchement discontinu à l’ouest de l’axe Missouri-Mississipi. La campagne est inégalement occupée, les seules régions de l’Est atlantique et du Sud ayant un peuplement rural continu. Les groupes d’agglomérations urbaines forment des masses éparses qui n’entrent en contact les unes avec les autres que dans l’Est, où elles sont reliées par des bandes d’occupation continue qui correspondent aux grands « couloirs de peuplement » : chapelet de villes de la vallée de la Mohawk, seuil de peuplement Potomac-Mongahela…
62La discontinuité procède ici de causes différentes de celles qui sont responsables de la discontinuité dans les pays à économie agricole prépondérante et de celle des économies industrielles de l’Europe de l’Ouest.
63En Europe, la discontinuité est le résultat d’un regroupement humain à partir d’une colonisation agricole de très longue durée, ayant assuré un peuplement relativement homogène.
64En Amérique, elle a pour cause une concentration primaire de la population due à la simultanéité de la mise en place du peuplement et du développement d’une économie industrielle (y compris dans l’exploitation des campagnes) qui appelle spécifiquement la concentration urbaine. La voie de transport est ici plus importante que le lieu de production des matières, et les axes de circulation et de pénétration ont joué le rôle de fixateurs majeurs des Hommes, comme la présence ou la proximité de charbon en Europe. Les zones de peuplement sont perpendiculaires à l’axe du gisement houiller principal, parallèle aux Appalaches. Bien que le pétrole soit la source principale d’énergie en Amérique, les régions pétrolières ont joué, bien moins encore que les zones houillères, un rôle attractif à l’égard du peuplement. Le pétrole et les gaz naturels sont amenés massivement par les pipelines aux lieux de concentration de la population. Les plus grandes hydrocentrales du monde, construites à titre d’installations annexes des grands barrages de régularisation et de distribution des eaux dans les Montagnes Rocheuses n’ont attiré le peuplement que dans la mesure où des circonstances exceptionnelles, celles de la guerre contre le Japon, ont provoqué une industrialisation dirigée, dans les États de Washington, d’Oregon et de Californie. L’énorme potentiel énergétique de l’Ouest est à peine entamé, tandis que la présence de quelque cent millions d’Hommes dans le Nord-Est et l’Est a stimulé la mobilisation des chutes de la Fall-Line, de la région des Grands Lacs, de la Nouvelle-Angleterre et de la vallée du Tennessee.
65Quant à l’anomalie statistique apparente des forts pourcentages de population rurale non agricole, surtout dans le Nord-Est, elle est simplement due à la structure des villes américaines et à leurs formes d’accroissement. Autour d’un centre aux constructions assez tassées et dressées en hauteur, qui occupe la circonscription urbaine au sens étroit du mot, les divers quartiers s’éparpillent sur le sol du district urbain et hors du district urbain en un semis de maisons et de groupes de maisons, souvent à un seul ménage, réparti entre un très grand nombre de circonscriptions administratives dont ce type de peuplement ne hausse pas le chiffre total de population au-dessus de la limite statistique des circonscriptions rurales.
Le problème de la répartition géographique en économie socialiste
Le cas de l’Union soviétique
66Deux données contradictoires sont en présence : (1) Le principe fondamental d’organisation rationnelle des ressources naturelles mobilisables en fonction des besoins des populations existantes, compte tenu de leur répartition présente, et de leur redistribution rationnelle ; (2) La distribution de la population et des forces productives en fonction, pour une notable part en URSS, pour la presque totalité présentement dans les démocraties populaires, d’une évolution antérieure à l’introduction des méthodes économiques nouvelles.
67(1) Dès les premières formes de planification économique en URSS, avant même qu’il ait été question de plans quinquennaux d’ensemble, des principes de réorganisation de l’espace géographique ont été exprimés.
