Préface
p. 13-14
Texte intégral
1Le 18 janvier 1977, au Caire, je fus réveillé par une clameur inhabituelle : des manifestants sur la place Midan el-Tahrir appelaient à la chute du régime. On qualifia ce soulèvement d’« émeutes du pain », suscitées par la hausse brutale des prix imposée par le FMI, pour soutenir les finances publiques. Ces émeutes, durement réprimées, qui laissèrent à terre 160 morts, étaient inhabituelles en Égypte, dont la population était réputée pour son calme, voire sa placidité.
2Par un réflexe de démographe, je m’interrogeais : comment un pays de 41 millions d’habitants, une population qui avait doublé depuis la révolution de 1952, sur un territoire minuscule, pouvait éluder ces hausses vertigineuses de prix ?
3Au début de l’année 2011, l’Égypte, forte de ses 85 millions d’habitants (estimation des Nations unies), a connu deux semaines de secousses encore plus impressionnantes (300 morts dénombrés), ayant réussi à mettre à terre un régime qui paraissait inamovible. Les trente-quatre années qui séparent les deux émeutes ont enrichi le « don du Nil » de 44 millions d’habitants, au taux surréaliste de 2,2 % l’an. Avançons comme hypothèse qu’il y a un lien causal, du moins une corrélation entre ces deux instances de phénomènes : démographie et politique. Quelle est la nature de cette relation entre cette éruption de violence, et la démographie ? N’est-ce pas faire preuve de malthusianisme primaire et mécaniste ? La démographie opèrerait donc en silence, un travail de sape.
4Cette croissance démographique pourrait ne pas surprendre sous ces latitudes. Une multiplication par 2,1 reste pourtant une « performance » majeure à l’aune de pays arabes et musulmans. Le moteur de cette prodigieuse croissance, tellement forte qu’elle réussit à gommer les effets de la migration internationale (8 millions d’Égyptiens à l’étranger) est bien évidemment la fécondité. Alors que la Tunisie vogue en dessous du seuil de remplacement des générations (2,02) et que le Maroc en suit gaillardement le chemin (2,38), l’Égypte est loin derrière : 3,02, voire 3,24 enfants selon des données plus fiables. La mise en perspective avec d’autres pays musulmans de territoire exigu, Bangladesh ou Java dont les densités dépassent 1100 habitants par kilomètre carré, moitié moins que l’Égypte – montrent qu’ils ont réussi à incurver – et d’aucuns seraient tentés de dire, à assainir, leur fécondité – tombées à respectivement 2,28 et 2,11.
5Pourquoi donc cette « exception démographique » égyptienne selon l’heureuse expression d’Elena Ambrosetti ? Dans cet ouvrage remarquable qui tombe à point nommé pour éclairer des aspects cachés de la réalité égyptienne, l’auteure donne de nombreuses clés d’explications de cette démographie atypique qui ne saurait trouver justification dans un seul facteur. Cette panoplie de pistes donne au lecteur des indications précieuses pour interpréter la situation présente de cette révolution en cours.
6Cette démographie d’exception est aussi celle d’un pays exceptionnel à maints égards, l’ Égypte n’est-elle pas Oumm el Dunia (la « mère du monde » ?). L’autorité centrale y a toujours été présente, voire hégémonique. Le dysfonctionnement entre démographie et ressources ne peut résulter que d’un divorce entre la population et ses dirigeants. Le problème de sa surpopulation a été très tôt posé par des intellectuels égyptiens ou européens, il y a un siècle, bien avant d’autres pays dits « sous-développés ». On reconnaîtra que les percées ont été plus que modestes. Cela avait déjà « mal » commencé. Sous la monarchie, Fouad et Farouk, perçus comme rejetons d’une dynastie étrangère (le français ou l’italien n’étaient-ils pas les langues de la cour ?), ne purent faire accepter à leurs sujets le nécessaire contrôle de la natalité. De 1952 à 2011, les régimes républicains musclés se sont tous efforcés d’infléchir la courbe des naissances. Un seul a réussi. Nasser (1954-1970), à une époque encore pronataliste où les guerres avec Israël incitaient plutôt à une politique populationniste, a pu courber la fécondité, seul parmi les dirigeants arabes, avec Habib Bourguiba en Tunisie. Pour ses successeurs, Sadate (1970-1981) et Moubarak (1981-2011), les échecs sont patents. Le plus récent taux de natalité : 27 ‰ en 2008 est au même niveau qu’en 1992 !
