Introduction
p. 15-20
Texte intégral
1Située au cœur de la région stratégique du Moyen-Orient, l’Égypte joue un rôle clé dans cet échiquier qui focalise l’attention internationale. Le désert occupe 95 % du territoire égyptien et les 78,5 millions d’habitants se concentrent sur une surface à peine plus grande que les Pays-Bas. Un poids démographique qui pèse dans la balance géopolitique.
2Pourtant, la démographie est perçue depuis longtemps comme une menace au développement socioéconomique du pays. Le problème de surpopulation est souligné dès les années 1920 et 1930 avec Wendell Cleland, précurseur de la théorie de la transition démographique et disciple des théories malthusiennes, qui publie l’un des premiers ouvrages sur ce sujet (Cleland, 1936). À partir des années 1960, le gouvernement met en place une véritable politique de population, reconnue comme légitime par les autorités musulmanes du pays. Mais ces mesures, destinées à faire baisser la fécondité à travers le planning familial, n’atteignent pas les objectifs souhaités ; leur succès est plutôt modeste, au moins jusqu’au milieu des années 1980.
3Aujourd’hui, l’ambitieuse politique du gouvernement prévoit une baisse durable du taux de fécondité, dans le but d’atteindre le niveau de remplacement des générations (2,1 enfants par femme) en 2017. Mais cela paraît assez improbable au regard de l’évolution de la fécondité égyptienne ces cinquante dernières années, notamment si l’on tient compte des chiffres les plus récents. Si la baisse de la fécondité a bien commencé dans les années 1960, son niveau reste encore moyen ; la dernière estimation officielle du taux de fécondité est de 3 enfants par femme en 2008, elle dépasse donc d’environ un enfant l’objectif des politiciens égyptiens d’ici à 2017.
4L’évolution de la fécondité égyptienne a en effet été caractérisée par une baisse précoce par rapport aux autres pays de la région, puis une tendance « erratique » jusqu’au milieu des années 1980, alors que la baisse semblait être finalement amorcée (Fargues, 2003). À partir de 1995, on assiste à une stagnation de la fécondité, et, selon certains, à une hausse de son niveau autour de 3,5 enfants par femme. En 2008, la fécondité est estimée à nouveau en baisse, ce qui laisse planer beaucoup de doutes sur la possibilité d’atteindre l’objectif déclaré.
5Comment expliquer la persistance d’un niveau moyen de fécondité ? C’est l’une des questions centrales de cet ouvrage consacré à la compréhension des mécanismes de la transition de la fécondité en Égypte. La plupart des démographes qui se sont lancés dans une explication de la transition démographique égyptienne estiment que les bases théoriques de ce modèle explicatif seraient totalement ou en partie démenties par l’évidence des faits. Nombre d’études ont été menées sur l’évolution de la fécondité égyptienne et sur les facteurs qui ont empêché et qui empêchent à présent sa réduction et l’atteinte du seuil de remplacement des générations. Cependant, elles se concentrent, d’une part, sur le planning familial en considérant la faillite des méthodes de contraception, l’interruption de leur utilisation et les besoins non satisfaits comme les responsables majeurs d’une baisse pas tout à fait accomplie (Casterline et El-Zeini, 2005) ; d’autre part, sur un autre facteur qui empêcherait la baisse de la fécondité, à savoir, le nombre idéal d’enfant, qui reste autour de 3 pour les couples égyptiens (Casterline et Roushdy, 2005). Un troisième facteur, souvent évoqué comme responsable de la transition tardive de la fécondité des pays arabes et de l’Égypte, serait d’ordre culturel : la culture et la religion expliqueraient les caractéristiques de ces pays et leur évolution démographique (Kouaouci, 1992 ; Makhlouf Obermeyer, 1992).
6L’hypothèse principale de ce livre se pose dans une perspective différente ; elle repose sur le fait que la fécondité se maintient à ce niveau pour plusieurs raisons et notamment le contexte institutionnel. Il s’agit d’étudier les facteurs qui influencent l’offre et la demande d’enfants, d’observer le contexte politique dans lequel la transition de la fécondité se produit, à savoir, les effets économiques, sociaux, politiques ou religieux que peuvent avoir les institutions sur les comportements démographiques.