- exploiter les ressources naturelles d’abord dans les régions où elles se prêtaient à une utilisation facile avec un équipement élémentaire (la mobilisation des ressources moins accessibles devant être entreprise ultérieurement, une fois l’outillage national plus riche) ;
- pousser l’élaboration des produits bruts au lieu de leur production aussi loin que possible pour éviter ou limiter les transports à grande distance de tonnages massifs de marchandises de faible valeur ;
- développer les industries de consommation dans les régions de consommation ;
- sur la base des trois directives précédentes, assurer partout la présence de l’industrie afin d’éviter les contrastes régionaux d’économie, de conditions d’existence, de mentalité, entre des zones qui demeureraient essentiellement agricoles et des zones devenues industrielles.
68Lors de la présentation du troisième plan quinquennal en 1938, il a été formellement précisé que le « géant industriel » ne représente pas le but de l’industrialisation en URSS et qu’il est plus profitable, tant économiquement que socialement, de distribuer harmonieusement les établissements industriels à travers le territoire, compte tenu de toutes les conditions d’une implantation rationnelle, que de concentrer tout l’effort d’équipement sur la construction d’entreprises monstres appelant constitution d’une grosse ville-usine. Ceci ne passe pas condamnation sur les réalisations de la période antérieure, qui correspondaient à une certaine étape de l’industrialisation, mais ouvre des perspectives nouvelles pour les constructions ultérieures exécutables avec des moyens de différenciation beaucoup plus considérables que ceux qui avaient auparavant porté sur la mobilisation massive et rapide des ressources les plus directement et les plus immédiatement accessibles.
69La formule géographique paraît ainsi se définir comme celle d’une dispersion industrielle en un très grand nombre de centres de fabrication, faisant partie d’un système régional organisé autour d’une métropole : Sverdlovsk pour le versant oriental de l’Oural central, Molotov pour le versant occidental du même Oural central, associé à Kouïbychev pour l’organisation et la gestion de la région pétrolière dite du Second Bakou, Tbilissi pour l’ensemble des industries légères (industries agricoles et industries de consommation) de la Géorgie, Novosibirsk pour la zone industrielle de Sibérie occidentale (Kouzbass et annexes), etc.
70(2) Le peuplement de l’ancien Empire russe s’était effectué dans des conditions tout à fait différentes au cours d’une longue évolution partant de la prise de conscience de la nationalité russe et de la possibilité de construire un État sur cette nation, entre le xvie siècle et le règne décisif de Pierre le Grand. Cette évolution a été celle d’une conquête militaire et d’une colonisation rayonnant autour de la vieille Moscovie, vers le Nord-Ouest, le Sud, l’Ouest et surtout vers l’Est.
71Les essais d’introduction, déconcertants d’ailleurs, d’une économie industrielle, inspirée de l’économie occidentale, ont été faits dans le cadre d’une métropole russe à double tête, Pétersbourg et Moscou, exploitant des colonies, présentant le seul caractère original, par rapport à celles de la Grande-Bretagne ou de la France, d’être géographiquement solidaires de leur métropole. Les conditions de création de cette industrie, la difficulté d’obtenir des capitaux étrangers pour des investissements hors des régions contrôlées par les agents consulaires des pays créditeurs, c’est-à-dire des régions de Pétersbourg, de Moscou et du Donetz, ont rassemblé tous les éléments de la première phase d’industrialisation, qui fut caractérisée par une concentration très poussée dans un petit nombre de régions européennes, toutes situées à l’ouest de la Volga. Il s’agit, non seulement des usines elles-mêmes, mais aussi de leurs infrastructures techniques, voies ferrées, ports, concentrations de main-d’œuvre industrielle.
72Malgré l’insuffisance de l’équipement par rapport aux possibilités et aux besoins de l’Empire russe, ces créations représentaient un fait transmis à la jeune Union soviétique. Et ce fait reposait non seulement sur des circonstances politiques du passé, mais aussi sur la répartition du peuplement qui ne se diffusait que lentement vers l’Est malgré les conditions très défavorables du régime social de la terre.