7Les explications fournies dans cet ouvrage sur l’invraisemblable stabilité de la fécondité égyptienne sont nombreuses et convaincantes. L’économie de rente a assuré à l’Égypte une croissance du PIB frôlant celle des dragons asiatiques, bien au-delà du taux d’accroissement de la population. Les émigrés de retour du Golfe en rapportant dans leurs bagages des biens de consommation, mais plus encore les valeurs conservatrices des pays hôtes, ont contribué au maintien d’une nuptialité et d’une natalité fortes. Enfin, l’infiltration des Frères musulmans dans les services de planning familial, avec la volonté cachée de torpiller ce qu’ils étaient censés servir, ne fut pas anodine au plan démographique.
8Et s’il fallait recourir à d’autres registres que ceux généralement invoqués ? Y a-t-il, par-delà les statistiques, un subconscient collectif derrière cette démographie « irrationnelle » ? Nous devons à un romancier algérien, Rachid Boudjedra, d’avoir peut-être mis le doigt sur les déterminants de la natalité alors galopante dans son pays, que seraient la « gabegie monumentale », le « népotisme sidéral », le « clanisme sans pudeur »… et que l’on pourrait calquer presque mot à mot sur l’Égypte d’aujourd’hui. La chaîne de télévision Al-Jazeera a joué un rôle considérable dans la relation des évènements révolutionnaires de 2011 et sans doute dans la contagion qu’ils ont générée en raison de la force et parfois de la crudité des images, en diffusant les chansons d’un cheikh musulman « défroqué » devenu révolutionnaire. Cheikh Imam et le parolier et poète Ahmad Fouad Nagm furent l’un et l’autre des hôtes fréquents des geôles égyptiennes. Or, l’une d’elle, peut-être la plus belle, Sabah el Kheir, ne dit-elle pas que « Tant que l’Égypte restera femme féconde ; Dans les douleurs du travail, Dans le sang, Son soleil restera ardent ».
9D’autres diront que cette hargne, cette rancœur à désobéir aux injonctions des gouvernements (sauf celui de Nasser) en « surchauffant les statistiques de la natalité galopante » (Boudjedra), répondent bien mal aux aspirations du peuple, puisqu’il en est la première victime. Maigre réconfort que de mettre de nombreux enfants au monde qui seront mal logés, mal nourris, mal éduqués, mal habillés. Leur seule consolation restant ce soleil ardent célébré par le chanteur révolutionnaire. La responsabilité du peuple est donc engagée dans ce qui pourrait bien constituer cette huitième plaie d’Égypte, sa démographie galopante. Un retour à l’histoire s’impose. La parenthèse nassérienne montre que sous ce régime, despotique sans conteste, mais néanmoins populaire, où il y avait beaucoup à critiquer mais ni népotisme, ni clientélisme, ni enrichissement illicite des happy few, une alchimie assez rare due en partie au charisme du personnage, a réussi à faire passer le cap de la famille nombreuse et à réduire le taux de natalité d’un point pour mille chaque année. Ses successeurs n’avaient ni son charisme – on ne peut demander cette qualité à tout un chacun – ni sa vertu. Le favoritisme devint la norme, l’argent la seule vraie valeur traduite par cette blague : « Tu as une guinée [livre égyptienne] en poche, tu vaux une guinée. » À qui peuvent bien servir les 5 % ou plus de croissance du PIB par habitant, si 40 % de la population est pauvre et vit avec moins de 2 dollars par jour ? Le problème démographique de l’Égypte – un vrai problème – ne connaîtra une ébauche de solution que le jour où une véritable symbiose se sera établie entre le pouvoir et ses administrés. C’est par la transition démocratique que l’Égypte réussira sa transition démographique.
Auteur
Ined
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