7Les aspects microdémographiques, c’est-à-dire relatifs aux individus, sont analysés, de même que leur relation avec les facteurs macro-structurels. Notre analyse est en continuité avec celles menées jusqu’à présent au niveau micro qui utilisent largement le modèle explicatif de variables intermédiaires, mais aussi en rupture, car elle essaye de dépasser la microdémographie et trouver ses liens avec les aspects macrodémographiques, en faisant référence à l’approche de la démographie institutionnelle de Geoffrey McNicoll, et à celle de l’économie politique de la fécondité de Susan Greenhalgh. Le contexte institutionnel égyptien constitue une donnée centrale pour étudier les modifications en termes de fécondité. De manière générale, un contexte sociohistorique a toujours une influence sur le cadre institutionnel d’un pays et d’une société. Bien que les schémas institutionnels soient universels, ils s’adaptent, par la force des choses, au contexte local dans lequel ils se développent. La famille, le mariage, le marché du travail, l’éducation, la religion, vont être ici étudiés à un niveau macrodémographique, dans le contexte spécifique égyptien, et leur évolution dans le temps et les changements subis seront également analysés, de même que leur interaction à un niveau microdémographique, avec des variables sociodémographiques (par exemple, l’âge au premier mariage, la prévalence contraceptive, la mortalité infantile et maternelle, etc.). Cela implique qu’il existe, en Égypte, plusieurs transitions démographiques qui reflètent des différences dans le temps et dans l’espace.
8On peut également se fonder sur les théories qui lient la transition de la fécondité au processus de diffusion des idées et notamment l’hypothèse de Ron J. Lesthaeghe qui explique la baisse de la natalité par le degré de sécularisation, le matérialisme et l’individualisme d’une société. La sécularisation et le matérialisme auraient en effet donné de plus en plus d’importance aux choix individuels. La baisse de la fécondité serait donc, non seulement une conséquence des changements socioéconomiques, mais aussi des modifications intervenues dans le mode de vie des individus.
9L’ouvrage présente ici le schéma suivant dans l’explication de la fécondité. Le premier chapitre analyse d’abord l’évolution de la population égyptienne depuis les cinquante dernières années et les paradoxes de la transition démographique égyptienne : une forte concentration de la population autour du Nil et de son delta, une baisse précoce de la mortalité au début du xxe siècle, le maintien d’un niveau élevé puis moyen de la natalité. Ce contexte démographique a provoqué un accroissement remarquable de la population tout au long du siècle dernier et jusqu’à présent. On verra que le débat sur la population, et notamment sur le déséquilibre entre population et ressources, s’est développé au début du xxe siècle ; les solutions envisagées étaient d’empreinte malthusienne, avec le souhait de réduire la croissance de la population et permettre ainsi la croissance économique du pays. S’ensuit l’implémentation d’une longue série de politiques de contrôle des naissances qui débute dans les années 1960, influencées par l’évolution politique et économique égyptienne, et par les grandes conférences internationales sur la population.
10Pour poursuivre cette analyse, il est important d’une part, de rappeler les grandes théories qui ont cours sur la baisse de la fécondité et leurs portées respectives et, d’autre part, de se pencher sur les données utilisées et sur la fiabilité des sources. Le deuxième chapitre étudie notamment les divergences entre les taux de fécondité estimés à partir des enquêtes EDHS (Egypt Demographic and Health Survey) et ceux calculés à partir de l’état civil et des recensements de la population. L’analyse des causes sur les différences observées dans la mesure de l’indice synthétique de fécondité permet plusieurs hypothèses relatives aux deux sources de données dans l’estimation du taux de fécondité.
11L’étude d’un pays comme l’Égypte ne peut s’envisager sans celle du contexte régional et culturel. En effet, plutôt que la baisse de la fécondité maritale, le recul de l’âge au mariage provoqué par la crise économique pourrait expliquer la transition de la fécondité dans plusieurs pays de la région. D’autres pistes explicatives, telles que l’évolution de la stratification de genre dans des sociétés patriarcales doivent néanmoins être prises en considération. On peut, par exemple, mettre en relation directe les progrès sociaux et politiques dans l’égalité des rapports sociaux de sexe avec le processus de baisse de la fécondité.