73Entre le bilan de ce passé constituant une force d’inertie et l’application des principes d’une répartition rationnelle des forces productives s’est ouverte une lutte consciente. Au début, il s’agissait d’utiliser au mieux ce qui existait. Dès 1927, les constructions nouvelles dans l’Oural et en Sibérie commencent, mais il n’a jamais été question d’un transfert massif du centre de gravité de l’économie, qui eût entraîné transfert du centre de gravité du peuplement. La formule du développement harmonieux des régions suivant leurs aptitudes et leurs besoins appelait le perfectionnement de l’équipement des vieilles régions industrielles mais insuffisamment industrialisées, donc des mesures conservatoires, et d’autre part création d’autres régions productives.
74Des rapports géographiques multiples peuvent être définis. Le rôle de l’énergie demeure très important, mais la phase de l’accumulation pure et simple sur le charbon est dépassée. La présence de l’Homme et des installations productives appelle aussi l’équipement énergétique ; l’exemple le plus significatif est celui de Leningrad. L’Oural, à un titre secondaire, répond aussi à cette définition : la richesse minérale de l’Oural a justifié, d’abord, le déplacement de houille de provenance lointaine (Kouzbass, Karaganda). Elle guide aujourd’hui l’utilisation systématique (si difficile soit-elle techniquement) des ressources en charbon et en énergie de toutes provenances, produites dans la montagne ouralienne elle-même.
75La mise en place de la population rendue mobile par l’industrialisation, comme le fut celle de l’Europe occidentale dans d’autres conditions organiques depuis la fin du xviiie siècle, procède de combinaisons de facteurs complexes qui s’élaborent non point empiriquement, mais rationnellement, sous forme des constructions générales et régionales du Plan, de telle sorte que l’on a pu avoir l’impression d’un peuplement autoritaire, là où il y a spécialement canalisation des déplacements de la population conformément à une organisation systématique de la mobilisation des ressources et de la satisfaction des besoins (comparer avec les grands déplacements de population à l’intérieur de la France et des pays d’Europe occidentale au xixe siècle — avec la formation de l’agglomération parisienne, par exemple, qui doit, en raison de l’insuffisance de sa fécondité, se renouveler par apport extérieur pour moitié à chaque génération sans préjudice des besoins numériques de son accroissement — et plus encore avec les migrations intérieures des États-Unis).
76Dans la mesure où des régions riches en promesses sont vides d’Hommes, le peuplement est une phase indispensable de l’accroissement de la productivité et de la richesse générale. Dans la mesure où des régions peuplées ont des ressources brutes et des besoins, l’industrie va au-devant de la population et l’industrialisation joue alors un rôle fixateur de la population.
77Mais, en dépit de la rapidité très grande des rythmes d’évolution, cette mise en place rationnelle est loin d’être achevée. Elle n’a d’ailleurs aucune raison de l’être absolument jamais : les progrès de la technique révèlent des forces productives nouvelles et, de ce fait, peuvent sans cesse modifier l’équilibre établi. L’inégalité de la fécondité d’une région à une autre est un autre facteur de mobilité permanente.
La redistribution rationnelle de la population dans les démocraties populaires européennes
78Les États de démocratie populaire se trouvent en présence de problèmes assez comparables, bien que leurs faibles dimensions ne se prêtent pas à des contradictions ou à des appels de transformations aussi amples. Cependant, la Tchécoslovaquie était économiquement organisée comme si une métropole tchèque avait géré une colonie slovaque : l’industrialisation de la Slovaquie, gage de l’unité des deux nations, est un des soucis fondamentaux de la nouvelle république tchécoslovaque.
79Mais le problème majeur est, dans l’ensemble des pays de l’Europe centrale, Tchécoslovaquie, Pologne, Hongrie, Roumanie, Bulgarie, qui évoluent vers une organisation socialiste, la réalisation rapide d’un équipement industriel assurant l’émancipation des marchés fournisseurs de produits fabriqués et l’élévation du niveau de vie de populations rurales trop nombreuses pour pouvoir vivre décemment et continuer à s’accroître suivant le rythme démographique qui fut le leur depuis un demi-siècle au moins, dans le cadre d’économies spécifiquement agricoles (le problème ne se pose en Tchécoslovaquie que pour les pays slovaques). L’élévation du niveau de vie par l’industrialisation procède de deux processus : l’allègement de la terre de sa surcharge de main-d’œuvre par incorporation d’une partie des ruraux dans l’économie industrielle et la transformation d’une agriculture à faible productivité en une agriculture rationnellement outillée à plus haute productivité.
80L’industrialisation est subordonnée en premier lieu à la possession de l’énergie mécanique. Or, seules la Pologne et la Tchécoslovaquie sont productrices de charbon en grandes quantités. La production de l’énergie houillère et l’utilisation énergétique d’une partie du lignite de Bohême ont joué, comme en Europe occidentale, le rôle de fixateur de population en Silésie et en Bohême. Mais, pour les autres pays, il s’agit de développer les forces énergétiques pour répondre aux besoins impérieux de populations agricoles trop nombreuses, qui attendent de l’industrialisation l’équipement des campagnes et l’ouverture de sources de production nouvelles, pour nourrir une partie des travailleurs en surnombre à la terre. La présence de la population appelle l’équipement énergétique, comme elle l’a appelé en d’autres circonstances et un demi-siècle plus tôt en Suisse et en Italie. En Hongrie, à partir de l’industrie centralisée autour de Budapest, l’équipement des forces hydrauliques et l’exploitation des charbons et lignites dans les diverses régions périphériques permettent de concevoir une répartition plus homogène des activités agricoles et industrielles. Le charbon polonais a un rôle important à jouer ; directement ou sous forme de courant électrique, il est appelé à être distribué hors de la Pologne dans son arrière-pays continental. Les circonstances historiques et démographiques modifient ici le sens des rapports géographiques entre énergie et population. À l’intérieur de la Pologne, il est certain que la population est attirée par la houille, mais la main-d’œuvre rurale joue aussi dans la planification géographique de l’économie un rôle fixateur de nouvelles usines, et l’unification des niveaux de vie et des formes d’existence appelle une distribution large de l’industrie. Hors de Pologne, des économies nationales s’organisent, qui sont clientes du charbon polonais et qui s’efforcent de mobiliser le plus rationnellement possible leurs propres ressources en énergie (pétrole, lignite et charbon, énergie hydraulique et éolienne) pour ouvrir de nouveaux secteurs d’activité à leur population.
81La vocation industrielle de ces pays, du strict point de vue de la géographie de la population, a pour effet de stabiliser la population, de bloquer l’émigration et de tendre à une régulation de l’évolution démographique, dans la mesure où les taux d’accroissement peuvent être considérés comme devant s’abaisser dans les régions industrielles urbaines par rapport à la situation démographique rurale (voir les variations de la natalité, chapitre XII). Elle implique substitution, à une industrie peu développée comportant deux secteurs indépendants l’un de l’autre (exploitation de ressources brutes destinées à l’exportation et utilisation de main-d’œuvre à bon marché dans des industries de transformation suburbaines) d’un système industriel complet qui, dans le présent, comporte une part majeure d’industries d’équipement. Cette modification d’orientation a surtout pour effet, actuellement, un accroissement des centres les mieux équipés pour produire ou recevoir de l’énergie : régions minières polonaise et tchécoslovaque et grands carrefours qui, bien souvent, s’identifient avec les villes capitales. Mais déjà de nouvelles villes croissent, et la géographie du peuplement, inséparable de la géographie systématique des forces productives, est appelée à subir des modifications sensibles au cours d’un avenir assez proche.
82À plus forte raison doit-on s’attendre à des transformations importantes de la distribution de la population chinoise dans la mesure où les entreprises d’équipement industriel assureront les conditions de la mobilité de ces populations demeurées figées sur leurs positions rurales, en l’absence d’un quelconque débouché. Le premier acte de ces transformations est la création des bases énergétiques d’ores et déjà annoncée.
Notes de bas de page
1 D'après les résultats du dénombrement de 1936.
2 Comprendre par bassin une zone de 50 km de part et d'autre de l'axe des bassins.
3 Pierre George, Géographie de l'énergie, Paris, Édit. de Médicis, 1950, p. 116-131.
4 R. Dumont, Les leçons de l’agriculture américaine, 1949, p. 328.
5 R. Dumont, Les leçons de l’agriculture américaine, 1949, p. 329.
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