12Le choix a été fait ici de commencer l’analyse, chapitre 3, par l’étude de la pratique contraceptive en Égypte à partir d’un double constat : d’une part, la précocité de l’impact des politiques de planning familial dès les années 1960, d’autre part un bilan très mitigé des politiques mises en œuvre depuis cinquante ans, avec des résultats décevants. Pour mieux comprendre l’évolution de ce déterminant, il faut dépasser le niveau microdémographique, c’est-à-dire l’analyse des comportements des femmes et des couples égyptiens, et tenir compte du contexte économique, social, culturel et politique dans lequel s’inscrivent les politiques de planning familial. Le rôle de l’État, des agences donatrices internationales, des organisations non gouvernementales, des médias, des autorités religieuses, est donc au centre de l’analyse.
13Le mariage, ses caractéristiques et son évolution, mais également l’institution familiale et ses changements au cours de la période analysée sont bien évidemment à prendre en compte. Malgré la crise économique et l’augmentation des frais engagés pour des noces, le mariage a encore une grande importance pour les jeunes égyptiens et leurs familles. Cette analyse contextuelle aide à mieux comprendre l’évolution de l’âge au mariage qui a lentement baissé depuis les quarante dernières années, tant pour les filles que pour les garçons. Parallèlement, les facteurs déterminants de la baisse de la fécondité, pratiques contraceptives notamment, seront également scrutés.
14Les cinq chapitres suivants sont dédiés à l’étude des déterminants non directement liés à la fécondité, mais dont l’impact est certain. Le but est de vérifier l’effet de facteurs socioéconomiques telles que l’éducation, l’emploi féminin, la religion, la situation économique des ménages, la mortalité infantile ainsi que la migration. Le quatrième chapitre, se concentre plus spécifiquement sur l’éducation et l’emploi féminin, deux composantes fondamentales du processus d’émancipation de la femme qui jouent, en outre, un rôle important dans la transition démographique (Easterlin et Crimmis, 1985 ; Ladier-Fouladi, 2003). Nous verrons notamment que les politiques de scolarisation mises en place par l’État égyptien ont largement contribué à la diffusion de l’instruction scolaire, notamment à partir des années 1950. Une analyse des progrès réalisés au cours de la période étudiée en termes d’éducation féminine comme variable permettra, outre une étude de son évolution, de tenir aussi compte des différences entre les filles et les garçons. Par ailleurs, le rapport entre scolarisation des femmes et fécondité est exploré afin d’évaluer l’impact du niveau d’instruction sur les choix reproductifs. Ce chapitre s’intéresse également à l’implication des femmes sur le marché du travail égyptien. À travers l’étude historique, la législation, les statistiques et les motivations de l’emploi féminin, on constate que les femmes égyptiennes sont fortement influencées dans leur choix par la tradition patriarcale mais aussi par le processus de privatisation entamé par les gouvernements depuis les années 1980. Néanmoins, un processus d’émancipation est entamé, et les progrès quoique lents sont manifestes. Cette analyse contextuelle permet de mettre également en relation la fécondité et l’emploi des femmes avec, comme hypothèse de départ, qu’une participation active au marché du travail joue un rôle fondamental dans le processus d’émancipation féminine et contribue à la baisse de la fécondité. Les analyses statistiques multivariées permettront de vérifier l’importance de nombre de facteurs sur la fécondité des femmes en Égypte, notamment l’éducation et l’emploi des femmes.
15Les caractéristiques de l’économie égyptienne et notamment son ouverture aux marchés internationaux et le processus de libéralisation, la rente, les inégalités dans la distribution des revenus, le secteur informel, le chômage, font l’objet du cinquième chapitre, qui se consacre également à l’étude de la relation entre fécondité et pauvreté en Égypte et à l’effet de la migration sur la fécondité. Après avoir rappelé les bases théoriques de cette étude (Schoumaker et Tabutin, 1999), on examinera l’évolution de la pauvreté en Égypte avec une présentation des statistiques descriptives sur le rapport entre fécondité et pauvreté en tentant d’établir une relation entre développement économique et fécondité. Ce chapitre présente les caractéristiques du processus de migration internationale qui touche l’Égypte depuis les années 1970, suite à l’ouverture économique du pays voulue par le président Sadate. On peut se demander si la migration, et notamment les migrations temporaires vers les pays du Golfe, a contribué au maintien d’un niveau moyen de fécondité ou bien à sa baisse. On vérifiera ainsi les effets de ces mouvements migratoires sur la société et sur les ménages égyptiens dans le cadre d’une analyse descriptive des données individuelles.
16Le sixième chapitre aborde la question de la religion et de sa relation avec la fécondité, et analyse dans quelle mesure le niveau de sécularisation atteint a pu influencer les choix reproductifs : après un bref rappel historique sur la diffusion du christianisme et de l’islam en Égypte, on testera l’hypothèse de la théologie particularisée qui fait référence aux caractéristiques spécifiques à chaque doctrine religieuse, celle des caractéristiques, qui met l’accent sur les différences qui existent aux niveaux démographique, social et économique parmi les groupes religieux et celle de l’interaction qui rassemble les deux hypothèses précédentes (Goldscheider, 1971 ; McQuillan, 2004 ; Chamie, 1981). Sont ainsi pris en considération les institutions religieuses, le contexte politique, les caractéristiques socioéconomiques des ménages et leur influence sur la relation entre fécondité et religion. L’analyse est ici essentiellement descriptive tant au niveau micro que macro, mais il est aussi intéressant de tenter de tester l’existence d’une relation entre les votes islamistes et la fécondité.
17Les mortalités infantile et maternelle font l’objet du septième chapitre. L’Égypte a engagé depuis de nombreuses années des campagnes de vaccination et des politiques de santé pour améliorer l’état de santé des Égyptiens. On part du constat que la baisse de la mortalité infantile peut affecter la fécondité à travers des effets de type biologique ou par des effets comportementaux (Knodel et van de Walle, 1979 ; Freedman, 1963 ; Preston, 1975) et qu’un niveau élevé de mortalité infantile pourrait entraîner à une baisse tardive de la fécondité.
18Le dernier chapitre se concentre plus sur les différences locales et régionales en matière de fécondité et notamment entre villes et campagnes, mais également entre Haute Égypte et Basse Égypte. La mise en relation des différents déterminants de la fécondité tant sur un plan individuel que sur le plan de la structure sociale et régionale associé à l’analyse multiniveau (où l’individu placé à un certain niveau sera lui-même groupé au sein d’unités au niveau plus élevé) offre ici l’occasion de travailler plus finement sur l’influence des structures sociales (emploi, scolarité, lieu de résidence).
19Les données utilisées dans cet ouvrage proviennent de plusieurs sources statistiques : l’enquête EFS (enquête sur la Fécondité en Égypte) de 1980 (volet égyptien de l’Enquête mondiale sur la fécondité), financée par l’United States Agency for International Development (Usaid) et le Fonds des Nations unies pour les activités liées à la Population (Fnuap) ; les enquêtes EDHS (Egypt Demographic and Health Survey) de 1988, 1992, 1995, 2000, 2003, 2005 et 2008 (volet égyptien des Enquêtes démographiques et de Santé), réalisées par le National Population Council et financées par USAID et ORC Macro ; l’enquête EMCHS (Egypt Maternal and Child Health Survey) réalisée en 1991 par l’Institut national de statistique égyptien, Capmas (Central Agency for Public Mobilisation and Statistics) et la Ligue Arabe ; et l’enquête Stratification, Social Mobility and Fertility menée en 1995-1996 par le Social Research Center de l’Université américaine du Caire, en utilisant le même échantillon de l’enquête EDHS de 1992. Les enquêtes Labor Force Sample Survey de 1988 (Capmas) et Egypt Labor Market Surveys de 1998 et 2006 (Economic Research Forum et Capmas) ont été utilisées pour l’étude du marché du travail égyptien. Enfin les données démographiques publiées par le Capmas, notamment : recensements, état civil, annuaires statistiques, ainsi que par des agences des Nations unies, par des organisations non gouvernementales et par la Banque centrale égyptienne ont complété cette documentation.
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